La psychanalyse comme analyse du transfert

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"Ce qui est intéressant dans la psychanalyse, ce n'est pas la théorie qui tente d'en rendre compte (ce n'est pas un dogme freudien ni une philosophie), mais uniquement le dispositif et ce que disent les analysants. La grande différence avec les autres thérapies, en effet, c'est qu'il ne s'agit pas d'un formatage, d'une "rééducation émotionnelle du patient" (p585), de l'application d'une théorie (il y en a plusieurs, chez Freud même). Il s'agit d'une parole "libre"... qui finit par dire toujours à peu près la même chose, retombant dans les histoires ennuyeuses de papa maman et de séduction sexuelle (si ce n'est de pédophilie). Chaque témoignage est certes singulier, mais il est d'autant plus étonnant d'y retrouver des mécanismes répétitifs qui étaient restés inaperçus (en dehors de la littérature) et dont on peut constater à quel point ils restent inacceptables aujourd'hui.

Il est bien clair que ce qui scandalise encore, c'est la place de l'inconscient (déresponsabilisant), l'importance de la sexualité (qui nous tire vers le bas), la fonction du phallus (du mâle dominant) et le complexe d'Oedipe (répressif) aboutissant à la castration (qui nous empêche de jouir), toutes choses qu'on s'acharne à dénier et dont il faut interroger l'universalité (y compris des extraterrestres?). Si les libertaires voudraient se débarrasser de l'Oedipe, les féministes du phallus et les religieux ou moralistes de la sexualité, c'est qu'on se trouve face à un réel qui n'est pas présentable, à l'opposé des représentations religieuses ou politiques comme des promesses publicitaires du développement personnel (dont les praticiens ne se soucient guère du transfert)".

J'ai repris ces deux paragraphes de mon article "Philosophie et psychanalyse" pour rappeler ce que la psychanalyse garde de scandaleux, à l'opposé de toute sagesse, thérapeutique ou normalisation, mais il faut insister sur le fait que la caractéristique première de la psychanalyse réside bien en effet dans l'analyse du transfert qui change tout. On peut s'étonner certes de cette place du transfert dans l'analyse qui semble hors sujet mais résulte là encore de la simple observation, vérité d'expérience : "Alors qu’une fois, j’avais délivré de son mal l’une de mes patientes les plus dociles, chez qui l’hypnose avait permis de réaliser les plus remarquables prodiges, en ramenant l’accès douloureux à sa cause, elle me passa à son réveil les bras autour du cou". C'est par cet "amour de transfert" que Freud interprétera le transfert comme projection sur l'analyste de l'image paternelle. En fait, il s'agirait plutôt selon Lacan du fait que le dispositif met l'analyste en position de sujet-supposé-savoir, l'amour s'adressant alors au savoir.

Ce phénomène qui semble marginal, simple parasitage du processus analytique pour ceux qui y voient une reconstruction de son enfance, oblige au contraire à le réinterpréter complètement en dépassant le contenu manifeste et sa prétention de vérité par la réintégration de l'énonciation et du sujet auquel elle s'adresse comme discours de séduction et désir de désir, ce qui a une portée considérable - suspicion portée sur la vérité comme sur tous les discours.

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Kojève et l’illusion de la fin réconciliatrice

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Kojève a été très important en France pour la compréhension de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel dont il a donné une lecture limpide... mais qui en était une réinterprétation marxisante, anthropologique, matérialiste, assez différente de l'original sur de nombreux points (Etat universel, fin de l'histoire, rejet de la dialectique de la nature). Ses innovations (notamment le désir de désir) étaient cependant très éclairantes, parfois trop, constituant en fait une dogmatisation du système hégélien, transformé en système clos, définitif, et supposé ouvrir sur une prétendue sagesse.

