Husserl commence, lui, selon une démarche cartésienne par la certitude, celle de la géométrie, de la Philosophie comme Science rigoureuse. Husserl veut préserver la certitude géométrique contre le relativisme psychologisant mais cette certitude est du côté du sujet, pas de l'objet, dans l'immédiateté de la visée, de l'intentionalité, de la norme (ici de la définition géométrique) : ce qui est sûr, c'est uniquement ce que la conscience se donne elle-même, le triangle qu'elle se donne n'est aucun triangle réel. Comme l'idéalisme allemand se fondait sur la certitude de la conscience de soi, héritée de Descartes, et sur le subjectivisme de la représentation (Kant), la phénoménologie est l'idéalisme de l'acte, de la certitude de l'intention présente à soi dont toute constitution de la réalité dépend. Husserl montre que tout jugement suppose une région, une essence, des conditions de possibilité, un jugement d'attribution antérieur à toute position et à tout jugement d'existence qui ne prend consistance qu'à rencontrer l'objet d'une visée intentionnelle première. Basée donc sur un relativisme absolu de l'intentionalité, la Phénoménologie prétend arriver à une certitude de l'essence, à un savoir transcendantal dés-intéressé, description de l'acte de connaissance (noèse) et de l'objet conçu (noème) par la réduction de l'attitude naturelle immédiate absorbée par l'évidence de son objet qui est l'oubli du processus de perception lui-même. En faisant la somme des positions, des possibles, des points de vue (en suspendant notre propre position, notre intentionalité, notre présence corporelle), on dégage l'essence comme champ objectif de déploiement de possibilités.
A partir de la reconnaissance du monde comme subjectivité, représentation, phénomène qui nous concerne (fantasme, idéologie, vision du monde), on remonte à sa constitution, à ses conditions subjectives. Mais se pose encore le problème de juger ce savoir transcendant, sa validité qui ne saurait être quitte de tout intérêt et simplement universelle. La réduction transcendantale est le fait d'un sujet, le moi transcendantal dépend d'un moi mondain, le savoir est toujours savoir d'un sujet. En fait, on doit maintenir qu'il n'y a pas de science absolue sinon rapportée à son intentionalité, ce que montrait bien la Géométrie dont la certitude s'appuie sur la définition, la visée, et non sur une quelconque réalité objective. L'"objectif" dit bien qu'il s'agit toujours d'un but, d'un sens, d'une projection dans l'avenir qui s'écrit ensuite comme histoire qui est un savoir sur le savoir. La véritable finalité de la Phénoménologie est de nous réconcilier avec notre monde rapporté à notre propre intentionalité, comme la Psychanalyse, il s'agit de rapporter les désordres apparents du monde au désir qui l'organise, notre perception à une décision subjective. La Crise est l'oubli des origines subjectives du monde, chute dans la passivité, incapacité à se rendre responsable du sens dans une activité authentique. Mais Husserl maîtrisait mal ce qu'il avait lui même découvert, hésitant entre psychologie cognitive (approche d'un objet existant en soi) et philosophie (constitution sujet/objet)[1]. C'est Heidegger qui devait enraciner la phénoménologie dans la finitude elle-même. Quant au "retour aux choses mêmes" qui apparente la Phénoménologie à l'épistémologie comme apprentissage concret de Bateson, voire à une simple description, on peut y voir la conséquence de la réduction par Hegel du savoir absolu à la remémoration du savoir effectif concret, savoir d'un sujet historique. Husserl reste toujours dans la représentation même s'il la ramène à son acte constituant, et rate le point de vue pratique (de Marx) dont la Phénoménologie est toute constituée pourtant.
Heidegger prend son départ dans le manque lui-même, la finitude de notre présence au monde, notre existence singulière (il s'inspire aussi de Brentano : Des significations multiples de l'être chez Aristote). Ce qui importe dans le Phénomène est sa révélation elle-même et non son objectivité ni son essence. On peut dire que la seule objectivité est historique : ceci a eu lieu pour quelqu'un, événement de l'être. La totalité ne résulte pas de la somme des possibles mais pré-existe comme sens du phénomène, compréhension. Ce qui nous concerne comme liberté, ce sont bien les possibilités ouvertes, la provocation de notre décision mais déjà inscrite dans une totalité donnée, déjà décidée à l'avance dans notre disposition, notre humeur. Le phénomène ne se construit pas à partir de ses constituants mais se donne d'emblée comme constitué, comme monde. Il n'y a plus pré-éminence de l'intentionalité, elle-même provoquée comme disposition et s'unifiant à l'objet dans le concept d'être, d'ouverture de l'être. Le problème n'est plus celui de l'essence, ni du constituant (noèse) ou du constitué (noème), mais de l'apparition, de l'existence elle-même (temporelle et corporelle). Il n'y a de savoir que fini, savoir d'un sujet et l'essence de la vérité est la liberté, l'errance, le manque de savoir, la question. Nous sommes toujours exclus de l'origine, dépendants de la facticité et de nos humeurs, toujours déjà dans un Telos irréductible (et la religion dit bien cette extériorité de la cause mais "dénie ce qui fonde le sujet à s'y tenir pour partie prenante" comme dit Lacan). Nous faisons déjà partie du jeu de l'Être, habité de son absence.
