La biologie aristotélicienne et la théorie des catastrophes
Une ontologie intelligible est caractérisée par un espace où habitent tous les êtres considérés : l’espace substrat. On se le représentera comme un espace euclidien (ou une variété différentiable) de dimension arbitraire. ES p30
On notera que cette présentation des ontologies intelligibles peut être faite à un niveau préverbal. ES p31
La Science moderne a eu tort de renoncer à toute ontologie en ramenant tout critère de vérité au succès pragmatique. Certes, le succès pragmatique est une source de prégnance, donc de signification. Mais il s’agit alors d’un sens immédiat, purement local. Le pragmatisme - en ce sens - n’est guère que la forme conceptualisée d’un certain retour à l’animalité [..] Seule une métaphysique réaliste peut redonner du sens au monde. ES p225
Toute discipline scientifique se doit d’être porteuse de signification pour l’homme qui l’apprend et l’utilise. MM p197
Si l’on n’a pas le concept d’un objet, on ne le reconnaîtra pas. PNPE p94
Il n’y a d’existence que d’objets de pensée. PNPE p87
Ce qui limite le vrai, ce n’est pas le faux, c’est l’insignifiant. PNPE p132
La science naît du jour où des erreurs, des échecs, des surprises désagréables nous poussent à regarder le réel de plus près. MM p8
C’est la réalité naïve qui est ontologiquement antérieure à la réalité scientifique. PNPE p88
Ce qui doit être considéré comme le but essentiel de l’activité théorique du savant, c’est la simplification de la description, la réduction de l’arbitraire dans la description. Ce but, évidemment a des rapports évidents avec la causalité et le déterminisme. MM p20
En Science, le réel doit toujours être plongé dans un virtuel plus grand. ES p91
Toutefois, notre approche n’a rien de la recherche d’un fondement logique ; c’est une approche physicaliste, qui vise à décrire un "univers psychique" lequel, à maints égards, simule l’univers extérieur des choses et des processus. ES p16
S’il n’y a de science que du général, en revanche, l’analyse des phénomènes, qu’il s’agisse d’un intérêt théorique ou pragmatique, est toujours locale. Car il y a dans la notion de cause une contrainte de localité à laquelle il est difficile de renoncer sans sombrer dans la magie. ES p46
L’accord fréquemment observé en de nombreuses disciplines du monde animé et inanimé entre une morphologie empirique et une structure, un objet mathématique, soulève un problème classique de philosophie des Sciences [..] Notre modèle attribue l’apparition de la structure à une hypothèse de généricité : en toute circonstance, la nature réalise la morphologie locale la moins complexe compatible avec les données initiales locales. MM p24
Un des postulats fondamentaux de la Théorie des Catastrophes est la "généricité " des phénomènes naturels, condition indispensable à leur observabilité. ES p183
Cette théorie a pour intérêt principal de proposer une théorie mathématique de l’analogie. PNPE p46
L’analogie, la métaphore, contrairement à la vision commune qui en fait quelque chose d’approximatif, de flou, m’apparaît comme une relation stricte et que l’on peut, dans bien des cas, exprimer mathématiquement [..] La vieillesse est le soir de la vie [..] La structure formelle de cette analogie, c’est simplement la notion de bord. Vous avez là un intervalle temporel ; cet intervalle a une fin ; on l’appelle "soir" ou " vieillesse" le voisinage tubulaire, si j’ose dire, du mot " fin", et la catastrophe correspondante est pour moi le pli. PNPE p75
Le couplage présenté par l’esprit face à la réalité extérieure est à la fois compétent et plastique. Il est compétent, parce que pour un animal, l’évaluation des distances, l’interprétation des formes, sont, très souvent, d’importance vitale : quand il s’agit de capturer une proie, ou d’échapper à un prédateur, une erreur d’appréciation peut conduire à l’échec, respectivement, à la mort. Ainsi la compétence métrique est assurée par un appareil sensoriel raffiné utilisant à plein la "déraisonnable exactitude des lois physiques" (selon Wigner) : un appareil comme l’oeil repose sur une simulation parfaite des lois de l’optique. Aussi est-il légitime d’affirmer (et ceci en dépit des discours des philosophes qui ne cessent de disserter sur les erreurs de nos sens, ou la "déformation" que nos sens apportent à la réalité (?)) que la fonction essentielle de l’appareil sensoriel (chez l’animal et l’homme) est de fournir une copie aussi fidèle que possible (même métriquement) de l’univers qui l’entoure. C’est cette copie constamment présente qui constitue la "conscience", la "subjectivité " de l‘individu. Le caractère plastique se manifeste par le stockage des perceptions en souvenirs, susceptibles d’être rappelés en cas de besoin. La dégradation des perceptions en souvenirs (ainsi que la dégradation ultérieure des souvenirs progressivement oubliés) pose d’ailleurs des problèmes importants et difficiles. Selon une théorie récente de H. Blum, la perception d’une forme irait de pair avec sa dégradation en un squelette stylisé (le cut-locus de la forme, de manière précise). Ce serait les accidents prégnants de ce processus de dégradation (ici, les singularités du cut-locus) qui serviraient d’éléments stables dans la constitution des souvenirs visuels : ils en formeraient en quelque sorte l’alphabet. Une telle théorie présente avec l’idée des catastrophes "contagieuses", prégnantes, une affinité évidente. MM p104-105
La dynamique intrinsèque de notre pensée n’est donc pas fondamentalement différente de la dynamique agissant sur le monde extérieur. On s’expliquera ainsi que des structures simulatrices des forces extérieures puissent par couplage se constituer à l’intérieur même de notre esprit, ce qui est précisément le fait de la connaissance. MM p265
C’est donc dans l’espace-temps usuel, pris comme cadre fondamental de toute l’expérience humaine, que va s’enraciner l’analyse des mécanismes psychiques originels à notre espèce qu’on se propose d’expliciter. ES p16
Il faut avoir des idées "a priori" sur la manière dont se passent les choses, il faut avoir des modèles. MM p265
La théorie des catastrophes est plutôt une méthodologie qui permet de comprendre, dans beaucoup de cas, et de modéliser dans un certain nombre de cas, des situations qui, autrement, seraient très difficiles à atteindre, des systèmes dont on ne pourrait pas obtenir une description parce qu’ils sont trop compliqués, qu’ils possèdent trop d’éléments [..] Elle offre des moyens d’intelligibilité dans des situations qui sont en général trop complexes pour être analysées selon des méthodes réductionnistes [..] Mais elle présente cet inconvénient d’être une théorie qualitative, topologique, et qu’elle ne fournit pas de bornes quantitatives à la déformation des formes que l’on considère [..] Elle donne une sorte de description locale d’un système, dans un espace de paramètres de contrôle. PNPE p29-30
Peu de phénomènes dans la nature sont régis par des lois quantitatives exactes et précises. Par définition, c’est le domaine de la physique, pourrait-on dire. Toutes les autres lois sont approchées. PNPE p44
Si l’on admet le modèle de la théorie des catastrophes, l’ensemble des mécanismes de régulation d’un système (animé ou inanimé) est décrit par une figure géométrique, la figure de régulation (ou "logos"). MM p141
Il est illusoire de vouloir expliquer la stabilité d’une forme par l’interaction d’êtres plus élémentaires en lesquels on la décomposerait [..] La stabilité d’une forme, ainsi que d’un tourbillon dans le flot héraclitéen de l’écoulement universel, repose en définitive sur une structure de caractère algébrico-géométrique [..], dotée de la propriété de stabilité structurelle vis-à-vis des perturbations incessantes qui l’affectent. C’est cette entité algébrico-topologique que nous proposons d’appeler - en souvenir d’Héraclite - le logos de la forme. MM p205
Ainsi, lorsque plusieurs logos sont définis sur le même substrat, ils finissent par entrer en conflit (et ici, nous retrouvons Héraclite) ; mais très souvent, le conflit entre ces différents logos s’organise spatialement suivant une configuration structurellement stable, elle-même régie par un logos hiérarchiquement supérieur. Ce phénomène qu’on peut décrire et expliquer algébriquement, peut être qualifié de "catastrophe". MM p206
Les singularités apparaissent lorsque l’on soumet en quelque sorte l’espace à une contrainte. La manche de ma veste, si je la comprime, je fais apparaître des plis. C’est une situation générale. Cela ne relève pas de la mécanique des matériaux. J’énonce en réalité un théorème abstrait : lorsqu’un espace est soumis à une contrainte, c’est-à-dire lorsqu’on le projette sur quelque chose de plus petit que sa propre dimension, il accepte la contrainte, sauf en un certain nombre de points où il concentre, si l’on peut dire, toute son individualité première. Et c’est dans la présence de ces singularités que se fait la résistance. Le concept de singularité, c’est le moyen de subsumer en un point toute une structure globale. PNPE p23
Le grand mérite (et le grand scandale!) de la théorie des catastrophes a été de dire que l’on pouvait produire une théorie des accidents, des formes, du monde extérieur, indépendante du substrat, de sa nature matérielle. PNPE p24
Le modèle permet également de comprendre l’autonomie structurale de chaque niveau d’organisation [..] Inversement, le modèle peut expliquer certains isomorphismes interniveaux, par exemple, le fait que certains mécanismes moléculaires (enzymatiques) simulent le comportement de l’être vivant global trouve sa justification dans l’idée même de catastrophe. MM p25
