Admettre un stade historique pose la question de savoir quel est son rapport à la possibilité ontologique mais surtout s'il est réversible, ce que semblent admettre Marx et Lukács, mais ce qu'interdit le principe maoïste: "Un se sépare en deux", et que n'assure pas suffisamment la définition que donne Marx de la dialectique comme la dissolution de l'existant. Marx croit pourtant au progrès humain, même trop, je ne pense pas qu'on puisse le soutenir jusqu'à l'abolition totale des classes et une sorte de terre promise qui est retour aux origines. Mais il reste incontestablement un progrès de la connaissance, un apprentissage qui ne va pas sans catastrophes, un progrès de la productivité et un progrès aussi de la séparation, des dangers et des nuisances, ce qui est le problème, mais qui se présente aussi comme intériorisation, intégration et même souvent aussi comme libération. Il faut être attentif à ces deux faces du progrès, en bien et en mal, la dialectique est plus précieuse que les croyances naïves.
Il faut bien dire que, s'il n'y avait la limite planétaire pour imposer la conscience de la totalité, un retour de la synthèse ne semblerait guère possible aujourd'hui dans ce monde où chacun est affairé à sa petite partie comme à sa perte, le désespoir s'impose d'abord alors que la nécessité finira bien par s'imposer. Même la philosophie et la critique peuvent se contenter de différencier et de classer, reflétant la division du travail dans une pensée théorique limitée à son objet et découragée de toute intervention. Mais la question n'est pas théorique de nos rapports sociaux et de notre environnement. Certes, on ne peut nier ce que le non-rapport économique a permis de briser comme liens de dépendances en créant l'individu universel. La question n'est pas : pour une dépendance plus forte ou moins pesante à échanger la domination contre l'objectivation? la dépendance contre l'isolement ? La question est plutôt de rompre cet isolement, la séparation de l'individu et de son monde. C'est toute la question de la liberté dont l'avenir décidera, mais il ne peut s'agir de supprimer toute séparation dans une fusion retrouvée. Ce n'est toujours qu'un événement historique qui devra être bientôt dépassé, un moment d'affirmation de la liberté humaine avec ses limites et sa grandeur.
Il faut bien voir que la négation de la séparation
"ontologique" ne peut être que le moment de la synthèse
dialectique ou de l'authenticité (conscience de soi) avant
de revenir à la séparation ontologique (de l'énoncé
et de l'énonciation). La nécessaire négation de
la séparation de la sphère économique voulue par
l'écologie-politique est d'un autre ordre, celle d'un processus
historique, et doit être plus durable, nouvelle conquête de
la liberté (qui ne nous dispensera pas de vivre). C'est l'affirmation
de l'universel et de la totalité planétaire au-dessus de
la séparation économique, non pas la pure et simple négation
de l'économie. C'est la négation de l'abstraction de l'argent,
du salariat et des marchandises, c'est la négation des droits universels
abstraits au profit du droit d'existence. C'est le passage de la
quantité à la qualité. Mais nous devons
suivre d'abord les tribulations d'un manque, ou plutôt d'une déchirure.
Il est amusant de voir Heidegger accuser Descartes d'abord puis Platon d'une séparation qui n'a fait que s'accroître, en effet, mais est commencée depuis toujours. D'un autre côté, il est difficile de voir ce qu'il y a d'ontologique dans la séparation ontologique/ontique, authenticité/inauthenticité, car une certain nombre de caractères de l'être-là pourraient être attribués à des animaux conscients, alors qu'une ontologie n'est possible qu'avec l'apparition du langage. La pensée symbolique introduit la possibilité de l'erreur dans la pensée car le symbole se caractérise comme étant arbitraire, séparé de la réalité. La pensée est la séparation de l'être.
