Ontologie

Temps de lecture : 18 minutes

Le texte de 2002, "l'improbable miracle d'exister", proposait une ontologie paradoxale soulignant l'imprévisibilité de l'être mais il faut y ajouter que cela implique une structure temporelle rétroactive, faisant du temps l'extériorité radicale qui ne peut pas être éliminée, pas plus que l'entropie. On ne peut dire bien sûr que la rétroaction ou l'après-coup aient jamais été ignorés, étant au principe de l'histoire et de la dialectique ou de la sélection naturelle, mais on n'a pas assez pris la mesure de ce que cela implique dans notre rapport au réel, au temps, à l'avenir, ce qu'on peut appeler de façon imagé une ontologie cybernétique qui se règle sur le résultat a posteriori, prenant acte de cette part essentielle d'étrangeté d'un réel qui nous échappe toujours par certains côtés, contredisant nos récits linéaires et nos visions habituelles du temps. Nous vivons un de ces moments absurdes de rupture.

A l'origine du big bang, on nous parle d'une singularité ou d'une instabilité, ce qui veut dire simplement que ça ne devrait pas exister. Le monde commence par une anomalie inexplicable qui est déjà celle de l'être. Ensuite il semble que le déterminisme retrouve ses droits, permettant de remonter aux premières secondes de l'univers. Sauf que ces lois prévoyant la création d'autant d'anti-matière que de matière, encore une fois rien ne devrait exister. Il faut que l'instabilité originelle se répercute en léger déséquilibre en faveur de la matière pour qu'il y ait quelque chose plutôt que rien.

Toute existence semble se glisser entre les mailles des lois physiques, les transitions entre niveaux d'organisation, leurs marges. On peut dire que l'indétermination initiale s'est transmise au niveau phénoménal mais il faut souligner, qu'à chaque fois, c'est le caractère improbable de l'être qui le constitue en phénomène, en objet pour la physique qui en cherche les lois. Ce n'est jamais le déterminisme ou le calcul qui peuvent fonder une existence quelconque, mais l'événement dans sa singularité aussi singulière que la naissance du monde.

La matière ne serait ainsi qu'impair, ratage, singularité. On n'explique jamais son existence elle-même, seulement ses causes à rebours et ses conséquences rigoureuses. On ne déduit pas l'existence des planètes (sinon par leur influence sur d'autres planètes), on constate leur présence. C'est d'ailleurs ce qui fait le caractère expérimental de la physique.

L'existence de l'univers est un miracle (une singularité), l'existence de la matière est un miracle (un défaut dans l'être), l'émergence de la vie est le miracle qui répond au miracle d'un monde improbable. L'indétermination de l'existence constituant notre liberté précède toute détermination, toute matière, toute vie, toute information, tout sens. Notre monde est un monde d'événements largement imprévisibles, la vie un miracle fragile.

Si l'existence est un miracle sauvé du néant, la liberté et l'indétermination (relative) sont bien une donnée plus originaire de notre temporalité que le déterminisme des lois physiques, biologiques ou sociales.

En effet, lorsque la causalité règne, la fin est donnée en même temps que l'origine, et lorsque la finalité est toute puissante rien ne fait obstacle à sa réalisation, le temps n'existe pas.

Non seulement nous sommes dans un univers de lois imparfaites, d'une indétermination relative, mais il ne peut y en avoir d'autre parce que, comme nous le verrons, l'improbabilité c'est non seulement la durée mais c'est aussi l'information, la matière, la vie et la liberté.

Nous n'aurions pu vivre dans un monde qui ne soit d'un déterminisme imparfait et donc inquiétant. L'information est l'autre face de notre fragilité, notre dépendance d'un réel extérieur qui nous échappe et qu'on essaie de comprendre et d'apprivoiser. L'information, c'est tout ce qu'on ne sait pas de l'existence, tout ce qui nous étonne, nous menace ou nous sauve, c'est l'énigme du monde.

