Tenant pour assuré que l'entendement humain créait ses propres embarras et n'usait pas avec modération et justesse des aides véritables qui sont au pouvoir de l'homme, que de là provenait une ignorance infinie des choses et, avec cette ignorance, des maux sans nombre [..] Mais il ne fallait nullement espérer que les erreurs qui se sont imposées et qui continueront de s'imposer éternellement se corrigeassent d'elles-mêmes (si l'esprit demeurait laissé à lui-même). p61
Si nous avons fait quelque progrès dans une telle entreprise, la méthode qui nous a frayé la voie n'a été autre que l'humiliation vraie et légitime de l'esprit humain. [...] C'est ainsi que peu de place est laissée à la puissance et à l'excellence du talent. p71
C'est bien tardivement que j'ai dû me résoudre à reconnaître l'étendue de notre connerie congénitale (au lieu de notre supposé bon sens), et qu'on ne pense jamais par soi-même (malgré l'injonction de la pensée critique), ne faisant d'une façon ou d'une autre que répéter ce qu'on nous avait mis dans la tête (à l'instar des Grands Modèles de Langage). Or, ces constats qui paraissent encore audacieux, sinon insultants au regard de l'humanisme démocratique, n'ont bien sûr rien de nouveaux puisqu'ils sont au fondement des sciences tels que Francis Bacon les théorisait, notamment avec son "Novum Organum" de 1620, dans une époque enfoncée dans l'obscurantisme et les guerres de religions (ranimées aujourd'hui par l'islamisme). Comme on le verra, son combat contre les faux savoirs et nos limites cognitives n'est pas la seule résonance avec notre actualité de cet auteur trop négligé, alors qu'il a été le fondateur du progressisme et des institutions scientifiques. On peut certes lui reprocher bien des choses, et d'avoir péché par trop d'optimisme à faire miroiter un avenir qui n'est pas si radieux. Il n'est pas exempt non plus de conceptions archaïques (sur les femmes notamment), sa pensée étant datée de plus de quatre siècles. Il ne faisait qu'anticiper une science sortant à peine des limbes, et ne pouvait sauter par-dessus son temps - selon son propre principe que "la vérité est fille du temps".
Lorsque Bacon avait dit, de son accent à la fois simple et pathétique, que la logique formelle était plus propre à consolider et perpétuer les erreurs qu'à découvrir la vérité, que le syllogisme liait les intelligences et n'atteignait pas les choses ; qu'il ne fallait plus jurer sur les paroles des maîtres, ne plus adorer les idoles, changer de méthode, pratiquer l'observation, recourir à l'expérience, il avait semé les idées qui quelques cent ans après le "Novum Organum", ont germé, ont levé, ont formé une moisson couvrant toute l'Europe. Paul Hazard, La pensée européenne au XVIIIe siècle
Il fut un temps où Francis Bacon (1561-1626) était très estimé, comme "l’immortel Chancelier d’Angleterre" pour les Encyclopédistes, traduit par les révolutionnaires français puis étudié au lycée comme un philosophe majeur du rationalisme des lumières. Mais, après la première guerre mondiale, il a presque disparu de nos mémoires alors que c'est une personnalité vraiment très pittoresque et à multiples facettes, suscitant autour de lui un parfum de mystère étonnant. Jugez qu'on peut encore prétendre que cet homme politique de premier plan, versé dans les sciences et la cryptographie, aurait été à la fois le véritable auteur des pièces de Shakespeare (Cantor, entre autres, en était persuadé) et le fondateur (voire le Commandeur) de la Fraternité des Rose-Croix avec son Collège des invisibles ! Bien sûr, ce n'est sûrement pas le cas (il était loin d'en avoir les qualités morales exigées) mais, par contre, son rôle dans la constitution d'une communauté scientifique et la remise en cause du dogmatisme a été considérable à son époque.
