La non pensée comme évidence
L'Idéologie est, précisément, le discours de la
justification, de la pensée positive, reconstruction de la
réalité à partir de sa propre position valorisée,
pour faire passer le réel pour rationnel et immuable, objectivité
indépendante de toute subjectivité. Ce n'est pas un mécanisme
bien compliqué puisqu'on peut appeler cela la pensée zéro
répétant : ce qui est doit être, tout ce qui est
bon apparaît, mais aussi, on ne peut rien savoir, tout est
trop complexe et surtout on ne peut rien faire, on ne peut rien
changer. Ce mécanisme de la justification est analysé
par Taguieff à propos de la justification du racisme, mais Aristote
n'y échappe pas avec ses justifications de l'esclavage. On sait
que l'hémisphère gauche d'un cerveau sectionné en
deux peut reconstruire immédiatement une intentionnalité
fictive, en toute bonne foi. Les rationalisations sont surtout un moyen
de continuer à dormir.
Savoir et vérité
Comme les physiciens le savent bien, on ne peut se fier à ce
qui semble logique et raisonnable pour que ce soit réel. Seule l'expérience
pratique décide. Les déductions rationnelles ne sont qu'un
mode d'hallucination du principe de plaisir, un escamotage de la réalité
qui ne se manifeste comme Réel qu'à surgir dans la représentation,
à y faire tâche, à surprendre le savoir, à ex-sister
comme singularité. Le Réel ou l'existence est ce qui échappe
au savoir, pur fait. La vérité pour Lacan, c'est autre chose,
elle n'est pas dans l'objet mais dans l'énonciation elle-même,
dont il n'y a pas de méta-langage (Qu'on dise reste oublié
derrière ce qui se dit, comme la perception derrière
le perçu). Pour Hegel, plus dialectique, la chose sue devient savoir
de la chose et, comme telle, nouvel objet pour la conscience (introduction
Ph). La Vérité comme Sujet est un processus de constitution
du savoir, d'émergence de la vérité, qui n'est pas
un arbitraire dépourvu de tout sens, comme le Réel lacanien,
mais progresse par négations dialectiques, se spécifie par
la critique et la liberté humaine. La dialectique de l'expérience
de Bacon, moins ambitieuse, ménage les différences de point
de vue comme anti-dogmatisme, critique des idoles de la raison (idoles
qui ne se limitent pas à l'idéologie : sens, préjugés,
mots, spectacle) mais c'est l'aveuglante évidence d'une vérité
qu'on doit éprouver soi-même qui nous a précipités
dans une reconstruction mécaniste de toute la pensée par
le cogito de Descartes. Rejeter toute théorie ne rapproche
pourtant aucunement de la vérité ou du réel, il n'y
a pas d'accès à l'être ni de pensée libre de
toute supposition. La seule voie vers le réel est un modèle,
une représentation qui se corrige dans la pratique, ce qu'on peut
nommer dialectique (Hegel, Marx) ou bien accommodement (Piaget)
ou encore remplissement (Husserl). Toute vérité, toute
intuition, toute évidence résulte d'un apprentissage ou
de l'habitude. On ne progresse qu'à se corriger sans cesse et non
pas en se dissimulant vainement toute l'histoire passée (le passé
est ce que nous ne pouvons pas changer alors que l'avenir dépend
de nous). L'origine est ce qu'il y a de plus pauvre : tout est encore possible
théoriquement pour le cerveau du nouveau-né, aussi universel
qu'une page blanche, mais rien n'est possible pratiquement pour lui dans
le flot de sensations informes dont il ne reste aucune trace. Plus tard,
notre représentation du monde nous permet de nous y conduire efficacement,
cela n'empêche pas qu'elle nous limite et peut, sur plusieurs points,
être totalement fausse et devoir être révisée,
il faut toujours apprendre. Car ce qui permet cette représentation,
sa fonction, ce n'est pas la contemplation du réel en soi, ce qui
oriente notre représentation n'est rien d'autre que notre but pratique
limité. La réalisation de nos objectifs n'est pas immédiate,
la progression vers le réel n'est pas linéaire et multiplie
les approches, les ajustements, les retournements. S'il n'y a pas d'accès
à la vérité hors du savoir, le savoir peut être
aussi l'obstacle à la vérité, comme religion ou abstraction
de l'argent, lorsque le savoir ne se corrige plus dans la pratique et se
fige en idéologie (Marx).
