La science des limites
(Prigogine, Stengers)
Entre le temps et l’éternité. Flammarion
S’il existe une vérité dépourvue de relation sensible ou rationnelle avec l’esprit humain, elle restera néant aussi longtemps que nous resterons des humains.
Tagore
Où voit-on soumettre à la critique et à l'élucidation ce puissant acquis méthodologique qui conduit de l'environnement intuitif à l'idéalisation mathématique et à l'interprétation du monde comme être objectif ? Les bouleversements introduits par Einstein portent sur les formules qui traitent de la Physis idéalisée et naïvement objectivée.
La crise de l'humanité européenne et la philosophie p252. Husserl
 
Nous voulons collectivement présenter nos excuses pour avoir induit en erreur le public cultivé en répandant, à propos du déterminisme des systèmes qui satisfont aux lois newtoniennes du mouvement, des idées qui se sont, après 1960, révélées incorrectes.
Sir James Lighthill
 
Le monde phénoménal 
La rugueuse réalité, Le temps irréversible, Histoire et liberté
L'idéalisation scientifique 
La déchirure originelle, Trajectoires idéales, EntropieLa cause suffisante, l'expérience, Psychose scientifique
Irréversible et liberté 
L'horizon temporel, l'instabilité de l'avenir
 
Le monde phénoménal
La rugueuse réalité
Dans son introduction à la Critique de la raison pure, Kant dénonçait l’illusion de l’idéalisme platonicien : de même que la colombe, sentant la résistance que l’air oppose à son vol, pourrait s’imaginer qu’elle volerait mieux dans le vide, Platon crut, quittant le monde sensible et les obstacles qu’oppose ce monde à l’entendement, pouvoir se risquer, sur les ailes des idées, dans le vide de l’entendement pur. De manière quelque peu similaire, Wittgenstein dénonça, dans Philosophical Investigations, l’illusion sur laquelle fut construit son Tractatus : celle d’un rapport univoque entre l’essence logique du langage et l’ordre a priori du monde. Le présupposé selon lequel le langage répond à la pureté cristalline de la logique nous situe sur une surface glacée "où il n’y a pas de friction, et où les conditions sont donc, en un certain sens, idéales, mais où, justement pour cette raison, nous sommes aussi incapables de marcher. Nous voulons marcher : aussi avons-nous besoin de la friction. Revenons au seul rugueux !" 177
Le caractère illégitime de l’idéal d’intelligibilité qui avait guidé jusqu’ici la physique moderne, y compris la mécanique quantique et la relativité, nous semble un acquis. Une page de l’histoire de la physique est définitivement tournée. 9
Au lieu de chercher à "déduire" le temps phénoménologique du temps "fondamental", nous mettrons en question la conception du temps physique dans les théories fondamentales à partir de l’évidence phénoménologique.