Son oeuvre, introduite en Allemagne après le mariage de la princesse Elisabeth avec le prince Frédéric V, aurait ainsi influencé le jeune théologien du cénacle de Tübingen Johann Valentin Andreae, l'auteur présumé des manifestes Rose-Croix (1614-1616) qui n'étaient au départ, de son propre aveu, qu'une pochade d'étudiant (ludibrium) imaginant une version luthérienne ésotérique (leur emblème s'inspirant du sceau de Luther) d'une fraternité chrétienne dirigée contre le dogmatisme et le ritualisme de l'Église ("Avouez que vous avez trop facilement ajouté foi à des livres faux et imaginaires, que vous avez trop cru en vous-mêmes" p201). Ne séparant pas science et théosophie, il se différencie de Bacon qui s'opposait explicitement aussi à la création d'une nouvelle secte (p169). La farce a été cependant prise un peu trop au sérieux (un peu comme avec notre fictif "Comité invisible"), suscitant la curiosité de nombreux intellectuels (comme Descartes en 1619), jusqu'à finir par alimenter une véritable panique complotiste en Europe à partir de 1623 (après une série d'affiches placardées à Paris prétendument des Rose-croix). Toute cette agitation avait effectivement incité à la création de sociétés secrètes combattant le dogmatisme de l'Eglise et se réclamant de ces Rose-Croix invisibles. A cette date, l'inquisition espagnole les assimilera aux premiers Illuminati, les Alumbrados, quoique fondés bien avant.
Bien plus tard, en 1776, les illuminati de Bavière en reprendront l'idéal rationaliste et progressiste mais seront encore plus anticléricaux (voire antireligieux pour certains). Il y avait de quoi effrayer les pouvoirs avec ces suppôts du diable puisque, selon John Robison en 1798, les Illuminati comploteraient afin "d'œuvrer au remplacement de toutes les religions par l’humanisme et de toutes les nations par un gouvernement mondial unique" ! Voilà bien une terrible menace et un mouvement auquel on donnerait plutôt notre adhésion, mais il n'y a guère besoin de croire à leur supposé complot pour reprendre ces objectifs rationnels. En fait ils seront dissous en 1785, même si des partisans de leur rationalisme infiltreront des loges maçonniques qui en partageaient certains aspects. De toutes façons, le rationalisme ne se réduit pas du tout à ces "illuminés", procédant plus largement de l'époque avec diverses tendances (comme les libertins). La Révolution Française n'était pas due à un complot maçonnique sous infiltration des Illuminati, comme on en a répandu la rumeur, mais bien à des causes plus matérielles (y compris la trahison du Roi à Varennes). Il y avait incontestablement quelques athées enragés à la Convention, ayant même participé à la chute de Robespierre à cause de l'instauration d'un ridicule culte de l'Être suprême, mais on ne peut dire qu'ils auraient pris le pouvoir, encore moins déclenché la Révolution. Le rationalisme n'est pas la religion d'une secte mais un produit du développement des connaissances. Par contre, il est significatif, et même désespérant, de voir comme le rationalisme peut produire son contraire et alimenter un complotisme délirant depuis l'origine. Le lien avec Bacon a beau être ténu, n'en étant qu'un lointain inspirateur, l'étonnant retour du complotisme des Illuminati dans notre modernité justifie de le rappeler, illustrant comme l'irrationalité dominant les esprits du passé n'a pas fondamentalement changé. Cette ancienneté du projet rationaliste n'est pas rassurante, la distance des siècles forçant à reconnaître l'échec (relatif) du progressisme à nous sortir de l'obscurantisme...