On pouvait y voir cependant une mise à jour du système hégélien au temps du communisme triomphant (ayant donc perdu sa pertinence), la Révolution soviétique redoublant alors l'élan de la Révolution française et Kojève voulant être à Staline ce que Hegel avait été à Napoléon, sa conscience historique. S'il faut aujourd'hui dépasser Kojève, c'est sans doute qu'on est plutôt au temps de la contre-révolution, ou du moins de la fin du mythe révolutionnaire tel que Hegel, comme tant d'autres philosophes allemands, l'avait si profondément ressenti :

D’un seul coup, c’était l’idée, le concept du droit qui prévalait, et contre cela le vieil échafaudage de l’injustice ne pouvait résister. C’est sur l’idée de droit qu’on a donc érigé maintenant une Constitution et c’est sur cette base que tout devait désormais reposer. Depuis que le soleil brille au firmament et que les planètes gravitent autour de lui, on n’avait pas vu encore l’homme se dresser sur la tête, c’est-à-dire sur l’idée, et construire la réalité selon l’idée. Anaxagore avait dit le premier que le “nous”, la raison, gouverne le monde : mais voilà que l’homme en est venu à reconnaître que l’idée doit gouverner la réalité spirituelle. Ce fut ainsi un magnifique lever de soleil. Tous les êtres pensants se sont associés à la célébration de cette époque. Une émotion sublime a régné en ce temps, un enthousiasme de l’esprit a fait frissonner le monde entier, comme si l’on assistait pour la première fois à la réconciliation du divin avec le monde.
Hegel, Philosophie de l’histoire

Tout est là, la réconciliation finale entre l'être et le devoir-être était en marche, attestée par l'histoire vécue, "le ciel allait se trouver transporté sur la terre" (Ph, II, 129). Les esprits étaient assez échauffés pour produire toutes sortes d'utopies comme "le plus ancien programme systématique de l'idéalisme allemand" qu'il avait rédigé, même si Hegel deviendra bien plus réaliste par la suite. Il est frappant de trouver chez presque tous les philosophes une étonnante capacité à soutenir des positions intenables par excès de logique. Ces absurdités sont d'ailleurs souvent ce qui fait tenir tout le système, y croire étant censé apporter bonheur et sagesse au niveau personnel comme au niveau de la société future ! Si nous ne sommes pas encore dans le meilleur des mondes, comme le prétend la Théodicée de Leibniz, Hegel tout autant que Marx nous promettent que c'est pour bientôt, déjà en cours. C'est bien ce qui est contestable, cet aboutissement de la dialectique hégélienne ou de la lutte des classes abolissant les contradictions dans une réconciliation finale.

Le paradoxe, c'est de partir de la reconnaissance de la contradiction et de son caractère inéliminable pour s'imaginer pouvoir y mettre un terme ainsi ! Kojève sera justement celui qui assumera jusqu'au bout ce paradoxe avec le thème de la fin de l'histoire identifiée à l'Etat universel et sans classes, redoublant la fausse interprétation rétroactive de la Révolution Française comme rationalisation et réalisation de l'idée alors que, non seulement elle échappait constamment à ses acteurs, mais surtout qu'elle avait lamentablement échoué - sauf que Napoléon était censé en réaliser les principes en propageant le Code civil, ce qui servira même de modèle à la dialectique historique.

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Karl Jaspers, l’existentialisme de l’échec

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Karl Jaspers (1883-1969) reste assez méconnu en France. Ce qu'on peut considérer comme son premier ouvrage philosophique, "Psychologie des conceptions du monde" (1919), n'est même pas traduit alors qu'il fondait ainsi ce qui sera l'existentialisme à partir d'une typologie caractérielle de la relation au monde des différentes personnalités : attitude enthousiaste ou pragmatique, aspiration à l'élévation spirituelle, etc. Avec ce livre, il passait en fait de la psychologie à la philosophie, à ce qu'il appelait une philosophie de l'existence, toute existence étant "située" par rapport au monde, étant "orientation dans le monde". Le moi n'était plus ainsi une pure intériorité mais renvoyait désormais à la place où il se trouve, au rôle qu'il joue dans la situation, à son environnement extérieur (ce qui fait penser aux thérapies familiales ou systémiques).