Notre démarche, dans la mesure où elle inverse le rapport usuel entre "fondamental " et "phénoménologique", qui menait à juger l’évidence phénoménologique à partir des théories fondamentales, pose immédiatement la question de l’autorité qui a été historiquement conférée à ces théories. Comment comprendre que d’un problème apparemment "technique" - l’impossibilité de définir une fonction que l’évolution d’un système dynamique fasse croître au cours du temps comme l’entropie - ait pu naître cette affirmation aux conséquences quasi inconcevables : la différence entre passé et futur n’a pas de réalité objective? Comment comprendre la singularité culturelle qui a permis à la physique de nier une évidence à ce point contraignante qu’aucune culture ne l’avait jusque-là mise en question? 11
Le temps irréversible
Cependant, les deux sciences qui ont, au XXè siècle, prolongé la dynamique classique, la mécanique quantique et la relativité, ont hérité de celle-ci la symétrie entre le passé et le futur. Elles sont donc solidaires de l’idéal de précision infinie dont était porteur le principe de raison suffisante. 120
L’irréversibilité n’est pas "créée" par des conditions macroscopiques de non-équilibre ; ce sont les conditions macroscopiques d’équilibre qui empêchent la flèche du temps, toujours présente au niveau microscopique, de se manifester par des effets macroscopiques. 13
Le non-équilibre en tant que résultant d’une contrainte macroscopique est moins un créateur qu’un révélateur. C’est lui qui permet à la flèche du temps d’apparaître au niveau macroscopique, de s’y manifester non seulement par l’évolution vers l’équilibre, mais aussi, comme nous l’avons vu, par la création de comportements collectifs cohérents. 119
Toute réaction chimique marque une différence entre le passé et le futur. p48
Dans cette construction du temps à partir des phénomènes, les phénomènes irréversibles joueront certainement un rôle fondamental. 150
[Or ce n’est pas dans le temps que tout naît et périt, mais le temps lui-même est ce devenir, ce naître et ce périr, le Chronos qui engendre tout et détruit ses enfants. Hegel Encyc. §258)
Histoire et liberté
Au choix métaphysique d’affirmer le déterminisme ne s’oppose pas la résignation à l’indéterminisme, mais bien le choix de faire face à la question du temps, de créer, avec les moyens renouvelés que nous fournit la science contemporaine, les questions et les modes d’intelligibilité qui lui donnent sens. Et, comme on le verra, c’est précisément en intégrant dans la notion même de loi scientifique une contrainte qui nous situe, qui distingue le type de connaissance que nous pouvons avoir des phénomènes, de celle, toute mythique, qui renverrait à la figure d’un être infiniment omniscient, que la physique peut aujourd’hui donner sens à ce temps sans lequel son existence serait inconcevable. 41
Et aucun progrès de cette connaissance ne pourra vider de son sens l’expérience pratique de notre liberté, car même si le champ de notre connaissance distincte tendait vers l’infini, jamais il n’accéderait, au terme de la série, à l’infini qu’implique notre être individuel. 42
Au XIXè siècle, la vie, les différentes espèces, l’existence des hommes et de leurs sociétés ont été conçues comme produits de l’évolution. Aujourd’hui, en cette fin du XXè siècle, rien ne semble plus désormais susceptible d’échapper à ce mode d’intelligibilité, ni la matière, ni même l’espace-temps [..]
Comment comprendre un événement, produit d’histoire et porteur de nouvelles possibilités d’histoire, comme celui de l’apparition de la vie, si les lois de la physique ne permettent pas de donner un sens à l’idée d’histoire? 45
Comment comprendre alors que l’Univers dans son ensemble soit né "loin de l’équilibre "? 31
Comme l’apparition de la vie pour Jacques Monod, la naissance même de l’Univers est donc assimilée à un événement anti-entropique, "anti-naturel ", une victoire du savoir sur les lois de la nature. 46
Un événement ne peut, par définition, être déduit d’une loi déterministe : il implique, d’une manière ou d’une autre, que ce qui s’est produit "aurait pu" ne pas se produire, il renvoie donc à des possibles que nul savoir ne peut réduire. 46
Certains événements sont susceptibles de transformer le sens de l’évolution qu’ils scandent [..] d’engendrer, à partir de lui, de nouvelles cohérences (..] et chaque naissance constitue donc un "événement ", l’apparition d’un individu nouveau.
