La question du suicide

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SuicideLe suicide est incompréhensible pour une société de consommation individualiste qui nous pousse sans cesse au jouir, ne valorisant que la pensée positive et le développement personnel. Ecraser les autres, jouer des coudes dans une compétition acharnée, voilà qui est naturel mais se retirer du jeu n'a aucun sens pour un biologisme primaire et une interprétation un peu trop simpliste du darwinisme (réduit à une naturalisation du capitalisme). Au début des attentats suicides pratiqués par les Islamistes, ce qui dominait, c'était bien l'incrédulité qu'une telle chose soit encore possible dans notre monde alors qu'on ne tolère même plus que la guerre fasse une seule victime dans nos rangs ! C'est pourtant de l'étonnement qu'il aurait fallu s'étonner tant le suicide a toujours eu une grande place dans notre humanité, conséquence immédiate de notre conscience de la mort et de notre liberté, loin d'une supposée aberration psychologique. Pour Camus, on le sait, il n'y a même qu'un seul problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide, et les surréalistes sont partis de la question : le suicide est-il une solution ? Ce n'est pas pour autant sujet dont on parle (un professeur en a fait l'expérience récemment) mais qu'on préférerait bien plutôt refouler de nos consciences si le suicide n'était si présent dans notre actualité.

C'est un suicide qui a déclenché la révolution tunisienne et les suicidés du travail sont devenus une nouvelle forme de protestation sociale alors même que le suicide assisté est devenu la revendication d'une fin de vie dans la dignité (si ce n'est dans l'amour comme pour André Gorz avec sa compagne). Cela ne cadre pas bien avec notre prétendue réduction à l'animalité pas plus qu'avec la soi-disant disparition de la mort, le Maître absolu, dans nos sociétés marchandes. On ne peut mettre bien sûr tous les suicides sur le même plan, le fanatique qui se fait exploser et le philosophe qui se suicide. Ce n'est pas la même chose de se sacrifier pour les siens ou d'affirmer sa liberté, de vouloir culpabiliser les survivants ou simplement se soustraire à la douleur et la déchéance. Ce n'est pas la même chose une décision rationnelle ou prise sous le coup de l'émotion, de la fatigue, de l'épuisement. Il vaut certainement le coup de bien faire ces distinctions, de sortir de la confusion générale mais aussi d'en discuter les raisons et la limite que le suicide pose à des conditions de vie insupportables comme à l'humiliation, du moins lorsque des luttes collectives ne peuvent y suppléer.

Il faudrait d'abord bien distinguer "pensées suicidaires" et passage à l'acte. Il y a des gens qui ont un heureux caractère et mordent la vie à pleines dents sans trop s'encombrer de culpabilité envers les autres. Et puis il y a tous ceux qui ont bien des difficultés à vivre, les pauvres, les souffreteux, les malades, les faibles, les tourmentés. Ce n'est pas pour autant qu'ils mettent un terme à leurs jours mais on peut comprendre qu'ils en aient la tentation. Je dois dire que, depuis mon adolescence, je suis assez familier de pensées suicidaires, mais sans la moindre tentative de passage à l'acte pourtant car il y a loin de la pensée à l'acte. D'ailleurs, une obsession suicidaire qui ressasse toujours la même complainte n'est qu'à peine une pensée, plutôt de l'ordre d'un malaise corporel ou dérangement hormonal et non d'une quelconque rationalité. Le problème, dans l'état dépressif, c'est qu'il y a toujours abondances de raisons de déprimer, pas la peine d'aller chercher bien loin ni de trop noircir le tableau. Heureusement, la vie ne tient pas à nos raisons et ne nous demande pas notre avis. La seule véritable raison de vivre, c'est la vitalité du corps et sans doute d'y trouver plus de plaisirs que de peines mais il ne suffit pas de trouver que le compte n'y est pas. Ce n'est pas juste une décision à prendre, un bouton à pousser, il faut vraiment que ce soit intolérable pour surmonter la peine qu'on ferait aux autres et la barrière de souffrance physique difficile à affronter - sauf à être médicalisée en fin de vie, ce qui implique tout un long processus.

