La notion de sujet, - l'opposition du sujet à l'objet et son rapport avec lui, la spécificité de ce rapport, irréductible aux relations comme ressemblance, égalité, action, passion, causalité - caractérise la philosophie moderne. Pensant jusqu'au bout la notion du sujet, la philosophie transcendantale, à travers ses variations, affirme que la condition de l'être n'est pas un être à son tour. Le fondement de l'objet par le sujet n'équivaut pas au fondement de la conséquence par le principe. Il n'est pas non plus un événement temporel et qui dure ; et cependant le rapport entre le sujet et l'objet s'accomplit dans l'actualité du cogito et, par là, s'insère dans la trame du temps. L'idéalisme a cherché à épurer le sujet de cette dernière contamination par le temps, de ce dernier mélange d'être au sein de l'événement appelé à fonder l'être. Entreprise qui impose un escamotage ou une déduction du temps. Pour les néo-kantiens, comme pour Leibniz, le temps devient une perception obscure, étrangère à la nature que le sujet se donne, mais où il ne se reconnaît pas ; pour Hegel, c'est quelque chose où l'esprit se jette pour se réaliser, mais dont il est originellement distinct.[1]
La destruction du temps par les idéalistes permet ainsi de souligner
le caractère sui generis du sujet, le fait paradoxal qu'il
est quelque chose qui n'est pas. Le sujet n'est pas distingué
de la chose par telle ou telle autre propriété - par le fait
d'être spirituel, actif, non étendu et de s'opposer au matériel,
inerte et étendu. La différence concerne l'existence,
la manière même d'être là, si toutefois
on peut encore parler ici d'existence. Le sujet se trouve derrière
l'être, en dehors de l'être. Et c'est pour cela qu'il ne peut
pas y avoir d'ontologie du sujet idéaliste. Il ne suffit pas, pour
dépasser l'idéalisme et l'attitude gnoséologique qui
est la sienne, d'affirmer purement et simplement que le sujet, à
son tour, est un être d'une dignité supérieure. dans
l'indifférence à l'égard du temps que manifeste le
rapport "sujet-objet", il y a comme une négation du caractère
ontologique de la connaissance.
[...]
Sans rechercher dans cette introduction les motifs internes - déterminés
par les données personnelles et historiques de la philosophie heideggerienne
- qui amènent Heidegger à philosopher de la manière
qui est la sienne - nous pensons qu'on peut la situer d'une façon
assez caractéristique par rapport aux deux possibilités de
comprendre le sujet, la gnoséologique et l'ontologique. Heidegger
poursuit en quelque manière l'oeuvre de Platon en cherchant le fondement
ontologique de la vérité et de la subjectivité, mais
en tenant précisément compte de tout ce que la philosophie,
depuis Descartes, nous a appris sur la place exceptionnelle de la subjectivité
dans l'économie de l'être.
[...]
Son effort est diamétralement opposé à celui de
la philosophie dialectique qui, loin de chercher le fondement ontologique
de la connaissance, se préoccupe des fondements logiques de l'être. Hegel se demande : "Comment l'esprit tombe-t-il dans le temps ?"
Mais Heidegger lui réplique : "L'esprit ne tombe pas dans
le temps, mais l'existence effective, en déchéance, est projetée
hors du temps originel et authentique". (Sein und Zeit
p436)
Partons donc du problème fondamental de la signification de l'être. Précisons en les termes.
Heidegger distingue initialement entre ce qui est, "l'étant" (das Seiende) et "l'être de l'étant" (das Sein des Seienden). Ce qui est, l'étant - recouvre tous les objets, toutes les personnes dans un certain sens, Dieu lui-même. L'être de l'étant - c'est le fait que tous ces objets et toutes ces personnes sont [apparaissent dans le temps]. Il ne s'identifie avec aucun de ces étants, ni même avec l'idée de l'étant en général. Dans un certain sens, il n'est pas ; s'il était, il serait étant à son tour, alors qu'il est en quelque manière l'événement même d'être de tous les "étants". Dans la philosophie traditionnelle s'accomplissait toujours insensiblement un glissement de l' "être de l'étant" vers l' "étant". L'être de l'étant - l'être en général, devenait un être absolu ou Dieu. L'originalité de Heidegger consiste précisément à maintenir avec une netteté jamais en défaut, cette distinction. L'être de l'étant est l' "objet" de l'ontologie. Alors que les étants représentent le domaine d'investigation des sciences ontiques. [c'est la même division que penser/pensée, acte/produit, verbe/nom]
Serrons de plus près ces distinctions. Les attributs de l'étant font qu'il est ceci ou cela. En déterminant les attributs de l'étant on dit ce qu'il est, on aboutit à son essence. Mais à côté de l'essence de l'étant on peut constater, par une perception ou une démonstration, qu'il existe. Et, en effet, c'est à cette constatation de l'existence que se réduisait, pour la philosophie classique, le problème de l'existence qu'on posait en plus de celui de l'essence. Mais à déterminer ce que cette existence constatée signifie, voilà ce qui a été considéré depuis toujours comme impossible, car, étant de généralité supérieure, l'existence ne saurait être définie. La philosophie du Moyen Âge, appelait "transcendant" cet être de l'étant. Kant connaissait également la spécificité de l' "être de l'étant" par rapport à l'étant et par rapport à tout attribut de l'étant, puisque, en réfutant l'argument ontologique, il fit précisément état de l'irréductibilité de l'être à un attribut de l'étant.