La création d’une nouvelle espèce signifie que, parmi ces micro-événements, certains ont pris sens [..] La sélection naturelle constitue donc le mécanisme grâce auquel des différences sans cesse fluctuantes peuvent changer d’échelle, engendrer une véritable différence, la transformation du profil moyen de la population. 47-48
Le fait que tel ou tel événement puisse "prendre sens", cesser d’être un simple bruit dans le tumulte insensé de l’activité microscopique, introduit en physique cet élément narratif que nous avons dit qu’il était indispensable à une véritable conception de l’évolution. 61
Comprendre une histoire, ce n’est la réduire ni à des régularités sous-jacentes, ni à un chaos d’événements arbitraires, c’est comprendre à la fois cohérences et événements. 48
Un "même" monde et un monde irréductiblement multiple : c’est là une idée qui habite notre culture, mais qui restait étrangère aux sciences, prises dans une oscillation stérile entre l’unification, réductionniste ou visionnaire, et l’émiettement autarcique des disciplines. 67
Aujourd’hui, devenir et intelligibilité ne s’opposent plus, mais la question de l’éternité n’a pas pour autant déserté la physique. Bien au contraire, elle resurgit, comme nous le verrons, sous un jour nouveau, dans la possibilité d’un éternel recommencement, d’une série infinie d’univers traduisant l’éternité inconditionnée de cette flèche du temps qui confère à notre physique sa cohérence nouvelle. 15-16
L’Éternel Retour ne signifie pas forcement la réversibilité. Les saisons reviennent, mais il est inconcevable qu’au printemps puisse succéder l’hiver. 166

L’idéalisation physique et la mort
La déchirure originelle
La relativité générale, à la base du modèle cosmologique aujourd’hui dominant, le modèle "standard", a introduit la conception révolutionnaire d’une relation entre l’espace-temps et la matière. Mais cette relation est conçue comme essentiellement symétrique : la présence de matière détermine une courbure de l’espace-temps, et celle-ci détermine le mouvement de cette matière. Pas plus que la théorie newtonienne du mouvement dont elle est l’héritière, la relativité générale ne donne donc de sens à l’irréversibilité, et ne peut en particulier permettre d’expliquer la gigantesque production d’entropie qui constitue le véritable "prix" du passage à l’existence de notre Univers, et qui fait donc la différence entre cet Univers matériel et un Univers vide. Comme nous le verrons, la possibilité de définir cette différence et ce passage à l’existence nous a menés à une généralisation des équations d’Einstein qui permet de décrire un processus irréversible de création de matière. A la singularité initiale qu’impose le modèle standard pourrait ainsi se substituer une instabilité conduisant à une création simultanée de la matière et de l’entropie de notre Univers.
Le rêve d’Einstein a toujours été l’unification de la physique, la découverte du principe unique qui donnerait son intelligibilité à la réalité physique. Ce rêve vouait le devenir à n’être, pour la physique, qu’un obstacle, une illusion à dépasser. Aujourd’hui, le devenir fait irruption là même où ce rêve avait trouvé son expression la plus grandiose, dans la symétrie des relations instituées par la relativité générale entre la matière et l’espace-temps. L’instabilité initiale que nous avons invoquée fait de l’Univers le produit d’un brisement de symétrie entre l’espace-temps d’une part, la matière de l’autre. La naissance de notre Univers matériel se trouve alors située sous le signe de la plus radicale irréversibilité, celle de la déchirure du tissu lisse de l’espace-temps engendrant à la fois la matière et l’entropie. 15
Trajectoires idéales
L’histoire de notre physique a dépendu du fait que les forces d’interaction entre la Terre, la Lune et les autres planètes peuvent être négligées en première approximation, c’est-à-dire que l’orbite terrestre peut répondre à l’idéalisation d’un système à deux corps (Terre-Soleil) [..] De même, la physique de Galilée renvoie au fait que nous vivons dans un milieu où les forces de frottement sont souvent faibles. 21
Une trajectoire n’est pas seulement déterministe, mais intrinsèquement réversible, elle ne permet de faire aucune différence entre l’avenir et le passé ; chercher à expliquer l’irréversible par du réversible apparaît alors, comme le remarqua Poincaré, comme une erreur que la seule logique suffit à condamner. 25
La réversibilité prouve que rien n’a échappé à la définition, que celle-ci détermine l’évolution de manière complète. 107
Entropie
Du point de vue de la dynamique, devenir et éternité semblaient s’identifier. Tout comme le pendule parfait oscille autour de sa position d’équilibre, le monde régi par les lois de la dynamique se réduit à une affirmation immuable de sa propre identité. En revanche, l’univers thermodynamique est l’univers de la dégradation, de l’évolution progressive vers un état d’équilibre défini par l’uniformité, le nivellement de toutes les différences. Le pendule, ici, a cessé d’être parfait, et le frottement le voue irrévocablement à l’immobilité de l’équilibre.