Il y a catastrophe dès qu’il y a discontinuité phénoménologique. PNPE p28
Ce que l’on appelle usuellement une forme, c’est toujours, en dernière analyse, une discontinuité qualitative sur un certain fond continu. PNPE p35
L’essence de la théorie des catastrophes c’est de ramener les discontinuités apparentes à la manifestation d’une évolution lente sous-jacente. PNPE p62
Mais il ne fait guère de doute que la distinction continu-discontinu est à la base de notre perception du monde. MM p10
Or, d’où provient cette division de l’expérience (Physique, Chimie, Biologie), sinon d’une décomposition de notre champ perceptif en "chréodes " apparemment disjointes ? C’est bien en vain qu’on opposerait à notre modèle qualitatif les modèles quantitatifs, considérés comme seuls scientifiques et utiles. Car tout modèle quantitatif présuppose un découpage qualitatif de la réalité. MM p264
L’idée a un illustre parrainage, à savoir le mythe de la caverne de Platon : nous ne voyons jamais que la projection des choses sur un écran plat, le mur de la caverne, et jamais les choses elles-mêmes. MM p203
Christopher Zeeman a repris cette idée dans un cadre beaucoup plus général, celui de la théorie générale des systèmes : c’est l’idée que tout système peut être représenté comme une boîte noire, avec des entrées et des sorties. On étudie la correspondance entre des entrées et des sorties et, par l’analyse de cette correspondance, on essaye de comprendre les mécanismes en oeuvre dans la boîte. Cela indique d’ailleurs clairement que la théorie des catastrophes sous sa forme la plus pure en quelque sorte, est bien une herméneutique. Elle n’a rien de démiurgique comme la physique. En physique, on dit : il y a des lois, nous allons les découvrir. La théorie des catastrophes dit simplement : il y a continuité, continuité des fonctions, de leurs dérivées. On peut par conséquent traiter l’objet comme un objet analytique et faire des diagrammes, des figures du type des singularités analytiques. C’est la philosophie sous-jacente.
Pour en revenir aux applications, Christopher Zeeman en propose une quantité considérable : l’agressivité du chien, les krachs boursiers, les émeutes dans les prisons, l’analyse du comportement des pirates de l’air, les maladies maniaco-dépressives, en psychologie, en neurophysiologie le battement du coeur, la propagation de l’influx nerveux... Tout cela peut être décrit par des modèles catastrophistes. Pour certains, on aboutit à des équations explicites : c’est le cas de la propagation de l’influx nerveux dans la membrane axonale. PNPE p31
On a donc un nuage de points bien défini dans la boîte : on pourra alors interpréter ce nuage de points comme un attracteur, c’est-à-dire une sorte d’état limite des trajectoires du système, ensemble des états limites des trajectoires du système [..] L’idée était que, pour beaucoup de systèmes naturels, les attracteurs sont, au fond, des objets relativement simples. Le mécanisme peut être très compliqué, mais l’attracteur devait être relativement simple. PNPE p37
Les corps tombent, vers le point le plus bas qu’ils puissent atteindre. Le minimum de potentiel nous donne, là, l’attracteur. Selon cette idée, il fallait d’abord considérer les systèmes qui sont régis par des dynamiques de gradients et étudier effectivement ce qui se passe dans ces systèmes. L’espace de configuration se décompose en bassins d’attraction, chacun allant vers un minimum. On peut imaginer cela avec une carte de géographie : les fleuves coulent dans des bassins qui sont en général des lacs ou des mers. Théoriquement dans une situation mathématique, il s’agit de points [..] Si l’on fait des hypothèses de stabilité du système, du point de vue de sa configuration, alors il n’y a, pour gradients, que des points. C’est une situation très favorable qui se prête volontiers à la mathématique. Elle fait l’objet précisément de ce que j’ai appelé " théorie des catastrophes élémentaires". PNPE p38
Ce qu’offre la théorie des catastrophes, surtout des catastrophes élémentaires, c’est la description de conflits de tendances [..] On peut alors en déduire au moins une taxinomie des situations de conflit, qui se traduit effectivement en une répartition en bassins, dans un espace de contrôle, où chaque tendance, chaque attracteur, domine un domaine bien spécifique. Ce que donne la théorie des catastrophes, c’est la morphologie des surfaces, où l’on saute catastrophiquement d’un régime à l’autre. PNPE p44
On considère un champ de dynamiques locales définies comme gradient d’un potentiel. Par catastrophe élémentaire, on désigne toute situation de conflit entre régimes locaux, minima du potentiel, qui peut se produire de manière stable sur l’espace-temps à quatre dimensions. [..] Il y a lieu de distinguer deux types de catastrophes : les catastrophes de conflit, et les catastrophes de bifurcation. MM p71
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Minimum | V=x2 | Être | Objet | Manquer | Durer |
Le Pli | V=x3 | Être | Le bord, le bout | Finir | Commencer |
La Fronce | V=x4 | Devenir | La faille | Capturer, séparer | Engendrer, unir |
La Queue d'aronde | V=x5 | Agiter | La fente | Repousser | Traverser |
Le Papillon | V=x6 | Donner | La poche | Envoyer | Recevoir |
L'ombilic hyperbolique | V=x3+y3 | Déferlement | La voûte | S'effondrer | Recouvrir |
L'ombilic elliptique | V=x3-3xy2 | Pénétrer | L'aiguille | Piquer | Boucher |
L'ombilic parabolique | V=x2y+y4 | Ejecter | Jet, champignon | Lancer, Pincer | Lier, Ouvrir |
Je crois qu’à ma liste de seize morphologies archétypes, il faudrait ajouter des verbes à caractère statique, tels que "contenir", "entourer" exprimant le fait qu’une entité " borde" une autre et en interdit la diffusion au-dehors; et peut-être aussi les verbes "négatifs" comme "percer" et "trouer". ES p36
Les saillances sont des formes individuées dans un espace substrat qu’on considérera en principe comme euclidien. Les prégnances sont des actions propagatives émises par les formes saillantes, qui investissent ces formes, et cet investissement provoque dans l’état de ces formes des transformations appelées effets figuratifs. ES p53
L’expérience première, en réception des phénomènes, est la discontinuité. Mais la discontinuité présuppose le continu. Comme l’expérience primaire du continu est celle de la conscience, c’est-à-dire celle du temps, la discontinuité la plus originelle sera - auditivement - par exemple l’apparition d’un bruit au milieu du silence. Un tintement de sonnette est perçu comme une forme autonome, qui remplit l’intervalle entre deux zones de silence vides de son. J’appellerai forme saillante toute forme vécue qui se sépare nettement du fond continu sur lequel elle se détache. Si l’on passe du temps à l’espace, alors une forme saillante se dira de tout objet visuellement perçu qui se distingue nettement par contraste par rapport à son fond, l’espace "substrat" dans lequel habite la forme. En général une forme saillante vue aura un intérieur dans le champ visuel ; elle présentera par suite une frontière : son contour apparent. ES p17
Les formes individuées les plus simples sont les boules. En dimension 1, c’est le tintement de sonnette ; en dimension 2, le disque, intérieur d’une courbe fermée simple ; en dimension 3, la boule, intérieur de sa sphère-bord. ES p17
De manière générale, toute discontinuité se traduit par une discontinuité dans l’état sensoriel subjectif [..] La discontinuité subjectivement ressentie n’est que l’écho dans l’organisme de la discontinuité physique extérieure. ES p18
Deux formes saillantes distinctes sont topologiquement disjointes. Les prégnances sont des entités non localisées, émises et reçues par les formes saillantes. Lorsqu’une forme saillante capture une prégnance, elle est investie par cette prégnance; elle subit de ce fait des transformations de son état interne qui peuvent produire des manifestations extérieures dans sa forme : ce sont les effets figuratifs. ES p31
La perception d’une forme prégnante crée un "effet tunnel" qui précipite le point représentatif dans un bassin périphérique, avec libération d’énergie. ES p29
L’idéal de la science contemporaine - et du positivisme - est de tout réduire à des saillances, la seule interaction permise étant la collision entre formes saillantes, et d’éliminer ainsi complètement les prégnances. Elle n’y parvient (c’est la cas de la Mécanique quantique) qu’en renonçant à l’intelligibilité, la particule entité saillante et le champ entité prégnantielle étant alors identifiés. ES p31
On admettra que le phénomène C a émis des "influences" invisibles qui se sont propagées à travers l’espace-temps jusque dans un domaine où elles ont créé ou favorisé la création de l’effet E. Ces influences pourront être soit des "particules", formes saillantes trop petites pour être décelées, soit des "ondes" d’un éther subtil remplissant l’espace, soit une action sur la nature de laquelle on ne peut rien conjecturer (comme les actions magiques). De telles entités non localisées, observables seulement par leurs effets sur les formes saillantes, sont typiquement des prégnances objectives. ES p43
La saillance ne s’explique que par la présence qu’une source universelle de prégnance " lumineuse". ES p49
En Mécanique quantique et Théorie quantique des Champs, les effets ne peuvent être appréciés que statistiquement, et la propagation est définie non sur l’espace lui-même, mais dans un espace fonctionnel, ce qui entraîne un caractère de causalité non local sur l’espace de départ.
