Pascal, la misère de l’homme et son terrible ennui

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Il est vrai que c’est être misérable, que de se connaître misérable ; mais c’est aussi être grand, que de connaître qu’on est misérable. Ainsi toutes ses misères prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand Seigneur, misères d’un Roi dépossédé.

Même s'il dit lui-même que "se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher" (513-4), il est certes contestable de faire de Pascal un philosophe alors qu'il n'a d'autre dessein que de faire l'apologie de la religion chrétienne au regard de la misère de l'homme sans dieu. S'il admet les failles de la raison, c'est pour les boucher immédiatement avec le dogme hérité ("Deux excès : exclure la raison, n'admettre que la raison"). Il est justement intéressant de voir comme le vrai peut venir du faux, et ce que la religion - qui a pris la suite des philosophies du bonheur et de leur échec - peut révéler de nous et de nos faiblesses comme de notre incomplétude. En effet, cette lucidité n'aurait sans doute pas été permise s'il n'en proposait immédiatement le remède trompeur de la foi dans une vérité révélée, autre façon de s'empêcher de penser.

Il faut dire que cette voie chrétienne vers le bonheur se distingue du tout au tout des philosophies du bonheur précédentes d'abord par le rejet du moi (haïssable) jusqu'au sacrifice qui non seulement se prive des plaisirs mais valorise la souffrance (ce qui ferait gagner des points pour son ciel). L'essentiel, c'est de se délivrer du souci de soi pour renvoyer la charge de la cause sur un Autre. Cette religion du supplicié comporte incontestablement une dimension masochiste avec l'image sanglante d'un homme cloué à sa croix et suscitant la pitié, supposé prendre sur lui toute la souffrance du monde. Ce douloureux calvaire est on ne peut plus éloigné de l'ataraxie du sage mais s'estime pourtant très supérieur à cette misérable sagesse trop humaine - un Dieu seul pouvant nous sauver (ni la raison, ni le plaisir). On n'est pas ici dans la fonction politique de la religion mais dans sa fonction thérapeutique par laquelle elle rejoint malgré tout les philosophies du bonheur, apportant satisfaction à de profonds désirs et de grandes espérances.

Une des différences les plus notables, constituant la supériorité du chrétien sur le sage, c'est de reconnaître ses propres péchés et insuffisances, ce qui lui fait adopter une position d'humilité qui contraste avec l'orgueil du maître. C'est un avantage et il faut bien dire que, malgré toutes ses qualités exceptionnelles, il est en effet très difficile de prendre Pascal en modèle. Certes, c'est un génie extraordinairement précoce en mathématique - il a inventé une machine à calculer à 18 ans, écrit des traités géométriques plus jeune encore, prouvé l'existence du vide, etc. Cependant, il avait les nerfs fragiles, il était dépressif, colérique, souffreteux. On est bien dans le pathologique. En octobre 1654, à 31 ans, alors que son carrosse a failli tomber dans le vide, retenu comme par miracle, il en est tellement choqué qu'il en perd conscience et fait une expérience mystique qu'il décrira dans un papier, "le Mémorial", qu'il portait toujours sur lui, cousu dans son veston.

Il y aurait beaucoup plus à dire sur son enfance et sa fragilité psychique mais cela suffit à montrer que sa dévotion chrétienne n'avait vraiment rien à voir avec le fameux "pari de Pascal" qui prétend jouer la vérité aux dés en évaluant la probabilité des plaisirs et des peines ici-bas et dans l'au-delà. Même s'il prétend que "il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l'inspiration", il est déjà scandaleux de faire de la foi un calcul incertain, n'ayant rien à voir avec les véritables raisons de nos croyances - toute l'apologie de la religion chrétienne étant bien la démonstration que la religion répond à nos besoins les plus intimes. Mais, là où on frise l'arnaque, c'est que l'application du calcul de probabilité qu'il avait inventé perd absolument tout sens à mettre l'infini d'un côté. Il y a là une forme de "mauvaise foi" incontestable.

On aura compris qu'il n'y a nulle bonne raison de donner crédit à ses "pensées" sinon que plusieurs puissent nous sembler étonnamment vraies. Il ne peut être question d'adopter ses croyances mais de reconnaître, dans sa critique implacable, la réalité de nos existences déniée par l'idéalisme et par les philosophies du bonheur, notamment ce terrible ennui qui nous poursuit et nous précipite dans le divertissement pour nous empêcher de penser à nous et à notre avenir. C'est aussi ce qui fait la valeur du travail et rend si invivable le chômage (et bien sûr la prison). On ne prend pas assez la mesure de l'importance fondamentale, ontologique, de l'ennui. Les dieux grecs eux-mêmes craignaient l'ennui, un temps sans histoire, ce serait même selon Hésiode la raison de la création du monde et de l'humanité, pour les divertir, de même que, dans la Bible, Eve est créée pour sortir Adam de l'ennui ! Si Pascal voit bien son importance dans la vie de cour d'aristocrates désoeuvrés, s'occupant des jeux les plus futiles, il ne va pas jusqu'à reconnaître que la religion est sans doute le plus grand des divertissements, nous délivrant du non-sens premier et de devoir donner nous-mêmes un sens à notre existence, nous projeter dans le futur (forcément collectif) et non jouir du présent comme le prétendent toutes les sagesses, ni suivre simplement son destin. Ce que l'ennui manifeste, c'est en effet qu'on ne se satisfait pas du corps ni d'une nature donnée, mais qu'on a besoin d'une cause extérieure, des autres, ou d'un grand Autre sous la forme d'un Dieu (hérité du père) dont l'avantage est qu'on l'a toujours sous la main ! Sinon, l'ennui profond est bien le sentiment d'un manque, voire la conscience de notre nullité, mais, sauf quand il n'est que l'impatience d'un ailleurs ou de pouvoir se jeter dans l'action, il manifeste plutôt le manque du manque, nos passe-temps rendus à leur vanité, nous laissant inoccupés et sans avenir, manque de désir et de motivation plus encore que d'idéal, et donc sans fin assignable.

Il faut rappeler les 3 sortes d'ennui que distinguera Heidegger : l'ennui accidentel (de l'attente d'un train) qui cherche un passe-temps, l'ennui mondain des soirées inutiles qui sont une perte de temps, et l'ennui profond d'une indifférence générale qui nous concerne intimement. Cet ennui est supposé nous sortir de notre affairement et pouvoir nous ouvrir aux possibles (qui pourtant se refusent), se trouvant alors au fondement de notre liberté de nous choisir nous-mêmes, tout comme nos engagements. Il est ainsi de bon ton à l'époque numérique de regretter le bon temps de l'ennui, nous forçant à la créativité, ce qui n'est pas faux sans doute mais tous nos appareils n'empêchent pas de s'ennuyer et le vrai, c'est que c'est un état très pénible, et même souvent suicidaire à se soustraire au monde, sortir du jeu et de l'illusio, en tout cas la dure épreuve de la durée. On peut dire que le divertissement nous soulage de l'ennui accidentel mais que le divertissement pouvant lui-même nous ennuyer, il ne resterait qu'à chercher dans la religion ou la métaphysique de quoi nous en détourner.

