Le sens de l'Histoire

Tant que, par la réflexion discursive philosophique, l’homme n’a pas pris complètement conscience d’une situation politique donnée à un moment quelconque de l’histoire, il n’a aucune "distance" vis-à-vis d’elle. Il ne peut pas "prendre position", il ne peut pas se décider consciemment et librement pour ou contre. Il "subit" simplement le monde politique, comme l’animal subit le monde naturel où il vit. Mais la prise de conscience philosophique s’étant effectuée, l’homme peut distinguer entre la réalité politique donnée et l’idée qu’il s’en fait "dans sa tête", cette "idée" pouvant alors faire fonction d’un "idéal ". Toutefois, si l’homme se contente de comprendre (=expliquer ou justifier) philosophiquement la réalité politique donnée, il ne pourra jamais dépasser ni cette réalité elle-même ni l’idée philosophique qui correspond à celle-ci. Pour qu’il y ait "dépassement" ou progrès philosophique vers la Sagesse (=Vérité), il faut que le donné politique (qui peut être nié) soit nié effectivement par l’Action (de la Lutte et du Travail), de façon à ce qu’une réalité historique ou politique (c’est-à-dire humaine) nouvelle soit d’abord créée dans et par cette négation active du réel déjà existant et philosophiquement compris, et ensuite comprise dans les cadres d’une philosophie nouvelle. Cette nouvelle philosophie ne conservera que la partie de l’ancienne qui aura survécu à l’épreuve de la négation créatrice politique de la réalité historique qui lui correspondait et elle transformera ou "sublimera" la partie conservée en la synthétisant (dans et par un discours cohérent) avec sa propre révélation de la réalité historique nouvelle.
Kojève. Tyrannie et Sagesse (De la Tyrannie Léo Strauss p 276)
La politique commence avec les premières cités (polis), à l’époque de Sumer et d'Akkad (-3500), dépassant déjà dans la cohabitation des sumériens et des akkadiens l’idéologie classique et tribale des hordes barbares indo-européennes. Cette idéologie archaïque, aristocratique et "raciste", se perpétuera pourtant bien au-delà des spartiates. C'est la logique d’identification d’une société fermée s’opposant aux peuples étrangers, ne considérant que les intérêts du clan mais s’opposant aussi, à l’intérieur, entre les Maîtres (Les Hommes/ Semblables/ Égaux/ Andres/ Aryens) et les Esclaves (anthropos, bétail à deux pieds). [C’est l’effet d’une nomination où se définit l’unité d’un groupe et, comme dit Spinoza, "Toute définition est une négation", une opposition à ce qui ne porte pas ce nom, le signifiant divisant le réel extérieurement et opposant la culture à la nature, l’Un à l’Autre.] Le pouvoir légitime permet de former les meilleurs (aristos) pour un pouvoir meilleur, conforme à la nature éternelle qui détermine notre fonction, notre place, sans liberté face à notre destin. Par contre, les tyrannies, c’est-à-dire les pouvoirs illégitimes, acquis par la force par ceux dont la fonction n’était pas de régner et qui n’ont pas reçu la formation adéquate, ne sont que des accidents qui ne remettent pas en cause l’ordre éternel naturel. Cependant, dès l’époque sumérienne, de Ninive à Babylone, la cité cosmopolite devra dépasser cette société fermée en organisant des compromis politiques, à partir d’une coexistence impossible de logiques exclusives jusqu’aux synthèses religieuses imposant une nouvelle unité globalisante.

Les Égyptiens, représentants uniques d’une longue légitimité ne rencontreront qu’assez tardivement les autres peuples, après la reconquête de l’Égypte contre les Hyksos, étendant leur empire alors jusqu’à la Syrie. La réponse à cette nouvelle diversité a été d’abord purement idéologique, religieuse, Akhenaton voulant unir les peuples simplement par l’unité de Dieu, sans même se soucier de maintenir son empire effectivement. Ce fut un lamentable échec mais qui formait déjà le projet universaliste de l’unité des peuples et des classes (cf. bas-relief armanien unifiant divers peuples dans la prière à Aton, l’esclavage était d’ailleurs très peu pratiqué en Égypte malgré les Hébreux). L’échec n’avait d’autre issue que le repliement sur soi forcément temporaire et relatif, déjà condamné lui aussi. La contradiction n’avait pas été résolue.