Il y a eu malgré tout un progrès considérable des sciences, mais sans doute moins par la critique des savoirs en place que par le progrès des instruments et la mathématisation des sciences - qui ne souffre pas de contestation. C'est pourquoi Koyré se permet, dans une note de bas de page, l'exécution en règle de Bacon - qui se comprend surtout par le contexte de ses Etudes galiléennes voyant en Galilée le véritable fondateur de la science moderne ("Bacon initiateur de la science moderne" est une plaisanterie, et fort mauvaise, que répètent encore les manuels. En fait, Bacon n'a jamais rien compris à la science !). Même s'il ne donnait pas aux mathématiques le rôle central que Galilée formulera en 1623 ("L'Univers est écrit en langage mathématique"), Bacon était très intéressé par le travail de Galilée et ne niait absolument pas l'intérêt de la mathématisation : "Nous songeons aux mathématiques où l'aide d'une construction permet de rendre la démonstration facile et transparente ; sans cette commodité, au contraire, tout paraît embrouillé et plus subtil qu'il n'y va en réalité" p85. "Les recherches sur la nature ont le meilleur résultat quand le physique a pour terme le mathématique" p194. Ce que Koyré reprochait surtout à Bacon, c'était sa sous-estimation du rôle crucial de la théorie dans la science pour la formulation des hypothèses, la structuration des observations et la compréhension des phénomènes naturels, critiquant l'accumulation passive d'observations sans cadre théorique adéquat, incapable d'en dégager des lois générales. Or Bacon rejette l'empirisme pour cette même raison, l'assimilant aux errances de la sophistique et de la superstition (p123) ! S'il critique les théories, ce sont les fausses théories de son temps et leur dogmatisme, avec leurs déductions incertaines, auxquelles il oppose l'induction (réhabilitée actuellement par les réseaux de neurones numériques) mais avec une méthode rigoureuse et sur un grand nombre d'observations pour en tirer des axiomes (des lois) mieux fondées, par un processus systématique et méthodique d'expérimentations. On ne peut certes nier l'importance qu'ont eu les théories, et leurs reformulations, pour l'avancement des sciences mais il faut tenir compte de l'état initial des savoirs. Exclure Bacon de la science à cause de sa critique des théories mènerait à exclure aussi Newton, ce qui serait un comble, et même pas à cause de son intérêt pour l'alchimie mais parce qu'il était plus proche de Bacon que de Leibniz lorsqu'il se refusait à faire des hypothèses, en particulier sur l'action à distance de la gravitation dont il se contentait de donner la formule ("Hypotheses non fingo") :
Leibniz applaudit à la philosophie expérimentale, mais se fait le champion des hypothèses (lesquelles dans cette philosophie expérimentale ne sont pas à prendre en considération) et ne veut pas permettre d'argumenter par l'induction, qui est pour cette philosophie expérimentale fondée à être un bon argument, avant que les hypothèses soient prises en considération. Leibniz propose que les hypothèses soient admises dans la philosophie afin d'être examinées par les expériences tandis qu'il devrait proposer que des questions soit examinées par les expériences afin d'être admises dans la philosophie après vérification. (Catalogue of the Newton Papers p77, lot 279)
Au-delà de ces polémiques qui sont constitutives de l'avancée des sciences, l'importance de Francis Bacon ne saurait effectivement tenir à sa propre pratique scientifique balbutiante, inévitablement entachée d'erreurs, comme il le reconnaît lui-même, encore tout pétri des idées du passé dont il essaie de se défaire - n'affirmant d'ailleurs aucunement que sa recherche aurait abouti, se situant explicitement à l'aube d'une ère nouvelle dont il n'est que l'initiateur maladroit (il procède par listes qu'il appelle table de l'être et de la présence pour lier les modes d'être d'une qualité comme la chaleur, et ce fatras, qui nous fait éprouver tout ce qui nous en sépare, évoque pour nous plutôt un inventaire à la Prévert ou à la Borges. On en est aux balbutiements, au pré-scientifique). Son importance n'est pas dans le contenu de son savoir mais plutôt dans la mise en évidence des conditions intellectuelles et sociales de la science, impliquant une communauté de savants et la libre critique. Ce qui nous paraît naturel ne l'était pas du tout au temps de l'inquisition. Ses vues mèneront notamment à la création de la Royal Society en 1660 pour l'Angleterre et en 1666 à l'Académie des sciences de Paris qui s'en est réclamée. Ce n'est pas rien et la censure de Galilée par l'Eglise en prouve suffisamment la nécessité pour qu'un progrès des sciences soit simplement possible.
