Ce que vise la conscience est un réel effectif dans un but pratique, ce qui est visé doit pouvoir être atteint. C'est donc bien l'intentionalité qui est constituante de l'objet (le sujet vise l'objet avant de le voir), mais cette intentionalité est elle-même constituée (déjà souvenir, réminiscence). L'individu ne se choisit pas lui-même. C'est en tant que projetés dans une situation donnée que nous la constituons en projet. La subjectivité se confond ainsi avec la finalité mais qui est toujours apprise, la subjectivité consiste donc dans la capacité d'apprentissage de son intentionalité. Le problème est bien celui de l'unité du sujet et de l'objet, unité qui n'existe qu'en acte, unité pratique, c'est-à-dire vivante, du local et du global.
L'unité sujet-objet
La dialectique marxiste refuse de séparer nos sensations, nos
humeurs, nos théories de notre engagement, de notre position
dans le réel, dans une attitude de transformation du
monde, de lutte et de travail. Le fait isolé est une abstraction
tant qu'il n'est pas rapporté à la totalité de
la structure où il intervient. De même pour Piaget,
les formes sont construites et apprises (structuralisme génétique),
discriminantes et formatrices de la réalité au contact de
laquelle elles se constituent (par accommodation, Husserl dirait
lui seulement remplissement). En effet, ce n'est pas une mystérieuse
intériorité inconsciente qui surgit du sujet mais c'est bien
les conditions réelles, les rapports sociaux extérieurs
(Marx), les discours passés (Freud) qui actualisent leurs effets
dans les désirs, les passions du sujet (Aristote) qui y répondent
et vont structurer à leur tour sa vision du monde et son
intentionalité, enfin son action transformant les conditions initiales
ainsi que l'humeur, etc. dans un apprentissage infini. L'unité du
sujet et de l'objet n'est pas immédiate mais dialectique,
séparée par la liberté pratique.
Les aventures de la dialectique
Pour le marxisme c'est la structure économique capitaliste,
comme totalité, qui détermine la plupart des pratiques et
des représentations, l'idéologie, les désirs
et l'action du travailleur (ou du capitaliste) qui transforme le monde
en retour. En réponse au nouveau kantisme finaliste et relativiste
de la phénoménologie de Husserl (qui donne du subjectivisme
de Descartes une interprétation radicale, constitutive), la question
de l'être posée par Heidegger vise aussi, comme
la notion de totalité chez Lukács, ou l'herméneutique
chez Gadamer, à rendre compte de ce circuit dialectique entre le
sujet et l'objet, leur séparation autant que leur unité globalisante,
la co- appartenance du manque et de l'être. L'École de
Francfort en a exploré les contradictions jusqu'à Lucien
Goldmann et Ernst Bloch, voire Habermas et Derrida. Guy Debord
en a tiré les conclusions politiques avec le concept de Société
du Spectacle (intégré).
Pour Lacan aussi, l'intériorité du sujet étant l'effet de la chaîne signifiante, de sa position dans les discours, renvoie à l'extériorité des rapports sociaux comme discours de l'Autre, division du sujet entre énoncé et énonciation mis en continuité dans une bande de Moebius. Le monde de l'Autre précède le sujet comme langage (ce n'est pas le sujet qui constitue l'Autre, c'est l'Autre qui constitue le sujet) et détermine historiquement ses désirs, ses intentionalités comme ses représentations, ses évidences, ses fondements. Les techniques familialistes ou sociales sont donc bien pertinentes (bien que les lacaniens se limitent au discours social) mais elles ne peuvent rendre compte à elles seules de la subjectivité qui y participe de manière fondatrice dans le Transfert, en acte, de sa responsabilité qui reste entière.