L’empire suivant des Assyriens faisait le choix de la cruauté et de l’anéantissement des autres civilisations par la déportation (le contraire de la purification ethnique). Le mélange des populations sans unité entre elles, ni de langue, ni de religion, cette tour de Babel enfin, ne pouvait que s’écrouler, la terreur ne suffisant pas à unir une population dans la pure négation de la différence qui réduit tous les autres peuples à l’esclavage. La force ne suffit pas à résoudre la contra-diction. La question reste entière de la représentation symbolique de l’unité d’une diversité renforcée par les déportations, déracinée de toute légitimité naturelle et excluant toute autre représentation. La conséquence en a été logiquement une nouvelle solidarité, forgée par la terreur, de tous les peuples opprimés et s’incarnant dans l’empire de Cyrus.

Pour les Hébreux, peuple illégitime sans terres, c’est l’acte d’Alliance, l’obéissance à la Loi de la communauté, à son dieu, qui fait le peuple, son unité sans différences naturelles (le peuple proteste face à Moïse : nous aussi nous sommes le peuple élu). Le rejet des autres dieux est d’abord le rejet des rites agricoles de résurrection. La négation de l’esclavage semble se faire en réduisant tout le peuple à l’esclavage sectaire de la Loi divine qui s’applique de façon privilégiée aux travailleurs (repos du Shabat). Ici l’unité du peuple sans classe (dans la religion!) s’oppose à l’unité des peuples entre eux. L’utilisation, par les Perses, de cette tradition pour s’opposer à l’Égypte, espérait attacher, ici comme ailleurs, Ce Dieu à Ce lieu, alors que l’expérience de l’Exil, éclairée par celle de l’Exode, devait l’universaliser au contraire.

Cyrus, le sauveur des peuples, roi légitime et sans doute partisan de Zarathoustra (prônant, en tout cas, l’unité de Dieu par delà ses représentations et dont le "Monothéisme" avait permis le regroupement des Perses, leur unité), étend son empire en respectant les classes naturelles et la division des peuples, leur liberté (il libère les peuples et leur rend leurs terres et leurs dieux, à l’opposé des Assyriens comme nous l’avons vu). L’"unité des peuples", sans unité de religion, respecte la division naturelle en classes comme la séparation naturelle des races. C’est la perfection de l’ordre classique qui sera abattu par les Grecs alors même que ceux-ci feront l’éloge contradictoire de ce qu’ils ont combattus (Platon, Xénophon). Car la diversité n’était pas résolue à être simplement reconnue comme une solidarité défensive et concrète. L’unité du Principe affirmée par Cyrus, comme l’émergence de la personne, ne s’imposait pas à tous mais seulement au Prince encore. L’unité politique de l’empire, en accélérant les échanges, intensifiait pourtant la contradiction des discours.

Les Grecs, avant Alexandre, considéraient aussi, dans leurs discours les non-Grecs comme des barbares, mais il suffisait de parler le Grec pour qu’un étranger puisse se faire accepter à Athènes depuis Solon. Les Athéniens, peuple mélangé, n’ont créé la Démocratie que sous la pression de contraintes militaires d’adhésion des marins à la défense de la cité. Menacée par la démagogie, la Démocratie apparaissait à Platon comme le plus mauvais des régimes alors même qu’il admettait que ce soit le régime le plus favorable à la philosophie. La Sagesse, étant d’abord Maîtrise des passions, il ne pouvait reconnaître cette qualité à la foule, préférant confier le gouvernement à une aristocratie de sages, veillant dans la concorde à l’Ordre éternel. La République de Platon illustre bien ce modèle de gestion exemplaire de classes naturelles, biologiques, sans avoir besoin de recourir au sentiment du sujet qu’on traite en objet au nom de la Raison classificatrice appelée ici justice. Xénophon fait aussi la théorie de l’empire Perse alors que l’existence d’Athènes en est la réfutation en acte (la puissance de la Liberté contre le Despotisme oriental qui, en élevant le monarque au dessus de ses pairs, jusqu’à le diviniser, abolit, en fait, l’aristocratie et réduit tous ses sujets au statut d’esclave). La Démocratie n’est pas tant le pouvoir du Peuple que celui des discours où l’argumentation publique, sans égard à la qualité du sujet, clarifie les enjeux et inscrit le groupe dans une représentation symbolique. L’idée de Nature et de divinité perdait ainsi toute légitimité, Socrate n’a pas été condamné pour autre chose.