Avec la légalisation du suicide médicalement assisté, la question du suicide change de sens puisqu'il ne s'agit plus de savoir si on doit se suicider ou non mais quand ? A l'article de la mort ou pour un chagrin d'amour ? Pour sauver son honneur ou à cause de son travail ? Façon, en tout cas de mieux discerner les bonnes raisons des mauvaises pour lesquelles il y aurait de bien meilleurs remèdes. Il faut d'ailleurs se méfier des trop bonnes raisons et de leur trompeuse objectivité. Quelqu'un comme Jacques Robin qui avait milité activement toute sa vie pour le droit de mourir dans la dignité n'en parlait plus du tout quand il a commencé à être très diminué. Il n'empêche que la conscience de la mort et la possibilité du suicide posent la question des raisons de continuer à vivre. André Gorz en avertissait les écologistes, il n'y a rien de plus abject qu'une vie à n'importe quel prix. Cependant, une telle position pourrait amener à trouver qu'on n'a jamais la vie que l'on mérite voire à encourager le suicide des pauvres ou des handicapés, par exemple. Dire comme les stoïciens que le suicide est l'affirmation de sa liberté a l'inconvénient de rendre l'esclave responsable de sa déchéance tout comme le maître est glorifié d'une prétendue supériorité face à la peur de la mort, supériorité qui est plutôt celle de sa naissance, de sa richesse et de son pouvoir. Il faut bien avouer qu'on se suicidait quand même beaucoup plus pour des questions d'honneur au temps des Romains.

De nos jours, les suicides sont moins grandioses et ne font pas l'objet de cérémonies comme certains Samouraïs se faisant hara-kiri (seppuku) devant un large public. Les suicides de protestation sont plutôt l'expression de la rage et du ressentiment alors que plus ordinairement ce n'est que l'aboutissement de la souffrance ou du désespoir, de la fatigue d'être soi et du manque de reconnaissance sinon du manque d'envie. Il y a aussi pas mal de suicides pour dettes (il semble que le poids impératif des dettes - dettes de sang, dettes d'honneur, dettes d'argent - soit un caractère anthropologique). Rien qui soit de l'ordre de l'acte souverain alors qu'on est plutôt dans le naufrage, submergé par la situation et comme aspiré dans un tourbillon fatal.

Il serait vain de vouloir argumenter sur une flamme qui s'éteint mais s'ils témoignent toujours d'un passage des limites, on peut considérer qu'une bonne part des suicides relèvent malgré tout d'une "solution permanente à des problèmes temporaires", et donc d'une erreur de perspective puisqu'il suffirait souvent de changer de vie au lieu de la perdre en quittant définitivement la scène ! C'est ce qui fait l'importance des mouvements d'avant-garde ou religieux d'entretenir une promesse de changements qui nous sauve de nous-mêmes comme des malheurs du temps. On peut préférer l'appel du large, le mythe du routard, l'éloge de la fuite, l'affirmation d'une autre liberté fondamentale : notre liberté de mouvement. Lorsqu'une situation devient insupportable, on peut tenter de s'en échapper. Certes, partir, c'est mourir un peu, laisser derrière soi toute une vie, mais c'est quand même préférable que de mourir tout-à-fait (pour autant bien sûr qu'on garde quelque énergie). Même si ce n'est jamais facile, une nouvelle existence peut faire retrouver le goût de l'aventure. Hirschman opposait l'attitude revendicative (voice) à la simple désertion (exit) quand on ne peut se faire entendre, ce qui s'appelle voter avec ses pieds. Il y a des situations qu'on ne peut fuir, comme la dégénérescence des corps, mais sinon la tentation du suicide n'est souvent que le signe qu'il nous faudrait changer de vie ou le refus de ce qu'on veut nous faire faire (un peu comme le démon de Socrate le figeait parfois sur place).