On avait certes beaucoup de raisons de ne pas le lire, non seulement il était anti-scientiste, anti-communiste, anti-freudien, anti-darwinien, mais il défendait la foi, accusant l'athéisme de nihilisme. Il n'était pas vraiment chrétien car il considérait Dieu comme irreprésentable, pur concept englobant, et identifiait la transcendance au désir de tout humain à s'élever par la foi à quelque chose qui le dépasse. Il faut dire qu'avant de se lancer dans la philosophie, il avait été le fondateur d'une psychiatrie compréhensive (biographique) inspirée d'une psychologie phénoménologique. Sa "Psychopathologie générale" (1913), devenue un classique et que Sartre a traduite, était certainement un progrès à l'époque même si Lacan l'avait trouvé critiquable, sa propre thèse psychiatrique de 1932 répondant à l'article inaugural de Jaspers sur "L'origine de la paranoïa en rapport avec la personnalité" (1910).

Il faut dire aussi que sa philosophie n'avait pas la flamboyance prophétique de celle de Heidegger qui l'a éclipsé, mais on ne peut comprendre Heidegger pourtant sans Jaspers avec qui il avait constitué au début de sa carrière une "communauté de lutte sûre d'elle-même". Leurs chemins se sépareront assez vite mais il est intéressant de les confronter. Ainsi, ce que Jaspers appelle l'englobant, qui n'est pas objet, est remplacé chez Heidegger par l'Être, qui n'est pas l'étant. Il semble bien que Heidegger dans "Chemins qui ne mènent nulle part" polémique à plusieurs reprises avec Jaspers ("L'époque des conceptions du monde") qui l'avait d'ailleurs fait interdire d'enseignement après-guerre à cause de son nazisme non repenti.

Surtout l'existentialisme chrétien (au moins d'esprit, dans la lignée de Kierkegaard) avait de quoi rebuter la jeunesse en soulignant le côté tragique de l'existence dans un monde hostile, existence pleine d'échecs et de déceptions, proche en cela de Pascal. D'être "située" rendrait toute existence "coupable" de sa partialité, de sa finitude qui fait d’elle une existence individuelle concrète. L'expérience privilégiée pour Jaspers, c'est ce qu'il appelle les situations limites où se révèle l’impossibilité radicale de l'existence qui se cogne au réel, conduite à l'échec et au "naufrage" de toutes ses possibilités. Rien de séduisant, en effet. On est loin d'une liberté triomphante et des expériences existentielles positives alors que chez Heidegger, l'angoisse elle-même est positivée, tout comme l'être-pour-la-mort et l'ennui, supposés révéler nos possibilités les plus propres. Avec l'Être, on nage en pleine positivité jusqu'à la poétisation de la finitude et l'exaltation de l'existant, refoulant le négatif inhérent à toute vie pour le reporter sur la métaphysique ou la technique. C'est très différent chez Jaspers pour qui la liberté de choix qui caractérise l'existence nous mène immanquablement à la faute, révélant nos limites plutôt. C'est d'autant plus sans issue que, si je dois choisir, en réalité je suis déjà choisi, engagé, par la situation - ce qui est indéniable, cependant, aller jusqu'à dire que la liberté se réduirait alors à l'acceptation de sa propre destinée témoigne aussi d'un manque de négativité...

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La jouissance de l’idiot

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Alors que le désir avait été jusque-là constamment réprimé par la morale, les sagesses et religions, une certaine pente de la modernité, qui va du freudo-marxisme à Deleuze (si ce n'est aux spinozistes à la mode) prétend faire l'apologie du désir. Lacan, lui aussi nous enjoint à ne pas céder sur notre désir mais c'est en référence à Antigone et très différent, signifiant tout au contraire qu'on ne peut en rester au culte des plaisirs ni au service des biens. Il ne s'agit sûrement pas d'inventer des désirs artificiels - ni de céder aux séductions marchandes ni de cultiver un érotisme raffiné (mais si vain) - plutôt de prendre au sérieux ses désirs profonds et de s'affronter à la déception de leur réalisation (ce n'était que ça) au lieu de les refouler.