Ces conclusions prenaient ainsi le contre-pied de l'ontologie habituelle et purement déterministe, non pas qu'il n'y ait pas de déterminisme mais que les lois déterministes produisent de l'indétermination par les chocs de trajectoires indépendantes (Cournot), des ruptures de symétrie, des divergences exponentielles trop sensibles aux conditions initiales comme l'a montré la théorie du Chaos. On est loin d'une onto-théologie fixiste donnant une substance éternelle aux êtres sous un regard divin alors que l'existence pourrait être plutôt attribuée à un défaut dans l'être, toujours exceptionnelle au regard des lois de l'univers et de l'espace infini. Au lieu d'en faire une création divine assignée à sa place, il faut y voir, une anomalie, une erreur au regard de l'entropie universelle qui voudrait qu'il n'y ait rien. Les lois déterministes de la physique moderne (Quantique, Chaos, Complexité) ont dû ainsi intégrer une part de plus en plus grande d'indétermination ou plutôt d'imprévisibilité, ne pouvant tout réduire à une formule unique (fonction d'onde de l'univers) mais devant faire place à l'imprévu. Il faut aller un peu plus loin et admettre que ce sont l’indétermination, l’imprévu et le défaut dans l’être qui constituent la matière, la vie, la liberté, le sens. En fait, tout cela est impliqué par la fonction de l'information dès le déclenchement de la sélection naturelle (sélection après-coup sur le résultat). L'important est de comprendre que cette part d'imprévisibilité est au fondement de la vie, de l'apprentissage et de la liberté - qui ne procède pas d’un libre arbitre métaphysique ni de l'angoisse de la mort mais de l'anxiété de l'imprévu, inquiétude du vivant face à l’improbabilité constitutive de l’univers, d’un réel qui échappe aux lois habituelles et contrarie nos finalités, multipliant les effets pervers ou indésirables. Rien de plus capricieux que la météo, on le sait, et la part de liberté laissée par l'incertitude n'a rien d'une toute-puissance qu'elle réfute tout au contraire, plutôt réaction tâtonnante - avant que de grandes idées folles viennent à la tête faisant fi de toute précaution.

C'est notre monde et non un monde idéal, désincarné. Ce n'est pas un ordre qui émerge du chaos mais un chaos qui émerge de l'ordre sous-jacent. C'est ce qui implique que le réel ne s'atteste qu'après-coup, a posteriori, prévision vérifiée ou non. Dès lors, on peut dire que c'est le temps la véritable extériorité, temps qui nous surprend et nous dément. Le caractère improbable et changeant du réel en dépit d'un déterminisme implacable s'identifie en effet à l'extériorité du temps lui-même dans son imprévisibilité et sa sanction après-coup obligeant à régler nos actions sur leur résultat et devoir corriger le tir, redresser la barre en permanence dans une direction par objectif au lieu d'une programmation rigide et d'une planification aveugle. Ce n'est pas seulement un ajustement aux marges comme dans la cybernétique, mais ce qui nous met en cause dans notre être, nous désavoue et change les finalités initiales. Le temps humain, actif, cognitif, n'est pas seulement projet ou durée mais après-coup qui nous corrige et nous transforme. L’extériorité de ce réel immaîtrisable ne doit pas être pensée comme spatiale ou altérité abstraite, mais comme structure du temps qui l'historise a posteriori - "pour nous" mais contre nous - empêchant qu'elle se clôture et se fige en fin de l'histoire où il ne se passerait plus rien, où nous serions connectés au grand Tout et libérés de la crainte. C'est le contraire de l'éternité. En dépit de l'ivresse poétique ou religieuse, il n'y a pas en effet d'accès direct au réel que les récits recouvrent et que les techniques tentent de maîtriser, pris dans une dialectique qui nous contredit, nous confronte à l'échec, aux démentis du réel, nous assurant qu'il ne peut y avoir de fin des temps pensable. C'est cette dimension proprement historique qu'il faut intégrer, et qu'on peut dire à courte vue, à l'opposé des idéologies millénaristes, la chouette de Minerve ne prenant son vol qu'à la nuit tombée. Cette temporalité ne se réduit pas à la présence (Husserl), ni à la durée (Bergson), ni même au futur projeté, encore moins à l'éternité. Et, contrairement à la dialectique hégélienne qui reconnaît cette négativité du temps, il ne s'agit pas simplement de contradictions internes et d'une rationalité implicite qui se déploie de façon implacable, mais plutôt d’une adaptation permanente à une extériorité radicale, à l’imprévu comme tel, véritable passage du temps.