En dernière analyse, le caractère "scientifique" des prégnances physiques repose sur leur caractère quantitatif et mesurable, lui-même dépendant d’une définition géométrique de l’espace-temps. D’où ma formule : "La Physique est une magie contrôlée par la géométrie."
Ces considérations sont essentielles pour préciser la distinction entre science et magie. L’homme pré-scientifique a très certainement une connaissance implicite de la géométrie de l’espace-temps. Il peut s’y déplacer, y mouvoir des objets en vue de certains buts, façonner des outils d’action mécanique. Mais cette connaissance n’atteindra une forme explicite - et donc déductive - qu’avec la géométrie grecque. Là, on n’a encore qu’une générativité à caractère qualitatif sur la position des figures, c’est-à-dire des corps solides. C’est seulement avec la grande révolution du début du XVIIème siècle, l’invention des nombres réels comme nombres décimaux illimités (Stévin-Viète), qu’apparaissent la notion de fonction et le calcul différentiel. La notion de loi physique comme relation quantitative entre grandeurs offre alors des possibilités de prédiction considérables, et un contrôle plus précis des déplacements des corps matériels (la Mécanique).
Il ne fait guère de doute que cet accroissement du pouvoir de l’Homme a été précédé (et causé) par une extension considérable de l’imaginaire humain. Dans la notion de groupe (au sens de l’Algèbre), on trouve l’exemple le plus parfait d’un arbitraire contrôlé. Aurait-on pu créer la notion du monoïde libre à k générateurs, si l’on n’avait pas cru au libre arbitre humain? Le rapport entre magie et science apparaît donc essentiellement comme le rapport entre deux modes de contrôle de l’imaginaire ; dans le premier cas (la magie), l’imaginaire des prégnances se trouve contrôlé par la volonté des hommes (ou de certains hommes, les magiciens, experts en pratiques efficaces) ; dans le second (la science), le contrôle est défini par la générativité interne au langage formel qui décrit les situations extérieures, générativité sur laquelle l’homme n’a plus de prise, une fois fixées les conditions initiales. ES p45.
La Biologie n’est pas la Physique : il n’y a pas "en Biologie" d’autre générativité que la reproduction (biologique) des formes vitales. ES p148
On n’a pas conscience, dans les milieux d’expérimentation, de la contrainte considérable que fait peser la postulat du déterminisme local. Toute ma tentative vise à exploiter cette contrainte dans la mesure du possible, et avec le minimum d’hypothèses compatible avec la morphologie observée [..] Ne pourrait-on admettre en Biologie une existence hypothétique comme on l’a fait classiquement en Physique, et dont le critérium de pertinence résulterait de ses capacités à représenter les faits connus, avec le minimum d’hypothèses sur leur nature intrinsèque ?. ES p149
Historiquement, la technique a joué un rôle considérable dans notre interprétation des phénomènes vitaux. Déjà, au XVIè siècle, lorsque l’anatomie apparut avec Vesake et Harvey, on s’imagina le fonctionnement des organes par analogie avec des instruments humains. On vit que le coeur est une pompe qui envoie le sang dans ces canalisations que sont veines et artères; on fit des poumons un soufflet ; les membres, avec leurs articulations, se prêtaient à une analogie mécanique évidente. Ainsi naquit la théorie cartésienne de l’animal-machine...[..] Car il est de fait que l’instrument est un prolongement matériel de l’organisme : c’est le vecteur d’une prégnance d’origine biologique, le support d’une action et le prolongement extérieur de cette activité organique. ES p66[ La conception de l’animal-machine est critiquée par Heidegger qui distingue l’outil de l’organe inséparable d’une aptitude, aptitude elle-même pulsionnelle et déterminant une dimension de l’espace, l’organe résultant d’une spécialisation, canalisation d’une aptitude originelle de l’organisme. Pour Sartre "Cet instrument, nous ne l’employons pas, nous le sommes...Ou bien la conscience survole un univers d’extériorité et ne peut plus entrer dans le monde d’aucune manière. Ou bien le corps est donné concrètement et à plein comme la disposition même des choses... C’est que mon corps s’étend toujours à travers l’outil qu’il utilise " 388/389]
Le Végétal doit en quelque sorte s’identifier au milieu nourricier, donc à l’étendue spatiale. D’où une structure ramifiante qui, si la générativité de la morphogenèse biologique pouvait se déployer indéfiniment, aboutirait à un "fractal" de dimension de Hausdorff intermédiaire entre 2 et 3. La self-similarité qui caractérise les fractals "réguliers" joue donc un rôle essentiel dans la morphologie végétale [..] et se manifeste par la réinjection d’un champ morphogénétique dans lui-même. De là vient que les botanistes acceptent volontiers l’idée d’une mathématisation sous-jacente à la morphologie végétale, une idée qui choque beaucoup les spécialistes des Animaux.
