Passons très vite sur la théologie qui, certes est une
façon de dénier notre propre responsabilité au profit
d'une causalité extérieure, mais qui doit aussi, au nom de
ses principes contradictoires mystérieux, sauver la liberté
et la responsabilité humaine dans son rapport à Dieu et à
la foi. Un Dieu tout-puissant, et omniscient devrait être compatible
avec la liberté humaine et le péché ! Le déterminisme
de la science se veut plus rigoureux mais semble d'abord, au nom du principe
de raison de Leibniz (
Rien n'est sans raison) prendre la place de
Dieu dans son omnipotence. La philosophie moderne avec
Heidegger
(tout savoir est fini), puis la science moderne (Quanta, Chaos), ont appris
à être plus modestes (
Prigogine). Aucune des formules mathématiques de la science n'étend son
empire au-delà d'une certaine
définition et d'un temps
donné (temps de
Lyapounov). On ne pourra jamais déduire
d'une formule tout l'univers du
Big Bang aux tâches du léopard,
et aux oeuvres humaines encore moins. Tous les phénomènes
de régulation, et la vie au premier chef, se soustraient à
de multiples causalités dont ils savent s'
abriter. J'ai montré
dans mon
Café philosophique (
les
4 libertés) que la liberté s'introduit dans les possibilités
laissées ouvertes par les différentes causalités.
La liberté est d'abord non-savoir (exploration, apprentissage),
puis rapport à l'Autre (
théorie des jeux, domination,
séduction, mensonge). L'image d'un monde compact, pré-déterminé,
et d'une pensée mécanique est la version psychotique de l'hypothèse
scientifique d'un monde rationnel.
René
Thom
suffit à montrer que la modélisation de la théorie
des catastrophes permet d'expliquer un phénomène comme la
colère ou un krach boursier, mais jamais de le prédire, de
même qu'un combat est toujours incertain jusqu'à la fin. La
science n'est plus aussi folle, elle se rappelle qu'elle est oeuvre humaine
(voir
Kuhn). La conscience est
relation,
il ne faut jamais l'oublier quand on considère l'objet qu'elle vise
et qu'elle éclaire de son regard, en l'objectivant ainsi.
Rien
n'est sans raisons veut dire d'abord, rien n'est sans intention, sans
sujet. Il ne faut jamais oublier l'intention initiale dont on ne peut s'abstraire.
Biologisme, racisme, génétisme
- Tu ouvres le cerveau, tu vois pas l'intelligence..."
- Un réveil c'est pareil, tu l'ouvres tu vois
pas l'heure qu'ilest..."
Les lois de la vie ne sont pas celles de la Physique, mais cela n'empêche
pas le biologiste de vouloir déduire les lois de la conscience à
partir des lois biologiques qu'il découvre. Sa question, devant
ses éprouvettes, reste :
Où diantre mettre l'Esprit ?
Et pour mieux répondre aux exigences scientifiques, on prétendra
ne rien savoir de l'esprit pour ensuite l'identifier à un processus
physico-chimique quelconque, quitte à le préférer
"quantique" pour ne pas paraître trop réducteur et préserver
le mystère de l'âme et de la liberté (
Eccles)
! En fait, il suffit de considérer la structure du cerveau pour
comprendre qu'il est constitué de couches superposées dont
chaque couche prend le contrôle de la couche inférieure en
détournant ses automatismes bio-chimiques pour répondre à
des exigences nouvelles, à une plus grande complexité. Mais
surtout, tous les sens se portent sur l'extériorité et une
fonction du cerveau est d'en acquérir une représentation
pour y réagir. L'origine de la conscience est certainement dans
l'irritation d'abord, la prédation ensuite (la chasse et la fuite).