Cette liberté est créative, permettant l'élaboration de scénarios avant l'action effective, mais aussi en créant une conscience de soi, une intériorité par la dissimulation, la ruse, la faute et le mensonge. Le sujet, individu ou groupe, est toujours celui qui cause et qui donc s'oppose à l'objet (dire que non), c'est la liberté en acte. La séparation est bien ontologique ici en ce sens qu'elle nous constitue comme sujet, c'est-à-dire comme liberté dans l'errance et qui doit rejoindre le port, surmonter cette séparation originelle (réguler son environnement ou intégrer le nouveau). Son origine n'est pas lointaine, ancrée dans l'histoire, c'est l'énonciation elle-même telle qu'elle s'assume à chaque fois en son nom propre, au nom du groupe, au nom du Père sécuteur ou de la Mère interdite, effet du parlêtre. Ce n'est jamais qu'un moment subjectif.
Il n'y a aucune fusion initiale, sinon celle fantasmée avec la Mère, ou la conscience obnubilée de l'instinct mais ce qui se gagne en liberté est toujours une perte de sens dès l'origine du langage et de la pensée. Car le sens nous précède toujours et nous nous en éveillons lentement. La conscience sépare, avant que la conscience de soi ne rétablisse l'unité, c'est le moment dialectique. Toute pensée est construite par approches, apprentissage, distinctions (Hegel, Marx, Husserl, Piaget, Bateson). Il n'y a pas d'accès à l'être comme le disait déjà Montaigne, pas d'harmonie préétablie. Au niveau seulement animal, lorsqu'il y a un sujet qui intervient c'est en opposition à l'objet. Mais cela reste inaperçu car toujours qu'on dise reste oublié derrière ce qui se dit, comme la perception s'efface derrière le perçu, le sujet derrière l'objet. L'objectivation est naturelle, instinctuelle, la fascination de la proie et l'envie jalouse. La conscience tendue vers son objectif ne laisse d'abord aucune place à la conscience de soi. La conscience de soi qui définit l'authenticité vient après, et le travail dominé a constitué un pas décisif de cette conscience de soi.
Que se passe-t-il donc avec le capitalisme et la technique pour inverser
cette situation dans un retour à l'objectivation ? Un extrême
de la séparation qui doit retrouver l'unité perdue d'un sens
et de la société. Une régression de la conscience
de soi dans l'idéologie de l'individualisme même, du
salarié isolé ayant intégré la domination et
dont l'inconscient est justement le symptôme, mais qui doit affronter
l'unité planétaire et ses contraintes vitales.
Le travail n'est pas une séparation originaire mais un saut qualitatif. Il est précédé par la différenciation du langage, la séparation esprits/corps qui se fixe en opposition dieux/humains (cieux/humus) où la culpabilité humaine inventera la domination des dieux en même temps que le Travail qui leur est dû (culture à la place de la nature) et dont la production de richesse perpétuera, comme nous l'avons vu, la division Maître/esclave se répercutant en division intellectuel/manuel (voir Le travail de l'histoire). Le travail est tout-à-fait central dans l'accélération de l'histoire et le développement de la civilisation. L'autre saut qualitatif est le salariat à la base du capitalisme, abandonnant la division hiérarchique pour l'individualisme isolé de la concurrence et la division entre producteur et consommateur dans le non-rapport économique, productivisme séparé de la société.
En effet, le travail dominé ne produit pas seulement des richesses mais aussi des techniques. La richesse produite par le travail développe ainsi l'échange (mais aussi la guerre) qui devient commerce et rapport d'objet à objet dès l'invention de l'écriture (la dette écrite vaut indépendamment de la bonne foi). Cette séparation par l'écriture produit ensuite, comme science, un Droit abstrait des marchandises qui permettra plus tard au Capitalisme de s'appuyer sur le formalisme du contrat salarial pour déchaîner son productivisme et sa domination comme économie séparée de la société. Ce qui distingue le Capitalisme, c'est de s'appuyer sur Les droits universels de l'homme isolé et l'abstraction de l'argent pour évacuer le travailleur vivant et réduire salariat ou marchandises à un rapport entre des choses. Le Capitalisme est la productivité d'une domination anonyme, de la séparation comme telle.