La critique du divertissement préfigure la critique de l'aliénation (ou du spectacle), bien avant nos technologies, mais, s'il n'y a pas d'harmonie préalable, de nature à suivre, de plaisir satisfaisant, la question doit être reprise sous un autre angle que celle d'une altération, d'une dénaturation dès lors qu'elle est déjà au départ. "La nature de l’homme est toute nature, omne animal. Il n’y a rien qu’on ne rende naturel. Il n’y a naturel qu’on ne fasse perdre". Il semble bien que ce ne soit pas seulement une invention de la religion notre péché originel de ne pas pouvoir se suffire à soi-même, de ne pas avoir de remède véritable contre la conscience de la mort ni aboutir à une fin heureuse ("Le dernier acte est toujours sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais"). Ce n'est pas une raison pour autant d'accepter l'ordre établi comme un ordre divin, et ne pas chercher à l'améliorer au moins, sous prétexte que ce ne sera jamais parfait et qu'il y aura toujours de la souffrance. L'ennui nous pousse au contraire à l'action et l'engagement même s'il ne devrait plus être possible de promettre le bonheur ou de retrouver une authenticité originelle (surtout après l'expérience de la psychanalyse, ici décisive pour continuer la phénoménologie du désir et empêcher de rêver à un homme nouveau).

Bien sûr il est plus désespérant, et difficilement supportable, d'admettre l'échec de la philosophie, assez prouvé par l'expérience, s'il n'y a pas de Dieu caché pour nous en consoler et tenir ses promesses (comme pour les Romains passant du stoïcisme au christianisme). Après la "mort de Dieu", l'ennui va devenir le Mal du siècle, l'état d'âme du nihilisme confronté à l'absence de sens, confirmation de "la misère de l'homme sans Dieu". Il ne suffit pas de prétendre "vivre sans temps mort" ou multiplier les expériences extrêmes pour conjurer le vide. Cela devrait plutôt nous ramener à plus d'humilité, au savoir de l'ignorance d'un Socrate et sa critique de la sagesse contre les prétentions des demi-savants, mais, en tout cas, l'unité de la pensée et de l'être est bien définitivement brisée malgré les innombrables tentatives de la reconstituer. Il nous faut revenir à nos existences concrètes et nos rapports humains, dans leur finitude, leur singularité, avec leurs mauvais côtés et leurs bonheurs relatifs ou passagers, loin des promesses des grands systèmes et des formules magiques.

Reconnaître la réalité serait donc admettre qu'il n'y a pas d'assurance bonheur ni de complète satisfaction possible en ce monde imparfait, nous délivrant ainsi d'une quête malheureuse, d'une lutte contre l'aliénation devenue encore plus aliénante, comme du souci de soi et de sa petite existence (le moi haïssable), pour se tourner vers l'enfer des autres (dont on veut être aimé ou reconnu) ? Si on y gagne de sortir de l'impasse narcissique et de l'obsession de la jouissance ou de nos névroses, ce n'est pas pour autant que ce "divertissement" de soi nous rendrait beaucoup plus heureux puisque, la plupart du temps, ce sont les autres qui nous font souffrir, même si on y trouve aussi le réconfort. Là-dessus, Pascal, qui n'est pas très charitable, ne nous laisse aucune illusion non plus. "Je mets au fait que si tous les hommes savaient ce qu'ils disent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde".

A défaut d'un Dieu, ce qui peut nous sauver, c'est la transcendance du monde, le souci de sa préservation, non pas seulement de l'humanité mais de l'existence du monde que nous habitons et de son évolution écologique et cognitive dont nous sommes le résultat et qui nous donne sens. Voilà certainement ce qui peut donner valeur à notre action et nous décider à participer à cette extériorité objective mais c'est sans doute en ne mettant pas trop l'homme au centre de façon autoréférentielle, en arrêtant de l'idéaliser et d'en attendre des merveilles, qu'on pourra se supporter plus facilement et agir ensemble pour le bien commun, voire s'aimer avec tous nos défauts et ce terrible ennui qui nous vide de l'intérieur et dont on ne craint rien tant qu'il ne revienne.

 

Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans la nature de l’homme à l’égard de la vérité, du bonheur, et de plusieurs autres choses.

Rien n’est plus étrange dans la nature de l’homme que les contrariétés que l’on y découvre à l’égard de toutes choses. Il est fait pour connaître la vérité ; il la désire ardemment, il la cherche ; et cependant quand il tâche de la saisir, il s’éblouit et se confond de telle sorte, qu’il donne sujet de lui en disputer la possession. C’est ce qui a fait naître les deux sectes de Pyrrhoniens [sceptiques] et de Dogmatistes, dont les uns ont voulu ravir à l’homme toute connaissance de la vérité, et les autres tâchent de la lui assurer ; mais chacun avec des raisons si peu vraisemblables qu’elles augmentent la confusion et l’embarras de l’homme, lorsqu’il n’a point d’autre lumière que celle qu’il trouve dans sa nature.

[...]

Voilà ce qu’est l’homme à l’égard de la vérité. Considérons-le maintenant à l’égard de la félicité qu’il recherche avec tant d’ardeur en toutes ses actions. Car tous les hommes désirent d’être heureux ; cela est sans exception. Quelques différents moyens qu’il y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que l’un va à la guerre, et que l’autre n’y va pas, c’est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui se tuent et qui se pendent.

Et cependant depuis un si grand nombre d’années, jamais personne sans la foi n’est arrivé à ce point, où tous tendent continuellement. Tous se plaignent, Princes, sujets ; nobles, roturiers ; vieillards, jeunes ; forts, faibles ; savants, ignorants ; sains, malades ; de tous pays, de tous temps, de tous âges, et de toutes conditions.

Une épreuve si longue, si continuelle, et si uniforme devrait bien nous convaincre de l’impuissance où nous sommes, d’arriver au bien par nos efforts. Mais l’exemple ne nous instruit point. Il n’est jamais si parfaitement semblable, qu’il n’y ait quelque délicate différence ; et c’est de là que nous attendons que notre espérance ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre. Ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l’espérance nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort qui en est le comble éternel.

[...]

La nature nous rendant toujours malheureux en tous états, nos désirs nous figurent un état heureux parce qu’ils joignent à l’état où nous sommes les plaisirs de l’état où nous ne sommes pas et quand nous arriverions à ces plaisirs nous ne serions pas heureux pour cela parce que nous aurions d’autres désirs conformes à ce nouvel état.

[...]

Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur en nous. Nos passions nous poussent au dehors, quand même les objets ne s’offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d’eux—mêmes, et nous appellent, quand même nous n’y pensons pas. Ainsi les Philosophes ont beau dire : rentrez en vous mêmes, vous y trouverez votre bien ; on ne les croit pas ; et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots. Car qu’y a-t-il de plus ridicule et de plus vain que ce que proposent Stoïciens, et de plus faux que tous leurs raisonnements ?

