Ces deux points 1) l'abord phénoménologique (à partir de la disposition, de l'humeur, de l'intentionalité, de la globalité, du sens de la situation), 2) La finitude de toute pensée comme manque et moment d'un processus historique et langagier, se rassemblent dans la définition de la vérité comme dé-couverte (aléthéia) et errance (l'essence de la vérité). On peut considérer comme un acquis sa critique du sujet cartésien séparé de la réalité (subjectivisme), et son dépassement de l'idéalisme comme du réalisme, au profit de leur unité (monde comme souci, historicisme). Si le sujet ne peut se séparer de sa finitude, ce n'est plus le sujet absolu de Descartes, et si le sujet constitue bien l'objet, il est lui-même constitué par sa position temporelle, sa facticité, son humeur. Il tire toutes les conséquences de l'Être de la vérité comme sujet, processus, apparition tel que Hegel en avait fondé la Phénoménologie de l'esprit (préface, introduction) et retrouve la structure temporelle de l'homme tourné vers l'avenir. Cet historicisme qui est absence de tout fondement absolu, errance de la vérité, nous enferme dans la présence du temps, l'horizon de l'être mais comme projet. Son historicisme, d'abord activiste, devient après guerre suspension du sens et simple critique de la raison. Sa critique de la technique reprend les thèmes de la réification de Lukács (ce que Debord appellera le Spectacle) mais il passe d'une philosophie de la volonté à une philosophie du recueillement qui veut se débarrasser de la dialectique, de l'homme comme plus haute valeur (Marx), pour restituer la contrainte de la présence, sa limitation et son exigence mais aussi ses possibilités.
Habermas rend bien compte, avec Martin Heidegger, L'oeuvre
et l'engagement, de l'importance de son oeuvre, de sa fécondité
pour la philosophie actuelle. Il reprend à son compte le jugement
: "notre activité philosophique d'aujourd'hui est pour l'essentiel
placée sous le signe des impulsions données à l'époque
par la Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein (1921),
par Histoire et conscience de classe de Georg Lukács (1923)
et par Être et temps de Martin Heidegger (1927)..." Il montre
l'importance d'Être et Temps pour la critique de la philosophie
du sujet et de la conscience "proposant une pensée de l'historicité
qui dépassait la philosophie du sujet.", puis il retrace l'histoire
des infiltrations idéologiques dans la substance même
de la philosophie, et les efforts de Heidegger pour surmonter sa déception
politique, efforts qui s'avèrent être étroitement liés
au "tournant" de sa pensée et à la genèse de sa dernière
philosophie de l'histoire de l'Être comme fatalité
.
L'importance de Heidegger est son radicalisme phénoménologique qui s'étend au tout de l'Être, son erreur est d'avoir d'abord isolé le sujet humain face à son angoisse et à sa mort alors qu'il est toujours déjà dans une communauté dont il dépend concrètement avant que d'être-au-monde, puis, s'apercevant de la primauté de la communauté et du langage, de soumettre complètement cette fois le sujet individuel au peuple, au destin historique solitaire encore, quand ce qui se joue est dans cette dialectique de l'individuel et de la totalité, dans un dialogue réel avec les autres où se fonde une universalité concrète par la mise en cause de l'énonciation dans la contra-diction. Pour maintenir son ontologie dans l'abstraction il refuse de prendre en compte et d'analyser les déterminations sociales et idéologiques d'une énonciation particulière, qui ne saurait s'en abstraire pourtant dans sa finitude essentielle. On ne peut, en tout cas, passer directement, sans médiations, de l'ontologie au politique sans prendre en compte les groupes sociaux et la situation concrète du moment. Son point de vue idéaliste ne doit pas nous amener à ignorer les acquis critiques de son ontologie.
Il faut comprendre aussi la vérité du nazisme,
ce qui dans ce mouvement représentait pour Heidegger la nécessité
du temps (la vérité interne et la grandeur de ce mouvement
!). L'enjeu n'est pas simplement de séparer le bon grain de
l'ivraie mais de comprendre l'enjeu de vérité dans le nazisme
et sa vérification dans le désastre final. Car le nazisme
ne saurait être sans une forte cause, annoncée par Nietzsche
déjà. Cela peut se résumer pour Heidegger comme une
lutte contre le nihilisme qui s'est retournée en triomphe du nihilisme
le plus total où désormais tout se vaut. Voilà ce
que Heidegger annonçait d'abord, un engagement volontariste
d'auto-affirmation du sujet :
Les deux hommes - Mussolini et Hitler - qui ont, chacun à sa façon, inauguré un mouvement d'opposition au nihilisme, ont l'un et l'autre tiré des enseignements de Nietzsche, mais d'une manière essentiellement différente. Toutefois, le véritable terrain métaphysique de Nietzsche ne s'est pas encore affirmé. Heidegger 1936
Après la guerre on peut lire dans ses Chemins, son évolution
politique à partir de 35 jusqu'à 46 où il passe d'une
philosophie activiste à une philosophie quiétiste et élitiste.
C'est une lecture évidemment réductrice mais nécessaire.
La pensée de Heidegger nous rapproche, elle, du taoïsme
chinois (il suffit de changer le mot TAO en Être) :
LES RITES NE SONT QU'UNE MINCE COUCHE DE LOYAUTÉ ET DE FOI ET LE DÉBUT DE L'ANARCHIE. 38:9-14
Dialectique
Ce qu'il faut critiquer surtout chez Heidegger c'est l'absence du dialogue,
de l'Autre, le rabaissement de la morale en "valeurs" alors qu'il est question
de foi en l'Autre, d'échange. Mais aussi, cette suspension du sens,
salutaire pour une mise en question, qui mène dans l'action à
un désengagement et non pas à une présence
à soi de l'Être (Les non-dupes-errent). Nous sommes
engagés concrètement dans notre rapport aux autres, rapport
essentiellement hiérarchique et marchand qui n'a pas grand chose
à voir avec le rapport d'assistance, l'être-avec ontologique,
la communauté du langage. Notre force est pourtant celle, mince,
de l'universel qui protège la singularité du discours dominant,
du sens commun et de l'argument d'autorité (Descartes). C'est le
savoir de l'universel de l'erreur et de l'errance, de la finitude de toute
pensée, qui peut seul nous délivrer de sa culpabilité
originelle face à l'oppression d'un pouvoir insatiable et de ses
vérités officielles délirantes. La critique ne doit
pas se retourner en sophistique, en nihilisme ennuyé et contemplatif,
mais viser à sa correction infinie, à mesure que ses insuffisances
se font jour. Agir avec réflexion mais sans remords car toujours
décidé à mieux faire avec cette finitude sans fin.
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