Or, Heidegger conteste précisément que le problème de la signification de l'Être soit impossible et voit en lui le problème philosophique fondamental, - ontologie au sens fort du terme - auquel conduisent, à la fois, les sciences empiriques et les sciences "eidétiques" au sens husserlien (c'est-à-dire les sciences a priori qui étudient l'essence, eidos, des différents domaines du réel) et vers lequel tendait la philosophie antique en voulant dans le Sophiste comprendre l'être et en posant avec Aristote le problème de l'être de l'être. Précisément parce que l'être n'est pas un étant, il ne faut pas le saisir "per genus et differentiam specificam". Qu'on puisse le saisir autrement, voilà qui est prouvé par le fait que nous en comprenons la signification à chaque moment. La compréhension de l'être est la caractéristique et le fait fondamental de l'existence humaine. Dira-t-on que, dans ce cas, la recherche est inutile ? Mais le fait de la compréhension ne veut pas dire que cette compréhension soit explicite ni authentique. Certes, nous cherchons quelque chose que nous possédons déjà d'une certaine manière - mais expliciter cette possession ou cette compréhension, n'est pas, pour autant, un travail subalterne ni secondaire. Pour Heidegger, la compréhension de l'être n'est pas un acte purement théorique, mais comme nous le verrons, un événement fondamental où toute sa destinée est engagée ; et dès lors, la différence entre les modes, explicite et implicite, de comprendre, n'est pas une simple différence entre connaissance claire et obscure ; elle concerne l'être même de l'homme. [...]
Quoiqu'il en soit, retenons pour le moment, la caractéristique de l'homme posée au départ : étant qui comprend l'être implicitement (d'une manière pré-ontologique selon l'expression heideggerienne) ou explicitement (d'une manière ontologique). Et c'est parce que l'homme comprend l'être qu'il intéresse l'ontologie. L'étude de l'homme va nous découvrir l'horizon à l'intérieur duquel le problème de l'être se pose, car en lui la compréhension de l'être se fait.
Nous n'avons pas employé cette dernière formule par hasard. La compréhension de l'être qui caractérise l'homme n'est pas simplement un acte, essentiel à toute conscience, et qu'on pourrait isoler dans le courant temporel pour saisir en lui l'être qu'il vise tout en refusant à cet acte de viser - à la relation qu'il accomplit - toute temporalité. Une pareille conception reviendrait précisément à séparer de la dimension temporelle où se fait l'existence de l'homme le rapport sujet-objet et à voir dans la compréhension de l'être un acte de connaissance comme un autre. Or, toute l'oeuvre de Heidegger, tend à montrer que le temps n'est pas le cadre de l'existence humaine, mais que, sous sa forme authentique, la "temporalisation" du temps est l'événement de la compréhension de l'être. C'est véritablement la compréhension elle-même qui se fait. Il ne faut pas commencer par se représenter la structure spécifique de la compréhension de l'être au moyen de notions qu'elle est appelée à dépasser. L'analyse de la compréhension de l'être montrera le temps à la base de la compréhension. Le temps s'y trouvera d'une manière inattendue et dans sa forme authentique et originelle comme condition des articulations mêmes de cette compréhension.
Ces anticipations sur les résultats des analyses heideggeriennes, nous permettent de préciser dans quel sens la compréhension de l'être caractérise l'homme. Non point à titre d'attribut essentiel, mais comme le mode d'être même de l'homme. elle détermine non pas l'essence, mais l'existence de l'homme. Certes, si l'on considère l'homme comme un étant, la compréhension de l'être fait l'essence de cet étant. Mais précisément - et c'est là le trait fondamental de la philosophie heideggerienne - l'essence de l'homme est en même temps son existence. Ce que l'homme est, est en même temps sa manière d'être, sa manière d'être-là, de se "temporaliser".
Cette identification de l'essence et de l'existence n'est pas un essai d'appliquer à l'homme l'argument ontologique, comme certains ont pu le croire. Elle ne signifie pas que dans l'essence de l'homme est contenue la nécessité d'exister - ce qui serait faux, car l'homme n'est pas un être nécessaire. Mais inversement, pourrait-on dire, la confusion de l'essence et de l'existence signifie que dans l'existence de l'homme est incluse son essence, que toutes les déterminations essentielles de l'homme ne sont rien d'autre que ses modes d'exister. Mais un tel rapport entre l'essence et l'existence n'est possible qu'au prix d'un nouveau type d'être qui caractérise le fait de l'homme. A ce type d'être Heidegger réserve le mot existence - que nous emploierons désormais dans ce sens - et il réserve le nom de présence pure et simple à l'être des choses inertes. Et c'est parce que l'essence de l'homme consiste dans l'existence que Heidegger désigne l'homme par le terme de Dasein (être-là) et non pas par le terme de Daseineles (l'étant-là). La forme verbale exprime ce fait que chaque élément de l'essence de l'homme est un mode d'exister, de se trouver là.