Alexandre, élève d’Aristote et roi légitime, conçoit l’unité de l’humanité par croisements biologiques mais sans imaginer supprimer les différences de classes (justifiées par la nature pour Aristote), seulement les différences de peuple et cherchant une synthèse religieuse (Sérapis) mais laissant plutôt intacte la diversité symbolique. Les différences de conception ne s’étaient pas encore affrontées et réunis sinon dans la personne même du Conquérant.

Le lien à la nature rompu, le Stoïcisme et le Néoplatonisme développeront la notion de la personne détachée de son groupe, en qui doit se faire la synthèse du savoir qui manque au Symbolique sans ne laisser pourtant à cette personne qu’une liberté de pensée. La séparation d’essence du Maître et de l’Esclave était déjà bien entamée ainsi. Elle est d’ailleurs abolie, peut-on dire, en Chine depuis -338, la compétence étant reconnue contre la classe sociale grâce à Maître Chang Yang pour le prince Ts’in Hiao (-207). Déjà Confucius en infléchissant la Noblesse du côté de la Vertu réfutait sa légitimité biologique.

La République romaine s’est établie sur une alliance des classes, inégalitaire, du Sénat et des Tribuns préservant leur division naturelle alors que César, malgré les légendes familiales qu’il a pu se forger porte dans son nom même la marque de son illégitimité, sa naissance extra-naturelle. Après les révoltes d’esclaves (Spartacus), les réformes des Gracques et le pouvoir des généraux, depuis Caius Marius, remettant en cause les classes traditionnelles, il ne doit son empire qu’à ses actes. C’est en cela qu’il est le modèle chrétien. Le Césarisme est l’élection par l’armée de l’empereur sans égard à sa naissance mais à son autorité acquise. Il y a, cette fois, combinaison d’un empire regroupant de nombreux peuples et une remise en cause de la fonction naturelle acquise de naissance ne laissant subsister des classes qu’un état de fait (un esclave pouvant devenir empereur). Cette réfutation de l’idéologie classique devait trouver sa formulation dans le Christianisme de Paul pour qui, en effet, c’est l’acte qui sauve, négation de toute différence de nature (classe ou race) même si, là aussi, le moyen âge ne s’en étant guère aperçu, il faudra attendre la Réforme et la Renaissance pour reprendre la dialectique. En effet, la promotion du Christianisme par les empereurs romains privilégiait le point de vue du Maître (la charité étant une vertu de riche, l’homme d’essence divine bien que pêcheur) et laissait subsister le familialisme païen, même si la Bonne Mère chère aux agriculteurs s’effaçait momentanément derrière la figure du Père des conquérants barbares.

Les Arabes, continuant le Judaïsme plus que les Chrétiens, imposeront par la force une synthèse orientée, au contraire, du côté de l’esclave, du commerce, plutôt que de la liberté du Maître, en déclarant la soumission (Islam) de tous, sans exception, à une seule autorité car celle-ci est hors de la communauté. Mais c’est, en fait, la communauté des croyants elle-même (Umma), comme totalité, qui représente la seule autorité légitime et qui n’accepte aucune autre représentation que son unité. Comme pour les Juifs, Dieu est identifié explicitement à l’unité de la communauté mais délivré de la mise en scène familiale, de tout racisme et de tout biologisme, donc aussi du culte de la personnalité et du paternalisme (ce n’est pas le Père qui fait la communauté mais celle-ci qui s’unit avec son chef). Ils ont profité des luttes épuisantes de l’empire Romain christianisé et de l’empire Perse persistant, ainsi que de la sympathie des monophysites orientaux. Plutôt qu’une synthèse des élites intellectuelles et religieuses exprimées par le Christianisme et le Zoroastrisme gnostique, glorifiant la personne singulière, c’est l’énoncé simple et clair de l’unité de Dieu qui remplit toute la foi et opère l’unité des croyants en niant les subtilités de la diversité des traditions rassemblées dans une synthèse divine mystérieuse. L’unité des croyants est, explicitement, l’objet de la croyance. Mais le sens commun, les sentiers battus (sunnites), ne laissent aucune place à l’esprit individuel où pourtant l’esprit s’incarne effectivement, dans sa finitude.