L'utopie d'un gouvernement des savants fantasmé dans "La nouvelle Atlantide", que Bacon rédige à la fin de sa vie (sans la terminer), est beaucoup moins recommandable, témoignant déjà de son idéologisation à prendre ses désirs pour la réalité. C'est le même conte pour enfant qu'on nous a répété avec l'idéologie du progrès, puis l'informatique et maintenant l'Intelligence Artificielle. Comme Bacon le note lui-même à plusieurs reprises, la méthode scientifique ne s'applique pas à l'opinion, aux arts ni à la religion, ni plus généralement au social (p180). On peut certes attendre des progrès sociaux du progrès des connaissances (selon la célèbre formule "knowledge is power" qu'il reprend à Thomas Hobbes) mais le progrès matériel est plus ambivalent que le progrès des savoirs. En voulant imiter le récit fantastique des "Noces Chymiques", dépouillé de son ésotérisme Rose-Croix, afin de décrire une société entièrement rationnelle et acquise à la science (bien que chrétienne), il témoigne paradoxalement une fois de plus de nos penchants irrationnels, les sociétés savantes elles-mêmes étant loin de réaliser l'idéal scientifique !
Son point de départ est bien cependant un progressisme résolu. Son attaque principale est dirigée contre la stagnation des savoirs et une scolastique plus stérile que nos IA génératives dans la répétition dogmatique, mais il ne peut le faire qu'en accompagnant une science naissante trop dispersée encore et réprimée par les pouvoirs. Il faut y insister, le progressisme ici est avant tout un progrès des savoirs, désintéressés mais supposés apporter ensuite des progrès techniques et sociaux. Il ne faut pas confondre effectivement un progressisme scientifique cumulatif objectif (on en sait de plus en plus) et un progressisme social plus polémique et contradictoire. En tout cas, ce qui est recherché, à l'encontre des sociétés traditionnelles, c'est déjà l'invention et l'innovation. Ce n'est donc pas si récent, ni simple propriété du capitalisme. Cela témoigne surtout du fait qu'avant la Renaissance, les sociétés restaient très traditionnelles et dans un relatif immobilisme, ne se différenciant pas tellement des "sociétés froides" archaïques, obstinées à ne rien changer à leur culture héritée. Malgré la nostalgie de nos conservateurs, c'est tout autre chose dans nos "sociétés chaudes" prises dans un perpétuel changement et une accélération technologique inarrêtable. Le changement vient toujours de l'extérieur, auquel on résiste vainement. Pour Lévi-Strauss c'est le fait d'être en contact avec d'autres civilisations qui fait évoluer une civilisation (p413-414), mais la tendance à tout faire pour ne rien changer reste la même...