Et la forme verbale exprime encore autre chose qui est de la plus haute importance pour l'intelligence de la philosophie heideggerienne. Nous l'avons déjà dit : l'homme n'intéresse pas l'ontologie pour lui-même. L'intérêt de l'ontologie va vers le sens de l'être en général. Mais, l'être en général pour être accessible doit au préalable se dévoiler. Jusqu'à Heidegger la philosophie moderne supposait à cette révélation un esprit connaissant ; elle était son oeuvre. L'être dévoilé était plus ou moins adéquat à l'être voilé. Que ce dévoilement soit lui-même un événement de l'être, que l'existence de l'esprit connaissant soit cet événement ontologique condition de toute vérité - tout cela était, certes déjà soupçonné par Platon quand il mettait la connaissance non pas dans le sujet mais dans l'âme [..] mais que cet événement, ce retournement de l'être en vérité s'accomplisse dans le fait de mon existence particulière ici-bas, que mon ici-bas, mon Da soit l'événement même de la révélation de l'être, que mon humanité soit la vérité - constitue l'apport principal de la pensée heideggerienne. L'essence de l'homme est dans cette oeuvre de vérité ; l'homme n'est donc pas un substantif, mais initialement verbe : il est dans l'économie de l'être, le "se révéler" de l'être, il n'est pas Daseiendes, mais Dasein.
En résumé, le problème de l'être que Heidegger pose nous ramène à l'homme, car l'homme est un étant qui comprend l'être. Mais, d'autre part, cette compréhension de l'être est elle-même l'être ; elle n'est pas un attribut, mais le mode d'existence de l'homme. Ce n'est pas là une extension purement conventionnelle du mot être à une faculté humaine - en l'occurrence, à la compréhension de l'être, - mais la mise en relief de la spécificité de l'homme dont les "actes" et les "propriétés" sont autant de "modes d'être". C'est l'abandon de la notion traditionnelle de la conscience comme point de départ, avec la décision de chercher, dans l'événement fondamental de l'être - de l'existence du Dasein - la base de la conscience elle-même.
Dès lors l'étude de la compréhension de l'être est ipso facto une étude du mode d'être de l'homme. elle n'est pas seulement une préparation à l'ontologie, mais déjà une ontologie. Cette étude de l'existence de l'homme, Heidegger l'appelle "Analytique du Dasein". Sous une forme, étrangère au problème de l'être en général, elle a déjà été amorcée et poursuivie, dans de multiples études philosophiques, psychologiques, littéraires et religieuses consacrées à l'existence humaine. Heidegger appelle existentielle, l'analyse de l'existence humaine qui ignore la perspective de l'ontologie. La replacer dans cette perspective - l'accomplir d'une façon explicite - est l'oeuvre d'une analytique existentiale que Heidegger entreprend dans Sein und Zeit.
Nous allons résumer ici quelques développements de cette
analytique existentiale. A partir de la structure purement formelle
que nous venons d'établir : "l'existence du Dasein consiste à
comprendre l'être" - toute la richesse de l'existence humaine se
trouvera développée, c'est-à-dire toute la structure
de dévoilement de l'être. Il s'agira d'y retrouver l'homme
tout entier et de montrer que cette compréhension de l'être,
c'est le temps lui-même.
Pour faire mieux ressortir la légitimité de ce combat, il faut renvoyer à l'idée de l'intentionnalité, élaborée par Husserl, et pensée jusqu'au bout par Heidegger. On sait que Husserl voit dans l'intentionnalité l'essence même de la conscience. La nouveauté de cette vue n'a pas simplement consisté à affirmer que toute conscience est conscience de quelque chose, mais que cette tension vers quelque chose d'autre faisait toute la nature de la conscience ; qu'il ne fallait pas se représenter la conscience comme quelque chose qui est d'abord et qui se transcende ensuite, mais que de par son existence la conscience se transcendait. Si cette transcendance présentait l'allure de la connaissance tant qu'il s'agissait de vie théorétique, elle avait, dans les autres ordres de la vie, une autre forme. Le sentiment, lui aussi, vise quelque chose, quelque chose qui n'est pas un objet théorétique, mais adéquat et accessible au sentiment seul. L' "intentionnalité" du sentiment ne signifie pas que la chaleur affective du sentiment - et tout ce qui en fait le contenu - n'est qu’un noyau auquel s'ajoute une intention dirigée sur un objet senti ; cette chaleur affective elle-même et comme telle est ouverte sur quelque chose et sur quelque chose auquel, en vertu d'une nécessité essentielle, on n'accède que par cette chaleur affective, comme on accède par la vision seule à la couleur.
Nous comprenons maintenant dans quel sens l'existence du Dasein caractérisée comme une manière d'exister telle "qu'il y va toujours dans son existence de cette existence même" équivaut à la compréhension de l'être par le Dasein. En effet, l'être qui se révèle au Dasein, ne lui apparaît pas sous forme de notion théorique qu'il contemple, mais dans une tension intérieure, dans le souci que le Dasein prend de son existence même. Et, inversement, cette manière d'exister où "il y va de l'existence", n'est pas un état aveugle auquel la connaissance de la nature de l'existence devrait s'ajouter, mais cette existence, en prenant soin de sa propre existence - et de cette manière seulement - s'ouvre à la compréhension de l'existence.
Nous comprenons maintenant mieux que tout à l'heure, comment
l'étude de la compréhension de l'être est une ontologie
du Dasein, une étude de l'existence du Dasein dans toute sa plénitude
concrète, et non pas seulement la réflexion sur un acte isolé
de cette existence par lequel une existence s'écoulant dans le temps
serait à même de quitter ce plan existentiel pour comprendre
l'être. La transcendance de la compréhension est un événement
de l'existence.