Mais, dès lors, le sujet répond à l'extériorité
(sa représentation) plus qu'à ses humeurs. Pour l'homme,
le
sens, c'est-à-dire l'intentionalité, la visée
d'un réel, n'est pas plus
dans le sujet, donc pas dans le
cerveau non plus, mais s'impose de l'extériorité d'un langage
qui s'
adresse à lui, le concerne dans sa représentation
pour l'autre, et auquel il doit répondre. Pour Aristote les passions
sont une réponse à la représentation que les autres
ont de nous, représentation de représentation. Des biologistes
s'imaginent que le langage n'est qu'un pis aller, une incapacité
à transmettre des images ou des émotions, alors que le langage
(maternel) est d'abord rapport à l'autre, demande et désir...
Le
langage scientifique permet donc de dire de grosses bêtises.
La causalité biologique n'est qu'un causalité parmi d'autres,
qui doit se plier à des causalités sociologiques aussi et,
pour l'homme seulement, à des causalités logiques, culturelles
et textuelles. J'ai essayé de partager la causalité biologique
de la causalité imaginaire et symbolique dans
Le
corps et l'esprit, il ne faut nier aucun niveau des phénomènes,
ni en confondre les effets. Mais on ne peut réduire l'éthique
à des
fondements biologiques (qui ne sont que des analogies
formelles) et il faut réfuter toute réduction biologiste
de la psychanalyse (
Lacan). L'identification
de l'
amour et de l'instinct est aussi stupide
que l'identification de la
guerre à
l'agressivité animale. Il n'y a pas sublimation de l'instinct à
l'amour, il y a simple analogie entre des phénomènes sans
réelle commune mesure utilisant le même substrat. Ces sophismes
trop vite pensés ne font que couvrir l'idéologie du capitalisme
de la sélection naturelle. Là encore il faudrait ignorer
tout ce qui nous sépare justement de cette nature à laquelle
on veut nous réduire, négation de l'histoire et de la civilisation.
L'erreur peut être dénoncée, après Kant, de
prendre l'homme comme moyen et non comme fin en soi, il est peu probable
que le biologiste comprenne de quoi il est coupable. La psychanalyse dit
bien que ce qu'on refoule c'est la part qu'on a pris au discours de l'Autre
en feignant le subir passivement (il faut donc "
Rendre la honte encore
plus honteuse". Marx).
Familialisme, culturalisme, sociologieL'
anthropologue prend le relais. Il sait bien que la biologie
n'explique pas les comportements humains. Pour lui, les comportements humains
sont déterminés par la culture, l'apprentissage, les rapports
sociaux.
Sociologie,
Psychologie et
Psychanalyse achèvent
le compte rendu de la situation concrète, des enjeux et des limites
de l'action humaine prise dans ce réseau de causalités hétérogènes.
Kojève montre bien que chacune
de ces causalités peut être niée ponctuellement par
l'esprit et Sartre, traitant de
salaud celui qui se dérobait
à sa responsabilité en s'identifiant à ses contraintes
ou à ses rôles, a toujours maintenu que nous étions
au contraire tout-à-fait libres bien que tout-à-fait déterminés,
jetés dans une situation donnée mais responsables de nos
projets (
avec une puissance variable et limitée, l'homme dispose
d'une liberté totale). Malgré ce que beaucoup croient
encore, la psychanalyse n'est pas un déterminisme familial (voir
Liberté et analyse) mais permet
au contraire de s'en détacher. Car, il y a bien évidemment
un déterminisme de la culture, du groupe, de la famille mais, comme
Montesquieu le notait déjà, les lois des "sciences sociales"
ne sont pas aussi contraignantes que les lois physiques. Nous sommes déterminés
par la chute des corps, mais nous ne nous réduisons pas aux lois
physiques d'un sac de sable en tant que
vivant, et nous ne nous
réduisons pas au vivant en tant qu'
animal social, et nous
ne nous réduisons pas à l'animal en tant qu'être parlant,
et nous ne nous réduisons pas à notre langue, notre famille,
notre groupe. L'humain se caractérise plus par sa capacité
de dialogue, de communication et de critique, que par ses nécessaires
identifications transitoires dont il répond successivement. Toute
identification se forge dans une
lutte qui décide entre deux
stratégies s'identifiant comme opposées et constituant des
regroupements hostiles où se définissent les pratiques identificatoires.