Les contradictions du progrès
Ce qui apparaît comme un progrès évident de la
connaissance peut très bien avoir aussi des conséquences
contraires. Ainsi, lorsque le Catholicisme s'est coupé de l'ésotérisme,
on pouvait penser qu'il ouvrait la voie de la Science et délaissait
l'obscurantisme, mais la conséquence funeste a été
au contraire un objectivisme du récit biblique, supposé vrai
au premier degré, tout devant être pris au mot et transformant
les récits mythiques en événements historiques exigeant
de la foi la démission de la raison, un credo qua absurdum,
alors que l'ésotérisme est une forme de rationalité
et de sagesse cohérente. De même l'anti-dogmatisme de Descartes
a produit un subjectivisme idéaliste, une idéologie du sujet
devenue un assujettissement après avoir été une délivrance
tout comme la Liberté de la Révolution se transforme en Terreur.
Enfin, et surtout, comme le démontre toute l'oeuvre de Marx, l'idéologie
des Droits de l'Homme a constitué le fondement du capitalisme, l'égalité
de Droit garantissant les inégalités réelles de fortune.
A l'opposé, l'idéologie du travail libérateur (Arbeit
macht frei) est bien ce qu'il y a de plus abjecte (comment démontrer
mieux le mensonge de l'abstraction ?), mais le travail comme objectivation
délivre pourtant vraiment un sens, et le travail comme nécessité,
activité dominée, libère en fin de compte du devoir-être
de l'ex-sistence. Il n'y a pas de progression unilatérale, simple
et infinie comme la croissance d'une plante fantastique mais développement
des contradictions entre les facettes de nos pratiques et nos points de
vues unilatéraux, nos simplifications, nos conclusions précipitées.
L'esprit est à lui-même son plus grand obstacle, en se substituant
à la réalité qu'il représente, non sans effets
dévastateurs dans la réalité même qu'il doit
reconnaître extérieure, donc libre.
L'idéologie sociale et Appareils idéologique d'état
Pour Marx toute représentation est liée à une
pratique, ce sont les pratiques effectives qui sont à la base de
toute idéologie. Plus précisément, l'idéologie
marxiste résulte d'un sujet collectif (un Moi qui est un Nous
et un Nous qui est un Moi. Hegel Ph), du rapport des forces sociales,
surtout en tant que classes, c'est-à-dire liées au revenu,
donc à l'intérêt, à la position dans la hiérarchie
sociale. L'idéologie est la récupération de l'abstraction
du langage au profit des intérêts du pouvoir, ce qui transforme
profondément la réalité même avec le Droit et
l'économie. Comme le langage, l'idéologie est toujours sociale,
de même que la plupart de nos pratiques y compris marchandes. Pour
Gramsci et Althusser l'idéologie se transmet extérieurement
dans les Appareils Idéologiques d'État (école, religion,
famille, justice, politique, syndical, culturel, médiatique), mais
il semble plutôt que ces institutions, qui fonctionnent à
l'idéologie, véhiculent simplement le reflet idéologique
de la réalité présente, de leur propre point de vue
pratique simplifié par le pouvoir. L'idéologie a la force
de l'évidence empirique, non réflexive, du ainsi-soit-il
et ne s'impose pas d'abord par la force, plutôt, comme le montre
Bourdieu, par l'habitus mais surtout par l'apparence logique d'une
justification que soutient réellement l'intérêt
pratique
(intentionalité) et les possibilités pratiques immédiates.
Ainsi, pour Goldmann, l'idéologie touche le marxisme lui-même
(en fonction de la situation économique il est plus ou moins dialectique
et révolutionnaire). En tout cas, on peut voir une coïncidence
troublante dans la comparaison des cycles de Kondratieff et des opinions
dominantes. Le point de vue de la domination néglige le fait que
les éducateurs eux-mêmes ont besoin d'être éduqués
comme le souligne Marx. Il y a unité des conditions matérielles
et de leur représentation. Le contenu de l'idéologie n'est
pas arbitraire mais partiel, lié à une pratique et un moment
historique. Pour Guy Debord l'idéologie est d'abord passivité
(spectacle, représentation extérieure qui remplace la réalité),
négation du sujet, et, pour cela, il dénonce l'idéologie
révolutionnaire (pro-situ) comme révolution imaginaire
et réelle soumission passive. Pour Marx l'idéologie est une
force productive comme abstraction du Droit et de l'argent contre laquelle
s'oppose le travail vivant.
La vérité de l'idéologie comme manifestation
L'idéologie est d'abord une absence de réflexion sur
les évidences immédiates, sur le processus de formation de
nos représentations. Mais il n'y a pas de vérité originaire
accessible hors de toute idéologie. L'idéologie de la fin
des idéologies est une idéologie et comme l'idéologie
de la fin de la lutte des classes, elle sert les intérêts
de la classe dominante ; comme l'idéologie de la complexité,
de l'incomplétude, de l'individualisme isolé, du libéralisme.