Comprendre l'être, c'est exister de manière à se soucier de sa propre existence. Comprendre, c'est prendre souci. Comment préciser cette compréhension, ce souci ? Le phénomène du monde ou, plus précisément, la structure de "l'être-dans-le-monde" présente la forme précise sous laquelle se réalise cette compréhension de l'être.
Si cette thèse pouvait se justifier, la "sortie de soi-même" vers le monde serait intégrée dans l'existence du Dasein, car la compréhension de l'être, nous le savons déjà, est un mode de l'existence. La compréhension de l'être sous la forme de "il y va de l'existence" - apparaîtra à Heidegger au terme de ses analyses, comme la caractéristique fondamentale de la finitude du Dasein. C'est donc sur la finitude de l'existence du Dasein que sa transcendance vers le monde se trouvera fondée. Et ainsi la finitude de l'existence humaine rendra compte de la notion de sujet telle que nous l'avons depuis Descartes. Elle ne sera plus une simple détermination du sujet - on ne dira plus seulement "nous sommes une pensée, mais une pensée finie" - la finitude contiendra le principe même de la subjectivité du sujet. C'est parce qu'il y a une existence finie - le Dasein - que la conscience elle-même se trouvera possible. L'analyse du Monde devient donc la pièce centrale de l'Analytique du Dasein, car elle va nous permettre de rattacher la subjectivité à la finitude, la théorie de la connaissance à l'ontologie, la vérité à l'être.
Certes, il faudra commencer par transformer la notion traditionnelle de monde, mais ce procédé n'aura rien d'arbitraire. Ce que Heidegger va mettre à la place de la conception habituelle du monde, c'est quelque chose qui rend celle-ci possible. procédé de justification qui tient lieu de preuve. Le phénomène du monde, tel que Heidegger le décrit rejoindra ou expliquera l'opinion classique qui ne part pas toujours de phénomènes initiaux ni authentiques.
Pour la conscience commune, le monde équivaut à l'ensemble
des choses que découvre la connaissance. Notion ontique et dérivée.
En effet, les choses, si l'on s'en tient à la signification concrète
de leur apparition pour nous, sont dans le monde. Toute apparition
d'une chose particulière suppose le monde. C'est à partir
d'une ambiance que les choses nous sollicitent. Quelle signification donner
à cette référence au monde que l'analyse phénoménologique
ne doit pas laisser hors de considération ni effacer ? Elle se révèle,
à une première analyse, comme étroitement liée
avec le Dasein : l' "ambiance", ce en quoi le Dasein vit, "notre
monde", le "monde d'une époque, d'un artiste", etc. Cela nous invite
à chercher dans un mode d'existence du Dasein lui-même
le phénomène du monde qui apparaîtra ainsi comme structure
ontologique. [...] L'ambiance du monde ambiant n'est pas la spatialité
nue et abstraite du monde, mais sa référence à l'existence
du Dasein. C'est un être caractérisé par un engagement
essentiel dans un monde, qui peut découvrir un fait tel que l'ambiance
à partir duquel une notion infiniment plus pauvre comme l'espace,
acquiert un sens.[...]
Partons donc du monde ambiant pour en déterminer l'ambiance, pour décrire la "mondanité du monde" selon l'expression de Heidegger. Les choses au milieu desquelles le Dasein existe sont, avant tout, objets de soins, de sollicitude ; elles s'offrent à la main, invitent au maniement. Elles servent à quelque chose : des haches pour fendre du bois, des marteaux pour marteler le fer, des poignées pour ouvrir des portes, des maisons pour nous abriter etc. Ce sont, au sens très large du terme des ustensiles.
Quel est leur mode d'être ? L'être de l'ustensile ne s'identifie pas avec celui d'un simple objet matériel se révélant à la perception ou à la science. La contemplation ne saurait saisir l'ustensile en tant que tel. "Le regard purement contemplatif, quelque pénétrant qu'il soit, jeté sur l'aspect de telle ou telle chose ne saurait nous découvrir un ustensile" (Sein und Zeit p69). C'est par l'usage, par le maniement que nous accédons à lui d'une manière adéquate et entièrement originale. - Mais non seulement le maniement accède d'une manière originale aux objets, il y accède d'une manière originelle : il n'est pas consécutif à une représentation. C'est par cela surtout que Heidegger s'oppose à l'opinion courante - opinion que Husserl partage encore - : avant de manier, il faut se représenter ce qu'on manie.
Les ustensiles sont donc des objets que le Dasein découvre
par un mode déterminé de son existence : le maniement. Ils
ne sont donc pas de simples choses. Le maniement est, en quelque manière,
l'effectuation de leur être. Il détermine non pas ce
qu'ils sont, mais la manière dont ils rencontrent le Dasein. L'être des ustensiles, c'est la maniabilité.
Et c'est précisément parce que le maniement n'est pas une
simple présence sur laquelle se grefferait une nouvelle propriété.
Elle est entièrement irréductible et originelle.
[...]