En effet, si l'on considère avec plus d'attention toute cette prétendue variété de livres qui fait l'orgueil des arts et des sciences, on y trouvera partout répétitions infinies de la même chose, avec un traitement chaque fois différent, mais sans invention nouvelle. p65-66
Depuis de nombreux siècles déjà, les sciences demeurent pratiquement immobiles et collées à leurs propres traces, sans recevoir aucun accroissement digne du genre humain ; à ce point que, le plus souvent, non seulement les assertions demeurent assertions, mais que les questions elles-mêmes demeurent questions, sans se voir résolues par les disputes. p66
Car, en premier lieu, joignez une information des sens défaillante et trompeuse ; une observation négligente, inégale et livrée à la chance ; une transmission superficielle, appuyée sur des rumeurs ; une pratique attachée aux résultats et servile ; une expérimentation aveugle, stupide, vague et sans suite ; une histoire naturelle enfin sans poids ni richesse : toutes ces causes ont contribué à pourvoir l'entendement de matériaux les plus mauvais qui soient pour la philosophie et les sciences. Ensuite, l'argumentation a beau introduire après coup sa subtilité et son agitation, le remède tenté survient trop tard, dans une situation complètement désespérée, et ne réussit ni à reprendre l'affaire, ni à isoler les erreurs. C'est pourquoi, le seul espoir d'un accroissement et d'un progrès majeur réside dans une restauration des sciences. p82
Cette rénovation des savoirs impliquait alors dans un premier temps la destruction des faux savoirs et de l'enseignement de l'époque. Nous ne partons pas du tout de la même situation, les sciences ayant tellement progressé depuis. Il n'est pas question d'en faire table rase même si de nouvelles découvertes peuvent en changer radicalement l'interprétation. Reste que les religions sont toujours là avec leurs dogmes irrationnels et leurs crimes en dépit du progrès des connaissances qui ne permettent plus d'affirmer, comme Bacon dans ses Essais (après les savants musulmans), que si "un peu de savoir incline la pensée vers l’athéisme ; mais une connaissance approfondie de la nature la ramène vers la religion". Ce qui est vrai, c'est plutôt que la remise en cause de l'orthodoxie n'affecte pas les idéologies malgré l'accumulation de connaissances qui les contredisent. On a observé plutôt des protestants contestant la bureaucratie catholique au nom même de l'évangile et reconstituant une orthodoxie réprimant les autres tendances, etc. ("la religion de l'esprit tournait à l’idolâtrie de la lettre" Koyré, p11). Les divers groupuscules marxistes reproduiront le même schéma ("Ils ont cherché dès le début, par un souci prématuré et intempestif, des résultats fixés d'avance" p69). Tout cela confirme que, sans la mathématisation et les progrès techniques améliorant les mesures, la critique du dogmatisme n'aurait pas suffi au progrès des sciences, les scientifiques n'étant pas plus dépourvus de dogmatisme que les autres.
C'est quand même sa critique des faux savoirs (qu'il impute à quatre "idoles") que la postérité a retenue et qui constitue l'importance épistémologique de Francis Bacon, au-delà de la fondation des conditions sociales de la science. En fait, on peut dire qu'il est le premier à étudier les biais cognitifs de la subjectivité qui sont de nos jours au premier plan contre les fake news et les bulles informationnelles, "car ce que l'homme désire être vrai, il le croit de préférence" p115. Voilà bien ce qui est encore difficilement accepté malgré ce que les sciences ont abondamment prouvé depuis. Sa critique de notre petit esprit et de ses errements rompt en effet avec la flagornerie habituelle, y compris des rationalistes, esprit déchu de son statut divin. Il ébranle ainsi la confiance dans les démonstrations logiques de la dialectique et des syllogismes par lesquels les philosophies nous persuadent de leurs abstractions et construisent des systèmes trompeurs ("Si les propositions ont été abstraites des choses de manière défectueuse et hasardeuse, si donc elles sont vagues, insuffisamment définies et circonscrites, et finalement entachées de nombreux vices, tout s'écroule". p78).
Ce qu'il appelle des idoles, ce sont donc les obstacles cognitifs qui arrêtent la pensée et dont il distingue quatre sources : Les limites de l'espèce, nous persuadant connaître les choses telles qu'elles sont, piège de l'anthropomorphisme, des passions ou de l'explication par des causes finales (idola tribus, idoles de la race ou de la tribu). Les limites de l'individu, de sa subjectivité et de sa mémoire, de sa vision personnelle du monde (idola specus ou idoles de sa caverne). Le poids de la pensée de groupe, des modes et discours dominants (idola fori ou idoles de la place publique). Enfin l'autorité de la tradition ou le dogmatisme des systèmes philosophiques et faux principes ou démonstrations boiteuses, construisant des mondes fictifs (idola theatri ou idoles du théâtre). Il les résume en "trois critiques : critique de la raison humaine innée et laissée à elle-même ; critique des démonstrations ; critique des théories reçues" p169.