S'il y a bien une raison qu'on peut trouver absurde de se suicider, c'est pour son travail, alors qu'on pourrait se contenter d'en changer mais, d'une part ce n'est pas si facile dans cette période et, en même temps, on ne peut dire que ce soit sans effet pour dénoncer un management inhumain (qui passe effectivement les bornes) et faire bouger les lignes. La mort ici reprend tout son sens. Si cela produit bien une mode des suicides au travail, c'est de donner l'espoir à d'autres que leur geste ne sera peut-être pas tout-à-fait vain, ce qui n'est pourtant en rien garanti l'effet d'un suicide étant imprévisible, la plupart n'en ayant pas ou presque. On peut y voir incontestablement un symptôme de l'atomisation, de la concurrence interne, de l'individualisation des salaires et du manque de luttes collectives qui en découle, avec une psychologisation à outrance (les problèmes individuels ne sont pas compris comme une question sociale, le particulier ne s'élève pas au général). Le suicide joue ici comme révélateur, retour dans le réel de ce qui est refoulé du symbolique mais il s'inscrit du moins dans une communauté et une histoire qui le dépasse et donne sens à son geste. Il est clair qu'il y aurait bien une autre solution que de changer d'entreprise et qui est de transformer sa détresse en discours politique, accéder à la conscience collective, mais cela ne dépend pas que de soi. C'est même, on le voit, le suicide de quelques uns qui peut permettre cette prise de conscience et la mobilisation des salariés. On peut le déplorer mais la mort a toujours été le gage du sérieux de la vie et, malgré Kojève, on doit bien constater que l'histoire n'est pas finie même si la politique et la guerre ne sont plus les seuls terrains à mettre nos vies en jeu ainsi.

Les plus mauvaises raisons de se suicider sont certainement les plus générales (celles qu'invoquait mon "apologie du suicide" que j'avais publiée dans le journal du lycée!). Elles sont toujours plus liées qu'on ne croit à la période historique et l'humeur générale, comme ce qu'on a pu appeler le spleen du siècle. Il y a certes de quoi rire de ceux qui prônent le suicide tout le long de leur longue vie, comme Schopenhauer, alors que Mai68 a été suivi d'une vague de suicides chez ceux qui y avaient un peu trop cru. La cause du suicide ne peut pas être l'injustice du monde, si grande depuis toujours, pas plus que toutes les souffrances d'une nature cruelle mais seulement la déception, la trop grande différence entre les espoirs les plus fous et la réalité la plus sordide. C'est juste d'avoir mis la barre un peu trop haut, de s'être fait une idée complètement fictive d'une vie qui vaudrait la peine d'être vécue, de s'être raconté enfin des histoires infantiles. Comme dit Camus, "ce qu'on appelle une raison de vivre est en même temps une excellente raison de mourir" mais ne pas accepter n'importe quelles conditions de vie ne peut vouloir dire exiger un monde en tout point conforme à nos idéaux. Il est bon de se rendre compte d'abord du fait que nous ne sommes pas à l'origine de ces idéaux mais que nous en avons hérité de l'époque historique, que nous sommes inscrits dans un processus. Ensuite, il devrait être clair qu'on ne se tue que pour des valeurs du vivant, impossible de renier la vie au nom de laquelle on voudrait se suicider. Enfin, ne plus vouloir vivre, ce serait ne plus rien attendre de la vie, ne plus rien avoir à découvrir ou apprendre, se croire à la fin de l'histoire et de notre propre évolution. Stéphane Hessel avait raison contre Walter Benjamin ou Stefan Zweig : se suicider en 1940 ou 1942, c'est ne pas voir 1945. Il ne s'agit pas tant de s'assurer qu'on n'aurait aucun malheur à affronter, aucune difficulté à surmonter mais le pire n'est pas toujours sûr et n'a jamais le dernier mot. Certes, on ne choisit pas le monde dans lequel on vit ni son époque dont on peut dire pis que pendre mais il faut de bonnes raisons tout de même pour se priver du miracle d'exister, non pas d'avoir eu notre dû mais d'avoir connu ce temps de vie volé sur le néant qui nous entoure.