On observera cependant que même chez les Végétaux, il n’y a pas reproduction indéfinie de la même structure ramifiante. Comme "l’infini n’accède au réel que plongé dans le continu", on se heurte de toute manière à la structure moléculaire de la matière (en fait, bien avant, à la structure cellulaire de toute matière vivante). De plus l’apparition de la "fonction " biologique se manifeste par l’arrêt du processus génératif : formation de la feuille chez la plante à feuilles. ES p77
Dans la plante on trouve les quatre éléments : terre, eau, air, feu (la lumière), et la plante est un mixte cinétique de ces quatre éléments, la terre fournissant l’axe de cette rotation, la lumière fournissant l’énergie motrice, et l’eau et l’air étant des fluides vecteurs de l’énergie en jeu. ES p78
(1) Prégnances
Certaines formes ont (chez l’animal) une signification biologique ; telles sont les formes des proies pour le prédateur (affamé), ou le prédateur pour la proie, le partenaire sexuel en période appropriée... La reconnaissance de ces formes suscite une réaction de grande ampleur chez le sujet : libération d’hormones, excitation émotive, comportement d’attraction ou de répulsion à l’égard de la forme inductrice. J’appellerai prégnantes ces formes, et prégnance ce caractère spécifique. Bien entendu, toute forme prégnante est de ce fait saillante. ES p20
Chez l’Animal supérieur (Oiseaux et Mammifères pour être plus précis), on ne trouve qu’assez peu de prégnances : la faim, la peur, le désir sexuel. Mais ces grandes prégnances biologiques affectent tout le comportement en raison de leur liaison avec le conditionnement pavlovien. ES p20
On dira que la prégnance alimentaire de la viande s’est propagée par contiguïté à la forme auditive saillante du tintement de sonnette, ce qu’on exprimera par la formule suivante : la forme saillante du tintement de sonnette est investie par la prégnance alimentaire de la viande. ES p21
En fait, des mécanismes correcteurs entrent tôt en jeu : si une association accidentelle entre formes n’est pas renforcée par répétition, elle ne tarde pas à faiblir et à disparaître. ES p35
En Physiologie, sur le plan fonctionnel, une pathologie est souvent une simplification du processus "normal ", un attracteur de faible dimension prenant la place d’un attracteur très complexe. ES p128
(2) Morphogenèse
(a) L’évolution
Le darwinisme, en proposant pour l’évolution l’explication quasi tautologique de l’adaptation, a ruiné tout effort d’élucidation théorique de l’organogenèse. Vint ensuite, à la fin du XIXè siècle, la Génétique, qui en attirant l’attention sur les lois de l’hérédité et la phénoménologie surprenante des mutations, a achevé de détourner les biologistes de l’étude des formes au profit de la dynamique des populations et de l’analyse des gènes [..] Prise d’un vertige réductionniste, elle refuse de croire - contrairement à l’évidence qu’assure l’introspection de notre psychisme - qu’il puisse y avoir une certaine autonomie de chaque niveau d’organisation. ES p113-114
La Biologie actuelle fait de la sélection naturelle le principe exclusif - le deus ex machina - de toute explication biologique ; son seul tort, en l’espèce, est de traiter l’individu (ou l’espèce) comme une entité fonctionnelle irréductible : en réalité la stabilité de l’individu, ou de l’espèce, repose elle-même sur une compétition entre "champs", entre "archétypes" de caractère plus élémentaire, dont la lutte engendre la configuration géométrique structurellement stable qui assure la régulation, l’homéostasie du métabolisme, et la stabilité de la reproduction [..] La "lutte" a lieu non seulement entre individus et espèces - mais aussi, à chaque instant, en tout point de l’organisme individuel. MM p271
Toute fonction physiologique correspond à une régulation "catastrophique" du métabolisme, une véritable "onde de choc" physiologique; l’organogenèse est une sorte de lissage rétroactif de cette onde de choc, ce qui donne à l’organe sa finalité, car son fonctionnement prévient la catastrophe physiologique (ainsi, respirer par les poumons prévient l’asphyxie). L’homo Faber est apparu, lorsque toutes les fonctions de défense contre les agressions extérieures ont été transférées du plan génétique au plan cérébral, ce qui a permis une accélération énorme du processus évolutif [..] Si l’on considère que le logos d’une espèce biologique définit une figure continue de l’espace-temps, il est normal de penser que les variations continues de cette figure au cours de l’évolution s’effectueront conformément à un principe variationnel excluant les discontinuités, les angles de cette figure. MM p218[L’organisme n’est pas quelque chose qui existe d’abord pour soi et qui s’adapte ensuite. C’est l’inverse : l’organisme s’emboîte chaque fois dans un milieu déterminé. Heidegger p384]Beaucoup de théoriciens modernes - à la suite de Turing - ont évoqué les équations de réaction-diffusion de la forme Dx/Dt = F(x) + kDx pour expliquer la morphogenèse. C’est oublier que la vie est essentiellement canalisation, endiguement et lutte contre la diffusion. ES p59
L’exemple du fleuve qui, par érosion, se canalise lui-même entre ses rives montre que des effets de canalisation peuvent apparaître "naturellement", après un temps assez long d’activité fonctionnelle. Ainsi du rôle de l’habitude. ES p72
Les Idées platoniciennes n’existent pas, mais il faut bien quelque chose comme une Idée pour diriger tout cet ensemble. ES P167
Dans les chapitres qui suivent, je développe un formalisme visant à décrire à la fois l’Embryologie et l’Anatomie comparée des différents Phyla du règne animal ; dans tous ces cas je m’efforce d’expliquer à la fois l’organogenèse et la physiologie à partir d’une structure dynamique unique (issue du lacet de prédation) qui va se compliquant par la suite en vue de rendre compte des ruptures de causalité causées par des discontinuités catastrophiques de la structure du système prédateur-proie. ES p47
Dans un organisme, seules les discontinuités supportant une discontinuité fonctionnelle locale (frontières "actives") doivent être prises en compte comme constituant l’organisation. ES p116
Il ne faudrait pas croire que le métabolisme animal est un système dynamique symbolisé par la BP (blastula physiologique). En fait, la dynamique BP est un modèle (simplifié) du métabolisme global, lequel est situé dans un espace W à un très grand nombre de dimensions. ES p91
Il y a donc dans une telle schématisation une volonté d’ignorance. ES p114
(b) Organogenèses
Bien que la morphologie des Animaux soit d’une très grande variété, les fonctions essentielles de leur physiologie sont, elles, d’une remarquable constance. Avec les Végétaux, les Animaux ont en commun ce qui concerne l’âme végétative d’Aristote, c’est-à-dire essentiellement la reproduction, et peut-être cette propriété problématique qu’est l’"irritabilité" de la matière vivante. Mais les animaux ont en propre tout ce qui concerne leur âme " appétitive", c’est-à-dire la reconnaissance et la capture des proies [..] l’élément topologiquement essentiel est la trajectoire de la proie dans l’organisme ; c’est l’axe du tube digestif. Ce tube, abouché à la peau à ses deux extrémités, transforme l’organisme en un tore plein. ES p79
Apparemment, on a toujours affaire, au début, à une distinction entre embryon (actif) et réserves. Cette distribution définit (grosso modo) un axe, identifié classiquement au gradient animal-végétatif de l’oeuf. La gastrulation a pour effet de transformer ce gradient en un gradient de type externe-interne. ES p122
Tous les embryons animaux sont triploblastiques [..] mais cet attracteur trop complexe va s’imploser localement, donnant naissance aux spécialisations cellulaires. ES p87
Le gradient médio-latéral dans le mésoderme s’interprète comme le paramètre qui disloque le cycle de prédation initial en la somme concaténée du cycle de capture extérieure et du cycle d’assimilation interne : le cycle interne ayant son support côté ventral, et le cycle externe côté dorsal.
Cette distinction apparaît clairement en ce qui concerne le méso-derme latéral, qui va se scinder en la splanchnopleure, constituant la motricité digestive (muscles lisses) et la somatopleure, constituant de l’ossature externe (déplacement, prédation). ES p96-97
Le cycle initial assure la séparation cycle céphalique-cycle caudal ; le deuxième cycle assure un assujettissement moyen-fin : système sensoriel-système moteur côté tête, système circulatoire-système excrétoire côté queue. ES p97
On reconnaîtra différentes étapes : conception (c’est-à-dire fécondation de l’ovule par le spermatozoïde), période des scissions primitives (stade blastula) ; établissement des gradients directeurs (le gradient animal-végétatif, hérité de l’oogenèse de l’ovule, le gradient antérieur-postérieur et le gradient gauche-droite, le premier apporté par le plan de la piqûre du spermatozoïde - ou par un mécanisme épigénétique). Ensuite synthèse des matériaux (par synthèse d’ARN messager, déblocage des gènes correspondants) ; puis formation des grands feuillets (ectoderme, endoderme, mésoderme; stade gastrula) ; neurulation et élongation de l’embryon, ensuite organogenèse par synthèse de feuillets (épithélium + mésenchyme), enfin mise en route des organes, d’abord le coeur d’où se constitue le système vasculaire, puis explosion nerveuse conduisant à l’innervation des organes et, à la fin, maturation des activités fonctionnelles. ES p166
(c) Les cycles biologiques
En Biologie, on a les mitoses qui engendrent la blastula ; puis les gènes qui déterminent quelles protéines synthétiser, puis la scission dans les grands feuillets (ectoderme, mésoderme, endoderme). Ensuite vient la période des opérations de jonction, de synthèse. Il faut voir l’origine de ces opérations dans un facteur essentiel, la forme globale du métabolisme déjà présente sur la blastula, et qui va se particulariser en des organes spatialement localisés. Mais en fait, dans une théorie globale, c’est la structure circulaire totale, le cycle originel (celui de la poule et de l’oeuf), qu’il importerait alors de considérer. ES p167
En poussant ce modèle à l’extrême, on pourrait dire que l’organisme adulte n’est qu’une portion du "déploiement universel" de la dynamique germinale qui règne sur l’oeuf. MM p261
Toute entité en acte, étant "séparée", demande une forme-bord (qui lui sert d’eidos) ; elle repose donc sur un "cycle", au sens de l’homologie ; de même, toute action nécessite aussi quelque chose comme un cycle, car il y a toujours une séquence temporelle de la forme reposèétat agissantèrepos. ES p170
(3) Lacet de prédation
Cependant le cas des êtres vivants pose des problèmes à part : il s’agit là en effet de figures de régulation capables de se reproduire ; par ailleurs, il existe, pour les animaux, une catastrophe correctrice fondamentale : la prédation, par laquelle l’animal se nourrit, et satisfait ainsi ses besoins permanents en énergie chimique. Or dans cette catastrophe, la proie est un élément indispensable, de nature assez semblable à l’animal lui-même. Il apparaît donc ici ce fait fondamental qu’une catastrophe correctrice nécessite la présence d’un être extérieur, un "actant". Il en va de même de l’accouplement en reproduction sexuée.