Il n'y a pas d'identité en soi hors de la pure différenciation
d'avec l'Autre. Mais, bien sûr, l'anthropologue a raison contre le
biologiste. Il met en évidence le monde humain comme monde de la
culture, tradition et codes établissant les échanges, permettant
la compréhension mutuelle. On ne parle qu'à partir d'une
tradition mais ce peut être aussi pour la contester ou l'améliorer.
ÉconomismeAvec sa théorie de l'idéologie et de la division
infrastructure/superstructure,
il semble que
Marx nous condamne à
un autre déterminisme ne laissant plus de place au sujet (comme
l'a cru Althusser mais aussi la
deuxième internationale).
Paradoxalement, cet économisme est justement ce que Marx voulait
combattre (
Critique de l'économie-politique), insistant au
contraire sur la réalité de la
lutte des classes.
L'interprétation de Lukács est plus juste, consistant à
opposer la théorie prolétarienne (révolutionnaire),
aux prétendues lois bourgeoises de l'économie qui ne sont
que la préservation des intérêts de la classe dominante.
Il s'agit de savoir de quel côté de la barrière on
se situe. L'économisme actuel donne raison à la critique
idéologique de Marx : c'est bien une
pensée zéro
qui se contente de dire que ce qui est doit être : "
Tout ce qui
est bon apparaît et tout ce qui apparaît est bon". Quel
est donc le rôle de l'infrastructure ? Il est très important,
et on doit à Marx d'avoir réalisé l'importance de
l'économie dans nos pratiques et nos représentations, mais
surtout d'avoir dénoncé le capitalisme comme économie
devenue autonome et qui se retourne contre la société. Ce
premier structuralisme n'est pourtant pas un déterminisme car Marx
vient après Hegel et pour lui la vérité est un problème
pratique. L'homme transforme le monde par la lutte et le travail, il n'est
pas seulement déterminé par sa position de classe. Le travail
est d'abord conception, puis réalisation. La dialectique s'oppose
à tout déterminisme mécanique et ne conçoit
pas d'action sans représentation idéologique. Dès
lors ces représentations ont leur efficace propre, reconnue par
Sorel, et peuvent être analysées par
Max
Weber. De même on peut rajouter, aussi, les contraintes anthropologiques
aux données économiques comme le fait Emmanuel Todd (pas
toujours très cohérent d'ailleurs) pour compléter
le
contexte où nous pouvons intervenir, les possibilités
historiques qui nous sont offertes. Les théories
néo-libérales
ont représenté une autre psychose, sous le couvert de la
liberté individuelle, une croyance aux automatismes de régulation
du pur marché que tout dément depuis fort longtemps. Eux
aussi refusaient le sujet comme intervention impure et néfaste de
la volonté, du choix conscient, sur un mécanisme idéalisé
comme miraculeux avant que la crise asiatique ne fasse revenir tout ce
beau monde au réel.
Historicisme, évolutionnisme, NihilismeL'histoire c'est encore autre chose et nous devons à Nietzsche
d'avoir compris que l'historicisme moderne menait au nihilisme le plus
total s'il n'était pas comme pour Hegel et Marx une vision naïve
du progrès ou, pour Habermas une accumulation d'expérience.