Quelle est la structure de la maniabilité ? Elle est
essentiellement constituée par le "renvoi". L'ustensile est
"en vue de" quelque chose. C'est pourquoi ce n'est pas un être séparé,
mais toujours en cohésion avec d'autres ustensiles. Il appartient
même à son mode d'être de céder le pas à
la totalité de l'œuvre par rapport à laquelle il est. L'ustensile
est parfaitement dans son rôle - et la maniabilité caractérise
son être en soi - uniquement quand cette maniabilité n'est
pas explicite, mais se retire dans un arrière-fond et que l'ustensile
est compris à partir de l'œuvre. - Cette œuvre à son tour
est un ustensile : le soulier est pour être porté,
la montre pour indiquer l'heure. Mais, d'autre part, la fabrication
de l'œuvre est une utilisation de quelque chose en vue de quelque chose.
Le maniable renvoie donc aux matériaux. Nous découvrons ainsi
à partir de l'ustensile, la nature, les forêts, les eaux,
les montagnes, les métaux, le vent etc. La Nature découverte
de la sorte est toute relative au maniement : "matières premières".
Nous n'avons pas de forêts, mais du bois, les eaux sont de la houille
blanche ou des moyens de transport, la montagne est la carrière,
le vent est vent en poupe. Enfin l'œuvre est faite non seulement en
vue de quelque chose, mais aussi pour quelqu'un. La fabrication
s'oriente sur le consommateur ; les hommes en tant que "consommateurs"
se révèlent avec le maniable et, avec eux, la vie publique
et tout l'ensemble des institutions, tout l'attirail de la vie publique.[...]
L'existence du Dasein consiste à exister en vue de soi-même.
Cela veut aussi dire que le Dasein comprend son existence. Le Dasein comprend
donc d'ores et déjà cet "en vue de soi-même" qui constitue
son existence. C'est par rapport à cet "en vue de soi-même"
où le Dasein est engagé dans son existence que peut se faire une rencontre du maniable.
[...]
En résumé, être, pour le Dasein, c'est comprendre
l'être. Comprendre l'être, c'est exister de telle sorte qu'
"il y va, dans l'existence, de cette existence même". "Il y va de
l'existence même" - c'est être-dans-le-monde ou être-là.
Être là - c'est se transcender. Tout le paradoxe de cette
structure où l'existence en vue de soi-même se présente
comme essentiellement extatique - est le paradoxe même de l'existence
et du temps. Mais pour le voir encore mieux il nous faut pousser plus loin
l'Analytique du Dasein, en développant la structure
de la transcendance.
"Être-dans-le-monde" est un mode d'existence dynamique. Dynamique
dans un sens très précis. Il s'agit de la dynamis, de la
possibilité. Non point de la possibilité au sens logique
et négatif en tant qu' "absence de contradiction" (possibilité
vide) ; mais de la possibilité concrète et positive, de celle
qu'on exprime en disant qu'on peut ceci ou cela, qu'on a des possibilités
envers lesquelles on est libre. Le règne des ustensiles que nous
découvrons dans le monde, ces ustensiles utilisables et propres
à quelque chose, ont trait à nos possibilités - saisies
ou manquées - de les manier. Possibilités, rendues elles-mêmes
possibles par la possibilité fondamentale d'être-dans-le-monde,
c'est-à-dire d'exister en vue de cette existence même. Ce
caractère dynamique de l'existence, en constitue le paradoxe fondamental
: l'existence est faite de possibilités, lesquelles cependant, précisément
en tant que possibilités, s'en distinguent en la devançant.
L'existence se devance elle-même.
[..]
Pour traduire l'intimité de ce rapport entre le Dasein
et ses possibilités, nous pouvons dire qu'il se caractérise,
non pas par le fait d'avoir des possibilités, mais d'être
ses possibilités ; structure qui dans le monde des choses serait
inconcevable et qui détermine positivement l'existence du Dasein.
Etre-dans-le-monde, c'est être ses possibilités.[...]
Qu'est-ce qu'être ses possibilités ?
Être ses possibilités, c'est les comprendre. [...]
Mais cela ne signifie pas un retour à la notion de conscience
interne (même si l'on distingue celle-ci de la notion de perception
interne, entendue comme réflexion introspective et où, de
toute évidence, la structure sujet-objet se retrouve). L'originalité
de la conception heideggerienne de l'existence par rapport à l'idée
traditionnelle de conscience interne consiste en ce que ce savoir de soi-même,
cette illumination interne - cette compréhension - non seulement
n'admet plus la structure sujet-objet, mais n'a plus rien de théorique.
Ce n'est pas une prise de conscience, une constatation pure et simple
de ce qu'on est, constatation capable de mesurer notre pouvoir sur
nous-même, cette compréhension c'est le dynamisme même
de cette existence, c'est ce pouvoir même sur soi. Et dans ce
sens la compréhension constitue le mode dont l'existence est
ses possibilités : ce qui était prise de conscience devient
prise tout court et, par là, l'événement de l'existence
même. a la place de la conscience de la philosophie traditionnelle,
laquelle, en tant qu'elle prend conscience reste sereine et contemplative,
extérieure au destin et à l'histoire de l'homme concret dont
elle prend conscience, Heidegger introduit la notion du Dasein comprenant
ses possibilités, mais qui, en tant que comprenant, fait
ipso facto son destin, son existence ici-bas. [...]
Comment s'articule le pouvoir en tant que compréhension du possible ? Comment le Dasein est-il ici-bas ?