Qu'il y ait à l'évidence des suicides regrettables ne veut pas dire que ce soit le cas de tous. Les véritables raisons de se suicider sont la plupart du temps médicales, que ce soit la souffrance, la déficience du plaisir de vivre, la disharmonie de l'âme et du corps, l'épuisement, la détresse, le manque d'énergie ou d'agressivité, la vieillesse ou la dépendance. Le niveau de l'insupportable dépend complètement de chacun, c'est le subjectif même (manifestant comment chacun construit son monde vécu). Il y a bien sûr d'autres suicides qu'on peut trouver honorables bien qu'ils soient plus discutables. Que ce soit pour ne pas plier devant une autre volonté, pris dans une rivalité imaginaire, ou pour garder son rang au nom d'un sentiment de supériorité douteux. Ce peut être aussi pour tenir une promesse ou par fidélité aux siens. Il semble que ce soit souvent pour préserver sa légende, écrire une belle fin à son histoire, ce qui garde un côté infantile et narcissique. Il y a le suicide de l'amoureux trahi qui peut être chargé de haine envers l'être aimé ou témoigner de la profondeur de son amour comme d'une dépendance vitale, dans tous les cas le suicide fait partie intégrante d'un récit déterminant le rôle qu'il va y jouer. Ce ne sont pas des sentiments qu'on puisse raisonner alors que ce sont eux qui nous mènent par le bout du nez, pris dans les discours et se nourrissant abondamment de poésies comme de romans. Notez que, pour partir en beauté, on pourrait tout autant se suicider d'avoir touché le ciel, sûr de ne pas pouvoir aller plus haut mais c'est assez rare (et vain). Le suicide du Résistant soumis à la torture et qui ne veut pas donner ses camarades est à l'évidence d'un tout autre ordre. Loin de ces actes héroïques, les suicides ordinaires relèvent plutôt du désastre si ce n'est du glauque.

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Il y a donc suicides et suicides. Durkheim en distinguait 4 types : altruiste, égoïste, fataliste, anomique. On a vu qu'on pourrait en distinguer bien d'autres modalités, les causalités étant aussi multiples que la vie, mais l'étonnant, c'est qu'on puisse établir par la grâce des statistiques une certaine relation entre cet acte purement individuel, fomenté au plus secret de la conscience, et l'état de la société, aussi bien la prospérité économique que la crédibilité de son socle symbolique. Loin de n'être qu'un drame personnel, c'est bien un fait social lié au regard des autres, à l'intégration à son milieu et au grand écart entre valeurs et faits. Rien ne montre mieux comme l'intérieur est à l'extérieur et l'extérieur intériorisé dans ce qui semble être ce qui nous est le plus propre. D'où l'intérêt d'essayer de prendre un certain recul, de s'élever au-dessus de son quartier pour prendre une vue d'ensemble et sortir du psychologisme comme de la culpabilisation des perdants qui sont beaucoup plus nombreux que les winners au grand loto de la vie.

S'il y a bien des suicides pathologiques voire complètement stupides, cela n'empêche pas que le suicide fasse partie de la vie comme conscience de la mort et possibilité ultime toujours à portée de main quoi qu'on dise. C'est notre réalité humaine dont l'être-pour-la-mort de Heidegger n'est qu'une version édulcorée se voulant une révélation de l'Etre au lieu de son anéantissement, sa négation fatale. Les odes à la vie qui voudraient ignorer sous une positivité trop lisse la pulsion de mort, la part du négatif et de la souffrance, ne font qu'en redoubler la malédiction sous le voile de l'hypocrisie et du semblant. Quand surviennent des pensées suicidaires, on fait tout en général pour les fuir, les refouler, les dénier en vain. Mieux vaudrait les travailler pourtant, essayer de remonter aux causes corporelles ou sociales, leur donner sens. Cela ne suffit pas à s'en défaire, sans doute, tout au plus à s'en distancier un peu mais c'est la seule voie pour ne pas se mentir à soi-même et se tromper gravement sur notre vie de mortel qui n'est pas un long fleuve tranquille ni la brillante carrière que l'on prétend mais qui reste en son fond tragique et dont on ne peut dire qu'on n'en connaît pas déjà la fin malgré toutes les histoires qu'on peut se raconter. C'est ce qui constitue le sérieux de la vie et du sens, ce qui fait qu'on n'est pas dans le virtuel ni dans la fiction. On aura beau faire, on ne fera jamais que la possibilité de la mort n'accompagne notre vie comme son ombre.