La dialectique du vivant
Le subjectivisme moderne (dont la psychanalyse est une figure
majeure) n'est que l'autre face de la technique, réduisant
l'activité du sujet isolé à la représentation
passive (Spectacle) et partielle, perdant ainsi toute cohérence,
ne pouvant donner sens à son action, et s'interrogeant vainement
sur soi. Mais si la subjectivité est déterminée par
des contraintes matérielles, une position de classe objective, l'appartenance
à un groupe, par sa finitude et son émotion, elle est toujours
habitée d'une finalité active pressée d'ap-prendre
son objet. Il ne suffit certes pas d'analyser un sujet, il faut aussi comprendre
son inscription dans la structure où il prend place mais
il faut tenir compte aussi de son orientation subjective Il semble bien
que le concept qui manifeste le mieux cette unité sujet-objet comme
situation, mais aussi comme limite, est le concept d'écologie,
de dialectique pratique de l'individuel et de la totalité, de relation
(Bateson), mais surtout de prise en compte du négatif (déchets,
nuisances). Il ne faut pas se tromper sur le caractère vivant
de cette dialectique, signifiant la présence réelle effective
ainsi que la capacité de réaction, d'apprentissage, la liberté
pratique. C'est notre façon d'habiter le monde comme séparé
qui crée le besoin d'une éco-logie de notre habitat, l'écologie
n'étant qu'une éthique de l'habitat commun, la négation
de la séparation, la dialectique de la vie autonome avec la collectivité
dont elle dépend, et non pas la volonté obscurément
irrésistible d'une vie créatrice inconsciente. Mais c'est
bien l'intervention du sujet vivant, de ses besoins, contre ce qui le menace
ou l'ignore et dont il dépend (ce qu'Aristote appelait passion,
le retour à l'équilibre).
L'opposition du sujet et de l'objet
Cette unité du Sujet et de l'Objet (qui n'est pas sans leur
division) ne peut être qu'un moment d'un processus dialectique
partant de la division en acte (fondation) pour s'unir dans une finalité
commune par la médiation de la matière et de la
forme. La difficulté de ce concept d'intentionalité
par quoi le réel se découvre alors que cette intentionalité
fait partie elle-même du réel (il n'y a pas de métalangage)
comme possibilité, disposition (stimmung), humeur, désir,
errance, explique la plupart des mystères de la philosophie contemporaine,
ses logiques "non conventionnelles", ses dé-lire qui ne peuvent
se résoudre que ramenés à la pratique. En effet, l'unité
du sujet et de l'objet n'est pas sans leur opposition pratique. Il n'y
a pas de fusion avec la nature, d'harmonie pré-établie mais
un équilibre toujours à reconquérir.
L'inconscient n'est pas tout ce dont on n'est pas conscient, c'est précisément le rejet de notre responsabilité (notre intentionalité) sur les autres, le refus de ce qu'on sait de notre propre participation, de notre propre culpabilité, de notre propre désir, le refoulement du discours de l'Autre dans la part que nous y avons prise. C'est le contraire de la simple détermination extérieure ; ce n'est pas être à la merci des autres, c'est renier sa part de jeu, de liberté que nous laisse le non-savoir. Nous sommes entièrement déterminés dans notre position, dans notre savoir limité, mais nous restons responsables pourtant de nos finalités, de nos délibérations et de nos actes, et d'abord pour les autres.
La vérité comme sujet
Ainsi nous ne sommes pas des subjectivités isolées mais
nous participons à la société qui nous détermine
réellement, matériellement et que nous devons transformer
ensemble. On ne peut s'en tenir à un point de vue unilatéral
et fixe sur le sujet et l'objet alors que c'est un processus temporel d'aliénation
dans l'Autre et de retour à soi, comme tout apprentissage, toute
conception. C'est le même problème que celui de l'oeuf et
de la poule, circularité sans origine d'un processus évolutif
et cognitif, passage de l'énonciation à l'énoncé,
du singulier à l'universel. Il n'y a pas de vérité
éternelle ni de réalité objective, mais construction
historique, apparition dans l'histoire et donc, non pas relativisme mais
réalité sociale constituée comme projet, représentation
symbolique des conditions matérielles. La distinction des quatre
temps dialectiques clarifie les enjeux en assignant à chaque moment
sa fonction sans réduire les autres dimensions en jeu et en sauvegardant
le concept de la totalité du processus où il s'inscrit
(pour plus de précision voir mon Café
philosophique).
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Le sujet collectif, unité pratique du sujet et de l'objet
L'autre conclusion qu'on doit tirer de l'unité pratique du sujet
et de l'objet comme cause finale, intentionalité, est que le sujet
est collectif lorsque l'action est collective (comme un travail collectif
ou une foule, la conscience aussi est collective dans ce cas comme on le
sait bien à ne pouvoir y manifester notre propre conscience). Lucien
Goldmann va sans doute un peu loin en affirmant que "l'hypothèse
du sujet individuel est une idéologie déformante, élaborée
elle-même par un sujet collectif"[2]
car l'individu reste le support de la conscience de soi et du corps mortel.
Il a pourtant raison lorsque l'action n'est pas purement individuelle,
c'est à dire le plus souvent, en particulier économique.