Le Dasein se comprend dans une certaine disposition affective. Le Dasein se tient ici-bas déjà disposé d'une façon déterminée. Il s'agit de ce phénomène, à première vue banal que la psychologie classique vise en insistant sur la tonalité ou la couleur affective qui se mêle à tout état de conscience : la bonne ou la mauvaise humeur, la joie, l'ennui, la peur, etc. Pour Heidegger, ces dispositions ne sont pas des états, mais des modes de se comprendre, c'est-à-dire, puisque cela ne fait qu'un, d'être-là.
La disposition affective qui ne se détache pas de la compréhension - par laquelle la compréhension existe - nous révèle le fait que le Dasein est voué à ses possibilités que son "ici-bas" s'impose à lui. Elle n'est pas le symbole, ni le symptôme, ni l'index de cette situation - elle est cette situation ; la description de l'affectivité n'en prouve pas la réalité, mais en fournit l'analyse. En existant le Dasein est d'ores et déjà jeté au milieu de ses possibilités et non pas placé devant elles. Il en a d'ores et déjà saisi ou manqué. Heidegger fixe par le terme de Geworfenheit ce fait d'être jeté et de se débattre au milieu de ses possibilités et d'y être abandonné. Nous le traduirons par le mot de déréliction. La déréliction est la source et le fondement nécessaire de l'affectivité. L'affectivité n'est possible que là où l'existence est livrée à son propre destin.
La déréliction, l'abandon aux possibilités imposées, donne à l'existence humaine un caractère de fait dans un sens très fort et très dramatique du terme : c'est un fait qui se comprend comme tel par son effectivité. Les faits empiriques de la science s'imposent à un esprit ; mais pour être constatés comme faits, il faut au préalable qu'une situation telle que l'effectivité soit possible. Elle est accomplie par un Dasein qui existe son Da, son ici-bas, qui est jeté dans le monde. Avoir été jeté dans le monde, abandonné et livré à soi-même, voilà la description ontologique du fait. L'existence humaine se définit pour Heidegger par cette "effectivité" ou "facticité". La compréhension et l'interprétation de cette effectivité, c'est l'ontologie analytique du Dasein elle-même. c'est pourquoi Heidegger et ses disciples définissent l'ontologie comme "Herméneutique de la facticité".
Si la compréhension des possibilités par le Dasein se fait dans sa dérilection, en tant que compréhension du possible, le Dasein existe dans une propension au delà de la situation imposée. d'ores et déjà le Dasein est au delà de soi-même. Être ainsi au delà de soi, - être ses possibilités - n'est pas contempler cet au-delà comme un objet, choisir entre deux possibilités comme entre deux routes qui se croisent au carrefour. ce serait enlever à la possibilité son caractère de possibilité que de la placer devant un plan établi d'avance où elle serait déjà implicitement réalisée. La possibilité est la projection du Dasein lui-même de par son existence, l'élan vers ce qui n'est pas encore. Heidegger fixe ce mouvement par le terme Entwurf - projet, esquisse. Dans la déréliction, et sans s'affranchir de la fatalité de cette déréliction, le Dasein par sa compréhension est au delà de soi.[...]
Le Dasein comprenant ses possibilités par l'existence - est à la fois le Dasein se comprenant soi-même et découvrant les ustensiles dans le monde. en effet, la possibilité initiale du Dasein d'être en vue de soi-même conditionne le maniement des ustensiles. seulement au lieu de se comprendre dans sa possibilité fondamentale d'être-dans-le-monde, c'est-à-dire - comme nous le savons déjà - dans sa possibilité d'être en vue de soi-même, tout livré au souci angoissé de sa propre finitude, le Dasein fuit ce mode authentique de se comprendre ; il se disperse en compréhensions des possibilités secondaires que la possibilité fondamentale, implicitement toujours comprise, mais jamais explicite, rend seule possible. Le Dasein se comprend à partir des possibilités relatives aux ustensiles, à partir des êtres intérieurs au monde. C'est le phénomène de la chute, troisième caractère de l'existence à côté de la déréliction et du projet. La chute, dont il faut éloigner tout souvenir moral ou théologique, est un mode d'existence du Dasein fuyant son existence authentique pour retomber dans la vie quotidienne. Il ne se comprend pas dans sa personnalité authentique, mais en partant des objets qu'il manie : il est ce qu'il fait, il se comprend à partir de sa profession, de son rôle social. Le Dasein déchu se perd dans les choses et ne connaît d'autre personnalité que l'on, le tout le monde. Il se comprend - et ce terme signifie toujours qu'il est ses possibilités - dans un optimisme qui masque sa fuite devant l'angoisse, c'est-à-dire devant une compréhension authentique de soi.
On retrouve toutes les structures de la compréhension sous
une forme altérée et déchue, chez le Dasein tombé
dans la "vie quotidienne". La parole qui, pour Heidegger, se rattache à
la compréhension et que le Dasein authentique possède
sous la modalité du silence - devient la parlote et le verbiage
introduisant l'équivoque dans l'existence. L'analytique du
Dasein possède donc une forme parallèle - et une bonne
partie de Sein und Zeit s'en occupe - l'analytique du Dasein
déchu et plongé dans la vie quotidienne.
[...]
Dans la manière dont Heidegger développe sa pensée, la description du Dasein quotidien occupe une très grande place et les multiples pages qui y sont consacrées sont d'une grande beauté, d'une rare perfection d'analyse. Nous nous sommes bornés à de brèves remarques, mais il nous faut dès maintenant expliquer l'importance que Heidegger leur attribue, car elle tient à l'essence même de son ontologisme.