Une dernière chose pourrait valoriser non le suicide lui-même mais du moins les pensées suicidaires, c'est d'être peut-être la seule façon de pouvoir dire la vérité, la position suicidaire permettant de se détacher de tous les intérêts matériels. Le courage de la vérité, c'est une blague si on n'est pas capable de rompre avec son travail, sa famille et ses amis. J'avoue avoir été surpris comme les rares moments où je pouvais goûter un certain succès et n'étais plus tout-à-fait le prolétaire des lettres dépourvu de tout, je devenais soudain plus timide dans l'aveu de mes faiblesses. On ressent très vite la pression impérative de nourrir l'admiration publique. La demande d'un modèle ou d'un chef précède l'offre, à n'en pas douter. Ne plus être suicidaire, c'est déjà être dans une stratégie si ce n'est la propagande alors qu'au moins être suicidaire permet (condition nécessaire, non pas suffisante) d'être dans l'authenticité du témoignage, dans la transmission au lieu de se donner en spectacle. Ce n'est pas toujours le cas, notamment quand le suicide ne doit rien aux pensées dépressives mais a été planifié rationnellement et ne se présente pas comme une rupture avec le monde. Ainsi, je soupçonne le dernier livre d'André Gorz (Lettre à D.) de n'être pas aussi sincère qu'il le paraît à donner dans la célébration mortuaire et vouloir réparer un manque avant de mourir, faire plaisir à sa femme avant de partir avec elle en lui dédiant cette lettre d'amour. Qui pourrait le lui reprocher mais il ne suffit certes pas d'écrire pour la postérité pour que ce ne soit pas se construire une statue ou vouloir réécrire l'histoire, la recouvrir d'une cohérence plus ou moins exagérée. L'humeur dépressive est sûrement plus décisive pour le réalisme du jugement mais aucune vie ne survivrait à cette lucidité si elle n'avait inventé de quoi nous étourdir l'esprit, pourvu que la dépression ne soit pas trop profonde justement, en oubliant tous les malheurs du monde au premier divertissement, au premier sourire, et retrouver encore une fois peut-être le goût d'apprendre et de lutter pour un monde meilleur jusqu'au jour où la magie n'opérera plus, où le corps ne répondra plus, où nous serons out, où la mort aura finalement raison de nous d'une façon ou d'une autre et pour toujours.

PS (janvier 2015) : Une expérience menée à Detroit semble montrer qu'on pourrait éviter presque tous les suicides simplement en en parlant !

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27 réflexions au sujet de “La question du suicide”

  1. "De nos jours, les suicides sont moins grandioses et ne font pas l'objet de cérémonies comme certains Samouraïs se faisant hara-kiri (seppuku) devant un large public"
    Il y a quand même un certain nombre de suicides publics, en particulier l'immolation par le feu, dont Mohamed Bouazzizi.

    • Cela n'a rien à voir, aucune cérémonie là, le public était involontaire et n'était pas venu exprès, surtout le suicidé était dans la détresse plus que dans la bravade. Je crois qu'il est utile de ne pas tout mélanger justement. Les suicides des bonzes sont encore autre chose et plus politiques que celui de Mohamed Bouazizi à l'origine, ne prenant sens qu'après-coup.

  2. Autant de gens différents, autant de suicides possibles ou impossibles, autant d'actes positifs ou négatifs. De versions différentes.
    On ne doit tirer aucun raisonnement d'un suicide mené à son terme.
    Juste peut on se dire: il ou elle a osé... et respecter cet acte pire entre tous les actes...

    J'ai connu un suicide par tuyau d'arrosage trop long qui imposa au malheureux de prendre une position ridicule pour atteindre sa fin pendant des heures...
    Quelle intime conscience avait-il de son acte, on ne le saura jamais...

      • oui, c'est juste, mais ce sont en effet deux suicides apprivoisés très différents.
        Pour le suicide médicalement assisté, c'est une évolution qui va à contre-courant de ce qu'avait pu constater Philippe Ariès jusqu'aux années 70 ou l'acharnement thérapeutique était plutôt de mise, ou les unités de soins palliatifs n'étaient pas encore nées. Mais le fond de son analyse me semble pourtant encore valide.

        • Sauf que, ce qui est intéressant, c'est que l'histoire est plus dialectique que les historiens le présentent en général. Ainsi la préservation de la vie et l'allongement de sa durée confronte d'autant plus à la vieillesse, à l'exigence qu'elle soit vivable et donc à la question du suicide assisté (puis, sans doute, à ses excès, etc).

          • Je pense aussi qu'il est dommage de mourir jeune, encore plus de se suicider jeune mais qu'une fois le parcours effectué on peut partir plus tranquille. Il y a indéniablement redistribution des rôles, par rapport à un monde religieux et guerrier où l'ont mourrait bien plus jeune, mais plutôt qu'une disparition impossible de la mort, il y a seulement déplacement.