On peut voir comme Heidegger une continuité, une déchirure, une différenciation qui se répand, de la domination au travail, aux marchandises et à la technique, de l'écriture au droit abstrait (qui est pourtant aussi, ô combien, un progrès contre l'arbitraire), de Descartes aux chambres à gaz. On peut aussi comme Marx et Lukács, voir au contraire dans le salariat et la marchandise la cause historique particulière du productivisme et de l'objectivation totale du monde. Il s'agit là encore d'une conséquence du travail non-libre, de la soumission à une contrainte extérieure (hétéronomie), mais c'est aussi une extension de la division du travail et de la rationalisation qui aboutit à l'automatisation (et à une relative disparition des spécialistes) comme liberté objective.
Le Droit est crucial, comme rationalisation ou séparation achevée, comme droit abstrait. Il ne faut pas confondre le Droit qu'il faudrait (la nécessité de l'arbitrage entre intérêts contradictoires, mais qui reste toujours arbitraire) et le droit réel commercial, abstrait d'objet à objet, de capital à salaire ou marchandises, déniant toute dépendance et sans que les hommes n'apparaissent jamais dans les échanges. C'est un Droit technique, Droit de l'écrit exclusivement, mais délivrant déjà des caprices du prince (du politique) et qui, par l'argumentation contradictoire, tend à l'universel. Le contrat écrit est l'abstraction voulue, acceptée. C'est déjà, en soi, une infamie comme le pensaient les Celtes, entre autres, et il faut juste forcer un peu la note, comme le projet de l'AMI, pour effrayer tout le monde d'un processus qui commence déjà avec le Droit commercial, limitant toujours plus l'intervention politique. Si le rapport d'objet à objet permis par le Droit est un progrès sur le rapport de sujet à objet de l'arbitraire du Prince, ce n'est pas encore le rapport de sujet à sujet qui est le seul réel et l'abstraction du Droit ou de l'argent loin de répandre la justice maintient l'inégalité par la violence de l'Etat.
La richesse et son commerce ont produit d'abord les premières
guerres, où les hommes s'opposent aux hommes au nom des choses,
formant États puis Empire où se construit le rapport politique
et l'universalisation concrète de l'humanité. L'histoire
est entièrement le produit du travail et de la guerre (division
du travail et universalisation politique) même si le langage peut
être considéré comme la cause première. Conformément
à la dialectique ce qui sépare (le conflit) produit l'unification,
ce qui contraint (le travail) produit la liberté et ce qui unit
(l'échange) produit la division.
D'abord, répétons-le, il faut bien distinguer la séparation ontologique qui ne peut être dépassée, sinon comme moment objectif, et la séparation historique spécifique qui doit être dépassée historiquement. "Tous les types de sociétés, lorsqu'ils atteignent le stade de la production marchande et de la circulation monétaire, participent à cette perversion. Mais c'est dans le mode de production capitaliste et sous le règne du capital, sa catégorie dominante et son rapport de production déterminant, que ce monde renversé et ensorcelé s'épanouit pleinement. Marx Capital III 1435". Ensuite il faut bien sûr déterminer si c'est une évolution définitive et durable, un acquis, ou bien un moment transitoire du processus historique. L'innocence est perdue mais la spécialisation, la différenciation, la dissémination ne sont pas notre seul avenir car ils ne peuvent se dérouler à l'infini, il y a toujours une limite, un saut qualitatif, des cycles. Surtout la totalité n'est pas perdue, sinon pour l'idéologie individualiste ou pour le capitalisme qui la renie vainement, et se manifeste dans tous les domaines de la mondialisation et de l'économie comme des catastrophes écologiques. De même, le sujet n'est pas perdu, il est niè par l'abstraction marchande. La séparation désigne la subjectivité qu'elle veut supprimer et dans son achèvement révèle le lieu de son absence.