Nos développements antérieurs nous ont rendu familière
l'idée que l'existence de l'homme est comprise de par cette existence
elle-même et non pas par un acte de contemplation, s'ajoutant à
l'existence. Si la philosophie est une compréhension de l'être
- et si la compréhension de l'être ne peut se faire que par
la compréhension de l'existence qui est dévoilement de l'être
- et si la compréhension de l'existence est une possibilité
de cette existence même - la philosophie ne se fait pas in abstracto,
mais ne se trouve possible que comme possibilité concrète
d'une existence. Faire de la philosophie équivaut donc à
un mode fondamental de l'existence du Dasein. Mais dès lors la philosophie
est une possibilité finie, déterminée par la déréliction,
le projet-esquisse et la chute, par la situation concrète de l'existence
philosophante. Or, si c'est dans l'état de chute que nous nous comprenons
habituellement, toutes les catégories à l'aide desquelles
nous nous efforçons à saisir le Dasein sont empruntées
au monde des choses. La réification de l'homme, l'absence du problème
même concernant la signification de la subjectivité du sujet
- tout cela ne forme pas une contingente erreur due à la maladresse
de tel ou tel philosophe : tout cela vient de la chute, de la situation
même du Dasein philosophant installé dans la vie quotidienne.
Mais c'est aussi pour cela que l'analytique du Dasein, appelée
à esquisser la possibilité authentique de l'existence
consiste, avant tout, à remonter la pente et, en premier
lieu, à éclairer ontologiquement la situation même
de la chute où le Dasein est initialement plongé. D'ailleurs,
cette tendance vers la compréhension authentique de soi-même
- c'est-à-dire vers un mode d'existence authentique - ne vient pas
d'un scrupule abstrait et intellectuel, mais se manifeste sous forme d'appel
qu'entend le Dasein déchu et dispersé dans les choses et
qui équivaut pour Heidegger au phénomène originel
de la "conscience morale"[2].
Ainsi s'explique l'importance et la nécessité des analyses
de "l'existence quotidienne" ; le Dasein est d'ores et déjà
déchu et la philosophie, en tant que possibilité finie, part
de la vie quotidienne. [...]
En résumé, l'existence du Dasein consistant à comprendre
l'être, apparue comme "être-dans-le-monde", se précise
comme existence comprenant dans l'état de déréliction
sa possibilité fondamentale d'exister ; comprenant une possibilité
esquissée de par cette existence même, mais d'une compréhension
d'ores et déjà glissée vers les possibilités
de la "vie quotidienne", d'ores et déjà égarée
dans les choses.
[...]
Quelle est donc la compréhension hors rang qui saisit le Dasein
comme fait par excellence et qui à la fois accomplit cette effectivité
?
Cette compréhension est l'angoisse.
Toute compréhension se fait dans une disposition affective. L'affectivité est la marque même de l'engagement du Dasein dans son existence, de son effectivité. Ce qui caractérise l'affectivité, c'est une double "intention" : la joie, la peur, la tristesse etc. se dirige sur un objet se trouvant dans le monde, objet de la joie, de la peur, de la tristesse, mais aussi sur soi-même, sur celui "pour qui" on est attristé, joyeux ou effrayé. Ce retour sur soi transparaît d'ailleurs dans la forme réfléchie des verbes qui expriment les états affectifs - se réjouir, s'effrayer, s'attrister.
L'angoisse qui présente la même structure, offre cependant une particularité qui la place à part parmi les états affectifs.
Il faut d'abord la distinguer de la peur. Celui "pour qui" on a peur, c'est soi-même, c'est le Dasein atteint et menacé dans son "être dans la monde" ; par contre l'objet de la peur, nous le rencontrons dans le monde à titre d'être déterminé. Il en est autrement de l'angoisse : l'objet angoissant ne se trouve pas à l'intérieur du monde, comme un "quelque chose de menaçant", à l'égard duquel il y aurait à prendre tel ou tel parti. L'objet de l'angoisse reste entièrement indéterminé. Indétermination n'ayant rien de purement négatif : spécifique et originale, elle nous révèle une sorte d'indifférence qu'ont pour le Dasein angoissé tous les objets qu'il manie habituellement. L'angoisse est une manière d'être où la non-importance, l'insignifiance, le néant de tous les objets intra-mondains devient accessible au Dasein. Cela ne veut pas dire que l'angoisse nous serve de signe d'insignifiance des choses, ni que nous déduisions cette insignifiance à partir du fait de l'angoisse, ni que nous éprouvions l'angoisse après avoir pris connaissance de cette non-importance des choses. C'est l'angoisse elle-même qui révèle, comprend cette insignifiance. Et, corrélativement, cette insignifiance ne se révèle pas comme quelque chose d'inoffensif, espèce de négation théorique et théoriquement concevable ; elle est essentiellement angoissante et, par conséquent fait partie du domaine du Dasein, est quelque chose d'humain.