  3. Vous connaissez sans doute cet aphorisme de Cioran: " Sans la possibilité du suicide, je me serais tué depuis longtemps."
    On peut voir les choses de cette manière jusqu'au dernier instant en se disant chaque jour, j'arrêterai demain si ce n'est pas mieux qu'hier.

    • Dans sa fameuse vidéo de Louvain, Lacan raconte la terreur du cauchemar d'une vie qui recommence sans cesse. Le fait que notre vie ait une fin d'une certaine façon l'allège de son caractère éphémère, relativise ses défaites, l'installe dans le provisoire. Par contre cela renforce sans doute l'identification au récit jusqu'à la morale de l'histoire à la fin.

      S'il fallait que demain soit toujours mieux qu'hier, on ne ferait jamais de vieux os mais la possibilité de la mort est bien ce qui valorise la vie par comparaison, et simplement d'introduire du possible dans sa réalité. C'est un peu comme en amour de toujours pouvoir rompre afin de préserver l'amour justement.

  4. Ca fait quelques temps que j'avais cogité sur les diverses formes, raisons sérieuses et travestissements plus cosmétiques de ces raisons. Mais c'est bien détaillé ici. Toutes ces formes et causes se combinent de façons indiscrètes comme un plat de nouilles bolognaises à la viande de cheval roumain.

    Ceci dit, je trouve navrant qu'en cas de désaccord avec son patron l'on recourt au suicide, à moins d'autres causes surajoutées, sans faire appel au droit, aux syndicats, aux CE... C'est ce que j'ai fait à une époque. Je me suis dit que quand même on allait pas me bouffer tout cru sans que j'y mette des coups de talons. J'ai failli massacrer physiquement un de mes harceleurs hiérarchiques, je me suis retenu, c'était à 2 doigts. Bon, après tout ça, je me suis fait la malle ailleurs, tout en remportant des semi victoires. Mieux vaux mourir un peu à ses illusions que mourir beaucoup complètement. En fait, j'ai joué sur tous les tableaux, la lutte frontale comme le repli stratégique.

    Ma vie ne correspond pas vraiment à ce je lui supposais au départ, mais il faut revoir ses objectifs en cours de route, quitte à les mettre à baisse.

    Évidemment, en cas de phase physiologique terminale, aléa jacta est...

      • Je pense que j'ai joué le jeu, mais avec des limites établies à ce que je faisais et à ce que supportais, dépassé les limites, je le disais, quand ce n'était pas entendu, alors j'estimais que c'était la guérilla avec manœuvres d'attaques, de contournements et de fuites. 3 procès en 5 ans et un dernier bientôt en appel, il était pas content du jugement. Effectivement, je n'en ai pas connu, mais les suicidés dans ce cas ont probablement plongé complètement dans la foi aveugle au système social dans lequel ils étaient, manque de perspective critique, manque de combativité... C'est aussi assez proche des sectes, le chef gourou charismatique parfois.

  5. il y a aussi le suicide des jeunes ( colossale , bien devant les accidents de la route ) qui renvoie peut être à la vulnérabilité face à la difficulté ( grandissante ) d'entrer dans la vie et fasse aux premières désillusions et aux premiers chagrins ... et en un sens peut être est il très triste d'avoir 20 ans dans ce monde .... où on se sait pas toujours quoi faire de ses fêlures....

    • Oui, c'est aussi depuis l'adolescence que je me suis mis à penser au suicide. Ce sont les jeunes qui se suicident le plus et quittent la vie comme ils quittent leur famille. Il y a toujours eu des suicides d'adolescents et je crois que c'est on ne peut plus compréhensible, la difficulté de choisir sa vie avec la constatation que le Père Noël n'existe pas ! De plus, les névroses familiales sont on ne peut plus communes. Il y a quand même des sociétés plus suicidaires que d'autres comme le Japon à la compétition scolaire acharnée.