Que serait ce dépassement de la séparation ? Une existence délivrée du travail dominé ? Ce n'est pas une question qui peut se régler sur un plan théorique, c'est concrètement que l'automatisation informatique peut alléger le poids du travail nécessaire et que l'écologie-politique peut imposer la non-séparation de l'économie avec la société ou le monde en transformant sa base productive. La synthèse n'est pas donnée d'avance.
Est-ce possible ? C'est la question de toute la dialectique, est-ce
que les choses changent ? La réification est imposée par
le monde matériel mais notre impuissance en face de ce monde peut
s'interpréter comme un premier ratage de la synthèse qui,
après avoir posé le monde comme non-moi, en face du sujet,
se trouve dans le monde et, reniant la séparation originaire, affirme
l'objectivité totale de son existence et du monde en ignorant sa
propre action dans le processus de représentation. Ce refoulement
renforce irrémédiablement la séparation (tout comme
la signification du Phallus en signe l'exil de la jouissance avec
la castration). La véritable synthèse rétablit la
responsabilité du sujet, son rôle pratique dans le
monde, ses différents moments. Il ne faut pas confondre encore une
fois les dimensions ontologique et historique, la réalité
matérielle et sa représentation idéologique, son enjeu
actuel et momentané.
Ni le pur hasard, ni le processus infini. Pour comprendre un fait isolé il faut toujours le replonger dans sa structure significative (champs, possibilités) et sa genèse spécifique. Ainsi, l'existence de la société ne peut être mise en doute, seulement sa prise de conscience par la société elle-même, dans le discours (à cause de l'effondrement du communisme par exemple). Les systèmes hiérarchiques, qui sont encore dominants dans les entreprises où ne règne pas le marché, quoi qu'on dise, impliquent toujours la totalité où ils inscrivent leur légitimité, mais la monnaie aussi, qu'elle soit de papier ou simplement informatique, s'inscrit dans la totalité du système de l'échange (totalité qui s'incarne actuellement dans le FMI). Marx a montré que le système de production est une totalité (production-circulation-consommation), un individu concret ne se comprend que par l'inscription dans cette totalité de l'échange, l'engagement dans le processus de valorisation du travail salarié. La pensée non totalisante de la complexité est donc une idéologie du spécialiste sans pouvoir, séparé de la société, du boursicoteur et du cadre qui ne veulent pas assumer les conséquences de leurs actes. Comme le dit Lukács, le règne de la catégorie de la totalité est le porteur du principe révolutionnaire dans la science, puisqu'il nous rend responsables du réel. Le marché, qui a toujours existé, comme la société, ne caractérise pas le capitalisme comme Braudel le montre dans La dynamique du capitalisme, mais plutôt le contrôle monopolistique mondial de la finance par une petite oligarchie, au-dessus du marché et détruisant les hiérarchies locales. Pour ces multinationales, la totalité se partage concrètement, l'idéologie néolibérale c'est pour le peuple. Dénoncer le libéralisme comme idéologie ne doit pas viser à rétablir l'unité hiérarchique mais une véritable liberté, comme dénoncer l'idéologie individualiste n'est pas nier l'individu mais sauver sa vérité dans l'unité avec le monde. Il faut dénoncer l'abstraction de l'idéologie et revenir à l'existence concrète et son équilibre écologique, prise de conscience de la société comme totalité plurielle effective.
La production s'effectue toujours par différentes
médiations : structures de parenté puis religion ou esclavagisme,
enfin par l'économie capitaliste libérale qui ne fournit
plus qu'un succédané de discours social dans les "médias"
pour justifier son existence mais se maintient grâce au droit et
à l'argent, par une domination anonyme de son abstraction. Bourdieu
a critiqué le néolibéralisme comme utopie d'un
marché délivré de la société, encore
faut-il bien marquer que c'est aussi vieux que le capitalisme et qu'il
s'agit d'une idéologie ne correspondant pas vraiment aux pratiques
de ceux qui en répandent les sophismes. Il s'agit surtout
de l'idéologie d'une économie qui veut modeler la société
à son image, reflétant l'impuissance des politiques qui dépendent
des recettes fiscales de l'économie (qu'ils ne maîtrisent
pas), réduisant ainsi la politique au non-rapport économique.