Mais avec les objets "intramondains" sombrés dans le néant, le Dasein angoissé ne perd pas sa constitution d'être-dans-le-monde. Bien au contraire, l'angoisse ramène le Dasein au monde en tant que monde - à la possibilité d'être en vue de soi-même - elle ne l'arrache qu'au monde en tant qu'ensemble de choses, des ustensiles maniables. Dans l'angoisse le Dasein se comprend d'une manière authentique ramené qu'il est à la possibilité nue de son existence, à son effectivité pure et simple vidée de tout contenu, néant de toute chose. C'est cette effectivité de l'être-dans-le-monde, du Da pur et simple, qui est l'objet de l'angoisse ce qui menace.
L'objet de l'angoisse (le Wovor) s'identifie donc avec son "pour qui" (le Worum) : c'est l'être-dans-le-monde. En faisant disparaître les choses intra-mondaines l'angoisse rend impossible la compréhension de soi-même à partir des possibilités ayant trait à ces objets, et elle amène ainsi le Dasein à se comprendre à partir de soi-même elle le ramène à soi-même. L'angoisse, en ramenant l'existence à elle-même, la sauve de sa dispersion dans les choses et lui révèle sa possibilité d'exister d'une manière particulièrement aiguë comme être-dans-le-monde. Elle doit donc constituer la situation où se ramasse en unité la totalité des structures ontologiques du Dasein.
Mais l'angoisse est compréhension. Elle comprend d'une manière exceptionnelle la possibilité d'exister authentique. Cette possibilité d'exister, Heidegger la fixe par le terme de souci. Le souci angoissé doit fournir la condition ontologique de l'unité de la structure du Dasein.
En tant qu'angoissé, le souci est une compréhension. Il comprend sa possibilité fondamentale d'être dans le monde. En esquissant cette possibilité, il est au-delà-de-soi. Non pas en rapport avec les objets, mais avec sa propre possibilité d'exister. Le rapport avec l'objet extérieur, sous sa forme initiale de maniement, se trouve lui-même possible grâce à l'anticipation du souci qui est en vue de soi, c'est-à-dire qui est-dans-le-monde.
D'autre part, la possibilité comprise par l'angoisse, l'être
dans le monde, se révèle dans l'isolement et l'abandon où
le Dasein est livré à cette possibilité. Le
souci comprend sa possibilité en tant que possibilité où
l'on est d'ores et déjà jeté. Le projet-esquisse
et la déréliction -- l'être-au-delà-de-soi et
l'être d'ores et déjà dans [le monde] sont concrètement
réunis dans le souci compris par l'angoisse.
[...]
La formule totale exprimant le souci se compose donc de ces trois éléments
: être-au-delà de soi - avoir d'ores et déjà
été dans le monde - être-auprès des choses.
Leur unité n'est pas celle d'une proposition qu'on pourrait toujours
établir arbitrairement, mais celle du phénomène concret
du souci révélé par l'angoisse.
C'est même là un excellent exemple du mode de penser heideggerien. Il ne s'agit pas de réunir des concepts par une synthèse pensée, mais de trouver un mode d'existence qui les comprend, c'est-à-dire qui saisit en existants les possibilités - d'être qu'ils reflètent.
La philosophie intellectualiste - empiriste ou rationaliste - cherchait à connaître l'homme, mais elle s'approchait du concept de l'homme, en laissant de côté l'effectivité de l'existence humaine et le sens de cette effectivité. Les empiristes, tout en parlant des hommes réels, passaient également à côté de cette effectivité : l'intellectualisme ne saurait se trouver que devant le fait. Il lui manque la notion heideggerienne de l'existence et de la compréhension, d'une connaissance qui se fait de par l'existence même. Cette dernière rend possible la fameuse "introspection", mais en est bien distincte, car l'introspection est déjà intellectualiste. Elle contemple un objet distinct d'elle. Heidegger apporte l'idée d'une compréhension dont l'oeuvre n'est pas distincte de l'effectuation et de l'effectivité même du fait. Par là il a pu atteindre dans le fait de l'homme non pas l' "étranger", l'objet que révèle l'introspection des psychologues, mais l'existence effective se comprenant de par son effectivité.
C'est cette compréhension de l'existence qu'il a essayé
de faire parler. Nous en avons essayé de résumer les premières
articulations. Déjà le fait que les structures étudiées
sont des "modes d'exister" et non pas des propriétés, nous
fait deviner leur parenté avec le temps qui n'est pas un étant
mais l'être. Et déjà les expressions comme "d'ores
et déjà", "au delà de" et "auprès de" - chargées
du sens fort qu'elles empruntent au souci - nous laissent entrevoir la
racine ontologique de ce qu'on appelle dans la vie quotidienne - plongée
dans un temps banalisé et "inoffensif" - passé, avenir, présent.
Il faut signaler qu'ensuite Lévinas, dans sa lecture philosophique
de la Bible, introduira la préséance de l'Autre (Le prochain,
c'est précisément ce qui a un sens "immédiatement"
avant qu'on le lui prête... Nous avons appelé visage l'auto-signifiance
par excellence... La proximité n'est pas une intentionalité)
mais aussi du langage (le premier mot dit le dire lui-même...
l'événement éthique de la communication que toute
transmission de messages suppose), de la nomination (comme Lacan) dès
lors que toute vérité historique implique la structure narrative
du langage avec pour conséquence phénoménologique
: Tout phénomène est discours ou fragment de discours.
Dès lors, la pensée ne peut atteindre l'individuel que par
le détour de l'universel. Voir aussi le site Lévinas
(en anglais)
Jean Zin 12/1998
http://jeanzin.fr/ecorevo/philo/levinas.htm