Le
scepticisme s'accomplissant est l'historicité de l'histoire,
dit Heidegger qui échoue à sortir du nihilisme par sa méditation
de l'être. La
fin de l'histoire de Kojève n'est pas
très sérieuse, elle a une valeur pédagogique mais
toute la philosophie post-hégelienne part de la réfutation
du "savoir absolu" (de Marx à Kierkegaard, ou Heidegger). Le marxisme
stalinien dogmatique avait forgé le concept de
Dialectique matérialiste
(ou DiaMat), qui partait d'une métaphysique de la science et faisait
de l'histoire un chemin mécanique de l'humanité vers la patrie
du communisme (justifiant tout sacrifice pour aboutir à ce paradis
de propagande). S'il y a beaucoup de
l'eschatologie russe dans ce
marxisme sommaire, on ne peut dire qu'il n'y a pas un reste de religiosité
dans ce que Marx lui-même appelle la "religion de l'homme", qu'il
identifie à la réalisation de la philosophie. Mais sa dialectique
est plus proche de celle de Mao qui en fait une dialectique de la théorie
à la pratique et de la pratique à la théorie. Il perçoit
bien l'irréversible de l'évolution (il y a pourtant des retours
en arrière, voire un progrès du pire), mais de mettre la
lutte au coeur de sa dialectique historique empêche toute possibilité
de prédiction, surtout à court terme. Il faut bien distinguer
les contraintes à long terme de l'évolution, d'avec les occasions
historiques parfois fort imprévues. Il y a du progrès, il
y a aussi des certitudes universelles (géométrie), une morale
tout aussi universelle comme rencontre de l'autre, communication (et non
pas valeurs). Mais rien n'est gagné pour toujours, tout dépend
de nous. Notre action historique témoigne de notre présence
au monde et contribue au sens commun. Nous pouvons le pire ou le meilleur.
L'histoire n'est pas un
quitte ou double se réduisant aux
changements de modes imprévisibles mais futiles. C'est bien un
apprentissage
où nos actions, notre façon d'être, façonnent
un peu l'image de ce que seront nos lointains héritiers, comme nous
profitons des luttes de nos pères pour vouloir un avenir meilleur.
StructuralismeComme si tout cela ne suffisait pas, la découverte de la structure
du langage, imposant ses formes aux liens de parenté, ajoutait une
contrainte "
textuelle" jusque dans nos choix sexuels. Et, comme
on est habitué désormais, cette découverte devait
devenir "Le" principe d'explication de toute la culture, s'épuisant
dans un vaillant mais bien vain formalisme. Lacan a pu être poussé
un moment par son gendre vers le structuralisme de
La suture, mais
il s'en est très clairement distingué dans
l'Étourdit
rejetant cette vulgate pour qui "
les routes s'expliquent de conduire
d'un panneau michelin à un autre". Pour être entendu,
il faut y mettre les formes, soit. C'est un acquis important bien qu'il
se résume à peu de choses en fin de compte. Peu de chose
mais essentiel, car notre réalité est structurée par
le langage (maternel) de façon décisive et irrémédiable
en nous délivrant de la fascination des choses, en séparant
émotivité et représentation, en permettant la constitution
d'un espace unifié, en donnant une permanence aux choses, en constituant
le monde comme jeu d'oppositions, en permettant l'histoire grâce
à sa structure narrative (mythes), en instituant le dialogue, en
réglant les échanges humains, en suscitant l'amour, en rationalisant
le monde, en objectivant notre propre pensée pour l'autre donc pour
nous... Ces points sont tout-à-fait centraux pour mettre en évidence
tout ce que l'explication biologique doit ignorer de notre monde pour prétendre
l'expliquer. Langage et texte tissent effectivement notre imaginaire, notre
vie. Oui mais n'importe quel langage, presque tout texte. Ce qui reste
de singularité, de matérialité, de "contexte intertextuel"
est certes à prendre en compte mais c'est bien peu à côté
du fait même du langage (
Le premier mot dit la communication elle-même.
Lévinas). Il faut être fou comme Althusser pour croire
que c'est la structure qui nous mène alors qu'elle ne fait que tracer
des chemins. Le sujet est sans doute pure fiction, semblant être
un simple effet de la structure, il y est pourtant essentiel à y
prendre place ou non.
Bourdieu distingue
l'agent passif du sujet actif et démonte les différentes
objectivités sociales comme simples positions relatives, structurales,
s'incrustant comme
habitus. S'il dévoile les stratégies,
il ne laisse aucune issue. Le seul structuralisme acceptable est celui
de Marx, d'une pensée pratique prenant position et intervenant
sur la structure dont elle dépend. Encore une fois, cela n'enlève
rien à la réalité des contraintes structurales à
l'intérieur desquelles nous devons nous exprimer. Toute architecture
a besoin d'une charpente solide qui ne doit rien à la fantaisie.