J'ai moi-même souligné qu'on tenait à notre désir plus que la vie, rien de pire, en effet, que cet ennui mortel lorsque le manque nous manque. Ce n'est pas mythifier pour autant un désir toujours un peu absurde, trompeur ou tyrannique et poursuivant l'impossible, ni surtout laisser croire qu'on pourrait soi-même susciter son propre manque et désir ! Nous avons besoin pour cela d'être pris dans le rapport aux autres et d'y croire (être dans l'illusio du jeu, comme disait Bourdieu, pour courir après le ballon). Ne plus y croire nous plonge dans un certain désêtre, une humeur dépressive de désoeuvrement et de désorientation qui témoigne certes de notre liberté dans son indétermination mais ne peut trouver en soi-même son dépassement. Contredisant ce rêve d'auto-engendrement d'un self made man, nous avons besoin d'une causalité extérieure nous divertissant de nous-mêmes pour sortir de l'ennui d'une liberté vide. Le désir vient bien de l'Autre. S'il n'y a pas d'essence humaine, de sens universel traçant notre destin d'avance, il y a toujours pour y suppléer un sens pratique immédiat, des exigences sociales, des processus en cours et surtout nos rapports, plus ou moins bons, avec nos proches.

Vouloir cultiver le désir n'a donc aucun sens, sinon comme nouvelle injonction à la jouissance et moralisme inversé, identification au Maître qui ne mène comme toute sagesse qu'à se duper soi-même et frimer devant les autres. Si le désir est manque et désir de l'Autre, désir de désir et désir de reconnaissance, il est inséparable de son milieu humain dont il est le produit, dans sa négativité même - à l'opposé d'un désir purement positif ou machinique qui serait l'expression spontanée d'une supposée créativité individuelle, ce que tout dément ! La levée de l'interdit ne libère pas l'authenticité d'un désir intérieur mais dévoile plutôt sa construction sociale. Le désir mimétique ou jaloux exprime à l'évidence notre existence sociale, faite de passions qu'Aristote décrit dans sa Rhétorique comme effets de la représentation que nous nous faisons de la représentation que les autres se font de nous - passion de corriger cette fausse image comme une injustice et revenir à plus de justesse (à nos yeux). Ce souci narcissique de notre réputation constitue le versant public et actif de l'identification (aux yeux des autres), se manifestant dans nos rivalités aussi bien que dans nos appartenances et nos idéaux, mais dont l'identité est paradoxalement fuyante et change selon les groupes, nos humeurs, ce qui nous arrive. C'est un premier point.

Il y a pourtant une identité qui nous colle à la peau et ne relève plus de la dialectique des désirs ni d'un "projet fondamental" plus ou moins conscient mais se manifeste par des traits de caractère répétitifs, non plus inconstants cette fois mais bien plutôt symptômes indestructibles, relevant de ce qu'on peut appeler une sorte d'habitus, et qui est en tout cas notre seconde nature, part intégrante de notre personnalité aux yeux des autres au moins. L'interprétation hégélienne du désir comme désir de reconnaissance peut sembler en faire un rapport immédiat aux autres comme du Maître à l'esclave, mais cette intersubjectivité en temps réel réduit le sujet à un simple noeud de relations - position dans un groupe, dans une structure synchronique (justifiant thérapies de groupe, familiales, systémiques) tout comme certaines conceptions de la conscience en font un simple appareil photographique intériorisant l'extériorité. Ce présentisme n'a effectivement aucune stabilité, ouvert à tout vent, réponse instantanée, téléphonée, du tac au tac. La référence freudienne y ajoute l'épaisseur d'un passé qui ne passe pas, avec toutes les perturbations que ces fixions névrotiques peuvent apporter à l'intersubjectivité aussi bien qu'aux phénomènes collectifs.

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Philosophie et psychanalyse (Sartre et Lacan)

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Dans la lignée de mon texte précédent, il s'agit de défaire la totalisation hégélienne qui va de l'existence individuelle à l'histoire, non pour réduire à rien la dialectique, qui reste si éclairante en de nombreuses occasions, mais pour montrer comme les différentes dimensions ont leur autonomie et leur propre logique, ne pouvant s'unifier en dépit des penchants totalitaires de la pensée, ce qu'ont pu confirmer encore les tentatives calamiteuses de traduction politique de l'existentialisme.