Ils concluent qu’on peut toujours ce qu’on peut quelquefois, et que puisque le désir de la gloire fait bien faire quelque chose à ceux qu’il possède, les autres le pourront bien aussi. Ce sont des mouvements fiévreux que la santé ne peut imiter.

La guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions, et devenir Dieux. Les autres ont voulu y renoncer à la raison, et devenir bêtes. Mais ils ne l’ont pu ni les uns ni les autres ; et la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l’injustice des passions, et trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent : et les passions sont toujours vivantes dans ceux mêmes qui veulent y renoncer.

Voilà ce que peut l’homme par lui-même et par ses propres efforts à l’égard du vrai, et du bien. Nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous qu’incertitude. Nous cherchons le bonheur, et ne trouvons que misère. Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur, et sommes incapables et de certitude et de bonheur.

[...]

Ce qui m’étonne le plus est de voir que tout le monde n’est pas étonné de sa faiblesse. On agit sérieusement et chacun suit sa condition, non pas parce qu’il est bon en effet de la suivre, puisque la mode en est, mais comme si chacun savait certainement où est la raison et la justice. On se trouve déçu à toute heure et par une plaisante humilité on croit que c’est sa faute et non pas celle de l’art qu’on se vante toujours d’avoir. Mais il est bon qu’il y ait tant de ces gens-là au monde qui ne soient pas pyrrhoniens pour la gloire du pyrrhonisme, afin de montrer que l’homme est bien capable des plus extravagantes opinions, puisqu’il est capable de croire qu’il n’est pas dans cette faiblesse naturelle et inévitable, et de croire, qu’il est au contraire dans la sagesse naturelle.

Le désir de reconnaissance

Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme, que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisés, et de n’être pas dans l’estime d’une âme : et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime.

Si d’un côté cette fausse gloire que les hommes cherchent est une grande marque de leur misère, et de leur bassesse, c’en est une aussi de leur excellence. Car quelques possessions qu’il ait sur la terre, de quelque santé et commodité essentielle qu’il jouisse, il n’est pas satisfait s’il n’est dans l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que quelque avantage qu’il ait dans le monde, il se croit malheureux, s’il n’est placé aussi avantageusement dans la raison de l’homme. C’est la plus belle place du monde : rien ne le peut détourner de ce désir ; et c’est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l’homme. Jusque là que ceux qui méprisent le plus les hommes et qui les égalent aux bêtes, en veulent encore être admirés, et se contredisent à eux mêmes par leur propre sentiment ; leur nature qui est plus forte que toute leur raison les convainquant plus fortement de la grandeur de l’homme, que la raison ne les convainc de sa bassesse.

L’homme n’est qu’un roseau le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue ; parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.

Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée. Travaillons donc à bien penser. Voilà le principe de la morale.

[...]

Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous, et en notre propre être : nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire ; et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver cet être imaginaire, et négligeons le véritable. Et si nous avons ou la tranquillité, ou la générosité, ou la fidélité, nous nous empressons de le faire savoir, afin d’attacher ces vertus à cet être d’imagination : nous les détacherions plutôt de nous pour les y joindre ; et nous serions volontiers poltrons, pour acquérir la réputation d’être vaillants. Grande marque du néant de notre propre être, de n’être pas satisfait de l’un sans l’autre, et de renoncer souvent à l’un pour l’autre ! Car qui ne mourrait pour conserver son honneur, celui-là serait infâme.

[...]

La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme, qu’un goujat, un marmiton, un crocheteur se vante, et veut avoir ses admirateurs. Et les Philosophes mêmes en veulent. Ceux qui écrivent contre la gloire, veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit ; et ceux qui le lisent, veulent avoir la gloire de l’avoir lu ; et moi qui écris ceci, j’ai peut-être cette envie ; et peut être que ceux qui le liront l’auront aussi.

[...]

Nous sommes si présomptueux, que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus. Et nous sommes si vains, que l’estime de cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente.

L'inquiétude humaine

Nous ne nous tenons jamais au présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent, et comme pour le hâter ; ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt. Si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas à nous, et ne pensons point au seul qui nous appartient : et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont point, et laissons échapper sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu’il nous afflige ; et s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.

Que chacun examine sa pensée. Il la trouvera toujours occupée au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre des lumières, pour disposer l’avenir. Le présent n’est jamais notre but. Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre objet. Ainsi nous ne vivons jamais ; mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est indubitable que nous ne le serons jamais, si nous n’aspirons à une autre béatitude qu’à celle dont on peut jouir en cette vie.

Ennui et divertissement

Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre.

Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.

L’homme qui n’aime que soi ne hait rien tant que d’être seul avec soi. Il ne recherche rien que pour soi, et ne fuit rien tant que soi ; parce que quand il se voit, il ne se voit pas tel qu’il se désire, et qu’il trouve en soi-même un amas de misères inévitables, et un vide de bien réels et solides qu’il est incapable de remplir.

Qu’on choisisse telle condition qu’on voudra, et qu’on y assemble tous les biens, et toutes les satisfactions qui semblent pouvoir contenter un homme. Si celui qu’on aura mis en cet état est sans occupation, et sans divertissement, et qu’on le laisse faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra pas. Il tombera par nécessité dans des vues affligeantes de l’avenir : et si on ne l’occupe hors de lui, le voila nécessairement malheureux.

La dignité royale n’est-elle pas assez grande d’elle-même, pour rendre celui qui la possède heureux par la seule vue de ce qu’il est ? Faudra-t-il encore le divertir de cette pensée comme les gens du commun ? Je vois bien, que c’est rendre un homme heureux, que de le détourner de la vue de ses misères domestiques, pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d’un Roi ? Et sera-t-il plus heureux en s’attachant à ces vains amusements, qu’à la vue de sa grandeur ? Quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit ? Ne serait-ce pas faire tort à sa joie, d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d’un air, ou à placer adroitement une balle ; au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l’environne ? Qu’on en fasse l’épreuve ; qu’on laisse un Roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnie, penser à soi tout à loisir ; et l’on verra, qu’un Roi qui se voit, est un homme plein de misères, et qui les ressent comme un autre. Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes des Rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement aux affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir, pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu’il n’y ait point de vide. C’est à dire, qu’ils sont environnés de personnes, qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le Roi ne soit seul, et en état de penser à soi ; sachant qu’il sera malheureux, tout Roi qu’il est, s’il y pense.

Aussi la principale chose qui soutient les hommes dans les grandes charges, d’ailleurs si pénibles, c’est qu’ils sont sans cesse détournés de penser à eux.

Prenez y garde. Qu’est-ce autre chose d’être Surintendant, Chancelier, premier Président, que d’avoir un grand nombre de gens, qui viennent de tous côtés, pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes ? Et quand ils sont dans la disgrâce, et qu’on les renvoie à leurs maisons de campagne, où ils ne manquent ni de biens ni de domestiques pour les assister en leurs besoins, ils ne laissent pas d’être misérables, parce que personne ne les empêche plus de songer à eux.