Il ne faut nier aucun enjeu, sans les confondre, chacun à sa juste
place, et il faut rendre raison à Marx : les contraintes textuelles
sont moins importantes que les contraintes économiques, et plus
faciles à changer, même si tout changement de réalité
économique doit être précédé d'un changement
dans la pensée et dans l'expression. Le langage lui-même peut
bien être désigné comme la
cause en dernière
instance pour les êtres parlants que nous sommes, mais croire pour
autant que le monde se réduit à un texte est encore une autre
psychose, relativement courante chez les psychanalystes entre autres. Il
n'y a pas seulement une causalité
formelle, il y a une causalité
matérielle tout autant et, surtout, on n'en sort pas, il
n'y a pas de commencement sans sujet (cause
efficiente) et donc
sans sa contrepartie, la cause
finale (
phénoménologie).
Scepticisme, relativisme, sophismeEnfin, dernière contestation du sujet. la
déconstruction
de Derrida revient en-deçà de Socrate en transformant
la pensée critique en simple sophistique, discours fuyant dans le
formalisme les choix concrets de l'échange. Cette généralisation
de la réduction husserlienne ne laisse plus aucune essence mais
un texte éclaté, lié à d'autres textes (inter-textualité).
Le sujet disparaît à regarder en arrière au lieu d'assumer
son projet. Le pragmatisme ne vaut guère mieux dans son absence
de pensée et sombre le plus souvent, comme le scepticisme ou le
relativisme, dans un dogmatisme décidé.
Il faut affirmer effectivement que
rien n'est sûr et que notre
savoir est toujours insuffisant, c'est un
manque de savoir (
errare
humanum est), sinon il n'y aurait pas de liberté tout simplement.
Mais ce n'est pas une raison pour se cacher la réalité pour
autant et ses processus de domination réels. Le doute sur nos représentations
doit au contraire nous rapprocher du réel. Malgré ce scepticisme
fondamental du
principe de réalité de Freud (s'assurant
de la présence du réel derrière son hallucination
par le
principe de plaisir), on peut comprendre avec Husserl pourquoi
la géométrie, bien que produit historique, reste vraie pour
toujours : car elle ne doit rien à la réalité mais
tout à la norme, à l'acte de poser une définition
et d'en tenir les conséquences. Depuis Descartes on sait que la
certitude est du côté du sujet mais l'économie et l'histoire
sont aussi bien trop réels souvent. Une pensée critique ne
se voile pas la face avec ses doutes mais s'attache à pénétrer
son objet pratique en lui appliquant des points de vue différents
et en s'incluant dans la description. Le scepticisme de la pensée
est son inquiétude essentielle, c'est lui qui nous rappelle au réel
et nous permet d'apprendre, de nous corriger. A vouloir être
certain
de ne pas savoir, on se voile la face avec un dogmatisme ridicule (c'est
le refoulement inconscient). Il y a du savoir quoiqu'on dise, de l'évidence
aussi, mais l'objectivité est d'abord sociale et nous pouvons nous
fier à nos semblables, c'est cela n'être pas fou et être
responsable, à condition de rester critique bien sûr, se situer
par rapport aux autres. La philosophie est un scepticisme qui doute aussi
de son doute et maintient la possibilité de la sagesse, même
si elle ne prétend pas l'atteindre. Ni le repos du doute, ni le
dogmatisme satisfait, donc, mais la vérité comme visée,
sans jamais ignorer l'
exigence de vérité. Il n'y a
pas de parole qui ne partage sa vérité avec l'autre, surtout
pour lui mentir. Le complet sceptique ne peut plus que se taire. Mais la
pensée reste toujours
critique, nous sortant de nos rêves
pour nous ramener au réel.