A l’éternité dynamique s’oppose donc le "second principe de thermodynamique", la loi de croissance irréversible de l’entropie formulée par Rudolf Clausius en 1865 ; au déterminisme des trajectoires dynamiques, le déterminisme tout aussi inexorable des processus qui nivellent les différences de pression, de température, de concentration chimique et qui mènent irréversiblement un système thermodynamique isolé à son état d’équilibre, d’entropie maximale.
Nous avons souligné combien l’idée de définir une activité par la destruction qu’elle opère des inhomogénéités qui l’engendrent, c’est-à-dire de ses propres conditions d’existence, de la définir en somme comme menant irrévocablement à sa propre disparition, avait marqué le XIXè Siècle d’une anxiété presque eschatologique. Notre monde est condamné à la mort thermique. Nos sociétés épuisent leurs ressources, elles sont condamnés à la déchéance.22
Principe de cause suffisante
Ainsi, la "loi de Fourier " décrit le processus de diffusion de la chaleur et désigne sa "cause" : la différence de température des points entre lesquels se produit la diffusion. Lorsque le processus de diffusion de la chaleur s’arrête, il a annulé sa propre cause : toute différence de température a progressivement disparu entre les différentes régions du système. Le point important est que cette disparition est irréversible. La différence de température qui a engendré le processus et que celui-ci a détruite s’est perdue sans retour, sans avoir produit un effet qui pourrait permettre de restaurer.
L’équivalence entre cause et effet affirmée par le principe de raison suffisante implique au contraire la réversibilité des rapports entre ce qui se perd et ce qui se crée. Un mobile descendant un plan incliné perd de l’altitude, mais il acquiert une vitesse qui (en l’absence de frottement) est celle qui lui serait nécessaire pour remonter à son altitude initiale. C’est ce raisonnement qui guida Galilée dans la formulation de la loi de la chute des corps, c’est lui que Huyghens généralisa, identifiant les deux termes de l’égalité entre "cause " et "effet" : ce que gagne un corps lors d’une chute de dénivellation h n’est pas mesuré par sa vitesse, mais par le carré de sa vitesse (nous écrivons aujourd’hui mgh=mv2/2, où m est la masse du corps, h la dénivellation, g l’accélération gravitationnelle et v la vitesse). Et Leibniz sut lire dans cette égalité entre la cause et l’effet le fil d’Ariane de la dynamique naissante. 26-27
Le champ de l’expérience
Soulignons cependant la profonde analogie entre la situation que nous rencontrons en mécanique quantique et celle que nous avons analysée en dynamique classique. Ainsi, le théorème de récurrence de Poincaré, qui voue tout système dynamique à repasser dans l’avenir par son état initial, est également valide en mécanique quantique : le comportement d’un système quantique fini est quasi périodique. Cependant, dans le cas du grand système quantique, cette période tend vers l’infini. De même que l’existence d’un horizon temporel, limitant de manière intrinsèque nos possibilités de prévision, faisait perdre son sens au retour périodique d’un système dynamique chaotique vers son état initial, ici, les temps de vie ou de relaxation créent une échelle de temps intrinsèque par rapport à laquelle le caractère quasi périodique du comportement d’un grand système quantique perd son sens. 139
L’atome réversible de la mécanique quantique est une idéalisation, la définition intrinsèque de l’atome est relative au processus dissipatif qui résulte de son couplage avec son champ. 143
La nouvelle représentation de l’objet dynamique, non locale et à symétrie temporelle brisée, n’est pas une description approximative, plus pauvre que la représentation classique. Elle définit au contraire cette représentation classique comme relative à un cas particulier [proche de l’équilibre]. Les limites de validité du principe de raison suffisante ne sont pas liées à celles du sujet qui observe, mais aux propriétés intrinsèques de l’objet observé [selon le point de vue, le niveau physique où on se place].[..] A l’idée de comportement dynamique homogène, conçu suivant le modèle du pendule ou de la trajectoire planétaire, s’est donc substituée l’exploration de comportements différenciés dont les systèmes déterministes et les systèmes chaotiques constituent les deux extrêmes. 107