      J'ai vu qu'il y a un livre sur le capitalisme suicidaire mais je ne crois pas que le capitalisme soit forcément suicidaire ni qu'il n'y aurait pas de périodes suicidaires sans le capitalisme (on lui met tout sur le dos, c'est ridicule). Le printemps est vite arrivé qui changerait l'atmosphère pour rendre notre avenir plus enthousiasmant - ce qui n'est certes pas le cas pour l'instant où l'on continue à s'enfoncer dans la crise avec l'absence totale d'alternative à gauche, complètement larguée derrière les grands mots.

      • L'adolescence c'est aussi la période des bouleversements physiologiques, os qui grandissent très vite, hormones en tempête.

        C'est bien aussi à ce moment après la seconde communion que j'ai laissé tomber la religion, comme un cinéma hypocrite dépourvu d'intérêt, bien qu'avec des parents très cathos, généreux sur le plan matériel mais assez pénibles à vivre par ailleurs...

        L'idée de Dolto de permettre aux enfants de pouvoir vivre ailleurs que dans l'environnement familial me parait bonne.

        On nous saoule avec le droit de l'enfant, mais où est il, puisqu'il est, comme beaucoup de salariés, assigné à résidence, où est son autonomie de choix quand il en a soupé de sa famille mais en est dépendant à tous points de vue ?

        Pour cette raison, à partir de 13 ans, j'ai commencé à prendre le large, au propre( voiliers ) et au figuré, pendant les vacances, puis à 18 ans je me suis débrouillé pour faire des études loin, pour ne revenir que quelques fois par an, idem pour le boulot en France ou à l'étranger de façon itinérante et trouver de l'air respirable. Pour le moment, j'ai trouvé en Allemagne un bon port d'attache...

        • Sinon, je me rappelle de souvenirs d'enfance. J'avais environ 7 ans et ma sœur ainée me classifiait misogyne. Ca m'avait mis sur le cul, à cet age d'être classifié si tellement simplement. Ca se passait chez des psys, les parents de mon copain d'enfance devenu chirurgien esthétique depuis et son père devenu psychanalyste, Eric Van der Stegen, psychologue des prisons devenu psychanalyste :

          Dans une institution, le psychanalyste n’a pas à « faire le psychanalyste », mais à être le témoin de ce que la psychanalyse dit de l’être humain. Ce point est capital, particulièrement en ces temps où l’être humain est souvent considéré comme une machine à réparer, en particulier par le monde médical, ou à manipuler par le monde politique, ou encore à gérer par le monde social.

          http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=COHE_209_0026

    • Oui on s'est souvent croisé à l'époque où je travaillais sur le travail et où je participais à toutes sortes de débats. Je le trouvais intéressant et j'ai lu plusieurs de ses livres mais j'étais, comme avec les autres, très critique.

      On s'opposait surtout sur le revenu garanti qu'il rejetait alors même qu'il dénonçait le développement du précariat (mais comme pas mal de "vieux" progressistes, le rêve de revenir à l'état antérieur faisait obstacle au traitement de ce précariat, n'intégrant pas du tout notre entrée dans l'ère de l'information).

      Pour le reste on pouvait trouver des points d'accord. Son idée de propriété sociale était intéressante comme le fait de montrer que ce n'étaient pas les luttes des salariés qui étaient à l'origine de tous les progrès sociaux.

      Je me souviens de la seule fois où j'avais été à une petite réunion de Copernic où ils recevaient Robert Castel pour son dernier livre de l'époque "Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi". On n'était qu'une dizaine et j'ai pris la parole en premier comme si je représentais Copernic, me lançant dans une bien trop longue critique du livre (lui reprochant, entre autres, de trop parler de Hobbes et pas de l'Amérique, de Locke, de Robinson Crusoé pour la constitution de l'individu libéral). Il avait répondu très brièvement à cette interminable diatribe en disant qu'il était d'accord sur tout mais que ce n'était qu'un livre d'entretien qui ne prétendait pas à tant !

      Il était sympathique, on pouvait s'appuyer sur quelques uns de ses livres mais il ne débouchait sur rien (au mieux une sécurité professionnelle aussi floue qu'impraticable). Je crois vraiment qu'il n'a pas du tout compris notre temps, sans doute d'avoir trop bien compris le temps précédent qui était le sien. La généalogie a l'inconvénient de ne pas pouvoir comprendre la prochaine rupture en voulant ramener le nouveau à l'ancien (on se met toujours à la fin de l'histoire).