Les idoles qui accaparent l'esprit sont ou bien importées, ou bien innées. Les premières ont émigré dans l'esprit des hommes, à partir soit des théories et des écoles philosophiques, soit des mauvaises lois de démonstration. Les secondes sont inhérentes à la nature même de l'entendement qui se montre beaucoup plus enclin à l'erreur que les sens. Car les hommes ont beau se complaire en eux-mêmes, ils ont beau se jeter dans l'admiration et presque dans l'adoration de l'esprit humain [...] l'esprit, au moment d'élaborer et de forger ses notions, introduit et mêle d'assez mauvaise foi sa propre nature dans la nature des choses. p80-81
Or les deux premières sortes d'idoles se laissent difficilement déraciner ; quant aux secondes, elles sont totalement indéracinables. [...] L'entendement humain, une fois qu'il s'est plu à certaines opinions (parce qu'elles sont reçues et tenues pour vrai ou qu'elles sont agréables), entraîne tout le reste à les appuyer et à les confirmer ; si forte et nombreuses que soient les instances contraires, il ne les prends pas en compte, les méprise, ou les écarte et les rejette par des distinctions qui conservent intact l'autorité accordée aux premières conceptions. p113
L'entendement humain, de son propre mouvement, se porte aux abstractions ; et ce qui est changeant, il l'imagine constant. p116
Les idoles de la caverne ont leur origine dans la nature propre de chaque individu (âme et corps), ainsi que dans l'éducation, l'habitude et les circonstances. p117
Les hommes s'attachent avec passion à telle science ou spéculation particulière, soit parce qu'ils s'en croient les auteurs et les inventeurs, soit parce qu'ils y auront consacré beaucoup d'études ou parce qu'ils y sont le plus habitués. p117
En règle générale, tout homme qui examine la nature des choses doit tenir pour suspect ce qui ravit et retient de préférence son entendement. p119
Mais les idoles de la place publique sont de toutes les plus incommodes ; elles se glissent dans l'entendement à la faveur de l'alliance des mots et des noms avec les choses. Les hommes croient en effet que leur raison commande aux mots, mais il se fait aussi que les mots retournent, réfléchissent leur puissance contre l'entendement. p119
Les idoles que les mots imposent à l'entendement sont de deux sortes : ou ce sont des noms de choses qui n'existent pas (de même en effet qu'il existe des choses qui, faute d'observation, sont privées de noms, de même il existe aussi des noms qui, nés d'une supposition imaginée, sont privés de choses) ; ou ce sont des noms de choses qui existent, mais des noms confus, mal déterminés, abstraits des choses à la légère ou irrégulièrement. p120
Quand aux idoles du théâtre, elles ne sont pas innées, elles ne se sont pas glissées secrètement dans l'entendement ; mais, prenant leur source dans les affabulations des théories et les règles défectueuses des démonstrations, c'est ouvertement qu'elles se sont imposées et qu'elles ont été reçues. p121
Et les fables de cette sorte de théâtre ont ceci de commun avec ce qui est en usage dans le théâtre des poètes, que les récits imaginés pour la scène sont plus harmonieux, plus raffinés et plus conformes à ce qu'on voudrait qu'ils soient, que les récits véridiques tirés de l'histoire. En général, quand il s'agit de donner à la philosophie son matériau, on tire beaucoup de peu ou peu de beaucoup, en sorte que, des deux côtés, la philosophie repose sur une base d'expérience et d'histoire naturelle trop étroite, et décide sur l'autorité de trop peu de données. p122
Mais la corruption de la philosophie par la superstition et le mélange de théologie étend bien autrement ses maux et gagne profondément les philosophies, soit dans leur totalité, soit dans leurs parties. L'entendement humain en effet n'est pas moins soumis aux impressions de l'imagination qu'aux impressions des notions communes. Une philosophie de nature polémique et sophistique prend au piège l'entendement ; mais cet autre genre de philosophie, imaginée, ampoulée et presque poétique, le charme davantage. Il y a en effet en l'homme une certaine ambition de l'entendement qui n'est pas moindre que l'ambition de la volonté, surtout chez les esprits profonds et élevés. p125