De là vient que tant de personnes se plaisent au jeu, à la chasse, et aux autres divertissements qui occupent toute leur âme. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur dans ce que l’on peut acquérir par le moyen de ces jeux, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit dans l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre que l’on court. On n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche ; mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le tumulte du monde ; que la prison est un supplice si horrible ; et qu’il y a si peu de personnes qui soient capables de souffrir la solitude.

[...]

Les hommes ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leur misère continuelle. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de leur première nature, qui leur fait connaître, que le bonheur n’est en effet que dans le repos. Et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fonds de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation, et à se figurer toujours, que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.

Ainsi s’écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles ; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable. Car, ou l’on pense aux misères qu’on a, ou à celles dont on est menacé. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui de son autorité privée ne laisserait pas de sortir du fonds du cœur, où il a ses racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin.

C’est pourquoi lorsque Cineas disait à Pyrrus qui se proposait de jouir du repos avec ses amis après avoir conquis une grande partie du monde, qu’il ferait mieux d’avancer lui même son bonheur, en jouissant dés lors de ce repos, sans l’aller chercher par tant de fatigues, il lui donnait un conseil qui recevait de grandes difficultés, et qui n’était guère plus raisonnable que le dessein de ce jeune ambitieux. L’un et l’autre supposait que l’homme se pût contenter de soi-même et de ses biens présents, sans remplir le vide de son cœur d’espérances imaginaires, ce qui est faux. Pyrrhus ne pouvait être heureux ni devant ni après avoir conquis le monde. Et peut-être que la vie molle que lui conseillait son ministre était encore moins capable de le satisfaire, que l’agitation de tant de guerres, et de tant de voyages qu’il méditait.

On doit donc reconnaître, que l’homme est si malheureux, qu’il s’ennuierait même sans aucune cause étrangère d’ennui par le propre état de sa condition naturelle : et il est avec cela si vain et si léger, qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre bagatelle suffit pour le divertir. De sorte qu’à le considérer sérieusement, il est encore plus à plaindre de ce qu’il se peut divertir à des choses si frivoles et si basses, que de ce qu’il s’afflige de ses misères effectives ; et ses divertissements sont infiniment moins raisonnables que son ennui.

L'ignorance savante

Si l’homme s’étudiait, il verrait combien il est incapable de passer outre. Comment se pourrait-il qu’une partie connût le tout ? [...]

Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties.

[...]

La force est la reine du monde, et non pas l'opinion; mais l'opinion est celle qui use de la force. C'est la force qui fait l'opinion.

[...]

Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle, où se trouvent tous les hommes en naissant. L’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien, et se rencontrent dans cette même ignorance d’où ils étaient partis. Mais c’est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d’entre eux qui sont sortis de l’ignorance naturelle, et n’ont pu arriver à l’autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux là troublent le monde, et jugent plus mal de tout que les autres. Le peuple et les habiles composent pour l’ordinaire le train du monde. Les autres le méprisent et en sont méprisés.


Sauf exceptions, c'est la version de Port-Royal des Pensées 1670.

Article intégré à une petite histoire de la philosophie.

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44 réflexions au sujet de “Pascal, la misère de l’homme et son terrible ennui”

  1. Le besoin de transcendance peut renvoyer à un caractère social profond, à une capacité et un désir de faire corps avec le groupe. C'est assez évident qu'adhérer à un groupe qui véhicule des valeurs qui le transcendent est satisfaisant. L'invention de Dieu peut se comprendre dans ce cadre. Mais ensuite, ce sont les actes commis en son nom et qui contredisent inévitablement les diverses inventions de Dieu qui finissent pas détruire l'invention. Encore que notre capacité idéologique à écranter la réalité, à nous masquer ces contradictions, n'a plus à être démontrée.
    Est-ce qu'on peut se passer de transcendance?
    Est-il possible de combiner raison et transcendance? Il me semble que c'est un peu ce que nous tentons avec la démocratie. L'écologie me semble assez apte à occuper cette place centrale et transcendante.

  2. Je ne pense pas que l'homme ait besoin de transcendance et si c'était le cas, à quoi ça lui servirait sinon s'élever au-dessus de ce qu'il est, prenant conscience de sa misère ? Or, qu'est-ce qu'un homme miséreux qui s'élève au-dessus de son état misérable sinon un homme normal ou bien, si un homme prie Dieu parce qu'il est malade, que devient-il en guérissant sinon un homme guéri et donc normal ? L'invention de Dieu pour créer un groupe uni ne dépend pas d'une transcendance mais de la peur. C'est la même mécanique avec le mythe dont les fondements ont un rapport direct avec les fondements de la paranoïa d'après Lacan. On ne prie pas Dieu quand on est bien portant et qu'on vit en paix, on le prie parce qu'on a peur mais qui, au fond, tout au fond, a peur ? Quelle est la partie commune que nous avons en nous et qui nous pousse à chercher le groupe ou le gourou ou à nous identifier à un chef en cas de danger ? Est-ce que c'est la même partie qui nous pousse à fuir notre intérieur d'un ennui morbide et répugnant ? Et si l'écologie était la cause commune nouvellement sacrée, qu'aurions-nous inventé à part un nouveau Dieu qu'on appelerait "écologie" ? Est-il transcendant de regarder pousser des tiges, des fleurs ou des arbres ? Bof ! Est-il transcendant de savoir qu'avec l'écologie on pourra nourrir les générations futures et éviter à ce monde la catastrophe ? Pour moi, c'est motivant, c'est excitant, c'est rassurant mais je n'ai pas besoin de me transcender pour ça parce que, qu'est-ce qu'un monde qui reprend son destin en mains sinon un monde en devenir et donc un monde normal ?

    • Réduire le besoin de faire groupe à une simple réaction à la peur me semble trop court. L'illumination, les born-again, et même l'enthousiasme des supporters de foot, l'émotion qu'on peut ressentir quand un membre dont nous sommes proches est mis à l'honneur, la capacité à se sacrifier pour un groupe, une cause, me semblent être des témoignages de notre besoin de sens dont la quintessence est indissociable d'une transcendance. Est-ce que c'est bien? Est-ce que c'est normal? Je ne me pose pas cette question, du moins pas à ce stade. Mais je note que c'est un trait de caractère qui procure des atouts de survie indéniables propres à la sélection au cours de l'évolution.