Nier le sujet collectif mène à de nombreuses contradictions
et réduit l'histoire aux élites. Ce serait aussi stupide
de nier l'action de l'individu, sa liberté alors que nous avons
fait dépendre toute réalité et toute vérité
de la liberté dans ses quatre modes, simplement les hommes agissent
en groupes et la séparation de l'individu est relativement récente,
ce n'est pas le fait premier. "Le groupe naît des actions qu'il
engendre". L'unité du sujet et de l'objet, de la conscience
en tant que conscience de quelque chose et donc but pratique, implique
que la conscience soit aussi collective, Un Moi qui est un Nous
(et pour sa partie représentative idéologie ou vision
du monde). La conscience est conçue ainsi comme une propriété
des "organismes", sous la forme d'un réseau de neurones si on veut
(nous sommes des neurones en foule, en "raisonnance". Le monde est un
cerveau disait Deleuze, ce qui veut dire qu'il est conscience).
Il n'y a unité du sujet et de l'objet qu'au niveau collectif (les
conditions de l'action étant elles-mêmes résultats
d'actions collectives antérieures). Le sujet individuel est pris
dans divers sujets collectifs qui participent à son "surmoi", aux
contraintes extérieures, à ses engagements où il perd
une partie de son autonomie en jouant son rôle. Reconnaître
notre participation au sujet collectif historique c'est reconnaître
que ceux qui ne soulèvent pas l'armoire la rendent plus lourde aux
autres.
Il y a pourtant une différence de taille entre le sujet individuel
et le sujet collectif, et si je ne peux pas suivre Goldmann quand il affirme
: "il est facile d'imaginer une contradiction même assez radicale
entre les convictions et le comportement d'un individu, n'est en revanche
pas concevable dès qu'il s'agit d'un groupe social dont la conscience
collective est toujours fonctionnelle par rapport à son comportement
effectif p98" alors que la bureaucratie stalinienne
ou le concept d'idéologie affirment bien le contraire, il est certain
par contre qu'il n'y a pas d'inconscient freudien pour les sujets
collectifs (sauf par éclairs ou alors pour les institutions) car
ils n'ont pas vraiment de corps, pas de visages (pas de mère, ni
de frères, ni de mort), ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas
d'inconscient du tout. Il y a au contraire très peu de conscience,
simplement une sorte de canalisation vers un but commun (pour Goldmann,
les oeuvres d'art s'approchent de la conscience maximum possible
de leur groupe, ce qui ne veut pas dire d'ailleurs que cette conscience
est toujours souhaitée par ce groupe). Le prolétariat n'agit
comme tel qu'à s'unir, à se reconnaître comme sujet
collectif qu'il n'est pas encore comme classe "objective" avant la prise
de conscience de sa situation et action commune. Il ne faut pas tomber
dans l'idéalisme ou le relativisme mais considérer l'objectivité
du sujet tout autant que la subjectivité de l'objet.
Le sujet est donc multiple et social, institué par la loi, inséré
dans une famille, un milieu où il a sa place mais dont il reste
responsable et qu'il peut modifier avec les autres. L'objet est toujours
"valorisé", équivoque, relatif, temporaire, dépendant
d'une "vision du monde" normative et d'une pratique sociale effective.
C'est en se comprenant dans leur action à partir de cette perspective, dans la prise de conscience du sujet collectif, autrement dit dans la dé-réification, que les hommes peuvent accéder à l'authenticité et à la communauté humaines. p119
Si le global a toujours une effectivité locale, une prise sur l'individu, le local ne se comprend qu'en fonction du mouvement global, même s'il est de la responsabilité de l'individu de prendre parti sur le global en tant qu'acteur local, et cette position politique qui est une action négligeable dans les conditions ordinaires de l'équilibre, peut être décisive quand tout bascule soudain et que la société doit choisir ce qu'elle veut. La question n'est pas de savoir si la société existe toujours, c'est que la société n'en veut rien savoir, incapable de penser son unité et livrée aux marchands, réduite à ses objets, ne veut plus vouloir, chacun isolé dans son impuissance spectatrice. Nous sommes pourtant tous responsables de notre monde.
[2] Épistémologie et philosophie politique p95 Médiations. Il est pourtant évident que l'individu est une réalité pour un autre individu. Il vaut mieux dire "L'essence humaine n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé. Dans sa réalité, c'est l'ensemble des rapports sociaux." K.Marx Thèses sur Feuerbach no 6
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