Comme on l'a judicieusement remarqué, les fables, les superstitions, les sornettes que les nourrices instillent goutte-à-goutte aux enfants, ne laissent pas de dépraver gravement leur esprit. p84
Bacon attaque surtout Aristote et ses causes finales ainsi que sa trop grande confiance dans la logique et la dialectique mais pour lui, toutes les philosophies sont construites sur des sophismes. Bacon, c'est le contraire de Descartes et de ses Méditations métaphysiques faites de déductions hasardeuses. On peut analyser, entre tant d'autres, ce théâtre argumentaire jusque chez Sartre par exemple. Ainsi, sous prétexte qu'il n'y a pas d'essence humaine fixée d'avance, pas de nature humaine immuable, car il n'y a pas de créateur nous ayant formé selon ses plans, il va prétendre qu'on serait une page blanche, un pur néant, et que "donc" on serait libre, qu'on se ferait soi-même, en fonction de notre projet de vie (dans la lignée d'un Pic de la Mirandole). Pourtant, si effectivement l'existence précède l'essence, c'est que l'essence est déterminée plutôt par le milieu, non qu'elle serait immuable ni indépendante. Nous naissons en un lieu et un temps donnés, avec tout un bagage culturel, des appartenances, une position sociale, des croyances et compétences apprises ainsi que sous la pression environnementale. En fait cet athéisme reste dans une représentation théiste du monde qu'il imagine libéré de tout dès lors qu'il est libéré du Dieu qui l'organisait, mais cette prétendue détermination divine ne faisait que recouvrir la détermination par le milieu : c'est l'évolution qui remplace le créateur au lieu d'une absence de cause impensable. Non seulement nous ne sommes pas vierges de toute essence dès avant notre naissance mais il est illusoire de croire pouvoir faire de sa vie un projet, comme si on ne naviguait pas à vue, qu'il n'y avait pas de ruptures, de regrets, de remords, comme si le temps n'existait pas et que la vie n'était pas de bout en bout un dur apprentissage. On voit bien la grossièreté de la démonstration, mais cela n'empêche pas que cette philosophie nous persuadant de notre liberté par ses incantations magiques nous semble exaltante, libératrice, et justifie la défense partout des libertés, de leur effectivité - ce qui est certes très positif.
On a le même genre de sophisme plus ou moins productif dans la prétention des démocraties à une entière souveraineté et à une totale autonomie - sous prétexte de ne plus se fonder sur une hétéronomie religieuse - alors que nous sommes entièrement soumis à l'hétéronomie extérieure (traités, ONU, climat, pandémies, etc.), c'est-à-dire au réel qui nous échappe toujours. L'autonomie est en grande partie illusoire et en tout cas très relative. On voit bien, dans les deux cas, l'usage de la logique pour forcer la conviction et nous détourner des faits (un peu comme le tetrapharmakos des épicuriens), tout en flattant notre intelligence et en ignorant la connerie générale. Finalement, si les philosophies nous inondent de vérités - il n'y a pas que du faux, loin de là - c'est à la fin pour nous faire prendre des vessies pour des lanterne et avaliser une fiction qui comble nos désirs (immortalité de l'âme, fin de l'histoire, etc). Ce qui est étonnant, ce sont les trésors de complexité et subtilités du raisonnement dont les philosophes ou théologiens sont capables pour soutenir leur irrationalité par des raisons à l'apparence rigoureuse. La connerie humaine n'est certes pas une question de capacité, de manque d'intelligence, il y faut un effort surhumain de dénégation (au nom de la logique).