      • Je ne suis pas un spécialiste, ni grand connaisseur des religions , mais je hasarde ici l'hypothèse (en me cantonnant à la civilisation Occidentale, enveloppant le pourtour méditérranéen son lieu de naissance), que les transcendances religieuses (au sens large) ont évolué comme suit (corrélativement à leurs fondements socio-économico-politiques): il y eut - si j'ai bien compris - les croyances de l'Egypte ancienne, qui promettaient la vie éternelle, mais celle-ci étant calquée sur la vie ici bas, le pauvre ne pouvait guère espérer une amélioration de sa condition dans l'au delà. Puis le christianisme, affirma qu'il était plus difficile à un riche d'entrer par la porte du Paradis qu'à un chameau de passer par le chas d'une aiguille. Cette religion des pauvres, exaltant l'accès égalitaire au Paradis eut sa contrepartie dans l'acceptation des souffrances et dominations ici bas. Vinrent alors les grandes utopies égaliaires et l'utopie communiste qui prirent leur essort au 19ième siècle, calque terrestre du christianisme. Aujourd'hui alors que les transcendances égalitaires du communisme/socialisme ont reflué, nous reste l'acceptation des petites transcendances individuelles, au moyen de bonheur-prêts-à-porter, prenant appui le cas échéant sur les philosophies hédonistes / épicuriennes / stoïciennes ainsi que l'a montré M. Zin dans son texte précédent. L'Humanité semble partager entre l'athéisme de ces philosophies du bonheur individuel (qui ont pour contrepartie, par paresse, auto-satisfaction ou bien sentiment d'impuissance l'acceptation de l'ordre établi), et le retour de religiosités qui semblent essentiellement combler un mal être identitaire individuel (le capitalisme et l'essor historique du sujet sont passés par là) mais ne promettant guère plus qu'une communauté morale (circonscrite aux fidèles) dans la soumission et l'acceptation de l'ordre dominant. Le Paradis terrestre et céleste a bel et bien disparu des religions et croyances contemporaines. Seuls des égarés espèrent encore l'accès aux portes du Paradis céleste, qui deviennent le nirvana sexuel du terroriste suicidaire et nihiliste en lieu et place d'une vie éternelle simple et sans désirs. Le Paradis n'est plus réservé qu'aux fous de Dieu, tandis que les fidèles recherchent l'adaptation harmonieuse au sein du système dominant. On peut se demander quelle sera la suite, l'écologie peut-elle constituer en effet la base d'une transcendance religieuse à la fois réaliste (immanente) et susceptible d'intégrer l'aspiration à un monde meilleur et égalitaire (puisque l'écologie nous envoie aussi à notre condition humaine commune).

  3. Non, je ne crois pas que la crainte soit la seule raison des dieux et Pascal justement en montre la face désirable. Il y a surtout une clôture du sens comme dans les philosophies du bonheur mais en se délivrant au contraire du souci de soi et de son bonheur en se faisant l'instrument de l'Autre. La transcendance peut avoir plusieurs sens, elle est pour Kant le réel lui-même inatteignable et indépendant de nous de la chose-en-soi. L'écologie a effectivement l'intérêt de renvoyer à cette chose-en-soi, extérieure à nous et commune à tous, pouvant servir de médiation entre nous.

    L'autre grand discours pouvant nous unir universellement, c'est le discours de la science mais on voit bien ce qui manque par rapport aux religions, c'est de répondre aux désirs d'immortalité, de justice, d'amour. Dans ce sens, on ne peut nier qu'il y a un besoin de religion, que le désir veut se réaliser dans l'imaginaire. Vivre sans religion est assez nouveau et demande une longue élaboration collective sans doute mais si l'histoire se répète à nouveau, il est assez probable qu'on retombe dans une période religieuse. La Russie abandonnant le communisme, l'orthodoxie y a retrouvé immédiatement sa place. J'ai trouvé cela très étonnant.

    Aristote expliquait ce besoin de religion par l'expérience intérieure du sacré, de la crainte effectivement et du respect mais aussi de la dévotion, de l'enthousiasme qui nous saisissent devant la divinité, devant ce qui est supérieur aux hommes. C'était avant les religions du livre, car le livre a produit ses propres religions, prenant la suite d'une certaine façon de la philosophie (néoplatonicienne avec les querelles byzantines sur la trinité, sans parler de St Augustin) mais dans la continuité des anciennes religions et de leurs élaborations théologiques (égyptiennes entre autres, sans parler du chamanisme avant). Ce n'est pas une petite affaire toutes ces religions de par toute la terre et depuis si longtemps (au moins l'agriculture et l'élevage). Il me semble que le multiculturalisme et la science devraient faire dépérir les religions (difficile avant de comprendre le monde sans dieu), sauf que la science ne prend pas en charge ce à quoi répondent les religions. Si la vérité n'apporte pas le bonheur, à quoi bon la vérité ?

    PS : Il me semble aussi que les religions nous donnent une part de divinité, que cette part divine de l'âme nous donne une valeur absolue, inconditionnelle et qui nous sépare radicalement de l'animalité, ce qui veut dire aussi qu'on ne peut nous tuer comme un animal (même si c'est justement pour sa religion qu'on peut se faire tuer). La difficulté est grande pour un scientifique de distinguer un être humain d'un animal, d'un tas de chair voire d'un robot. Si nous avons part à la divinité, la question ne se pose plus et on peut massacrer les infidèles qui ne sont plus que des animaux sans raison. Il y a d'autres bénéfices secondaires à la religiosité, notamment de pouvoir donner une certaine liberté au croyant qui fait référence au tiers de la religion pour se libérer de l'autorité familiale, jouant l'autorité de la religion contre l'autorité politique ou parentale. Le fait qu'il n'y ait pas une seule explication mais plusieurs fonctions renforce certainement les religions, sélectionnées de façon darwinienne en fonction de leur efficacité sociale (économique et militaire).

    Mon intention n'était pas d'écrire sur la religion, ni sur Pascal (il y aurait beaucoup à dire, notamment sur le contexte économico-social), mais sur l'échec des philosophies du bonheur, voulant juste annexer des pensées de Pascal au texte précédent. Mais il est vrai que ce sont les religions qui ont pris le relais jusqu'à aujourd'hui (notamment en Amérique).

    • En Mongolie, les soviétiques ont détruit 900 temples Bouddhistes et déporté ou tué de nombreux moines. Depuis 1990 la Mongolie est redevenue autonome et démocratique depuis 1992. Le Bouddhisme s'y redéveloppe très rapidement, sans pour autant atteindre les sommets qu'il avait connu. Après avoir combattu férocement le chamanisme après le 16ème, il est aujourd'hui plutôt en bonne entente avec lui.
      Je ne serais pas plus surpris que ça qu'un néochamanisme matiné d'anthroposophie ou de théosophie se développe en symbiose(?) avec l'écologie politique.

  4. Voilà ce que je pense. 25 000 personnes meurent chaque jour de faim et malnutrition. On en parle, c'est vrai, mais on en parle avec les assiettes pleines. Notre souveraineté alimentaire va être sérieusement remise en question avec le TAFTA et on continue d'en parler, toujours avec les assiettes et le ventre pleins. Si l'on dit aux Français que demain la famine refera son apparition dans notre pays, alors plus besoin de transcendance, tout le monde comprendra le bien fondé de l'écologie...Sans passer par Dieu ou la philosophie ou je ne sais quoi encore. L'appétit de gueuler comme un babouin dans les tribunes d'un stade pour satisfaire sa libido, je vois pas ce que ça a de transcendant. Pareil pour suivre le Christ ou Kant ou je ne sais quel appétit de foi ou de raison, rut déguisé du "sage" qui veut sauver le monde appétit féroce pour sauver le monde. Sauf que c'est pas le monde du sage qu'il faut sauver mais le monde tout court et qu'à défaut d'immortalité, on pourrait peut-être évité d'ajouter à l'hécatombe.