Il n'y a pas continuité de la subjectivité (singulière) aux sciences (universelles) ni au politique (particulier). La raison, qu'elle soit logique, calculante, technique ou cognitive, a incontestablement de larges domaines de pertinence mais à vouloir tout recouvrir de son scientisme, on s'aperçoit qu'elle efface ce qui nous distingue des machines, la part irrationnelle de l'âme dont on peut soutenir qu'elle constitue notre humanité au moins autant que la part rationnelle ("Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point"). Contre la simple identification d'Homo sapiens à un animal rationnel et à la conscience de soi, il faudrait admettre que nous sommes surtout des êtres parlants pris dans des récits familiaux et des croyances collectives, que nous sommes tout autant des Homo demens et que ce n'est pas un détail négligeable. En dehors de capacités techniques impersonnelles, notre humanité se manifeste en effet d'abord par ses mythes et religions (qui sont des histoires à dormir debout), comme au niveau individuel par la folie, le rêve, le fantasme, l'amour, le désir, les symptômes, actes manqués, etc., toutes choses dont les robots et intelligences artificielles sont complètement dépourvus, même à les doter de capacités émotionnelles. Ce sont paradoxalement les épreuves de la vie, nos traumatismes et blessures narcissiques, nos fragilités, nos défauts, nos bizarreries qui nous donnent une profondeur humaine, voire quelques talents spéciaux. La rationalité philosophique se trouve ainsi forcée de reconnaître son dehors et l'opacité à soi-même, tout comme la politique doit renoncer à forger un homme nouveau entièrement rationnel et le cognitivisme ou l'Intelligence Artificielle revoir leur conception de la conscience.

Après avoir montré la séparation de la pensée et de l'être, avec notamment l'autonomie de l'évolution cognitive et technique par rapport au politique, c'est donc l'autonomie de l'inconscient qu'on va mettre en lumière, ce qui oppose la philosophie à l'autre scène, celle de la psychanalyse, de l'incidence du langage et de notre enfance sur nos existences, au-delà de nos projets conscients et de tout souci cognitif puisqu'on est ici plutôt dans le refus de savoir, où la résistance est à la mesure de la vérité qui blesse. La démarche philosophique, y compris sous la forme d'une psychanalyse existentielle, se trouve ainsi débordée par l'évolution technique d'un côté, et par l'inconscient de l'autre, le véritable monde de la subjectivité et du récit de soi, qui se distingue radicalement de celui de l'économie ou du cognitif.

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La tentation du pire

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La politique rend fou. Ce n'est pas une nouveauté mais toujours aussi effrayant à chaque fois que les camps adverses se mobilisent et qu'on ressent la pression de la foule. J'avais moi-même dénoncé la folie de se croire majoritaire et de refuser les alliances quand on ne fait même pas 15% des intentions de vote mais il n'est pas sûr pour autant que cette folie générale relève d'une analyse psychologique, encore moins d'une analyse sauvage comme s'y est risqué bien imprudemment Jacques-Alain Miller - le normalisateur du lacanisme - qui prône le vote utile dès le premier tour.

Critiquant une "analyste en formation" ayant déclaré : "Pour ma part, je préfère être vaincue que dupe", il croit, en effet, pouvoir dénoncer son narcissisme de la cause perdue, ce qui est tout autre chose que de se faire des illusions, mais surtout, après une réponse musclée de la dame, il en rajoute une couche en invoquant tous les modes de négation chez Freud : Verneinung, dénégation (se rencontre dans la névrose, et chez tout le monde) ; Verleugnung, déni (propre à la perversion) ; Verwerfung, forclusion (dans la psychose). Cette façon de répondre met profondément mal à l'aise, tout comme d'ailleurs de faire croire par une pétition d'analystes qu'on soutient une position politique en tant qu'analyste.

Je sais bien que Lacan a cru pouvoir dire en 1967 que "L'inconscient, c'est la politique", semblant prolonger "Psychologie collective et analyse du moi", mais il ne désignait ainsi que "ce qui lie les hommes entre eux" et cela n'empêche pas que ce soit un slogan critiquable lorsqu'il gomme la séparation radicale de l'individu et du collectif (ce que ne fait pas Freud). Le rapport de l'inconscient au politique doit être repensé. Même s'il est incontestablement très tentant de donner une interprétation psychologique à la division de la gauche qui la mène stupidement à la défaite, c'est juste vouloir ignorer les causes réelles de la situation. On pourrait accuser en retour ce psychologisme de refoulement (si ce n'est de forclusion) au profit d'une vision très naïve de la politique et de sa supposée rationalité, vision qu'on peut dire bourgeoise de la défense de l'ordre établi et du service des biens. C'est une position qui est assurément très raisonnable. Sauf que le réel est insupportable.

