Traiter des rapports de l'universel et du relatif, c'est traiter de toute l’histoire de la philosophie, et d’abord de sa naissance. En inventant les voyelles, c’est-à-dire facilitant grandement la lecture, les Grecs ont considérablement démocratisé l’écriture. Là où, avant, le scribe "interprétait" des signes équivoques, participait à la construction du sens, la lecture devient "transparente" et ouverte à tous. Le premier résultat de cet accès à l’écriture est la confrontation de discours contradictoires. Ainsi Parménide et Héraclite qui ne sont pas considérés comme philosophes mais comme sages, affirment chacun leur propre vérité (l’un que l’être ne change pas, l’autre que tout change). Vérités aussi incompatibles et relatives que les religions ou coutumes des peuples barbares tel que Hérodote en rend compte dans son enquête. Ensuite les Sophistes, qui ne sont pas plus philosophes, fondent plutôt la Rhétorique, l’art de l’argumentation et témoignent du scepticisme qui frappe alors toute théorie (l’homme est la mesure de toutes choses). Socrate, Platon, Descartes, Kant, chacun à leur tour, vont pourtant refonder à chaque fois la philosophie sur la critique d’un scepticisme intenable (critique pratique exprimée par Woody Allen: "si rien n’existe j’ai payé ma moquette beaucoup trop cher") en même temps que sur l’échec du sens dont il témoigne, échec d’une sagesse dogmatique et satisfaite, isolée et protégée de toute mise en cause. La philo-sophie témoigne à la fois de l’insuffisance de tout savoir et de la seule voie pour fonder l’universel qui est celle du dialogue, de l’argumentation, du doute et de la critique, d’une négativité surmontée. La mort de Socrate est ici hautement significative de la consistance, pour lui, de cet universel, bien avant que la Science en impose à tous la puissance effective.
Hegel a longuement traité de la fonction du scepticisme
comme moment dialectique. Kojève a précisé
sa fonction dans sa théorie des discours développée
dans son Essai d’une histoire raisonnée de la philosophie païenne
, où il oppose le scepticisme théorique (expérimental)
au discours philosophique (qui rend compte de lui-même et se confronte
à l’universel) :
Or, un Système discursif qui comporte une lacune irréductible
en principe se trans-forme tout naturellement en Théorie dogmatique
proprement dite. Car il est naturel de vouloir combler cette lacune par
une notion qui, tout en n’étant pas elle-même déductible
à partir de la partie proprement discursive (cohérente) du
Système lacunaire qui peut néanmoins être déduit
(correctement), peut être "justifié" en tant qu'expression
verbale d’une Expérience silencieuse. Un tel Discours "complet"
ne peut être qu’une Théorie dogmatique, qui sera, selon l'Expérience
choisie, soit théologique, soit scientifique, soit moraliste; et
ceci "exclusivement". TIII p93
L’universel de la vérité ne disparaît pas pour autant
mais se dissout comme objet pour devenir sujet, processus (Hegel)
où le relativisme est un moment de l’universel. La vérité
ne nous attend pas, une et complète depuis toujours. Il n’y a de
vérité que par et dans le discours effectif. La vérité
se déploie dans le discours comme surmontement d’une erreur (le
faux est un moment du vrai), d’une errance (Heidegger L’essence
de la vérité) ou dans la confrontation avec une contra-diction.
Il n’y a pas d'autre vérité que celle qui nous concerne concrètement,
pratiquement ("Ce qui limite le vrai ce n’est pas le faux c’est l'insignifiant"
René Thom). La dialectique historique rassemble les positions opposées
qui ne sont pas purement et simplement là depuis toujours et indifférentes.
Le relativisme des positions, revendiquée par Marx comme
lutte des classes, est toujours provisoire, lutte pour l’universel et déterminé
par la totalité du système économique où
elle s'engage. Il n’y a de liberté, d’ex-sistence, de sens et d'universel
que pour nous, dans la finitude essentielle de notre être mortel
mais la conscience de notre propre disparition est la présence de
l’universel au cœur de notre intimité. Le discours qui nous constitue
nous précède et porte au-delà ; notre singularité
ne prend sens qu’à s'inscrire dans cet universel comme cet universel
ne prend corps qu’à s'incarner dans une finitude singulière.