La rencontre de l’antiquité par la Renaissance semblera, avec Luther, revenir à l’ordre ancien avec la prédestination mais, en fait il ruinera toute prétention humaine à fonder cet ordre dans une nature car il est tout entier liberté de Dieu. L’opposition du Saint empire romain germanique et du Saint siège trouvera son aboutissement dans la réfutation d’une autorité religieuse extérieure, ne se fondant désormais que d’un rapport direct personnel avec Dieu. La Réforme, en détruisant les solidarités féodales, a préparé l’avènement des nations modernes. Les guerres de religions ainsi que l’accroissement du commerce mondial, avec les Portugais, vont aboutir, avec les Anglais, à la dévalorisation de la religion au profit de la technique (surtout militaire) et du commerce, et donc à la séparation de fait de l’État et de la religion, au profit d’une solidarité de classe des aristocrates de pays différents mais liés par mariages, malgré les différentes religions, comme, plus tard, se constituera une solidarité de l’intelligentsia, classe sociale de la double culture (occidentale, scientifique, mais aussi nationale). L’unification biologique du monde qui accompagne son unification commerciale aura d’abord pour conséquence de terribles épidémies comme la grande Peste en France, ou la variole aux Amériques.

Machiavel d’un autre côté interprétera la synthèse de l’esclave travailleur et de la personne de valeur dans la notion de Prince (car là on n’en peut appeler à autre juge 126), de compétition et d’efficacité donnant au capitalisme, préfiguré déjà par les collectivités de moines producteurs et la croissance du commerce, sa théorie sociale appelée plus tard, en hommage à la Science, le Darwinisme social. Mais, c’est l’unité effective de la société, la République, qu’il était conscient de fonder sur l’économie et l’individu (les honneurs et la richesse 173).

Il m’a semblé plus convenable de suivre la vérité effective (vérità effettuale) que son imagination. 109
Ce qui ne signifie autre chose, d’avoir ainsi pour gouverneur une demi-bête et demi-homme, sinon qu’il faut qu’un prince sache user de l’une ou l’autre nature et que l’une sans l’autre n’est pas durable. 124
Ne s’éloigner pas du bien, s’il peut, mais savoir entrer au mal, s’il y a nécessité. 126
Or que nul seigneur ne pense pouvoir jamais choisir un parti qui soit sûr, qu’il estime plutôt qu’il faut qu’il les prenne tous incertains. 157
Dieu ne veut pas entreprendre de faire tout lui-même pour ne nous ôter point le libre arbitre et une partie de cette louange que nous pouvons avoir. 179
L’unification du monde achevée, l’essor du mercantilisme anglais et la destruction de l’ordre ancien, systématisée par les lumières, aboutit avec la Révolution française aux Droits Universels du Citoyen qui, de la Terreur à Napoléon, s’universalisera effectivement dans l’État bourgeois où la société politiquement homogène reste divisée socialement en classes dont l’une exploite l’autre. Le pas de Marx réside dans l’unification effective par le travail, qui s’incarnera, avec Staline, dans le Stakhanovisme (synthèse de l’émulation et du travail).

La première guerre mondiale va déranger la belle ordonnance d’avant-guerre qui a vu la domination coloniale du monde par les nations occidentales coexistant entre elles en restant attachées à leurs différences culturelles et, donc, à leurs divergences d’intérêts. Cet équilibre instable déclenchera une catastrophe démesurée sans réussir à surmonter les particularismes dans la Société des nations, héritière d’une guerre qui avait exacerbé les nationalismes et les ressentiments (traité de Versailles) pour aboutir à un degré supérieur encore dans l’horreur, limité seulement par l’immensité de ses ravages (Les génocides arméniens, juifs et Indo-musulmans d’un côté, Hiroshima de l’autre). L’arme nucléaire empêche désormais que l’unification politique des nations s’impose par la voie des armes.