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Désir et critique de la sagesse chez Socrate

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SocratePeu de gens lisent les premiers dialogues de Platon dont l'authenticité est mise en doute par certains car ils semblent à la fois maladroits et contredire ce qui deviendra sa philosophie ultérieure. C'est que, justement, ces dialogues sont plus socratiques que platoniciens, écrits du vivant de Socrate et nous donnant ainsi accès à son enseignement, en grande partie négatif, basé sur l'affirmation paradoxale qu'il ne sait rien.

C'est d'autant plus intéressant pour le Charmide que son thème est précisément celui de la sagesse, dont la philo-sophie se distingue par la recherche et le désir. Le Charmide pose cependant tout un tas de problèmes et d'abord celui de sa datation. Je ne sais comment procèdent ceux qui le datent de -388, bien après la mort de Socrate en -399 et surtout après la domination des Trente Tyrans, en -405, mais il paraît quand même fort étrange que Platon mette en scène après cela Critias et Charmide qui faisaient partie de sa famille mais s'étaient illustrés par leur cruauté et brutalité pendant l'oligarchie, se faisant détester de toute la population. Certes, il aurait pu vouloir illustrer ainsi qu'il ne suffit pas de prétendre être juste et sage pour l'être effectivement, mettant en scène leur ignorance et suffisance. C'est ce qui le rapprocherait du "premier Alcibiade" (qui a été promu, bien plus tard, par Proclus et les néoplatoniciens comme initiation à la philosophie), Alcibiade courtisé par Socrate ayant lui aussi mérité par ses multiples traîtrises la haine de ses concitoyens et servant à illustrer l'ignorance des politiciens qui ne date pas d'aujourd'hui...

Je laisse la question ouverte tout en privilégiant, à cause de son contenu, l'hypothèse d'une rédaction du Charmide du vivant de Socrate, avant le Lysis où apparaît pour la première fois l'idée de Bien suprême et qui aurait suscité, aux dire de Diogène Laërce, la critique acerbe de Socrate « Ἡράκλεις, ὡς πολλά μου καταψεύδεθ' ὁ νεανίσκος », citation contestée et souvent édulcorée, traduite par : "Dieux ! que de choses ce jeune homme me prête !", alors que Socrate parle explicitement de tromperie (kata-pseudo). En effet, comme on le verra, Socrate conteste cette idée de bien en soi, plus proche en cela d'Aristote à ne considérer que des biens (ou des savoirs) particuliers même s'il semble identifier le savoir, le beau, le bon et le bien (ou le juste et l'utile) mais dans les actions concrètes ou les différents métiers (pour l'artisan, c'est effectivement la connaissance, la maîtrise qui fait l'objet beau, bon, juste et utile à la fois). [On retrouve cette identification, du beau, du vrai et du bien, chez le jeune Hegel, mais au niveau bien plus problématique du politique, ce qui sera à l'origine des avant-gardes politico-philosophiques].

Il est assez troublant de voir comme Platon insiste un peu lourdement au début de plusieurs de ces dialogues sur l'excitation sexuelle de Socrate à la vue de beaux jeunes hommes (jalousie de sa part ou indice de la place du désir dans sa quête ?). On fera effectivement des recoupements très instructifs avec la psychanalyse, mais, dans la continuité des articles précédents, ce dont je voulais rendre compte, c'est de la critique originelle de la sagesse par Socrate (y compris du savoir de l'ignorance), contestant tout autant la prétention à se faire soi-même qui sera celle de tant de philosophes pourtant et qui est encore l'idéologie dominante, celle de l'individualisme libéral. La difficulté, spécialement dans ces premiers dialogues, c'est qu'ils examinent une idée et son contraire, conformément à la maïeutique socratique, sans arriver à conclure souvent (bien que le Charmide soit indiqué du "genre probatoire", il se termine par l'aveu de son échec), laissant au lecteur le soin de continuer la réflexion par soi-même, avec toujours le risque de comprendre de travers. Penser par soi-même n'a pas de sens (le savoir ne s'invente pas), sinon de faire vaciller ses anciennes certitudes, découvrir son erreur et chercher à savoir en s'informant et en confrontant son point de vue à d'autres.