La psychanalyse qui est une pratique du rapport sujet-objet dans le
transfert, pousse le relativisme à son ultime conséquence
de considérer tout énoncé comme relevant d'une énonciation.
Freud avait été aussi élève de Brentano
(La psychologie d'un point de vue empirique). On peut noter le parallélisme
des notions d'intentionalité et de désir, de monde et de
fantasme, d'intersubjectivité et de sexualité. Dès
lors que le biologisme de Freud est dépassé par Lacan,
ces termes deviennent quasiment synonymes. Comme pour la phénoménologie
de Husserl, le secret de la psychanalyse est dans la "neutralité"
de l'analyste qui permet d'analyser, de déconstruire l'énonciation
plutôt que d'y répondre et s'y lancer tête baissée.
Cette neutralité s'expose aux mêmes critiques que le savoir
transcendantal et la critique idéologique, mais cette limite est
affrontée concrètement dans l'analyse du transfert
à laquelle la psychanalyse se réduit en fait. La Phénoménologie
comme la Psychanalyse s'enferment dans la quête d'un originaire mythique
(peuple ou famille) sauf à situer cet originaire dans l'énonciation
elle-même et donc, pour la psychanalyse, dans le transfert. Ce pas
accompli par Lacan retrouve la dialectique hégélienne de
la vérité au savoir (telle qu'elle est exposée dans
l'Introduction à la Phénoménologie de l'Esprit).
Ce rapport dialectique de l'intention à sa cause appelle donc le sujet à prendre conscience de ses buts, de son désir, à devenir responsable de ses actes assumés comme stratégie. Ce n'est pas la fin des ennuis car toute stratégie, qui est communication, mise en scène pour un autre, est soumise aux aléas de la matière et de la forme, au retard (différance) de la réalisation sur son origine mais surtout à la réaction des autres. C'est parce que le monde résiste à notre volonté qu'une volonté peut le transformer durablement, et c'est dans cette résistance que la volonté éprouve sa fermeté d'intention, s'éprouve dialectiquement dans l'extériorité. De l'autre côté, nous sommes toujours dans l'illusion et c'est l'expérience pratique qui nous en corrige. Je rajoute que cette intentionalité historisante a déjà quatre modalités différentes, conformément aux quatre causes[2]. Il n'y a pas de liberté sans risque, sans erreurs ni mensonges. Mais surtout, une stratégie individuelle sera toujours délirante car elle s'origine dans l'autre et veut réussir pour un autre. On ne parle que d'amour ou de politique, le reste n'est que des mots.
Lévinas fonde ainsi toute ontologie dans l'éthique, précédant l'intentionalité. Conscience pré-intentionnelle qui est plutôt pré-conscience et que Lévinas appelle la mauvaise conscience, surgissant devant le regard de l'autre. C'est une passivité coupable envers l'autre (ce qu'Aristote appelait passion), l'exigence de justifier de son existence (et les anciens égyptiens voulaient déjà être justifiés lorsqu'ils mourraient), qui fait de nous cet être qui se pose la question de son être. La conscience se constitue dans la différence avec l'autre, sous son regard, c'est-à-dire comme division et non comme individu. On peut reprocher à sa dernière philosophie de limiter la conscience à la conscience de soi (pré-intentionelle) et à la volonté, mais c'est un progrès de la phénoménologie qui ne fonde plus un être assuré de la représentation imaginaire, ni de son surgissement réel ou de sa persistance, mais plutôt de sa justification symbolique. L'être parlant est le berger de l'être parce qu'il doit parler et se justifier, être responsable enfin, c'est-à-dire libre et vulnérable. En fondant la subjectivité, en-deçà de l'être et de l'intentionnalité, dans la culpabilité, la responsabilité, la persécution sous le regard accusateur de l'Autre, Lévinas rejoint le Père lacanien comme fondation contingente du sens, signification du phallus et pour qui l'être aussi est secondaire à la culpabilité première de la castration où s'alimente tout désir et se fixe un sens comme fixion.
Ce qui rassemble Phénoménologie et Psychanalyse au-delà
de la subjectivité de la représentation, c'est d'identifier
l'homme a un manque d'être. Le besoin de reconnaissance de
Hegel, le principe de réalité de Freud, le questionnement
de Heidegger, la castration de Lacan renvoient tous à ce scepticisme,
cette inquiétude qui travaille la pensée et cherche un sol
qui se dérobe sous elle. Jamais le pour-soi n'aura l'être
de l'en-soi, jamais le dire ne sera dit, ni le mot
la chose, ni le sujet objet. La pensée est la séparation
de l'être, il faut dès lors s'assurer toujours qu'on ne rêve
pas, critiquer ses propres présuppositions, dialoguer avec les autres.