La totalité qui doit être constituée contre la séparation de l'économie est celle de l'humanité planétaire comme sujet tout comme l'affirmation de l'activité libre contre la marchandisation du monde. Il s'agit de la constitution d'un sujet collectif à la place d'une simple totalité extérieure "objective". Pour le travailleur réduit à un travail parcellaire l'unité du travail divisé est l'unité extérieure du capital, tout comme la religion est la projection extérieure d'un sujet collectif séparé de l'individu, projection d'un sujet collectif imaginaire qui se substitue à la subjectivation politique d'une totalité pratique objective. Il ne s'agit pas de constituer une totalité théorique extérieure mais de subjectiver une totalité pratique collective. En effet, comme nous l'avons montré dans Sujet-Objet, le sujet comme liberté et sujet pratique, est bien collectif lorsque l'action est collective. Une totalité collective non subjectivée fini toujours dans l'intolérable et la subjectivation surgit d'une subversion violente (guerre ou révolution) où la solidarité vivante de la collectivité s'éprouve en acte et pour chacun.
La négation de la société, comme mode objectif de l'individualisme et de l'économie capitaliste, voudrait réduire l'histoire aux élites coupées des masses dans une totalité extérieure, alors qu'être responsable est toujours répondre d'un groupe, où les rôles sont répartis, et d'un discours commun. Individu comme économie dépendent de la société, du discours et de la totalité du réel qui les englobent. Ce qui donne une autonomie à l'économie, c'est d'être le lieu d'une contradiction, d'une lutte spécifique entre le pouvoir de l'argent et le travail vivant comme lutte de l'abstraction et de la réalité qui nous engage tous. Cette contradiction doit être reconnue et subjectivée en contradiction politique. La totalité économique et écologique doit redevenir le lieu de la contradiction et du pouvoir plutôt que laissée à un marché désorienté. Mais il faut éprouver la catastrophe de son absence dans une séparation achevée et aveugle pour réintroduire la conscience de soi dans la production humaine. Retrouver le rapport dialectique, dynamique, écologique (sans soumission) au groupe, à la totalité, redonne l'authenticité, l'unité pratique sujet-objet de l'acteur de l'histoire, là où il ne peut plus y avoir séparation des faits et des valeurs, ni des moyens et des fins.
En effet, Morale et volontarisme, moralisme et manipulation politique procèdent de la même objectivation, ils supposent une différence radicale entre l'ordre et l'exécution, une élite encore. Ce qui différencie Marx de Jaurès, et de la plupart, c'est de récuser une justice objective comme point de vue partiel, et de préférer l'équité d'une communauté fraternelle universelle comme sujet vivant, totalité concrète plutôt que droit abstrait. Réintroduire la totalité comme processus conscient, c'est réintroduire le sujet concret. La position de Jaurès, ne serait qu'un énoncé idéologique participant de la pensée dominante? Être révolutionnaire y répond pratiquement puisque c'est bien s'opposer à l'ordre des choses dans l'affirmation de la société par la société elle-même (dans l'action) hors du droit et de l'État, retrouver l'unité, la volonté générale par le mouvement social lui-même, prendre conscience de soi comme groupe, comme totalité vivante ; fondation sur soi du sujet.
Pour Lacan et pour Sartre, c'est le tiers qui constitue la totalité objectivée de l'extérieur alors que la dialectique ramène le tiers à l'intérieur de la totalité comme lutte, contradiction, séparation, travail du négatif, objectivation, mais qui sont seulement un moment du processus, il ne s'agit pas du même concept de totalité : l'un surgit instantanément dans une évidence statique, l'autre est une dynamique subjective, la dialectique qui est tout ce qui manque à Heidegger maintenant encore séparés l'ontologique et l'ontique malgré le concept englobant de l'Être.