Psychose maniaco-dépressive de la science
L’idéal classique de la science, la découverte d’un monde intelligible mais sans mémoire, sans histoire, renvoie au cauchemar annoncé par Kundera, Huxley et surtout Orwell. 67
Cette passion, qui a habité la physique depuis la découverte inattendue de lois auxquelles la nature semblait obéir, a été tout à la fois source d’angoisse et de triomphe. A ces lois correspondait une vision irréductiblement dualiste, opposant l’homme libre, "rationnel", à un univers automate. La conception géométrique de l’univers d’Einstein n’est pas, de ce point de vue, très éloignée de la conception cartésienne de la matière "étendue ". Comment alors échapper à l’hésitation permanente entre un profond pessimisme, ramenant le sentiment de nouveauté et de découverte qui nous habite à une illusion - l’écriture de cette préface n’était-elle pas préprogrammée dès le début de l’univers ? - et un optimisme arrogant, l’espoir, comme l’a écrit Hawking, que bientôt "nous connaîtrons la pensée de Dieu" ?
Aujourd’hui, la passion qui mène les sciences est plus vive que jamais, mais elle change de signification. Les "lois" de la nature, telles que nous pouvons les déchiffrer désormais, sont les lois d’un Univers ouvert. Elles concernent des probabilités d’évolution, dans un avenir qu’elles ne déterminent pas. Elles ne nient pas l’aventure humaine dont elles constituent un accomplissement mais affirment au contraire le caractère irréductible de ce sans quoi cette aventure serait dépourvue de signification. Elles construisent un "passage étroit" entre deux formes d’aliénation : la soumission à des lois qui réduisent l’invention à une apparence et le jeu arbitraire d’événements aléatoires, inintelligibles. IV
L’ambition de certaines pratiques mystiques a toujours été d’échapper aux chaînes de la vie, aux tourments et aux déceptions d’un monde changeant et trompeur. En un certain sens Einstein a fait de cette ambition la vocation même du physicien, et, ce faisant, il l’a traduite en termes scientifiques. Les mystiques cherchaient à vivre ce monde comme une illusion ; Einstein, lui, entend démontrer qu’il n’est qu’une illusion, et que la vérité est un Univers transparent et intelligible, purifié de tout ce qui affecte la vie des hommes, la mémoire nostalgique ou douloureuse du passé, la crainte ou l’espoir de l’avenir. 31

L’irréversible
L’horizon temporel (Fractales et Chaos)
Un comportement est chaotique si des trajectoires issues de points, aussi voisins qu’on le veut dans l’espace des phases, s’éloignent les unes des autres au cours du temps de manière exponentielle [..] Après un temps d’évolution long par rapport au temps de Lyapounov, la connaissance que nous avions de l’état initial du système a perdu sa pertinence et ne nous permet plus de déterminer sa trajectoire. En ce sens, les systèmes chaotiques sont caractérisés par un horizon temporel, défini par le temps de Lyapounov. 77
La description des systèmes chaotiques en termes de trajectoires ne peut résister à l’ "à peu près" : toute imprécision dans la détermination initiale de tels systèmes s’amplifie exponentiellement au cours du temps. 96
Nous venons de voir comment l’existence des systèmes chaotiques transforme la notion d’imprévisibilité, la libère de l’idée d’une ignorance contingente qu’une meilleure connaissance suffirait à surmonter, et lui donne un sens intrinsèque. p81
Aux nouveaux types d’attracteurs correspondent des comportements "sensibles aux conditions initiales ", qui font perdre son sens à la notion de "même ". dans toute région, aussi petite soit-elle, occupée par l’attracteur fractal, passent autant de trajectoires que l’on veut, et chacune de ces trajectoires connaît un destin différent des autres. En conséquence, des situations initiales aussi voisines que l’on veut peuvent engendrer des évolutions divergentes. La moindre différence, la moindre perturbation, loin d’être rendue insignifiante par l’existence de l’attracteur, a donc des conséquences considérables. L’idée de cause a toujours été plus ou moins explicitement associée à la notion de "même", nécessaire pour donner à la cause une portée opérationnelle. "Une même cause produit, dans des circonstances semblables, un même effet" [..] L’idée de cause se réduit donc à une affirmation dénuée de toute portée cognitive : arrive ce qui "devait" arriver.