Le rejet de l'idéologie comme dogmatisme, pré-conception
du réel, suppose vainement un accès direct du réel
hors de toute représentation préconçue alors que nous
modélisons et corrigeons sans cesse notre représentation
des phénomènes extérieurs. Ce n'est donc pas l'idéologie
en tant que représentation qu'il faut dénoncer, mais, au
contraire, en tant qu'elle ne se croit pas représentation engagée
dans l'action mais vérité dogmatique indépendante
de la pratique. Pour rétablir la Vérité, il suffit
de rétablir la fonction du sujet (de la pensée négative,
de l'ex-sistence, de l'acteur) et refuser de dissocier sujet et objet,
ou énonciation et énoncé, rassemblés dans leur
projet pratique. L'idéologie ramenée à ses conditions
n'est plus que la manifestation de notre position sociale et sa reproduction
pratique. Être responsable c'est assumer un discours idéologique,
d'une position politique et sociale affirmée, d'une finalité
pratique assurée. On peut faire son deuil d'une vérité
éternelle immuable, mais il n'y a pas de fin de l'idéologie.
Chaque nouveau combat nous départage puisqu'il n'y a personne pour
décider pour nous d'une vérité acquise pour toujours,
empochée comme une pièce de monnaie usée. Le problème
de la vérité est un problème pratique, qui ne se décide
que pratiquement, par notre soutien effectif. Et notre existence comme
liberté réside dans cet indécidable de la fin (de
ce qu'il nous reste à réaliser) qui nous laisse, chacun,
responsables de l'avenir. Le sens du monde dépend de nous, de ce
que nous en ferons, de nos audaces et nos résistances.
La différence entre l'idéologie et la responsabilité est la différence entre le simple "croire", qui est imitation passive et subie, et le "vouloir croire" qui est une finalité active et assumée. La simple idéologie comme représentation objective d'un monde donné est dépassée par la possibilité de l'action, du changement, par la reconnaissance du sujet et de son point de vue constituant (Ricoeur oppose l'utopie révolutionnaire à l'idéologie conservatrice). On n'échappe pas encore au relativisme des points de vue sauf à inclure ce point de vue dans une totalité, dans un système vivant. C'est bien pour cela, au nom des conditions de la vérité, que Marx a replacé ces points de vue dans la totalité historique du système économique (la structure capitaliste) et, s'il prend nettement le parti du prolétariat, ce n'est pas pour défendre ses intérêts spécifiques, mais parce que, pour Marx, le prolétariat est l'abolition des classes et donc l'accès à une vérité au-delà de l'idéologie. Ceci me semble tout-à-fait contestable. Lénine transformera d'ailleurs le marxisme en idéologie de la classe ouvrière, en instrument de la lutte des classes alors que c'est la théorie du dépassement des classes. Aujourd'hui, on se contente d'en faire la simple défense des salariés ! Marx a remplacé la Fin de l'histoire idéaliste de Hegel par l'abolition concrète des classes qui n'a pu produire que l'idéologie de la fin des classes. Si on abandonne cette voie, il reste l'interprétation de Lukács pour qui la voie vers la totalité est celle de la négativité. La définition du prolétariat comme négateur des conditions présentes, comme le négatif subi (et là on se rapproche de l'écologie) mais aussi la négation active de ce monde, change son étendue (qui n'est plus liée au revenu mais concerne les exclus, les artistes, les déviants tout autant) et fait du prolétariat révolutionnaire comme négation de la négation, la seule conscience possible de l'histoire, du devenir comme totalité ; degré de vérité supérieur à l'idéologie bourgeoise incapable de penser changement et totalité au delà de ses intérêts particuliers immédiats. Ce dépassement de l'idéologie n'est plus projeté dans un avenir réconcilié, mais présent effectif de la lutte. Ce n'est plus le dépassement de l'idéologie qui est projeté, ce dépassement est effectif en ce que l'idéologie est devenue consciente de soi comme projection d'une fin non encore réalisée, d'un monde à venir (totalité vivante, écologie), finalité qui va bien au-delà d'une vérité non-idéologique, comme vérité pratique.