La division actuelle n'est ainsi qu'un moment de la totalité, la séparation ne peut exister en soi mais seulement par rapport à l'unité perdue, au processus qui la rassemble. L'économie a vraiment besoin de la société et ne se situe pas dans le monde des courbes et des chiffres mais bien sur cette planète limitée qui ne pourra donner plus qu'elle ne possède. L'absence du sujet se fait criante partout en symptômes multiformes. L'immédiateté des médias et des événements éclatés obscurcissent plus qu'ils ne dévoilent car seul importe la construction du sens qui organise notre regard. Il n'y a d'objet que pour un sujet, comme il n'y a de sujet qu'opposé à un objet. Le refoulement du sujet trahit fatalement son abstraction par toutes sortes de symptômes, plus ou moins dramatiques. "Qu'est-ce qu'une pensée abstraite? C'est celle où il n'y a pas de penseur. Elle fait abstraction de tout ce qui n'est pas la pensée, et la pensée ne rencontre qu'elle-même dans son propre milieu... Qu'est-ce qu'une pensée concrète? C'est celle où il y a un pensant et quelque chose de déterminé qui est pensé, où l'existence donne au penseur existant, la pensée, le temps et l'espace"[2].
Au niveau où s'inscrit l'individu comme travailleur salarié,
la totalité est bien effective comme système de production
capitaliste et ne se vérifie que trop. Il faut dénoncer plutôt
l'unité profonde de l'idéologie de la séparation
avec le monde des marchandises et de l'individualisme, c'est-à-dire
du salariat. La séparation est l'abstraction, seule la totalité
est effective mais une totalité qui inclut le sujet. Car il ne s'agit
pas de nier l'individu, seulement sa séparation du monde. Il n'y
a pas de sujet sans opposition à l'objet, et la totalité,
qui n'est pas sans le vouloir d'un sujet vivant qui y participe en acte,
doit inclure la séparation elle-même, comme moment essentiel
mais qui doit être dépassé car le sujet fait partie
aussi du monde des objets. La séparation de la pensée, est
notre vivante inquiétude et, en tant que telle, c'est notre liberté
comme manque du savoir de la Fin.
Ce qui importe est donc, d'abord, de se constituer comme sujet, d'exister comme société sur un mode qui ne soit pas d'opposition aux autres, premier mode d'identification, mais d'opposition à l'ordre établi ou aux menaces écologiques. Seulement, là aussi, nous ne pouvons faire abstraction du but concret et faire disparaître l'objet derrière le sujet, le but actuel. Nous faisons parti du jeu, dans des combats concrets, toujours déjà dans l'illusion. Pouvons-nous espérer, concrètement, une négation de la séparation qui ne soit pas réductrice et doublement contraignante, comme la violence du communisme qui était négation de l'individu ? Malgré toutes ces difficultés, on sait bien pourtant que la limite planétaire s'imposera assez vite maintenant. L'écologie, qui conserve l'individu mais le relie à son milieu, a la difficile tâche d'en dessiner les possibles comme parti de la totalité (et donc de la diversité ou de la différence, pas de l'identité). C'est la figure actuelle du progrès de notre conscience de la liberté. Aujourd'hui ce qui s'annonce peut-être d'un revenu d'existence, prolongeant le RMI, ouvre au dépassement du salariat, et donc de la marchandise ou des services, au profit du produit. Passage aussi de la force de travail à la résolution de problèmes dans une nouvelle civilisation de l'information (automation, réseaux). Ce n'est pas gagné mais la nécessaire mise en cause de la totalité par une force sociale permettra d'inscrire à nouveau les conflits sociaux dans cette totalité politique pour obtenir le droit effectif à l'existence. Nous pouvons gagner de nouveaux droits et ne sommes pas condamnés à une régression sans fin après l'illusion d'un progrès infini.