Ce n'est pas juste devoir admettre notre finitude et notre savoir limité, ni même l'irréversibilité du temps, car la part de reniement de l'apprentissage nous fait honte de nos anciennes croyances (véritable hontologie) comme de la fausse assurance de se projeter dans l'éternité (confondu avec l'universel). Rien de tel que l'expérience effective de l'écroulement des empires, des idéologies, des religions pour éprouver le caractère qu'on peut dire traumatique de l'histoire et qu'ont bien connu les anciens communistes mais beaucoup plus encore les anciens nazis comme Reinhart Koselleck (Le Futur passé), théoricien de l'horizon d’attente confronté au champ d’expérience, un des seuls à avoir été sensible à cette dimension rétrospective de remord et de culpabilité de l'histoire, ce qu'elle peut avoir de plus insupportable. Qui suis-je, en effet, si je peux me renier ? C'est pourtant ce qu'on fait sans cesse, et heureusement, dans toute réflexion ou apprentissage, infidélité fondamentale du temps rétrospectif qui nous change et nous juge. S'il est habituel de jurer fidélité, c'est promettre plus qu'on ne peut tenir, l'avenir ne nous appartient pas, quelque soit notre résolution obstinée - même si la familiarité peut renforcer l'attachement, ce qui est autre chose.

Cependant, qu'on ne sache pas tout ne signifie pas pour autant qu'on ne saurait rien et qu'on ne pourrait rien faire, seulement qu'il faut suivre un savoir en progrès et les leçons de l'expérience. Ce n'est pas, en effet, qu'on ne puisse dégager une philosophie de l'histoire et des grands stades de son évolution, simplement toujours précaire et à la merci de ce qui va suivre (catastrophes cosmologiques, volcaniques, pandémiques, écologiques, économiques, politiques), toujours différent sur des aspects cruciaux de ce qui était attendu. Le caractère (relativement) imprévisible de l'avenir est bien ontologique même si cela n'empêche pas du tout de faire des prévisions, au contraire, dans un cycle anticipation → imprévu → correction → révision des anticipations. Cette structure fondamentale rétroactive du temps vécu et historique ne se réduit pas à une série de ruptures ponctuelles mais bien à toute notre expérience selon différents modes malgré les habitudes et de longues périodes de stabilité apparente qui peuvent sembler prendre toute la place, règne absolu du passé. Presque tout peut faire l'objet d'une prévision mais à la fois indispensable et faillible (probabiliste). La temporalité réelle reste celle d'un monde incertain où l'information tient à son improbabilité pour réduire l'incertitude temporairement avant de changer par causalités extérieures, temporalité faite de projections dans le futur et de leur après-coup qui était imprévisible avant - bien que l'imprévu et l'improbable ne soient jamais irrationnels pour autant.

Qu'il y ait de l'imprévu ne peut pas vouloir dire non plus que tout est possible, jusqu'à la plus improbable utopie surgissant de nulle part, mais au contraire que le réel matériel contrarie nos prévisions et nous ramène à la rationalité (le réel est rationnel, plus rationnel que notre raison). Si le retournement de 1942 a paru un miracle aux yeux des vaincus du nazisme triomphant (comme Edgar Morin), ce n'était pourtant que la fin du "miracle" attendu par les Allemands exaltés d'un Reich de 1000 ans et le retour sur terre de ces fanatiques pour revenir à une morne normalité trop prosaïque ("Je suis forcé d'admettre que tout continue" avouait Hegel). Comme lors de krach boursiers, c'est la folie précédente, son hubris, qui crée ces brusques retournements. Si la folie ou quelque autre anomalie improbable bouscule régulièrement l'ordre établi, l'ordre finit toujours par se reconstituer, nouvelle négation des espérances folles rétablissant la rationalité à un niveau supérieur, dans un après-coup (re)constructeur. Que l'existence soit un miracle en soi ne doit pas nous en faire attendre des miracles pour autant car, même si le temps est bien aussi constructeur (dans l'augmentation de la complexité notamment), il est plus souvent destructeur (collisions externes ou simple entropie interne). Le réel ne disparaît pas qui contredit notre volontarisme. Le miracle de l'existence a déjà eu lieu - il n'y a plus rien à en attendre !

Le probable reste toujours le plus certain mais l'existence malgré tout de l'improbable (y compris d'un possible accident mortel), nous met dans la situation paradoxale de l'impossibilité de pouvoir se projeter dans un avenir plus ou moins lointain, et pourtant être obligé de le faire tout le temps, activité incessante du vivant et ses finalités nécessaires - qui bien sûr aboutissent généralement dans la routine ordinaire, sans quoi il n'y aurait pas de vie, mais le temps est changements sinon il n'y aurait pas d'évolution. Il y a donc beaucoup qu'on peut prévoir mais pas les évolutions et découvertes futures, encore moins la date des événements et catastrophes annoncées. Répétons-le, ce n'est pas que "l'improbable" deviendrait le plus probable mais seulement que se produit statistiquement des ruptures de probabilité, un imprévu (rarement positif), au milieu des probabilités ordinaires et d'innombrables improbabilités possibles, mais qui change la donne à chaque fois et ramène au réel. La dialectique nous l'a enseigné, toute négation est partielle dépassant l'unilatéralité initiale. On est donc toujours dans une dialectique prévision-imprévus, fidélité-infidélité, ordre-accident. Ni scepticisme passif, ni dogmatisme volontariste, mais progrès du savoir, histoire.