  6. J’ai lu avec beaucoup d' intérêt ce billet, dans le cadre que vous annoncez de textes désormais plus courts, donc pour moi plus faciles d’accès.Par rapport à d’autres blogs il est appréciable que les commentateurs ici soient moins nombreux, si bien qu’on peut les lire à loisir. Pour en revenir à votre sujet actuel, le lien que vous avez donné vers Lacan ( « vidéo de Louvain ») apporte un éclairage essentiel : l’animal humain ( « l’ animal que je ne suis plus » – selon titre du livre d’Etienne Bimbenet - mais dont il est essentiel de faire savoir à quel point nous le sommes heureusement encore !) existe comme « être » par le seul langage, à la différence des autres animaux sociaux. Ainsi il nous suffit de « se croire » pour « être » dit Lacan. Ce qui nous tient ensemble, comme animaux sociaux mais accédant aujourd'hui plus qu'autrefois au partage des discours sur les faits, c’est « ce quelque chose qui, dans le langage, dans ses ressources » a un devenir, nous fait entrer dans l’ordre du mouvement, non pas comme simple déplacement (changer à titre personnel de milieu, changer d’activité), mais comme transformation -collectivement possible- de nos vues sur le réel. C’est en cela que se peut réfuter le choix du suicide : refus de ce que constate Lacan chez le commun des mortels : « la mort [ dans nos discours sur elle qui sous-tendent la vie] est du domaine de la foi… Cela nous soutient… Si vous n’y croyez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? » Ni cette vie qu’on vous fait au travail ! Et Lacan illustre bien par un cas clinique ce passage au vide de la dépression : sentiment pascalien , chez un cadre des anciens services publics ou chez un chômeur, que « les existences seraient des vides qui se succèdent dans un vide infini ». Ils sont exclus, par la contrainte, de leurs propres croyances ! Pire sans doute que d'être exclus d'un revenu d'existence suffisant ! Mon choix est que la réponse est collective : c’est la lutte, la résistance. Pour celui qui commence à savoir que ses croyances apprises ou acquises ne sont plus celles qu’on attend désormais de son travail, la réponse n’est pas individuelle ( faire autre chose, aller voir ailleurs si cela marche encore à l’identique, ou quitter la scène où il n’a plus d’utilité) mais participer collectivement à transformer l’ordre des choses. En réfutant les idéologies, autant le monothéisme religieux que le monolithisme d’un programme théorique d’avant-garde, pure vanité, puisque c’est la génération suivante qui fera l’expérience de nos projets…

    • C'est pour le moins un peu trop général et même si cela peut paraître scandaleux par rapport à une vision idyllique de la nature, il est un fait que la mort fait partie de la vie, vérité profonde (même s'il n'est pas impossible qu'on prolonge pas mal la vie encore). Il y a sans doute des suicides qu'on peut considérer comme des lâchetés, il vaut mieux éviter cependant de juger les autres comme si on n'avait pas nos propres lâchetés et je me vois mal dire à un résistant torturé qui tente de se suicider qu'il n'est qu'un lâche. De même quand je vois ce que peut être une fin de vie dans de perpétuelles tortures.

      J'essaie de montrer dans l'article comme certains suicides sont un gâchis qui devrait être évité mais ce n'est pas en culpabilisant quelqu'un qui est déjà suicidaire qu'on pourra l'en dissuader, au contraire.

  7. Pour ne plus trébucher ( sens inclus sous le mot "scandale") sur de tels préjugés, je vous propose, Frédéric, de lire dans le livre de Jean Claude Ameisen " La sculpture du vivant" notamment le passage, page 56- 57 et suivantes, sur " l'apoptose ou la révélation du suicide cellulaire": les cellules de notre corps meurent continuellement et spontanément pour laisser la place à de nouvelles générations de cellules... et " bientôt il ne reste aucune trace du travail rapide et discret de l'autodestruction". Il y a là matière à penser, à partir du sens biologique d'une mort entretenant constamment le miracle d'exister, la mort comme support du vivant en général .Dans le temps compté de notre existence , nous ne sommes que des témoins que se passent les générations successives. C'est du moins ce en quoi je crois qu'on puisse seulement croire: il n'y pas lâcheté, au sens moral, à lâcher prise. C'est un acte de liberté.

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