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Le désir comme désir de l’Autre

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On ne peut rien comprendre au monde sans dialectique, on ne peut rien comprendre à la succession des idéologies libérales, totalitaires, néolibérales, etc. Ce n'est pas seulement l'identité des contraires, fondement de l'ésotérisme et d'un savoir paradoxal réservé au petit nombre, ni même leur complémentarité ("L'erreur n'est pas le contraire de la vérité. Elle est l'oubli de la vérité contraire". Pascal). Il s'agit bien de leur contradiction active dont nous sommes plutôt les sujets, produits de l'époque que nous produisons, de même que nous sommes les produits des autres, d'une culture et d'un langage que nous participons à (dé)former et transmettre. Le désir illustre parfaitement cette dialectique entre intérieur et extérieur en tant qu'il est désir de désir.

Si la dialectique est indispensable, à condition de n'être pas un simple artifice, pour penser les renversements de situation, les changements de mode et d'idéologie, elle l'est tout autant pour sortir de la logique d'identité et de l'illusion du moi autonome alors qu'on est entièrement pris dans les discours institués et les relations sociales. Il faut bien dire que le dévoilement de la dialectique du désir comme désir de désir peut avoir un véritable effet de désidération en découvrant soudain que, ce qu'on croyait le plus nôtre, notre désir obstiné de ceci ou cela, n'est que le désir de l'Autre (de sa mère par exemple) ! Difficile à avaler, sans doute, mais pour en finir avec l'individualisme méthodologique, il faut marteler ce que la psychanalyse enseigne de l'inconscient : vous ne savez rien de votre désir qui se joue de vous, sur une autre scène. On n'est pas cause de soi, c'est l'Autre qui nous cause. La philosophie y trouve sa limite mais c'est bien le fétichisme du désir qui s'y dénonce et sa perversion intrinsèque qui n'est pas imputable à sa dénaturation causée par les conditions modernes d'existence. Le désir comme désir de l'Autre constitue un des apports fondamentaux de Lacan qui ne semble pas avoir été intégré encore dans notre culture pourtant, refoulé systématiquement sous des métaphores trompeuses machiniques ou biologisantes, quand elles ne sont pas morales ou religieuses, alors que c'est l'énonciation qui est en cause, qui parle et à qui ?

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Psychanalyse et politique

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Dans la conjonction des crises actuelles (économique, écologique, géopolitique, anthropologique) aucune des solutions du passé ne peut plus convenir, toutes ayant échoué d'une façon ou d'une autre, leur échec étant à chaque fois un échec de la liberté. La dialectique de l'histoire nous force donc à innover non seulement pour sauvegarder nos libertés menacées mais en conquérir de nouvelles.

Cette nécessité historique nourrit le retour de toutes sortes d'utopies constituant autant d'obstacles aux luttes concrètes et à la construction d'une véritable alternative. Un idéalisme exacerbé s'imagine qu'il suffirait de faire appel à l'amour et la fraternité plutôt qu'à une solidarité construite, comme si on avait tout oublié de la psychologie des foules. Ce supplément d'âme exprime un volontarisme sans contenu ni projet nous éloignant des enjeux matériels en même temps qu'il accentue paradoxalement la dispersion et le repliement sur soi. La résurgence de ces discours émotionnels, et de l'irrationnel qui va avec, rappelle des années sombres et ne présage rien de bon.

Il apparaît clairement qu'une bonne part de ces égarements qu'on croyait dépassés pourrait être imputée à un certain oubli de la psychanalyse, au refoulement de ce qu'elle a rendu manifeste pourtant aux yeux de tous. Après son éclipse de ces dernières années, il semble bien qu'il y aurait urgence désormais à réintroduire les leçons de la psychanalyse dans la politique comme dans la philosophie.

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