Si l'histoire ne s'écrit jamais qu'après-coup et que c'est l'après-coup qui caractérise la dialectique, l'après-coup historique n'est pas seulement subjectif et contingent (comme chez Cournot), actualisation en fonction du présent, car il débouche sur une évolution nécessaire, sélectionnée par un réel effectif, surgissement du nouveau ou de l'échec, cette rationalisation finale remettant de toute façon en cause les projections précédentes, comme tout apprentissage et réflexion rétrospective (voire dans les surprises de la musique). Pour éviter le simplisme là aussi, il convient cependant de distinguer plusieurs sortes d'après-coup, pratique, cognitif, historique, narratif, mais qui relèvent tous de la structure fondamentale rétroactive de la temporalité, du feed-back cybernétique comme de la sélection naturelle ou de la sanction des marchés, temporalité qui n'est pas linéaire, ni simple passé, présent ou avenir mais échec, révision, correction, rétroaction constante, face à l’imprévu constituant la temporalité comme l'extériorité radicale du réel - non pas seulement discontinuité exceptionnelle dans une continuité fondamentale mais structure constante de la temporalité. Cet après-coup peut être aussi bien objectif (résultat, bilan, interactions, ajustements) que subjectif (temps pour comprendre, "point de capiton", réinterprétation, réinscription ou répétition qui fait sens). Il n'est pas toujours immédiat quand il concerne un effondrement économique ou écologique. La détermination économique n'étant pas mécanique mais s'imposant seulement, comme dit Engels, "en dernière instance", elle sanctionne à plus long terme les errances politiques et idéologiques n'arrivant plus à maintenir "la production et la reproduction de la vie réelle", ce qui peut être vu comme une contrainte différée. Le réel ne fait aucune opposition aux idées les plus farfelues mais seulement à leur mise en action après qu'elle a eu le temps de produire ses effets.

A cette contrainte ontologique, il faut ajouter en effet l'inadéquation de notre pensée dogmatique à un avenir incalculable et sa tendance à dépasser les bornes dont témoigne la dialectique rencontrant sa limite là aussi dans l'après-coup de sa confrontation au réel. La dialectique est indispensable pour penser les ruptures et discontinuités que nous vivons même si trop parler de dialectique en fait un schéma abstrait connu d'avance qui en gomme le choc éprouvé ("la compréhension proprement historique est sacrifiée au schéma métaphysique" Dilthey). Au-delà des limites cognitives d'un réel qui nous échappe, s'ajoute cependant les divagations omniprésentes des récits hérités et leurs faux espoirs qui ne peuvent là encore que se cogner au réel post-festum (comme dit Marx). Par construction le langage narratif défie le temps et parle de ce qu'on ne voit pas, de ce qui n'est pas présent. Il nous leurre en même temps qu'il donne consistance et durée aux choses mais aussi à nos vies et aux institutions, à un monde commun au principe du développement culturel de l'humanité, ce qui n'est pas rien ! Cette narration prolongeant notre mémoire épisodique est bien indispensable à l'apprentissage et à notre responsabilité ou identité, tout comme à la constitution d'un sens historique à partir d'éléments sélectionnés, mémorisables, qui ne sont pas insignifiants - mais détachés de la multitudes d'évènements réels et sous une forme trop linéaire, simplificatrice, mythologique. On apprend essentiellement à croire à des choses qui n'existent pas et à mentir sincèrement, ce qui est effectivement impératif en société et pour le moral des troupes mais ne peut être sans inconvénients. Impossible de se passer des récits, la rumeur en produit quand ils manquent, mais là encore, c'est le temps qui fait le tri.