La négativité de la liberté est mouvement vers le
réel. La fin de la philosophie est la réalisation de la philosophie
comme prise de conscience de l'humanité dans des institutions et
des pratiques démocratiques, réalisation du dialogue comme
principe de contradiction.
Si Hegel a cru qu'il pouvait appeler Savoir absolu le savoir de tout savoir comme apprentissage, de la vérité comme histoire, Heidegger montre, au contraire, qu'il n'y a de liberté et de vérité que dans la finitude du savoir, le manque de savoir. Même à se savoir histoire, le savoir reste historique, limité à son temps et, pour cela même, pari risqué et libre. Heidegger tirera la conclusion que c'est le manque qui révèle l'être mais que ce manque fait lui-même partie du réel comme possibilité, disposition, humeur, ouverture de l'être, éclair. Cette limitation reste pourtant idéaliste chez Heidegger en révoquant le dialogue et l'action alors que seule la pratique négatrice peut informer la pensée, la concerner et la convoquer dans l'urgence de la surprise (l'ex-sistence).
Ce qui se camoufle encore dans ce discours solitaire, c'est l'énonciation que recèle tout énoncé, ses intentions cachées mais surtout son adresse. "Qu'on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s'entend" (Lacan). L'être qui met en question son être doit se justifier pour un autre. Restera, donc, à référer ce manque à l'Autre et au langage (Lacan, Lévinas, Habermas) pour aboutir au politique (Marx, Lukács, Debord). En effet, cette énonciation renvoie à son adresse comme aux rapports sociaux, aux rapports de pouvoir et d'échange, aux choix collectifs, mais elle n'est qu'en tant que portée par un sujet qui l'assume ou s'en défend et se veut responsable (non fou), membre de la communauté, reconnu (Le premier mot dit la communication elle-même), justifié enfin. Cette énonciation se réalise historiquement comme liberté individuelle et d'abord comme liberté de parole, sinon elle ne peut que se taire. Mais prise dans la matérialité des rapports de production, l'idéologie individualiste du salariat comme abstraction universelle, est l'ennemi de l'individu réel qu'elle rend impuissant et vidé de toute substance : on ne parle ni ne pense jamais seul. Il y a pourtant une vérité de l'égalité universelle abstraite, c'est l'égalité du rapport marchand et de l'argent qui n'a pas d'odeur, sans égards pour les personnes dans la froide application de sa loi. Il faut reconnaître que l'argent comme le Droit délivrent des liens de dépendance et de séduction, trop, laissant chacun isolé et impuissant face à la totalité. L'universalité du droit est l'universalité de l'argent qui renvoie à la totalité économique mondiale, totalité non conçue encore, qu'on subit passivement avant d'en prendre conscience et s'en trouver responsable. L'individualité ne peut s'exprimer, même pour y protester, qu'envers une société solidaire qui assume la responsabilité de son discours justifiant son existence.
Voilà donc l'ébauche d'une phénoménologie
complète, un peu différente de celle de Hegel. La psychanalyse
fournit ici l'introduction naturelle, avec une phénoménologie,
proche de Lévinas et plus fidèle de la réelle formation
de l'esprit que la fiction, pourtant essentielle, du Maître et de
l'esclave. Mais il n'y a pas de destin isolé, il y a bien lutte
et travail, nous ne pouvons exister sinon collectivement et donc Hegel
et Marx reprennent la main. On peut en esquisser (seulement) le parcours
:
[2] L''interprétation
du Noeud lacanien comme temps dialectique permet de comprendre qu'on ne
passe au réel qu'à travers le symptôme et, contrairement
à ce qu'on pourrait supposer, le noeud à quatre précède
le noeud à trois auquel il ne se résout qu'en un deuxième
temps. De ce que le Symbolique et l'Imaginaire ne soient pas noués
(ni le corps et l'esprit), la première opération n'est pas
de les nouer de leur séparation même (liberté), mais
plutôt de nommer cette union, de croire à une "réalité
psychique", de s'autoriser d'un Père. C'est de l'échec du
symptôme à rendre compte de la rencontre du Symbolique et
de l'Imaginaire dans ses actes manqués qu'il se résout à
un Réel qui lui échappe comme avenir mais qui lui donne sens
et auquel il doit affronter ses projets, sa responsabilité, son
ex-sistence. Il doit risquer une jouissance hors du savoir, jouissance
toujours partielle et momentanée, livrée à l'histoire,
à l'à venir encore. Etc...
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