Mon souci en ces matières est de ne pas en faire trop : savoir qu'une victoire n'est souvent qu'à moitié aussi importante qu'on l'espérait, marquant seulement un changement d'attitude. Que gagne-ton a cette lucidité? Rien si on ne combat pas le système car il s'agit ici, au fond, de la philosophie de l'action, du point de vue négateur: c'est l'esprit qui nie et doute de tout. Les défenseurs de l'ordre établi n'ont jamais intérêts à la vérité, ils nous racontent de belles histoires pour endormir les enfants et beaucoup y croient plus ou moins. Mais leur monde n'est pas éternel, la dialectique enseigne la dissolution de toutes choses. L'histoire n'est pas linéaire et monotone, comme le serine la pensée zéro, mais plutôt "cyclique" et changeante. Surtout, elle dépend de nous pour une plus grande part que nous ne le croyons.
Pour compléter, voir aussi La Dialectique de Hegel :
De cette manière, l'évolution n'est pas simple éclosion, sans peine et sans lutte, comme celle de la vie organique, mais le travail dur et forcé sur soi-même ; de plus elle n'est pas seulement le côté formel de l'évolution en général mais la production d'une fin d'un contenu déterminé. Cette fin, nous l'avons définie dès le début ; c'est l'esprit et certes, d'après son essence, le concept de liberté.Leçons sur la philosophie de l'histoire Vrin p51
Mais en fait la conscience de soi est la réflexion sortant de l'être du monde sensible et du monde perçu; la conscience de soi est essentiellement ce retour en soi-même à partir de l'être-autre. Comme conscience de soi, elle est mouvement. Donc pour elle l'être-autre est comme un être, ou comme un moment distinct.
Mais l'unité de la conscience de soi avec cette différence est aussi pour elle, comme second moment distinct.
Cette unité doit devenir essentielle à la conscience de soi, c'est-à-dire que la conscience de soi est désir en général. Désormais, la conscience, comme conscience de soi, a un double objet, l'un, l'immédiat, l'objet de la certitude sensible et de la perception, mais qui pour elle est marqué du caractère du négatif, et le second, elle-même précisément, objet qui est l'essence vraie et qui, initialement, est présent seulement dans son opposition au premier objet. La conscience de soi se présente ici comme le mouvement au cours duquel cette opposition est supprimée, mouvement par lequel son égalité avec soi-même vient à l'être. Ph I, 146Car la chose n'est pas épuisée dans son but, mais dans son accomplissement ; et le résultat n'est pas le tout effectif, mais ce tout avec son devenir ; le but pour soi est l'uiversel sans vie, comme la pulsion est pur élan auquel manque encore son effective réalité; et le résultat nu est le cadavre que la pulsion a laissé derrière elle. Ph, II, 5
Dire que l'Absolu est non seulement Substance, mais encore Sujet, c'est dire que la Totalité implique la Négativité, en plus de l'Identité. C'est dire aussi que l'être se réalise non pas seulement en tant que Nature, mais encore en tant qu'Homme. Et c'est dire enfin que l'Homme, qui ne diffère essentiellement de la Nature que dans la mesure où il est Raison (Logos) ou Discours cohérent doué d'un sens qui révèle l'être, est lui-même non pas être-donné, mais Action créatrice (= négatrice du donné). L'Homme n'est mouvement dialectique ou historique (= libre) révélant l'être par le Discours que parce qu'il vit en fonction de l'avenir, qui se présente à lui sous la forme d'un projet ou d'un "but" (Zweck) à réaliser par l'action négatrice du donné, et parce qu'il n'est lui-même réel en tant qu'Homme que dans la mesure où il se crée par cette action comme une oeuvre (Werk). (Kojève. Introduction... p 533)
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