L'Acteur, transformation du mondeAprès avoir triomphé de tous ces assauts de la pensée
contre elle-même, dont la dernière épreuve était
bien la plus singulière puisqu'elle retournait l'instrument de la
connaissance contre la connaissance elle-même, il nous faut faire
le compte de ce qu'il nous reste. Nous avons une
critique qui s'exprime
dans une
structure et une
histoire dont les fondements sont
économiques, sociaux, culturels et dans la limite des possibilités
biologiques et matérielles. Nous n'agissons pas nulle part, dans une
utopie froide et éphémère. Nous sommes jetés dans
ce monde plus dur que la glace et nous pouvons le façonner durablement.
La liberté humaine comme finalité s'oppose au royaume de la
causalité. La question n'est plus de savoir si on peut, si on est
assez libre. La question est bien que l'on
doit agir pour la justice,
faire tout ce qu'il faut. Dans cette action révolutionnaire nous
intervenons dans le réel et nous donnons existence à ce sujet
problématique qui n'est jamais donné à l'avance. C'est
le travail étonné de tous ces frêles sujets nous ayant
précédés qui nous a légué toute cette
tradition juridique et technique que nous pouvons utiliser, améliorer
à notre tour ; ce sont nos révoltes répétés,
nos résistances fermes, nos audaces généreuses qui
donneront petit à petit à la politique sa destination comme
réalisation de la philosophie. Une fois fait le compte des déterminations
sociologiques, un sociologue comme Touraine est bien capable de s'apercevoir
que ce qui compte, ce qui fait la société, c'est d'abord
l'
acteur. Il faut donc se mettre du point de vue de la liberté
et de l'action pour comprendre les sociétés humaines. On
retrouve ainsi, dans ce sujet de la pratique, l'impulsion initiale de Marx
qui sera reprise dans
Histoire et conscience de classe de Lukács
comme critique de la passivité (
réification) puis
par
Guy Debord en critique de la
Société
du Spectacle. Nous devons transformer le monde qui témoigne
contre nous, y répondre. Histoire conçue, stratégie
assumée.
La cause du sujet c'est la liberté, c'est-à-dire
le manque à être et le manque de savoir qui font qu'il cause et désire
(déjà dans le Rig-Véda[1]). La cause du sujet c'est l'intervention de la finalité dans le monde.
Personne ne prétend à la liberté démente de pouvoir
faire ce qu'on veut, cela ne nous enlève en rien la responsabilité
de nos choix (A titre de vouloir,
l'esprit se comporte sur un mode pratique. Il faut distinguer de son comportement
théorique le comportement pratique par lequel, de lui-même,
il impose une détermination à l'indétermination du
vouloir, c'est à dire qu'il substitue d'autres déterminations
à celles qui, sans qu'il y soit pour rien, se trouvent déjà
en lui. hegel. Propédeutique). Toutes les excuses
qu'on donne à nos actions sont des réactions puériles
: j'y peux rien, j'ai pas fais exprès ! Notre savoir a beau
être toujours limité, l'erreur toujours humaine, nous restons
pourtant responsables envers les autres de nos actions, de nos trahisons,
de notre résistance, et d'abord de notre rapport à l'autre,
du partage de l'individuel et du collectif. La liberté n'est pas
une vertu théologique (Dieu n'est pas libre car omniscient), c'est
un problème pratique dont nous sommes responsables, condamnés
à choisir et à exister par ces choix, condamnés à
être libre. Ce sujet libre est supposé par tout dialogue
(on ne dialogue pas avec un PC). L'histoire n'est peut-être que l'histoire
de son affirmation répétée contre l'évidence
objective de n'être rien. Car dès qu'il cesse son action,
le sujet se fond dans le flux des objets. Mais jamais il ne cesse, tant
qu'il cause. Cette causalité qui semble si immatérielle
du langage et du sens a pourtant largement montré sa capacité
de régler ou dévaster le réel. Dès lors, la
question n'est plus celle de notre hypothétique existence, mais
plutôt que nous sommes responsables de notre inexistence même
de sujet, nous sommes responsables de gâcher nos chances, ne pas
saisir l'occasion. Les combats contre la domination, le travail et la marchandise
sont des actions subversives contre notre objectivation par
le pouvoir ; tentatives de redevenir acteur de notre propre vie, en rapport
avec les autres.