  5. Au risque de faire dévier hors du sujet? L'animisme était la pratique religieuse de peuples sans écriture, donc en contact symbolique direct avec leur environnement animé. La nature est le substrat originaire des mots et des signes, elle apparait organisée par cycles qui s'emboîtent et s'entrelacent. La transcendance pratiquée par l'oral consiste alors à mettre en rapport ces cycles englobant les êtres. Une forme de transcendance. Avec l'écriture on commence à expliquer ou déplier les chiasmes ( entrecoupements) manifestés dans le monde perçu, pour mettre en ligne des signes désormais convenus et codifiés. Et on aboutit à concevoir un monde finalisé (avec un début et une fin, une origine et une finalité) ce qui présente les avantages et les risques d'une reconstruction en différé :ôter au monde sa présence,en abstraire l'humain, au bénéfice d'une représentation qui sépare l'âme du corps, et à des dialogues autour de récits( "relatations")
    par extraits de la relation directe avec les autres êtres animés. Coupure amorcée entre la chaire sensible ( animalité) et l'esprit (la psukhé), coupure entre le contingent ( la perception sensible) et qui pose l'absolu d'un Dieu créateur , tel un grand metteur en scène à imiter ... Etc...

      • trans-scandere c'est en effet dépasser le scandale, sortir de l'esclandre, éviter ou envisager une forme non-violente de transgression pour sortir d'une situation de crise donnée? En se référant à l'étymologie plutôt qu'aux principes constitués

          • le radical du verbe exprime l'idée de monter, gravir, le mot scandale en grec ancien désignait le trébuchet d'un piège,ce qui reste sous-entendu dans le sens de " pierre d'achoppement" ( l'argument qui fait trébucher la démonstration). . Transcendance au sens religieux, c'est donc ce qui évite au croyant de tomber dans les pièges du Diable, ce qui revient à monter vers Dieu. Je préfère de loin le sens général laïc selon Michel.Martin...

  6. Fab à écrit:« l'écologie peut-elle constituer en effet la base d'une transcendance religieuse à la fois réaliste (immanente) et susceptible d'intégrer l'aspiration à un monde meilleur et égalitaire ?» Plutôt de dire aussi que « l’écologie nous envoie à notre condition humaine commune », pour ma part je préfère voir que nous avons mis en danger notre condition humaine commune par la rupture de notre lien avec la Nature , lien qui est le même que pour les autres êtres vivants, tous créateurs de néguentropie. Prendre conscience de cette rupture qui a des effets désastreux maintenant observables, c’est ça l’écologie. L’écologie n’est plus l’opposition romantique de quelques-uns à l’esprit des Lumières au nom d’une religion de la Nature, en opposition avec le discours rationnel décrivant un monde extérieur d’objets matériels pris comme « sujets » des sciences objectives créatrices d es conditions technologiques du Progrès , entrevu comme susceptible de créer les conditions d’un monde meilleur et égalitaire. Rétrospectivement ( après coup comme dit Jean Zin) on peut dire que cette rupture était normalisée entre autres par Newton écrivant :
    « Le temps absolu, vrai et mathématique, en lui-même et de sa propre nature, coule uniformément sans relation à rien d’extérieur »
    « L’espace absolu, de par sa nature, et sans relation avec quoi que ce soit d’extérieur, demeure toujours semblable et immobile »
    (Cité par Alexandre Koiré dans « Du monde clos à l’univers infini » 1973)

    C’est, d’un point de vue philosophique, mettre à l’index les approximations antérieures animistes sur le monde vivant , cependant bel et bien animé, et pour lequel le temps était relatif, conformément à l’ordre cyclique des événements naturels tels qu’ils sont perçus, de même que l’espace n’est pas une étendue mathématique, dans cette pure vue de l’esprit coupée des données sensibles. Cette démarche n’est pas sans rapport avec le développement d’une économie productiviste totalement utopique dont le XXI ème siècle devra régler les dettes écologiques considérables

    • @Pierre Ch
      Quand un orchestre symphonique interprète un morceau, si c'est bien joué, il se passe parfois quelque chose de "divin" que les musiciens et le public ressentent. C'est une expérience transcendante. L'idée que la nature pourrait jouer une symphonie me semble assez naturelle. Le pont entre l'écologie et l'animisme (ou un descendant modernisé) me semble aller presque de soi.
      Je tente de me placer d'un point de vue observateur et aussi expérimentateur de quelques uns de nos ressorts, mais je ne crois militer pour rien dans ce commentaire.

  7. Il y a une autre transcendance que celle de la religion, et même de l'écologie, ce sont les autres (le prochain). J'ai ajouté une phrase en ce sens à la fin. On ne peut dire que Pascal était sur cette pente, sa dévotion étant encore une façon de ne s'occuper que de soi mais si la psychanalyse confirme notre lien aux autres et que cela apporte pas mal de bonheurs, on ne peut oublier que les autres c'est aussi l'enfer. Si on y gagne de sortir de l'impasse narcissique et de l'obsession de la jouissance, ce n'est pas pour autant que ce "divertissement" de soi procurerait un bonheur assuré (notre situation politique est là pour le rappeler). Pas étonnant qu'on préfère se mentir et se réfugier dans l'imaginaire.

    • L’actualité montre que qualifier de « divine » une musique transcendantale en un sens non religieux et donc seulement sublime, grandiose, impressionnante, ou que seulement estimer le tempérament plutôt bop ou cool de toute musique , est redevenu pour des sectes terroristes le comportement d’un « coupable » ( pour de bon ! ) . Mon sang d’occidental descendant des Croisés est-il halal ? Je n’avais pas jusqu’ici envisagé que de dangereux stupides me rendraient capable d’une question à mon égard aussi stupéfiante.
      http://www.franceculture.fr/emissions/repliques/les-lecons-du-13-novembre-2015

    • "Il y a une autre transcendance que celle de la religion, et même de l'écologie, ce sont les autres (le prochain)."
      J'aurais même tendance à croire que "les autres", ce serait même la mère de toutes les transcendances, dans une lecture de notre qualité d'être social. Ce qui n'est en rien contradictoire avec le fait que cette disposition conduit aussi à l'enfer. La transcendance est nourrie de l'idéologie qui peut être vue comme un reflet de notre caractère d'être social, pour le meilleur et pour le pire. Une philosophie de l'information peut se montrer salutaire pour tempérer les excès, les "flammes de l'enfer", tout en procurant un avantage adaptatif au groupe par sa capacité à mieux coller au réel, à mieux protéger les individus.

    • Il y a en fait, il me semble, de multiples formes de transcendances, chacun voit midi à sa porte. Pas de normalisation possible, musique, escalade, peinture, solitude, sociabilité, sensualité... des univers multiples.

      Le cannabis consommé avec des potes m'avait particulièrement impressionné. Je trouvais géniaux tous les gus qui passaient le joint, ce qu'ils racontaient ou jouaient comme musique. Je me trouvais souvent totalement nul, crétin ou génial dans ce type d'assemblée.