Or, en théorie élémentaire des catastrophes, on a bien en chaque point de l’espace de base un conflit d’actants, chacun étant défini par un minimum de potentiel local. Dans cette théorie, un seul minima l’emporte sur les autres. MM p112
De plus ce graphe présente un phénomène important, "a priori" troublant : celui de la confusion des actants [..], que le prédateur devient sa proie. [..] Dans le champ sémantique du couple père-fils, on constate que le fils devient le père, ce qui est normal après une génération. MM p114
On peut penser qu’il est à l’origine de la pensée magique, ou de la "participation" caractéristique de la pensée primitive. MM p114
Par exemple, la neurulation est l’absorption par l’animal d’une proie symbolique, qui deviendra son système nerveux, justifiant ainsi l’affirmation que le prédateur est sa proie. MM p115
Quand le prédateur se réveille, il est affamé, et ne pense qu’à " déjeuner" en capturant une proie extérieure. Mais cette proie, il faut la trouver, donc la chercher [..] Ainsi se trouve représenté l’état de privation cher à Aristote. Ce modèle a l’avantage de refléter le caractère essentiellement discontinu du réveil. ES p83
La privation peut être regardée comme due à une lacune de la forme. ES p176
La privation est l’entrée en métastabilité [..] dès que le prédateur P a rencontré une proie p qu’il reconnaît comme telle, a lieu la catastrophe de perception : la prégnance de la proie l’envahit : cette prégnance se manifeste par un "effet tunnel" sur le potentiel de la figure ci-après : le prédateur P quitte le minimum élevé p ; il descend (par le tunnel) au minimum de base m : il redevient Ego, donc soi-même, un prédateur; et la proie pourchassée p va occuper le minimum élevé p laissé vacant par le prédateur. Alors a lieu la poursuite de la proie p qui, en scénario normal aboutit à sa capture au point pli. ES p73
Le sommeil et le rêve transforment le prédateur repu Pp en prédateur affamé P(p), aliéné par l’image de sa proie. C’est dire que cette phase de sommeil transforme le reste matériel de la proie (en voie d’assimilation) en une image mentale de cette même proie. ES p73
Pour Thom le rêve ne protège pas le sommeil et n’est pas une réalisation d’un désir mais sert, au contraire, à la figuration d’un désir à partir des restes diurnes (Aristote, lui, fait du sommeil un lien d’assujettissement, un lien de l’être dans le sens où il ne peut accueillir un autre étant qu’il n’est pas lui-même).
(4) Le cerveau humain
On notera qu’ici le système compétent (ex : rétine, cortex visuel, etc.) retrouve à chaque instant la virginité indispensable à une compétence totale et permanente - et cependant une certaine plasticité existe puisque les sensations perçues sont emmagasinées dans la mémoire. MM p233
Dans le mésencéphale se trouvent les centres (système limbique, thalamus...) qui colorent de prégnances affectives (bonnes ou mauvaises) les stimuli sensoriels. On peut décrire les fonctions du cortex selon deux grandes directions :
D’une part, joindre les qualités "bon-mauvais" qui sont les extrémités d’un spectre de comportements (attractifs-répulsifs) par un continuum de qualités intermédiaires à caractère plus neutre : les "concepts". Le remplissage et la structuration de ce spectre continu originairement indifférencié se réalisent lors de l’apprentissage du langage par l’enfant (c’est la ramification de la prégnance biologique initiale liée au corps de la mère) ; cette fonction se trouve localisée essentiellement dans l’hémisphère gauche.
D’autre part, situer l’image affective du corps fournie par le cerveau-proie dans l’espace des activités motrices du cerveau-prédateur. Ce serait la fonction principale de l’hémisphère droit. Ainsi se trouve réalisée cette fusion du sujet et de l’objet qui caractérise la conscience humaine. ES p148
Dans un territoire T, un organisme entre en général en interaction avec les autres êtres vivants qui s’y trouvent, la compétition pour l’espace est l’une des formes d’interaction biologique la plus primitive. Cette compétition prend alors les formes typiques des catastrophes élémentaires : catastrophes de capture, de don, d’excision... MM p208
Chez les animaux à psychisme plus avancé, il existe dans le système (S) un sous-système (S’) constitué des activités nerveuses ; l’objet essentiel de (S’) est de fournir une copie simulatrice de l’espace extérieur T, des objets intéressants qui s’y trouvent (proies, prédateurs), et de la position du corps par rapport à ces objets. De ce fait, les grands champs fonctionnels associés aux fonctions biologiques essentielles (manger, dormir, etc.) ont eu très tôt une représentation psychique, parce qu’elles affectaient l’image du corps dans S’. Un tel système, réalisant une meilleure copie des conditions extérieures, permet évidemment une réponse des réflexes beaucoup mieux adaptée qu’un automatisme béhavioriste stimulusàréponse de caractère élémentaire. On retiendra de cette théorie l’importance attachée à la représentation spatiale, et à la compétition spatiale comme formes primitives de l’activité psychique. MM p209
C’est dire que ce sont précisément les catastrophes structurellement stables qui sont "a priori" les plus aptes à survivre dans le couplage : RéalitéàEsprit défini par la perception. MM p157
Or parmi toutes las activités psychiques de l’homme, il en est une primordiale : c’est celle qui consiste à organiser les données des sens (vue, ouïe, tact) en une représentation de l’espace environnant - contenant le corps comme domaine privilégié, dont l’intégrité spatiale doit être au maximum respectée. Une telle représentation de l’espace extérieur n’est nullement liée à la faculté de langage, et elle existe, avec plus ou moins de fidélité et de précision, pour tout animal (et même, en un certain sens pour le Végétal). Dans la morphologie (M) du signifié, il y a donc une sous-morphologie (E) décrivant - avec une bonne fidélité - les processus spatio-temporels que nous pouvons percevoir dans un voisinage de notre organisme. MM p154Grâce à la notion de prégnance on peut réunir le mythe de la libido freudien avec la métaphore et la métonymie lacanienne. "La libido est cette lamelle qui glisse l’être de l’organisme à sa véritable limite, qui va plus loin que celle du corps". Les notions de principe de plaisir et principe de réalité se trouvent ré-interprétés (sans aller jusqu’au refoulement) ainsi que les mécanismes de projection.On peut regarder une prégnance comme un fluide invasif qui se propage dans le champ d’une "fissure " du réel par où percole le fluide envahissant de la prégnance. Cette propagation a lieu selon les deux modes : " propagation par contiguïté", "propagation par similitude", par lesquels John Frazer classifiait les actions magiques chez l’homme primitif [..] Observons seulement que contiguïté et similitude font appel à la topologie et à la géométrie respectives de notre espace "macroscopique"; en ce sens, il y a dans le conditionnement pavlovien une base géométrique sous-jacente. ES p21
Dans une situation biologiquement bien régulée, tout renvoi symbolique aboutissant à une forme source réellement rencontrée aboutit au renforcement : satisfaction alimentaire ou "punition" pour les prégnances régulatives comme la peur. ES p23
Or l’affectivité peut être vue comme un agent qui déforme la structure de régulation. La prégnance, qui n’est jamais que le souvenir d’une satisfaction (ou de douleur) antérieure, est aussi l’anticipation de cette même satisfaction (ou douleur). L’action déclenchée par la prégnance vise à obtenir cette satisfaction (ou à éviter cette douleur).
Une affectivité " virtuelle" comme celle que donne l’anticipation a sur le puits de potentiel un effet sur la forme de ce potentiel opposé à l’effet lié à la satisfaction (résultat positif de l’action régulatoire). ES p29
Toute entité externe conçue comme individuée a tendance, par empathie, à être conçue sur le mode d’un être vivant. C’est une des thèses fondamentales de notre théorie que l’opposition aristotélicienne substance-prédicat tend toujours à être ressentie comme l’opposition état de baseóétat excité d’un système dynamique. ES p30
Les mécanismes de propagation et d’investissement des prégnances subjectives - qui agissent objectivement sur les êtres vivants - ont été projetées par empathie sur les choses.