Pour Lévinas, notamment, ce qui ne dépend pas de notre intentionnalité, c’est la présence de l’Autre qui s'adresse à nous par son visage. Cette objectivité est ce qui fonde le relativisme essentiel de la rencontre de l’Autre et la nécessité de l'intervention d’un tiers comme arbitre impartial (Kojève) pour rétablir une juste égalité. Ici, le relativisme est bien incontournable mais pour se résoudre dans le jugement d’un tiers où se fonde l'objectivité intersubjective de la science même. Le relativisme peut devenir le refus de cet arbitrage, rejetant toute communauté avec l’autre, fermeture au discours et à l’argumentation. Habermas insiste pourtant à juste titre sur l’universel de la raison produit par l’argumentation discursive, l'agir communicationnel où se construit mon unité avec la collectivité. Comme la liberté, l’universel n’existe qu’en acte, c’est-à-dire dans le discours effectif.
Il faut donc s'entendre sur la définition. Selon qu’on interprète
le relativisme comme évidence simple d’une diversité irréductible
ou qu’on en dialectise le contenu, c’est une dangereuse réfutation
de l’universel ou ce qui le constitue au contraire comme exigence.
Ce n’est pas un problème théorique. La prétentions
des cultures à se protéger est un refus du dialogue, de la
parole de l’Autre. Projet insensé et vain, alors qu’il faut, bien
évidemment, protéger les peuples menacés et leur industrie,
on ne peut se refuser au discours, à la rencontre ; on ne peut réfuter
l’universel qui nous rassemble. C’est tout-à-fait précisément
à cette prétention que nous devons les horreurs du nazisme
et qui ne s'explique, dans sa barbarie systématique, qu’en réaction
à l'universalisme français qui avait été détourné,
comme au temps de Napoléon, en instrument de domination et de négation
de l’autre. Les versions moins dramatiques nous réduisent à
une sorte de folklore alors que notre rencontre dans le discours, en ce
temps et en ce lieu, nous oppose concrètement dans un dialogue qui
doit nous accorder pourtant, si ce n’est maintenant, du moins dans le fleuve
du temps. Héritiers de l’histoire, interprètes de nos traditions,
nous ne sommes pas des monades isolées se suffisant par elles-mêmes,
chacun enfermé dans une singularité ineffable, toujours égale
à son essence (peuple biologique). Êtres de parole, nous appartenons
à la langue commune comme à tous les langages qui nous sont
adressés et auxquelles nous devons répondre (responsabilité).
Aucune position ne suffira à rendre compte de notre liberté
de mouvement mais notre différence, notre position singulière
a bien un sens pour tous ; nos oppositions sont structurelles (Lévi-Strauss),
comme "Les parfums, les couleurs et les sons se répondent".
Car l’universel n’est pas la négation de la finitude et de la singularité
mais ce qui en est le fondement nécessaire pour qu’une ex-sistence
puisse s’en détacher.
P.S. Il faut continuer avec Kojève pour comprendre les enjeux
de l'universalisme philosophique inauguré par les Grecs, transmis
aux romains et dont le catholicisme (catholicon=universel) représente,
à ses yeux, l'héritier actuel (avec l'Islam) et dont les
valeurs (universalité, générosité, égalité)
se sont réalisées dans la révolution française.
Le despotisme oriental ou soviétique d’un côté, le
libéralisme de l’autre se veulent la négation de cet universel.
"Le libéralisme bourgeois proclame plus ou moins la fin de l'État
comme tel, c’est-à-dire de l'existence proprement politique des
nations, et pour lequel la valeur suprême est l'individu dans son
isolement même". Le citoyen français révolutionnaire
s'oppose à cette vision bourgeoise, mais, désormais, le Français
vit comme un bourgeois et non en citoyen, en individualiste libéral
et oublie "les exigences de la réalité universelle de
l'État ainsi que les moyens qu'elle emploie pour s'affirmer et se
maintenir dans l'existence". Le citoyen révolutionnaire est
trop aristocratique pour le bourgeois et le protestantisme capitaliste
qui oscillent toujours entre le labeur et la permissivité (tous
deux dégradants). "Rien ne prouve que le libéralisme à
base de grands trusts autonomes et de chômage massif cher au bloc
anglo-saxon et l'étatisme niveleur et quelque peu barbare de l'Union
soviétique épuisent toutes les possibilités d'organisation
économique et sociale rationnelle. En particulier, il est bien évident
qu’une structure impériale soviétique n'a rien à voir
avec le communisme, et peut en être facilement détachée".
Ces lignes écrites en 1945 par le premier Eurocrate, comme
certains peuvent l'appeller, montrent le concret et l'actualité
de ces questions qui ne sont pourtant pas nouvelles.
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