  8. Pour poursuivre sur la gouvernance des biens communs, les coopératives municipales s'inscrivent dans cette philosophie des biens communs, même s'il ne s'agit pas particulièrement de biens matériels. Le PS a joué un rôle important dans le démantèlement des biens des communautés villageoises. C'est une loi du 9 janvier 1985 qui entreprend le démantèlement des biens des communautés villageoises, puis leur mise en extinction par la loi du 27 mai 2013 : constance du PS dans sa haine irraisonnée des biens communs. Ce qui en dit long sur son éloignement de l'économie coopérative. J'attribue une grande part de notre souffrance sociale, de la fatigue d'être soi, à ce tropisme individualiste, "propriétariste", qui sous-tend la forme capitaliste actuelle, qui est off-shore (hors-société) par construction.
    Tant que la mouvance coopérative sera sous l'emprise du mythe de l'absence de structure, elle n'a aucune chance de fonder une stratégie et une force d'opposition à cet individualisme débile, vorace et destructeur.

    • On ne peut qu'être d'accord avec vos réflexions. Pouvez-vous donner les liens vers le contenu de ces lois?
      Par ailleurs il faut débattre encore et toujours sur la philosophie du bien commun. l'exemple auquel fait référence Corinne M-D. Le statut de propriété commune plutôt que privée n'interdit pas les erreurs, qui n'apparaissent qu'après coup ainsi que ne cesse de le dire Jean Zin: Pas facile de concilier de concilier l'intérêt d'une entité locale, à un moment donné, avec l'intérêt général écologique à long terme! Voir le choix d'un référendum sur le choix de l'aéroport de Nantes, qui ne pose pas la question d savoir s'il est souhaitable de bétonner eu goudronner encore plus le territoire.

  9. Je ne connaissait pas Daniel J.Boorstin qui, avant la Société du spectacle, avait publié en 1962 "Le triomphe de l'image" dénonçant la vacuité de nos vies, gouvernées par le spectacle, le divertissement et la marchandise. Notre époque serait celle de l'artifice qui n'est que la conséquence inexorable du développement de la démocratie et de son idéal égalitaire. Elle se caractérise par le fait que « les illusions sont plus réelles que la réalité elle-même ». Pour lui, il n'y a plus que des pseudo-événements. Nous ne souffrons pas tant de nos vices ou nos faiblesses que de nos illusions...

    L'article qui en parle prétend que la rébellion et la contre-culture ne sont qu'un facteur aggravant de l'individualisme et du marketing de masse...

    • Précurseur en effet:
      ...La révolution de l'image brouille les catégories de vérité et de mensonge, du savoir et de l'ignorance. La quête de vérité s'est transformée en recherche de crédibilité. Le monde est de plus en plus confus, opaque. C'est le règne de l'opinion publique et des sondages...
      Ce qui justifie pleinement l'actualité de l'intérêt de se prononcer et de rechercher les modalités pratiques d'une philosophie de l'information.

  10. « Boorstin dénonce la vacuité de nos vies, gouvernées par le spectacle, le divertissement et la marchandise…. [il]donne l'exemple de cette jeune mère que l'on complimente sur son bébé (« Qu'il est mignon »). Et la maman de répondre « Et encore ce n'est rien, vous devriez voir sa photo »...
    Pour ridicule qu’elle puisse paraître, cette répartie est révélatrice pas seulement du monde des années 1960- où il est dit qu’elle a eu lieu- que du risque qu’implique continuellement toutes représentations, images ou récits et quelle que soit l’époque même gouvernés par de meilleures intentions que celle du divertissement et de la marchandise ! Transposons la situation : « cette chose mérite que nous en examinions les qualités » entraînerait le conseil avisé « Vous devriez lire ce que Mr Untel a écrit là-dessus… »
    Qui nous dispenserait d’y regarder en personne ? Comment pouvons-nous « arrêter l’animation permanente, bloquer l’échange sauvage entre les sens et les choses qui les engagent… Nos corps bougent encore, vivent et respirent encore…Pourquoi faudrait-il nécessairement que l’interaction animée des sens soit transférée à un autre médium, un autre site de participation ? Le texte écrit nous fournit ce nouveau site … conviant nos sens à se coupler sur un mode nouveau , à même la surface plane de la page , avec des marques d’encre sur cette page. Pourquoi faut-il que nous entendions des mots parler, au même titre qu’une vielle indienne concentrait son regard sur un cactus et entendait le cactus se mettre à parler ?, La croyance en un pouvoir magique de médiation par Mr Untel constitue une nouvelle forme d’animisme dit en substance David Abram , dans son livre traduit en 2013 sous le titre « Comment la terre s’est tue » ( pages 175-80).

    • Non, il n'y a pas de rapport immédiat aux choses, il n'y a pas la vérité au départ mais bien l'illusion, l'individuel venant après le commun. Même le Zen a besoin de la référence à un dogme, une appartenance pour revenir aux choses mêmes. Le divertissement n'a de sens péjoratif que pour un dogme religieux situant le bien suprême en Dieu et le souci de son salut, la religion étant le plus grand divertissement de notre condition humaine et des rapports à l'autre. On peut d'ailleurs y substituer une jouissance supposée vraie (d'être interdite). Sinon, le divertissement ne se juge que par rapport à une finalité, un projet en cours, un travail.

      Il arrive certes qu'on aime un morceau à première écoute mais il me semble que, le plus souvent, on aime vraiment un morceau ou un disque qu'à deuxième écoute (et pour apprécier la musique, il faut y être familiarisé). La musique qui est apparemment l'immédiateté même est loin d'une simple expérience directe de la chose.

      Boorstin était un réactionnaire, admirateur des grands hommes. Ce qui est étonnant, c'est la proximité avec Debord pourtant supposé sur l'autre bord (l'encyclopédie des nuisances montrera cependant toute l'exploitation conservatrice qui sera faite de la critique du monde moderne et de l'aliénation d'une prétendue nature originelle). Il est certain que l'image change notre rapport au monde (comme le langage, l'écrit, la culture, l'action) mais ce qui était intéressant chez Debord, c'est de faire du spectacle un rapport social.

      Il est vrai qu'il commençait par déplorer que tout s'est éloigné en représentation, comme si on n'était pas des êtres parlants mais il reste tout aussi vrai que la marchandise préfère l'image à la chose, le Mac Do qu'on mange étant loin de celui qu'on nous montre. Caractériser ainsi la marchandisation du monde n'est pas équivalent à en faire un énoncé métaphysique (nostalgique).

      Il est certain que l'image et le spectacle sont omniprésents dans nos sociétés et ont une grande importance mais n'ont pas la portée ontologique qu'on leur prête n'étant pas pires que les religions d'antan ou que le nazisme radiophonique où régnait la parole souveraine...

  11. "Si nous voulons penser la science elle-même avec rigueur, et en apprécier exactement le sens et la portée, il nous faut réveiller d’abord cette expérience du monde dont elle est l’expression seconde… Revenir aux choses mêmes c’est revenir à ce monde d'avant la connaissance dont la connaissance parle toujours, et à l’égard duquel toute détermination scientifique est abstraite, signitive [sic] et dépendante, comme la géographie à l’égard du paysage où nous avons appris ce qu’est une forêt, une prairie ou une rivière" ( Merleau-Ponty, dans Phénoménologie de la perception) . La création multiséculaire de paysages au(x) lieu(x) des états originaires de nature impliqua, sur la longue durée , pour hominiser la Nature,avant de l'anthropiser totalement - le nouveau contexte d'Anthropocène- dans les rapports à l'environnement, ce « caractère fluide de l’expérience directe » ( David Abram) en contact direct avec le vivant non-humain.