Le plus étonnant est que ce processus, a priori, arbitraire, se soit révélé un succès étonnant à la fois pour l’intelligibilité et pour l’action efficace sur le monde. ES p38
C’est la faculté pour l’observateur de se mettre dans la peau des choses qui serait ainsi à l’origine des grands progrès scientifiques. ES p49
Le caractère propagatif du conditionnement pavlovien montre que toute prégnance peut être modifiée dans ses formes les moins prégnantes, dans ses étages d’intensité faible. ES p24
L’action de s’approprier un objet désiré confère à cet objet une prégnance, celle même associée à l’action qui procure la " satisfaction". Il n’est donc pas étonnant que cette prégnance se propage par imitation - à la simple vue d’individus "supérieurs " qui la manifestent. En un certain sens, le plaisir dû à l’anticipation d’une satisfaction peut être plus grand que celui provoqué par la satisfaction elle-même. ES p51
Je crois que le sacré, chez l’homme, a été caractérisé par le fait que cet axe d’attraction-répulsion peut, en un sens, revenir sur lui-même, compactifié par un point à l’infini. Ce point à l’infini, c’est précisément le sacré. Autrement dit, le sacré se réalise à chaque fois que nous sommes en présence d’une forme qui nous paraît revêtue d’un pouvoir infini, qui est fait à la fois d’attraction et de répulsion. PNPE p76
Je pense que l’art est essentiellement le déploiement du côté de l’inefficacité attractive. PNPE p77
S’il est aisé de concevoir qu’il puisse y avoir des signaux innés de nature olfactive (parce que chimiques), il est douteux que la Génétique à elle seule puisse coder une forme visuelle [..] D’où la nécessité de faire appel à la transmission culturelle, liée à l’organisation sociale ou familiale de la collectivité.
Ici, il y aurait lieu de bien distinguer empreinte et conditionnement. L’empreinte est un phénomène génétiquement programmé, qui produit un effet irréversible qu’aucune expérimentation ultérieure n’arrive à renverser. ES p26
On peut poser en principe que la communication sociale a une fonction régulatoire du corps social. De ce fait, les signaux en usage dans la collectivité sont des vecteurs de prégnance, qui transfèrent une prégnance d’un membre de la collectivité à un (ou plusieurs) autre(s) et permettent ainsi un comportement collectif visant à la capture d’aliments, ou à la défense contre les prédateurs. ES p25
Dans le groupe social, la rencontre d’un individu avec les forme source S peut donner lieu à un dilemme : ou suivre l’"intérêt individuel" qui consiste à pratiquer le réflexe régulateur amenant la satisfaction égoïste, ou suivre la stratégie communautaire, altruiste, qui consiste à pousser le cri vecteur de la prégnance S, et ainsi communiquer cette prégnance aux autres membres de la communauté; un tel cri est donc le signal qui permet de transférer la prégnance P de S, éprouvée par l’individu 1, à un autre individu 2. Exemple : le cri d’alarme qui transporte la prégnance peur, et déclenche des réflexes défensifs d’attroupement ou de fuite, mais risque d’attirer l’attention du prédateur. ES p26
Quoi qu’il en soit, la présence d’un signal associé à une forme source S peut être considérée comme la première forme du concept, classe d’équivalence entre formes saillantes. ES p28
Chez l’homme, comme chez l’animal, l’activité symbolique a pour origine la régulation, l’homéostasie de l’organisme vivant, ainsi que la stabilité du corps social. En tant que systèmes organisés, l’organisme (ou la société) rétablissent leur équilibre après un stimulus extérieur par l’intervention de "réflexes", c’est-à-dire en décrivant dans l’espace des états du système certaines trajectoires privilégiées et attractantes (les "chréodes " de C.H. Waddington). Chacun de ces attracteurs a un bassin [..] Cette extension des bassins se réalise par l’affectivité (douleur ou plaisir) et la symbolique. On voit immédiatement, par suite, qu’il y aura deux types de signes : des signes attracteurs, visant à augmenter l’efficacité des catastrophes favorables, et des signes répulseurs (inhibiteurs) visant à la prévention des catastrophes défavorables.
Toute symbolique a donc au départ une valeur impérative, qui est longtemps demeurée presque inconsciente, liée au sentiment du sacré. MM p241-242
Dans la mesure où le symbole se fait long, chacun de ses éléments perd en valeur impérative, et gagne en pouvoir descriptif. MM p246
Chez l’Homme, au contraire, il y a un très grand nombre de prégnances : on peut dire qu’à chaque concept est associé une prégnance. ES p35
Pour Aristote, un être, en général, c’est ce qui est là, séparé. Il possède un bord, il est séparé de l’espace ambiant. En somme, le bord de la chose, c’est sa forme. Le concept, lui aussi, a un bord : c’est la définition de ce concept. PNPE p22
L’homme s’est libéré de la fascination des choses en leur donnant un nom [..] Libéré ainsi de la fascination des choses, l’ego a pu se constituer de manière permanente, en prenant pour support la représentation du corps propre dans l’espace. MM p248
En même temps, libéré de la tyrannie de ces formes aliénantes, l’espace peut devenir le cadre vide de la Géométrie de la Mécanique. MM p250
Introduire un nouveau symbole, c’est, en jetant une lettre sur le papier, favoriser le déchirement, l’exfoliation du champ sémantique qui sera le support du nouvel actant, et libérer ainsi la démarche mentale de présences obsessionnelles qui l’entravent; MM p251
L’énonciation d’un message est donc, dans cette optique, l’effet figuratif dû à une prégnance investissant le sujet. C.S. Pierce, dans sa théorie de la ternarité, a présenté une analogie assez "prégnante" du phénomène :
Stade Primarité: Intrusion de la prégnance excitant le psyché.
Stade Secondarité: Énonciation du type de prégnance investissante.
Stade Ternarité: Reconnaissance de la source de la prégnance et sa conceptualisation. ES p211
Au début, l’esprit " plie" sous l’impact de la prégnance investissante ; puis il se redresse en essayant de renvoyer la prégnance agressive sur un alter ego. ES p212
Le phénomène linguistique pur est en effet l’investissement (objectif) d’une forme saillante par une prégnance [..] marche de la prédicativité (l’aspect prégnantiel) vers l’indicativité (l’aspect saillant). ES p214
Si quelqu’un crie "Au feu!" au cinéma, on ne se pose pas le problème de savoir si le message est vrai ou faux : il faut se comporter comme s’il était vrai, même s’il est faux [..] Cela donne une idée assez précise du rôle du langage comme support de ce que Heidegger appelle la souci. Il dit que l’existence est liée au sentiment d’inquiétude, au besoin que nous avons de réagir au danger qui nous menace [..] Le logos existe seulement dans cette zone où règne le danger, mais celui-ci peut être conceptualisé, et donc traité en fonction de connaissances antérieures et du même coup, neutralisé. PNPE p134
La vérité est que la forme d’un signe ne peut (au moins historiquement) se dissocier de sa motivation [..] Le caractère signifiant d’une forme est toujours lié à son instabilité morphologique qui lui permet, par transmission, d’engendrer, par déploiement, un complexe de formes plus simples. MM p235
On pourrait je crois défendre l’idée suivante : plus un message est "désintéressé ", moins grande est la poussée affective qui l’engendre, plus il est soumis à l’impératif de prégnance physique, plus il manifeste de structure formelle d’origine archétypale. Au contraire, si le message est "intéressé", s’il répond à une nécessité biologique ou sociologique urgente immédiate, il est alors très instable morphologiquement. MM p237
Au départ, le nouveau-né est entièrement investi par la prégnance attachée au corps de la mère [..] Mais très rapidement, cette prégnance s’étend subjectivement à des parties du corps de la mère (le sein, la face). (On sait depuis Spitz combien la forme du visage peut attirer l’attention visuelle du nourrisson de quelques jours.) Puis apparaîtront les objets "transitionnels" (Winnicott), les autres humains qui le soignent et le nourrissent. Il y a aussi la prégnance attachée au corps propre, qui devient autonome, lorsque la cénesthésie organique se rattache à l’image externe du corps (stade du miroir). Les objets externes, dans la mesure où ils peuvent être objets d’une action, acquièrent de ce fait une autonomie. On assiste donc à une ramification de la prégnance originelle de la mère, qui s’exfolie sur un grand nombre d’êtres et d’objets. ES p36
La possibilité pour l’enfant d’émettre le mot pour faire apparaître l’objet est un renforcement de l’autonomie de cette prégnance, qui finit par se dissocier complètement de celle de la mère. ES p36
Dans l’action humaine comme dans l’action animale, il y a comme un "épaississement" d’une transition abrupte (catastrophique) entre l’investissement virtuel du sujet par une prégnance, et la "satisfaction" qui est le résultat de l’acte. Il ne fait guère de doute que cette partie du discours qu’est le "verbe" a pour fonction essentielle de symboliser cette transition. ES p39