Hitler et le fascisme représentent la dernière tentative de retour à l’idéologie antique et raciste. Ne se voulant pas tant résurgence archaïque, mais se réclamant de la Science elle-même et de la technique la plus moderne pour retourner à la barbarie. C’est, en fait, une tentative d’homogénéisation biologique de la société (rejetant la distinction Maître/Esclave à l’intérieur de la race pour la reporter en domination d’une race sur les autres) comme, d’un autre côté, le Stalinisme a voulu imposer par la terreur l’homogénéisation symbolique de la société. L’horrible leçon que notre présent en a reçu, c’est bien qu’on ne doit pas prendre le sujet pour un objet et vouloir modeler un homme nouveau. La position scientifique, désintéressée est négation du regard de l’autre qui peut mettre en cause sa propre position de sujet. Il ne s’agit pas d’instituer un ordre éternel, bureaucratique, auquel devraient se plier tous les citoyens mais bien de confier à ces Citoyens la décision de leur intérêt. Cette reconnaissance des capacités de chaque électeur peut paraître démesurée, c’est ce qui en fait le prix et la dignité. La Révolution culturelle chinoise préfigure notre avenir en exacerbant les contradictions de la Bureaucratie et de la Masse des individus. La Chine doit apprendre du Marxisme la liberté individuelle qui lui manque car elle avait déjà une longue expérience d’une société sans classes basée théoriquement sur la compétence et livrée, en fait, à la corruption et à la tyrannie des bureaucrates locaux. Cette liberté exige l’ouverture, et ce n’est que très récemment que la marchandise semble abattre enfin les murailles de Chine que le Communisme n’avait pas vraiment entamées.

Notre époque ayant réalisé l’unification mondiale, économique et technique, se trouve confrontée à la diversité culturelle d’autant plus intacte qu’elle ne prend plus la forme d’un affrontement entre deux blocs antagonistes. Le multiculturalisme américain ne constitue pas une réponse appropriée, posant les mêmes problèmes qu’au temps de Cyrus (qu’il suffise de mentionner le retour de la purification ethnique et la multiplication des conflits locaux même si l’apartheid a été vaincu). La volonté d’unité des Musulmans reste une alternative crédible bien qu’elle soit peu compatible avec le monde de la Science et de la Technique, représentant plutôt les exclus de la consommation. C’est bien cette domination de la Science qu’il faut pourtant remettre en cause, en tant qu’objectivation du sujet, sans renier toutefois ses acquis et sans revenir aux traditions communautaires archaïques ou locales revendiquant une soit disant égalité avec la tradition occidentale. Le repliement sur soi ne peut être que momentané et la mondialisation ne peut avoir d’autre contrepartie que l’individu, et non le groupe particulier dont il est originaire. L’unité du monde doit s’incarner dans une nouvelle synthèse qui devrait être consciente de soi comme volonté d’unité, d’une part, et comme produit historique, temporaire, de l’autre (Le Structuralisme et la déconstruction en sont les préalables, sans doute, et ce depuis Marx). Les Droits abstraits du Citoyen doivent répondre à la critique marxiste et, en devenant effectifs (Droit au travail, au logement, à la médecine et à la consommation), tendre à l’homogénéisation réelle de la société dans le nouvel État universel (y compris au niveau du génome humain, la médecine étant désormais un des premiers facteurs d’unification du monde avant le commerce et la technique). Il y a urgence à construire le nouveau discours de l’unité mondiale devant l’exacerbation des contradictions et les enjeux de simple survie planétaire. Nous devons construire notre monde, le réunir dans une nouvelle conception du monde et, on peut penser que la mondialisation des communications et des réseaux y conduira assez rapidement même si les résistances sont toujours aussi vives à renier son identité historique, familiale, naturelle, qui disparaît pourtant en même temps que le mode de vie rural hérité du Néolithique.