    • Je n'aime pas tellement la phénoménologie de Merleau-Ponty qui reprend d'ailleurs ici la position de Husserl sur la supposée crise des sciences européennes dont l'abstraction mathématique nous couperait de notre "monde vécu" valorisé comme plus vrai, premier par rapport aux sciences, ce qui est très contestable et mène à un originaire dangereux, notamment chez Heidegger (devenu rejet des juifs identifiés au calcul). Pourtant, le même Heidegger montrera comme l'intentionalité est déterminée par la situation qu'on aborde globalement, selon tous ses présupposés et non pas à partir de la perception des objets (comme Hegel aussi le croyait).

      Cela n'empêche pas un plaisir sensitif "direct" sauf qu'il est toujours repris, comme le plaisir culinaire, dans une valorisation culturelle, en fonction de finalités préalables, de même que la perception est bien directe mais toujours prise dans une projection qui peut aller jusqu'à l'hallucination de la proie. L'immédiateté n'est effectivement qu'un mythe venu de la conscience du médium et de notre manque à être.

      Lev Vygotski montre aussi ce paradoxe contre-intuitif dans l'éducation où le développement de l'enfant ne procède pas de l'individuel vers le social, comme on en est persuadé, mais bien du social vers l'individuel.

      Les sciences ne sont donc pas du tout des expériences secondes mais bien la confrontation à un réel qui défie effectivement nos représentations trompeuses et trop limitées qu'on ne peut qualifier de vérité ni d'expérience authentique. Les découvertes des sciences nous secouent et si nous en sommes les agents, elles nous imposent plutôt leur propre logique.

  12. Vous répondez à ma citation de Merleau-Ponty par : « Les sciences ne sont donc pas du tout des expériences secondes mais bien la confrontation à un réel qui défie effectivement nos représentations trompeuses et trop limitées qu'on ne peut qualifier de vérité ni d'expérience authentique. Les découvertes des sciences nous secouent et si nous en sommes les agents, elles nous imposent plutôt leur propre logique ».
    Durant l’essentiel de ma vie active, j’ai partagé le point de vue que vous faites vôtre à l’égard des sciences positives. Mais je suis parvenu peu à peu, avec l’expérience des échecs de la vie militante, et grâce à des auteurs non reconnus, à mettre en doute ce jugement général dualiste et idéaliste qu’on nous a appris à porter sur les sciences et l a connaissance. A savoir, comme vous le faîtes ici, à confiner le rôle de la perception sensible dans ces activités culturelles marginales que seraient les arts mineurs culinaires, musicaux, poétiques, plastiques, soit un univers spécifique de cuisines, d’opéras, de modes et de styles secondaires….
    Mais pour rester dans le sujet du billet sur Pascal citons-le : …
    "Nous connaissons (…) l’existence et la nature du fini parce que nous sommes finis et étendus comme lui.
    Nous connaissons l’existence de l’infini et ignorons sa nature, parce qu’il est étendu comme nous, mais n’a pas de bornes comme nous.
    Mais nous ne connaissons ni l’existence, ni la nature de Dieu, parce qu’il n’a ni étendue, ni bornes.
    … Nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni si il est.
    …Cependant il est certain que Dieu est ou qu’il n’est pas. Il n’y a point de milieu…
    Pariez donc qu’il est sans hésiter…
    En prenant le parti de croire, si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien.
    Croyez donc, si vous le pouvez"
    On peut en effet dater du Grand Siècle cette affirmation selon laquelle "il n’y a point de milieu" ( entre l’espace ou bougent les corps vivants sensibles et les intelligences), constitua une modification radicale ( et de plus en plus en progrès !) du rapport à la nature comme milieu de vie. Soit une évolution que Leroi-Gourhan résume très bien ainsi : **Hominisation
    , des primates évoluent par adaptation du corps à leur environnement., avec des conséquences sans précédant. Humanisation : les hommes maîtrisent des techniques permettant de mieux adapter les milieux naturels à leurs propres besoins . Anthropisation : Le monde proprement humain transforme le monde premier ( Umgebung selon Uexküll) en milieu spécifiquement humain ( Umwelt selon Uexküll ou la cité de Platon avec sa « chôra », contrée de transition avec l'environnement extérieur lointain) jusqu’à ce que, aujourd’hui , les « expériences secondes » de la position scientiste sur le monde en viennent à devoir faire l’inventaire d’une phase de l’évolution des conditions générales de l’Umgebung planétaire, spécialement dûe aux hommes : l’ère de l’Anthropocène ! Or on touche en effet ici les limites du Pari pascalien: En pariant que poser l’ intelligence humaine comme redevable à Dieu de sa propre puissance, on n’avait tout à gagner, et rien à perdre ? Mais on a réveillé la vérité d’une transcendance et d’une "sacralité"( un non déchiffrable) à situer au contraire dans la médiance ( terminologie retenue par Augustin Berque) que constitue le point de contact concret «Perception/Action/Interprétation » , seul « moment existentiel » des êtres vivants dans ce monde. Ainsi, ayant placé une transcendance dans le Pur Esprit notre philosophie classique aboutit à constater qu’ « avec nos petites lances, nous avons piqué le dragon endormi – les forces de la nature –, et voilà qu’il s’éveille ! » (Augustin Berque, article récent)
    Faut-il citer aussi Varela ? « On ne peut comprendre la cognition [comme processus] si on l’abstrait de l’organisme, inséré dans une situation particulière avec une configuration particulière, c'est-à-dire dans des conditions écologiquement situées » On parle alors en anglais d’embodied cognition, c'est-à-dire de « cognition incarnée ».
    « Le cerveau existe dans un corps, lequel existe dans le monde, et l’organisme bouge, agit, se reproduit, rêve, imagine » Dire que le cerveau est incarné dans un contexte matériel situé dans un monde sensible ne conduit pas à croire qu’il serait seulement inséré dans un monde prédéfini, dans une liste de propriétés ( comme dans le monde informatique) dit Varela ! Ne serait-il pas salutaire de parler non pas de recherches sur l’Intelligence Artificielle, ( la super machine cartésienne, le modèle perfectible de l’horloge qui réfléchirait ( en reflet par oui ou non )sur le modèle de thermostats en ligne ) mais, plus modestement, sur exclusivement nos moyens de développer les instruments de Perception Intelligente en prenant modèle sur ceux d’autres espèces vivantes, dans un monde qui nous est commun ? En explorant toute la richesse des moyens limités de chaque espèce vivante ? Là est la science véritable ! C’est pourquoi au monde humain « techno-symbolique » de Leroi-Gourhan il convient d’ajouter « éco-techno-symbolique », dit Augustin Berque.
    Excusez- moi d'avoir été si long...

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