Tout état actuel peut être décrit verbalement par une phrase nucléaire (ne comportant qu’un verbe). De là résulte que faire la théorie de l’acte revient à faire la théorie du verbe, en tant que partie du discours. ES p157
On sait depuis L. Tesnière qu’une phrase nucléaire est toujours associée à un verbe V. Ce verbe est normalement associé à 0, 1, 2 ou 3 actants, le nombre des actants étant ce que L. Tesnière appelait la "valence" de ce verbe. ES p158
Les structures trivalentes apparaissent seulement lorsque la prégnance entre sujet et destinataire est elle-même véhiculée (incarnée) dans une forme saillante " messagère". D’où la caractère ambigu du don, qui est un moyen pour le donateur d’imposer sa prégnance au destinataire. ES p40
Or à partir du moment où l’on a voulu préciser la nature de la catastrophe aperçue, il était naturel que la structure de la phrase reflète la structure dynamique de la catastrophe extérieure. MM p211
En termes modernes, lorsqu’une boule mobile heurte une boule fixe, c’est toujours l’élément mobile qui est le sujet grammatical et l’élément fixe qui est l’objet. Et dans la collision, le sujet cède tout (ou partie) de son moment cinétique à l’objet. ES p48
Si notre langage nous offre une description relativement correcte du monde, c’est qu’il est - sous forme implicite et structurale - une Physique et une Biologie. Une physique, parce que la structure de toute phrase élémentaire est isomorphe (isologue) à celle des discontinuités phénoménologiques les plus générales sur l’espace-temps. Une biologie, parce que tout concept à caractère concret est isologue à un être vivant, un animal. MM p219
Un nom abstrait (le blanc, le bleu, la prudence...) doit être considéré comme une espèce (eidos) au sein d’un genre : en un sens, on pourrait dire que c’est une forme saillante dans l’espace du genre. Il s’agit ici d’une forme "atypique" de la saillance (entités secondes d’Aristote). L’adverbe est une prégnance définie parmi les opérateurs universels de la prédication, agissant sur la "générativité" intrinsèque des espaces de genre. Notre hypothèse universaliste consiste à affirmer que les grandes structures syntaxiques sont issues de la structure formelle des grandes interactions de la régulation biologique, par exemple la transitivité qui engendre les phrases du type SVO (sujet-verbe-objet). J’estime que la prédation biologique est une instance prototypique de l’action transitive ("le chat mange la souris"). ES p197
L’hypothèse universaliste est donc que les "genres" eux-mêmes ne seraient pas des fictions linguistiques, mais auraient bel et bien un substrat universel à caractère intersubjectif. ES p199
On pourra se demander si l’extension d’un concept, en général, ne pourrait être considéré comme un "hypergenre" [..] Le prototype doit être le plus semblable possible à l’ancêtre géniteur du " genre" [..] Le prototype serait-il l’archétype ? ES p206-207
Un des apports essentiels de Ferdinand de Saussure a été son analyse du langage en tant que système de "signes". Selon une définition classique Saussure voit dans le "signe" l’association de deux éléments : 1. Un "signifiant", c’est-à-dire un processus morphologique (sonore, s’il s’agit de la parole, spatial et linéaire s’il s’agit de l’écriture). 2. Un "signifié " - ce qu’on appelle usuellement le sens, la "signification " de l’expression écrite ou parlée. C’est dans l’association entre ces deux éléments que Saussure voit la fonction essentielle du langage, fonction "sémiologique" comme il l’a appelée.
De ces deux éléments, seul le signifiant est susceptible d’une description objective, expérimentalement reproductible. En effet, tout texte écrit peut être considéré comme un "mot" du monoïde libre engendré par un nombre fini d’éléments (les vingt-six lettres de l’alphabet, augmentées de divers signes de ponctuation) et, si l’on fait abstraction de certaines difficultés d’analyse, il en va de même de la chaîne parlée, qu’on peut regarder comme une suite d’éléments irréductibles en nombre fini, les "phonèmes".
Par contre, le "signifié " n’est accessible que par introspection, en tant que réalité psychologique. De là une grosse difficulté théorique ; on voudrait se servir du schéma saussurien : Signifié àSignifiant pour expliquer la structure du langage. Car, selon une évidence psychologique immédiate, c’est le "signifié" qui détermine le "signifiant". c’est parce que nous voulons exprimer telle ou telle idée, décrire tel ou tel fait, que nous sommes amenés à formuler telle ou telle phrase. La possibilité d’expliquer la forme de l’expression par son sens s’est trouvée battue en brèche par une affirmation - classique - de Saussure : le dogme de l’ "arbitraire du signe". S’appuyant sur le fait évident des différences entre langues, Saussure postule que rien, dans la forme de l’expression, ne la relie à son sens, à son contenu ; là où le Français dit : Berger, L’Allemand dit : Hirt et on ne voit pas pourquoi l’un ou l’autre de ces mots serait mieux approprié à décrire l’idée commune qu’ils expriment. Si le dogme de l’arbitraire du signe devait être accepté au pied de la lettre, alors, c’en serait fait de toute tentative d’expliquer rationnellement la forme linguistique. On comprend qu’ainsi la linguistique moderne ait réexaminé le dogme saussurien, pour le nuancer, et dans beaucoup de cas, le détruire. MM p148-149
Devant ces difficultés, une école "formaliste" a repris en Linguistique le programme de formalisation des mathématiques de Hilbert ; elle prétend (Bloomfield, Harris) qu’une étude correcte du langage peut et doit se faire indépendamment de toute référence à la signification. On traite une langue donnée comme un système formel dont on s’efforce de spécifier les axiomes qui définissent les expressions "bien formées". cette attitude a conduit aux développement récents des théories de langages formels, qui sont en fait des théories purement mathématiques liées à l’algèbre non commutative et aux groupes et monoïdes libres. Finalement cette approche s’est probablement révélée plus féconde sur le plan mathématique que sur le plan proprement linguistique ; en effet, une formalisation totale des langues naturelles semble exclue "a priori" pour les raisons suivantes :
a) Si une formalisation simultanée de la langue donnée et de la métalangue d’explication de la théorie était possible, on verrait inéluctablement réapparaître les paradoxes qui interdisent une formalisation globale de l’arithmétique. La phrase : "La phrase que j’écris maintenant n’est pas bien formée", serait contradictoire.
B) [..] Toute tentative d’explication de la forme linguistique doit nécessairement comporter un aspect dynamique, génétique [..] Autrement dit, tout se passe comme si un axiome se fatigue lorsqu’on s’en sert.
C) Enfin la notion même d’expression "bien formée" dans une langue naturelle n’est pas une qualité abrupte et absolue, et il existe une gradation pratiquement continue de degrés d’agrammaticalité ou d’inacceptabilité sémantique. MM p150-151
1. Tout texte se décompose en phrases, dotées isolément d’une signification autonome. Toute phrase se décompose en mots, et tout mot se décompose en syllabes elles-mêmes décomposées en lettres (phonèmes) ("double articulation").
2. Si on considère une phrase P, on peut, à l’aide de transformations en principe formalisables, la transformer en une suite de phrases dites atomiques, elles-mêmes indécomposables par ce procédé. Toute phrase atomique comporte un mot - ou syntagme - essentiel à la signification de la phrase, qu’on appelle le verbe (et elle n’en contient qu’un). MM p152
Le Signifié émet, engendre le signifiant en un buissonnement ramifiant ininterrompu. Mais la signifiant réengendre le signifié, chaque fois que nous interprétons le signe. Et comme le montre l’exemple des formes biologiques, le signifiant (le descendant) peut redevenir le signifié (le parent). MM p233Ce qu’il rate, pourtant, c’est la dimension de césure du signifiant. Le langage part toujours de la totalité qu’on ne rencontre guère dans la réalité empirique et opère par divisions extérieures sur le réel plus que part imitation biologique.
Toute idéologie, c’est-à-dire tout système socialement (mais non nécessairement intellectuellement) cohérent de croyances, repose au départ sur un petit nombre de principes dont tout le reste découle. Ces "principes" dont la nature conceptuelle peut être fort variable, jouent le rôle de "formes sources" pour une prégnance qui investit tous les tenants de l’idéologie : il s’agit en général de concepts flous, dont le pouvoir propagatif tient précisément à leur caractère flou et mal délimité. Ils servent de mots de passe : l’invocation de ces concepts à tout propos et hors de propos marque l’allégeance du croyant à l’idéologie. On reconnaît l’adhésion de quelqu’un à quelque idéologie par l’emploi de ces mots pavillons. La même analyse vaut pour les paradigmes scientifiques au sens de Kuhn. Un paradigme apparaît à la suite de succès initiaux dans un domaine d’expérience D, son domaine "nucléaire". Mais le paradigme vit toujours au-dessus de ses moyens.