Il faut s'en persuader, l’humain n’a jamais eu un accès immédiat au réel. "Ce qu’il perçoit, il le raconte. Ce qu’il comprend, il le construit. Ce qu’il anticipe, il le projette". Ces constats ne doivent pas être réduits à de pures spéculations quand ils ont des conséquences éminemment pratiques, notamment la nécessité d'un feed-back, de se régler sur le résultat, ainsi que le triste constat qu'on ne réagit que devant la catastrophe, quand on n'a plus le choix, remettant en cause l'ambition délirante de changer le monde, le dominer par notre volonté subjective. Les finalités morales ne dépendent pas de nos bonnes intentions et ne se réalisent pas directement sans médiations, ce qui n'empêche pas morale et Droit de progresser dans leur universalisation sous la pression des faits (la ruse de la raison). Il n'est pas mauvais de rappeler tout cela au moment où l'idéologie réactionnaire voudrait nous persuader que le progrès social, l'écologie ou même la science ne seraient qu'idéologie morale et non un enjeu existentiel très matériel, progrès de l'universel exigé par une mondialisation achevée, numérique, économique, écologique, pandémique. On ne sait jamais comment ça finira sinon que, sur le long terme, la raison finira bien par revenir ?

152 vues

2 réflexions au sujet de “Ontologie”

  1. Un échange avec ChatGPT sur le texte, mes réponses ayant été improvisées de vive voix.

    1. Pourquoi as-tu choisi de parler d'une « ontologie paradoxale » ?

    Réponse : Oui, j'ai voulu parler d'ontologie paradoxale, parce que c'est vraiment le contraire de l'ontologie jusque-là, enfin depuis Parménide par exemple, peut-être pas depuis Héraclite mais quand même. Et donc c'est le fait de fonder l'être dans le défaut dans l'être qui est paradoxal, et qui implique effectivement qu'il y a de l'imprévu, des ratés, du hasard.

     

    2. Tu évoques beaucoup l’après-coup : peux-tu clarifier en quoi l’après-coup modifie réellement notre conception classique du temps ?

    Réponse : L'après-coup signifie qu'on est toujours contredit par le temps, qu'il y a du nouveau, qu'il y a de l'imprévu, qu'il y a quelque chose qu'on ne peut pas connaître avant-coup, c'est la question de l'a priori et de l'a posteriori, et dès le moment où l'après-coup nous dément d'une façon ou d'une autre, le temps ne nous appartient plus du tout. Bien sûr on fait des projets, mais ces projets sont exposés à l'après-coup, à l'expérience, au fait d'être possible ou impossible, d'échouer, et donc on ne peut pas se projeter très loin. S'il y a de l'après-coup, eh bien on a le nez sur le carreau.

     

    3. Quelle est, selon toi, la différence essentielle entre l'indétermination dont tu parles et l'idée traditionnelle de libre arbitre ?

    Réponse : L'idée de libre-arbitre est une idée métaphysique ou religieuse qui tente de nous rendre responsables de nos fautes, au moins, mais qui est supposée donc n'avoir aucune détermination. Ce n'est pas du tout ce que je pense, ça me semble même absurde de parler de quelque chose qui pourrait être indéterminé sans aucune motivation. La liberté ce n'est pas ça, la liberté c'est de devoir choisir quand on ne sait pas. Si on sait, il n'y a pas de véritable liberté, si on est absolument certain de ce qu'il faut faire, on le fait, mais il n'y a pas de marge de liberté. La liberté se situe dans ce qu'on appelle justement les degrés de liberté, mais qui implique aussi qu'on ne sait pas quoi faire. Si on ne sait pas, ou au moins qu’on n'en est pas sûr, on est obligé de prendre une décision qui est un peu risquée et qui est un peu anxieuse. Et donc, ça n'a rien à voir avec le libre arbitre mais avec l'indétermination du monde pour un état de l'apprentissage.

     

    4. Tu mets l'accent sur la dimension anxieuse de l’imprévu. Pourquoi privilégier cette dimension plutôt qu'une dimension plus positive d'adaptation ou de créativité ?

    Réponse : D'abord, on peut dire que c'est pour prendre le contre-pied de tout ce qui se dit partout, et qui nous enjoint une pensée positive, et qui veut qu'on donne de l'espoir. Il ne faut pas désespérer Billancourt ! Mais plus profondément, c'est aussi pour mettre en cause, par exemple, la position de Heidegger, qui fait de l'angoisse ce qui nous donnerait plus d'existence, et qui se réfère à un événement unique qui serait notre mort. Alors que moi je pense que c'est beaucoup plus quotidien l'anxiété. L'anxiété est un état qui est beaucoup plus constant, qui est beaucoup plus relié à notre expérience quotidienne. Alors qu'il y ait aussi du positif, voire de la créativité, qui est quand même très rare, cela n'empêche pas que l'anxiété est toujours en arrière-fond.