L'action idéologique comme éthique du dialogue
Le problème de la vérité est un problème
pratique. Hegel démontre qu'il n'y a pas de Bien sans le Vrai, pas
d'action efficace sans théorie juste. Seulement, le Vrai ne se constitue
pas dans l'immédiat d'une révélation mais dans une
approche dialectique, un apprentissage, un ajustement de la pratique où
le savoir lui-même peut être l'obstacle. Le Vrai ne précède
pas l'action, et son point de vue constituant, mais toute action est finie
alors que la théorie est infinie. Il faut donc ramener l'attention
sur le but pratique, l'énonciation actuelle. On ne peut jamais partir
d'un vrai immuable mais seulement de la pratique effective (Marx Thèses
sur Feuerbach). Du point de vue de Sirius il n'y a pas de
fin qui vaille, mais de notre point de vue, il y a des combats qui peuvent
être gagnés et pour lesquels un savoir est un pouvoir.
Si les représentations étaient simplement le reflet de la réalité, tout irait pour le mieux sans discussion. Le concept d'idéologie inclut cependant la partialité du point de vue et le refoulement du réel sous les discours normatifs. Si, donc, toute représentation est fausse, ça ne va pas très bien et on doute qu'une discussion indispensable puisse arbitrer vraiment entre points de vues irréconciliables. Il y a bien une liaison forte entre le vécu de chaque classe et ses représentations mais ce n'est pas une liaison immédiate et rigide, toujours décalée plutôt (comme la déclinaison des atomes épicuriens) et passage à la conscience dans l'après-coup. De même la détermination de l'histoire comme évolution ou apprentissage laisse subsister de nombreuses possibilités, de chances à saisir où à laisser passer. Il y a donc bien une fonction du combat idéologique qui est d'accélérer ou de retarder les adaptations aux changements réels dans la production. A l'échelle humaine, il est crucial de gagner le soutien des autres dans notre représentation de la réalité, offerte à la discussion publique où se modifie notre propre représentation des autres. Le combat idéologique a surtout une fonction de regroupement, de constitution d'une force politique où l'action de chacun renforce la conviction des autres, où la liberté de tous s'oppose à la passivité de chacun : il n'y a pas de montagne solide pour se retirer du jeu, il faut vraiment choisir quand le monde pèse sur tous comme une vieille armoire trop lourde, tous ceux qui ne soulèvent pas l'armoire la rendent plus pesante pour les autres. La liberté se prouve en intervenant sur les causes alors que la passivité prouve à chaque instant qu'elle n'est rien qu'effet. Mais la liberté est surtout collective, il n'y a pas de liberté sans idéologie.
Le problème de la Fin (Fin negans wake)
Considérer, comme Kojève, que l'histoire est finie est
tout simplement lui donner sens (les sages grecs disaient déjà
qu'il fallait attendre la fin pour juger du bonheur d'un homme). C'est,
en fait, ce que nous faisons à chaque phrase mais surtout à
chaque fois que nous prenons une décision pratique : nous nous prononçons
sur le tout de l'être comme dit Heidegger. Ce n'est pas clore vraiment
la contradiction entre Fin de l'histoire et processus infini. On peut toujours
dire qu'il s'agit de la fin d'un mode de l'histoire, comme la géométrie
euclidienne laisse place à d'autres géométries. La
Fin serait délayée dans les multiples fins de l'être,
ne délivrant plus aucun sens. Plus sûrement, la fin est un
commencement et ce que veut être la fin de l'histoire pour le Savoir
absolu d'Hegel, c'est la fin de l'histoire subie, pour commencer désormais
une Histoire conçue. Pour l'instant, cette fin de l'histoire
de la philosophie s'est traduite par une exigence de réel, de concret,
de pratique (ce que Hegel aurait appelé remémoration).
La fin n'est pas donnée, il n'y a de finalité que pour un sujet, comme projection de ce qui n'est pas encore, et c'est cet objectif qui donne sens au réel tout comme à notre existence de sujet. On est toujours dans un combat, une fin concrète et limitée. Mais le combat ne s'épuise pas dans cette fin singulière qu'il dépasse dans une fin plus haute, fin qui est toujours déjà réalisée (en train de se réaliser) comme rapport à la totalité, à la vérité, à la liberté. En retour, la fin est donc aussi réalisation infinie (dans sa répétition) en tant que réalisation du réaliser, conditions du dialogue, signification de l'énonciation, conscience de la liberté. Ce n'est ni une progression quantitative infinie, ni une pulsion qui s'épuise dans une satisfaction limitée, un passé révolu. Chaque naissance donne force à un nouveau printemps, une régénération, un nouveau commencement, une liberté plus vivante à chaque fois et qui décide de l'avenir. Pourtant toute progression a ses ruptures, ses sauts qualitatifs, ses moments décisifs. Tout a une fin.
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