Tout le structuralisme lévi-straussien tourne autour des contraintes formelles qui régissent les systèmes mythiques. Il y a de même des contraintes implicites dans les paradigmes actuels. Sans doute ces contraintes, étant les expressions d’archétypes dynamiques sous-jacents, renforcent le pouvoir d’évidence et de cohésion du système. ES p50
Un point mérite d’être signalé : la modèle saillance-prègnance ne vise pas à la prédiction des phénomènes. Quand un sujet se propose d’agir sur un objet, on n’est jamais sûr a priori du succès de l’action. Quand une prégnance atteint une forme saillante, on ne sait pas si elle va l’investir - et si oui quels seront les effets figuratifs qui en résulteront. ES p49
Tout objet, dans la mesure où il est stable (et tout objet est stable, sans quoi on ne pourrait s’apercevoir de son existence) est nécessairement, sous une forme ou une autre, un système régulé [..] Il résulte de cette description que l’évolution d’un système régulé n’est pas nécessairement déterministe. MM p108
Dans la plupart des cas (notamment les organismes hautement centralisés), les mécanismes correcteurs interviennent selon le principe du tout ou rien. Il est ainsi impossible au système de se livrer simultanément à deux " réflexes correcteurs différents". Il en résulte que la figure de régulation présente nécessairement des points faibles ; ce sont les points périphériques situés sur les séparatrices entre deux bassins de réflexes correcteurs. En ces points le système hésite (comme l’âne de Buridan entre ses deux bottes de foin) sur le choix de réflexe correcteur, ce qui peut avoir des conséquences fatales. MM p115
A l’échelle macroscopique, de nombreux phénomènes présentent une certaine forme d’instabilité, due au fait que des symétries initiales disparaissent [..] d’infimes variations des conditions initiales peuvent conduire à de très grandes variations de l’évolution ultérieure. Dans tous ces cas, il est possible de postuler que le phénomène est déterminé; mais c’est là une position proprement métaphysique, inaccessible à toute vérification expérimentale. Si on veut se contenter de propriétés expérimentalement contrôlables, on sera amené à remplacer l’hypothèse invérifiable du déterminisme par la propriété vérifiable de "stabilité structurelle". MM p256
Dans les situations conflictuelles - comme l’est la prédation chez les animaux supérieurs - le comportement global ressortit à la théorie des jeux [..] Le processus total, conflictuel, est imprévisible, et l’issue en est en principe contingente.
Le mérite du formalisme catastrophique est ainsi d’associer à tout ensemble d’actes topologiquement équivalents un schéma formel unique, intemporel, tenant compte des buts opposés des actants, et rejetant la description de leur comportement dans une dynamique sur l’espace de contrôle en elle-même mal déterminée.
Dans l’acte conflictuel impliquant deux actants, la puissance (dynamis) resurgit dans les initiatives tactiques des actants joueurs, ce qui conduit à la discontinuité de leurs mouvements respectifs et du mouvement global du système. ES P163
(Dans la notion de groupe (au sens de l’Algèbre), on trouve l’exemple le plus parfait d’un arbitraire contrôlé. Aurait-on pu créer la notion de monoïde libre à k générateurs, si l’on n’avait pas cru au libre arbitre humain? ES p45)
Le télos pourrait être ainsi considéré comme le centre organisateur d’un champ morphogénétique d’êtres et d’événements se déployant selon la temporalité. En ce cas le télos devrait être toujours distinct de la terminaison. ES p154
Je crois à la légitimité des affirmations finalistes en Biologie; il est vrai de dire - comme Voltaire l’affirmait en son temps - que nos yeux sont faits pour voir, et nos jambes pour marcher [..] L’idée fondamentale de notre modèle est que toute spécialisation cellulaire étant caractérisée par un régime stable du métabolisme local, c’est-à-dire un attracteur A de la cinétique biochimique tangente au point considéré, la signification fonctionnelle du tissu correspondant s’exprime dans la structure géométrique ou topologique de cet attracteur A [..] Ainsi, il est légitime de dire - conformément au point de vue vitaliste (à la Driesch) - que tout microphénomène intérieur à l’être vivant a lieu conformément au "plan", ou au "programme" global; mais il est non moins correct d’affirmer que l’évolution de tous ces sous-systèmes s’effectue uniquement sous l’action d’un déterminisme local. MM p266
Ainsi un linguiste peut parfaitement croire, simultanément, au libre arbitre humain et à la possibilité de formaliser la syntaxe d’une langue. MM p20
Par nécessité, toute finalité est conditionnelle, ainsi que toute causalité formelle impliquant l’avenir [..] Ainsi, la finalité n’est pas directement active. De même que la statue a besoin du statuaire pour que sa forme se réalise, toute finalité exige la présence d’entités "compétentes", lesquelles, une fois entrées en privation, vont combler cette privation en réalisant l’exigence de la forme future. ES p221
Les actes finalisés comportent donc souvent une morphologie de jonction (c’en est presque une caractéristique contrairement à l’acte fondateur, qui lui, "sépare " comme l’entéléchie d’Aristote). ES p222
On ne peut, en effet, identifier la Géométrie au biologique ni au psychologisme comme Husserl l’a démontré après Kant. L’idéalisation conceptuelle normative des sciences ne se laisse pas réduire à la richesse infinie de la réalité empirique. La logique n’est pas une contrainte interne de la pensée mais, au contraire, les règles de l’intersubjectivité, du dialogue, règles du jeu de l’échange dialectique. La règle ne concerne aucune matérialité mais institue des équivalences a priori entre énoncés logiquement corrects. Les propriétés d’un triangle isocèle ne sont rien d’autre que les conséquences de sa définition idéale, extérieure et non de sa réalité approximative ou de sa représentation grossière. L’histoire d’une science est le déploiement de cette intersubjectivité dans l’après-coup de son énonciation, processus langagier, écriture plus que résultat de l’expérimentation. Mais, si le langage, le signifiant est, par principe, arbitraire, n’ayant rien à voir avec la matérialité de l’objet qu’il se contente de nommer, de classer et de relier, opérant par divisions, par dichotomies successives, l’accord entre les sujets qui fonde le langage aurait été impossible à construire sans l’intégration et l’unification visuelle du monde, l’évidence biologique (intuitive) de l’espace-temps précédant sa géométrisation. La théorie des catastrophes permet de distinguer rigoureusement l’évidence du modèle de la perception (reflet de l’enchaînement des causes phénoménales) avec l’autre source, culturelle, de l’évidence commune. Encore faut-il distinguer aussi dans le langage humain l’ordre de la vérité objective construite (universelle, scientifique, éternelle bien qu’inachevée) et celui d’une simple convention, communauté de langage, de représentation, de paradigme relevant de la tradition dans sa contingence historique, familiale, actuelle, dans son arbitraire essentiel et sa liberté contraignante. L’abstraction géométrique explicite et objective donc la perception biologique subjective mais, loin de dériver naturellement, immédiatement, de notre connaissance intuitive, elle la rejoint au bout d’une élaboration purement formelle, intersubjective, où se joue sur une autre scène (à un autre niveau de réalité, celui du sens) l’esprit de l’homme entre nous, pour lequel nous avons toujours déjà pris parti, dans nos projets, et dont nous sommes responsables.
Ce qui différenciera toute recherche sur l’homme des autres types de questions rigoureuses, c’est précisément ce fait privilégié que la réalité humaine est nous-mêmes : "L’existant dont nous devons faire l’analyse, écrit Heidegger, c’est nous-mêmes. L’être de cet existant est mien". Or il n’est pas indifférent que cette réalité humaine soit moi parce que, précisément pour la réalité humaine, exister c’est toujours assumer son être, c’est-à-dire en être responsable au lieu de le recevoir du dehors comme fait une pierre. Et comme "la réalité humaine" est par essence sa propre possibilité, cet existant peut se "choisir" lui-même en son être, se gagner, il peut se perdre".
AbréviationsJ.-P. Sartre. Esquisse d’une théorie des émotions p14
ES : Esquisse d’une Sémiophysique, InterEditions,
1991
MM : Modèles mathématiques de la morphogenèse,
Bourgois,10/18,1974
PPE : Prédire n’est pas expliquer, Flammarion,
Champs, 1993
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