L’urgence du problème n’est pas simplement intellectuelle ou idéologique. Ainsi, l’unification biologique opérée par la médecine est absolument décisive à la longue : échapper à sa protection c’est mourir de maladies nouvelles, en bénéficier c’est augmenter les populations à un point qui nécessite l’industrialisation et l’ouverture au marché mondial. La médecine représente cette action locale bénéfique individuellement mais produisant des catastrophes au niveau global. Elle représente l’absence de pensée de la science, ne voulant connaître que le degré d’efficacité immédiat mais qui, en même temps, par ses actes, impose une vision objective de l’homme, corps dévoué au travail, vie réduite à l’hygiène. Elle est pourtant débordée par le plaisir, du côté des drogues comme de celui de la relation humaine singulière (où échoue la demande psychosomatique). Refusant toute pensée globale, toute idéologie de sa pratique en revendiquant le statut de technicien rémunéré, il impose avec d’autant plus de force insaisissable le système qu’il reproduit et l’homogénéisation des corps. Sa responsabilité est dégagée par la satisfaction de son client ou même, simplement, au nom de sa bonne volonté, c’est ce qu’on appelle l’éthique médicale. Et il est certain qu’un médecin quelconque n’est pas responsable du discours médical puisque c’est bien l’effet de ce discours de produire un acte dégagé de ses conséquences (le harcèlement juridique des médecins américains est aussi bien un obstacle à la médecine). C’est donc bien ici que l’idéalisme formel de l’unité prend force de contrainte effective. L’appropriation de la médecine par le corps social implique inévitablement la constitution de dogmatismes explicites débattus publiquement mais, au-delà de son idéologie hygiéniste, elle unifiera toujours les corps réellement sans tenir aucun compte des résistances du discours ou de prétendues races.

La dimension mondiale des impasses de la technique, l’universalité de la Science, l’homogénéisation de la société et du Droit ne peuvent se résoudre sans l’unification politique du monde et, donc, la construction de l’idéologie de son unité historique. Cette unité ne peut se réduire simplement à l’uniformisation totalitaire (globalitarisme). Elle ne saurait être tolérable, et donc triompher de la durée, sans se fonder sur la dignité et la liberté concrète de tous, c’est-à-dire la diversité et la singularité de chacun, restituant le pouvoir et la richesse à ceux qui en sont l’origine et le principe, réalisant enfin les avancées historiques de la Religion, de la Philosophie et de l’Art, ce qui ne peut se faire sans les luttes concrètes de leurs contradictions concrètes constituant cette réalisation même.
 


Cette histoire est inspirée de Toynbee et Kojève, avec qui on retrouve Hegel et Marx. Ici, le point de vue "politique", implique une histoire idéaliste comme universalisation. Pour un point de vue plus matérialiste basé sur la transformation du travail voir le travail de l'histoire. Pour Heidegger cette histoire est celle de l'oubli de l'être (du Tao) et l'histoire de la subjectivation du monde qui est domination de la technique rationnelle (pour moi effet de la domination dans le travail). La mondialisation est notre objectivation dans l'uniformité. C'est l'autre face de cette fin de l'histoire qui nous dépossède de nos projets et fonde la nécessité de sa subversion (Debord) qui présuppose pourtant cette "mondialisation" achevée. Il y a donc équivalence du discours du pouvoir, du Maître, et du discours rationnel (technique, travail) qui nous réduit au statut d'esclave.
L’homme est devenu le subjectum. C’est pourquoi il peut, selon les manières dont il se comprend lui-même et se veut comme tel, déterminer et accomplir l’essence de la subjectivité. L’homme comme être raisonnable de l’époque des lumières n’est pas moins sujet que l’homme qui se comprend comme nation, se veut comme peuple, se cultive comme race et se donne finalement les pleins pouvoirs pour devenir le maître de l’orbe terrestre [..] Dans l’impérialisme planétaire de l’homme organisé techniquement, le subjectivisme atteint son point culminant, du haut duquel l’homme descendra dans les plaines de l’uniformité organisée pour s’y fixer et s’y installer ; car cette uniformité est l’instrument le plus sûr de l’empire complet, parce que technique, sur la terre. La liberté moderne de la subjectivité se fond complètement dans l’objectivité lui correspondant.
Heidegger Chemins p99
Il n'y a pourtant de Maître, de subjectivité, que pour un autre, dans un dialogue égalitaire, un échange libre et risqué qui est aveu du manque, amour d'une sagesse impossible qui nous rassemblerait dans notre différence. Le capitalisme qui est l'économie séparée de la société (grâce au Droit écrit et au salariat) trouve sa limite dans la destruction de ses ressources et de la société qu'il voudrait former à sa convenance mais qu'il ne fait que détruire au nom du néolibéralisme. L'écologie est la négation de la séparation de l'économie et commence par un travail plus humain, le retour du sujet.
 
 
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