Or, de par leur propriété de "sensibilité aux conditions initiales", les attracteurs fractals, pourtant régis par des équations parfaitement déterministes, mettent en question cette possibilité. 76
C’est à partir des notions d’instabilité et de chaos que pouvait se construire une conception enfin cohérente de la réalité physique [..] Dans l’exemple de la transformation du Boulanger, nous montrons que l’instabilité provient de la "sensibilité aux conditions initiales", qui est la définition usuelle du chaos. Des trajectoires aussi proches que l’on veut s’écartent exponentiellement, et la notion de trajectoire n’est plus dès lors applicable que pour des temps limités par un "horizon temporel". C’est au niveau statistique (probabiliste) que nous pouvons espérer voir apparaître le brisement de symétrie temporel [..]
Le problème central est l’évolution temporelle associée à la description statistique. Lorsqu’il s’agit de systèmes stables, la description statistique peut toujours être réduite à la description déterministe d’un système individuel, c’est-à-dire à la définition de sa trajectoire. La description statistique est "réductible ". Pour les systèmes pourvus de cet horizon temporel que nous évoquions plus haut, la situation change radicalement. Dans leur cas, la représentation statistique est irréductible, et le retour à la trajectoire est donc impossible. De plus, cette représentation brise la symétrie temporelle.
L’évolution temporelle des systèmes caractérisés par un horizon temporel ne peut donc se décrire pour tout temps qu’à l’aide d’une description probabiliste. Nous pouvons même prendre cette propriété comme la véritable définition du chaos. I-II
L’instabilité de l’avenir
L’état d’équilibre peut-être défini comme un exemple particulier d’état stationnaire, c’est-à-dire d’état dont l’entropie ne varie pas au cours du temps. P49
Pour définir un système à l’équilibre, on peut négliger le fait qu’il se trouve dans le champ gravitationnel terrestre, mais cette approximation n’est plus possible loin de l’équilibre. 60
Un système physico-chimique peut donc devenir sensible, loin de l’équilibre, à des facteurs négligeables près de l’équilibre. 60
Les états d’équilibre sont caractérisés par le fait qu’il existe toujours une représentation, un choix d’unités (les modes d’excitation pour le cristal, les molécules pour le gaz) tel que le comportement de ces unités soit incohérent.
Un milieu loin de l’équilibre, comme celui qui est le siège des tourbillons de Bénard, est caractérisé en revanche par des corrélations intrinsèques à longue portée. Les tourbillons sont un exemple de la cohérence que traduisent ces corrélations : les molécules prises dans un tourbillon ne peuvent plus être définies comme des unités indépendantes les unes les autres. 53
Loin de l’équilibre, les processus irréversibles sont donc source de cohérence. 58
L’état stationnaire correspond en effet à l’activité minimale compatible avec la contrainte qui maintient le système hors de l’équilibre (théorème de production d’entropie minimum). 59
Ces questions ne renvoient pas à une ignorance contingente et surmontable, mais définissent la singularité des points de bifurcation. En ces points, le comportement du système devient instable et peut évoluer vers plusieurs régimes de fonctionnement stables. 61
Il pourra notamment atteindre un régime chaotique où son activité peut être définie comme l’inverse du désordre indifférent qui règne à l’équilibre : aucune stabilité n’assure plus la pertinence d’une description macroscopique, tous les possibles s’actualisent, coexistent et interfèrent, le système est "en même temps" tout ce qu’il peut être. 64
 
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