    En fait il me semble que ma réponse rate l'essentiel, que l'anxiété est liée à la structure rétroactive du temps qui en est le fondement (et le sujet de l'article) alors qu’il n’y a pas d’après-coup de la mort notamment.

     

    5. Tu critiques les conceptions idéalistes ou linéaires du temps (Hegel, Husserl, Bergson, Heidegger). Peux-tu préciser en quoi ta conception se distingue précisément de celle de Hegel ?

    Réponse : J'ai beaucoup écrit sur Hegel, donc il faudrait y passer pas mal de temps. Mais je dirais qu'il y a plutôt une tension chez Hegel, entre le fait par exemple qu'on ne peut pas sauter par-dessus son temps, et quand même le fait qu'il voit une fin des temps (ou de l'Histoire). Ce qui paraît un peu absurde et contradictoire, il faut bien le dire, mais Hegel n'a pas pu s'en empêcher, parce qu'il fallait que ça se boucle, et là, du coup, le réel disparaît d’une certaine façon. Alors que l'essentiel de sa dialectique, c'est justement de montrer que le réel ne disparaît jamais. Et que lorsqu'on arrive au temps sur lequel on voulait sauter, on se rend compte que c'est différent, bien différent, parce que le réel nous contredit sur un plan qu'on n'avait pas prévu avant.

    Remarque supplémentaire :

    Jean Zin observe que même ChatGPT a tendance à « positiver », ce qui est révélateur du contexte culturel actuel. Or, il revendique une pensée lucide, non consolante, fidèle à la logique du réel.

    Ce n'est effectivement pas mon texte qui est désespérant mais bien notre actualité !

    De quoi conseiller cet article de 2021 : L’inexistentialisme est un humanisme...

  2. J'ai testé aussi par le mobile avec une meilleure interaction vocale (après j'arrête). Ce qui m'étonne, c'est que les questions posées me semblaient avoir déjà des réponses dans le texte mais il faut croire que ce n'était pas suffisant.

    - Tu écris que le réel ne se donne qu’a posteriori, à travers le démenti. Mais alors, comment penser la vérité ? Est-elle toujours révisable, dépendante du futur, ou bien y a-t-il un noyau de vérité qui résiste à cette temporalité rétroactive ?

    Le problème de la vérité surgit dès le moment où on raconte des histoires, dès le moment où il y a du langage narratif, ce qui veut dire qu'on parle de ce qui n'est pas là, de ce qu'on ne voit pas, ce qui n'est pas présent, et donc ce qu'on dit peut être faux. (là ChatGPT m'a interrompu dans mon élan, faisant part de son enthousiasme pour ma réponse que du coup je n'ai pas continuée!)

    - Comment cette ontologie de l’après-coup pourrait-elle transformer notre manière de penser l’action collective ou la responsabilité politique ?

    La question est bonne des conséquences politiques de cette ontologie, c'est quelque chose que j'ai déjà beaucoup travaillé. Simplement, le fait de privilégier l'après-coup, ça empêche de vouloir aller trop loin, et ça oblige à se régler sur le réel, c'est-à-dire sur le résultat, pas croire qu'on est plus intelligent que le réel, mais corriger le tir à chaque fois, et donc c'est une autre façon de faire que de faire des plans sur 15 ans, par exemple, ou alors de simplement appliquer ce qu'a décidé une démocratie. Il ne suffit pas de décider, il faut se régler sur le réel.

    - Si le réel nous corrige toujours après-coup, est-ce qu’il reste possible d’avoir une orientation, un cap, une finalité politique ou éthique ? Ou bien sommes-nous condamnés à l’improvisation permanente ?

    Non, on est obligé de faire des projections dans l'avenir, c'est ce que je souligne. Ce n'est pas parce qu'il y a toujours de l'imprévu que le monde est complètement imprévisible. Ça ne veut pas dire du tout qu'on ne peut pas faire des prévisions. On en fait plein, parce que sur la masse, les prévisions sont en général justes, mais il suffit qu'il y en ait quelques-unes qui ne soient pas justes pour que ça change complètement les choses. Il faut avoir quand même des projets à long terme, par exemple pour des questions écologiques, des choses comme ça. On est obligé de penser à 10-15 ans au moins. On essaie à 50 ans, mais ça ne veut plus rien dire. Il faut savoir simplement qu'on sera peut-être obligé de revenir en arrière ou de faire autrement, mais on ne peut pas rester à ne rien faire. La vie, c'est l'activité.

Les commentaires sont fermés.