Les défectuosités de notre esprit ne permettent aucune illusion sur le rôle que peuvent avoir des individus, aussi exceptionnels soient-ils, ne pouvant qu'apporter leurs idoles avec eux (pour Poincaré aussi, dans la science "la part humaine est celle de l'erreur"). L'objectivité des sciences oblige à se dépouiller du moi, de sa propre subjectivité, pour retrouver "les choses mêmes" recouvertes par les discours, mais les retrouver dans les oeuvres plus que par l'esprit (à l'opposé d'un Heidegger ou des sagesses asiatiques). Il s'agit de viser l'oeuvre, la pratique, l'effectivité, et non juste l'invention théorique. C'est la focalisation sur l'expérience qui distingue la science du dogmatisme comme du scepticisme en corrigeant en permanence les préjugés à l'origine de nos erreurs (la correction d'erreur étant au principe de la biologie comme de la cybernétique). C'est bien pourquoi critiquer les faux savoirs n'est pas suffisant pour accéder à la vérité, on ne peut éviter de se confronter à l'expérience, pas à pas, dans une dialectique cognitive infinie avec l'extériorité et une temporalité dont on ne peut faire l'économie - et pas plus les IA, pouvant seulement en accélérer les étapes.
En effet, disposerait-on d'une excellente méthode de démonstration ou forme d'interprétation de la nature, capable de défendre et soutenir l'esprit contre les erreurs et les faux pas, que cela ne permettrait pour autant de lui présenter et fournir la matière de la science. p81
Et ce travail, cette recherche, ce voyage à travers le monde, nul talent, nulle méditation, nulle argumentation, ne peut suffire à les remplacer ou à les compenser, quand bien même tous les talents de tous les hommes iraient de concert. p82
En somme, nous répondons partout avertissement, scrupule, précaution, chassant et refoulant tous les spectres de l'imagination. p85
Mais nous le déclarons publiquement, nous ne prétendons nullement répondre de ce qui n'a pas été inventé et prouvé selon la vraie forme de l'interprétation. Une telle suspension de jugement ne doit rebuter personne dans une doctrine qui affirme, non pas simplement qu'on ne peut rien savoir, mais qu'on ne peut rien savoir sinon par un ordre et une voie assurée, et qui cependant dispose dans l'intervalle des degrés déterminés de certitude pour faciliter la pratique et alléger l'effort, jusqu'à ce que l'esprit s'établisse dans l'explication des causes. p86
Mais achever et mener à terme cette dernière entreprise surpasse nos forces et outrepasse nos espoirs. A nous de lui avoir apporté des commencements, espérons-le, non méprisables. A la fortune future du genre humain de lui apporter son aboutissement, un aboutissement que dans l'état actuel des choses et des esprits, les hommes pourraient sans doute difficilement concevoir et mesurer. Car il ne s'agit pas seulement ici du succès de la spéculation, mais de la condition et de la destinée humaine et de toute la puissance des œuvres [...] On ne triomphe de la nature qu'en lui obéissant. p87
Je ne résiste pas à raconter cette histoire (à l'origine en anglais sur Reddit en 2010) qui est devenue un mème et m'a fait beaucoup rire :
Quand j'étais jeune, mon père m'avait dit : "Knowledge is Power.... Francis Bacon", ce que j'ai compris comme "Knowledge is power, France is bacon" !
Pendant plus d'une décennie, je me suis demandé ce que signifiait la deuxième partie et quel était le lien surréaliste entre les deux. Si je disais la citation à quelqu'un, "Knowledge is power, France is bacon", il hochait la tête en connaissance de cause. Ou bien si quelqu'un disait "Le savoir, c'est le pouvoir" et que je finissais la citation par "France is bacon", les gens ne me regardaient pas comme si j'avais dit quelque chose de très étrange, mais manifestaient leur accord avec moi.
Lorsque j'ai fini par demander à un enseignant ce que signifiait "Knowledge is power, France is bacon", j'ai obtenu une explication de 10 minutes sur la partie "Le savoir, c'est le pouvoir", mais rien sur "La France, c'est du bacon". Lorsque j'ai demandé plus d'explications en disant "France is bacon ?" sur un ton interrogatif, j'ai simplement obtenu un "oui". Je me contentais d'accepter que c'était quelque chose que je ne comprendrais jamais.
Ce n'est que des années plus tard, lorsque je l'ai vu écrit, que j'ai compris...