De l'écosystème à l'organisme
Comme au moment des bulles financières, il y a un côté surréaliste à voir tout un échafaudage qui ne devrait pas tenir debout et qui pourtant ne s'écroule pas, comme suspendu dans les airs. Cela ne dure qu'un temps, le krach finissant toujours par se produire, mais il ne faut pas sous-estimer cette force d'inertie importante qui est fonction des masses en jeu et qui brouille le jugement. On peut expliquer ainsi la période actuelle d'euphorie comme si la crise était derrière nous alors que rien n'a été réglé pourtant. C'est peu de dire que le plus probable serait qu'on replonge, comme les révolutions arabes qui tournent mal. Le pire est toujours possible mais cela ne doit pas empêcher d'envisager l'hypothèse beaucoup plus improbable qu'on arrive à éviter l'effondrement (à le repousser indéfiniment au moins). Ce n'est pas, en effet complètement impossible, on en aurait en tout cas les moyens à l'ère de l'information et de l'écologie, de régulations globales et de la constitution d'un Etat universel. Surtout, cette fois, on voit qu'il n'y a pas seulement l'inertie naturelle mais bien une coordination active des Etats, même minimale, même à contre-coeur, ce qui nous installe déjà dans un tout autre régime.
Arriver à éviter les crises systémiques, principal souci depuis la faillite de Lehman Brothers, pourrait se révéler le principal vecteur de l'achèvement d'une unification du monde déjà effective mais cette situation inédite ne serait pas sans conséquences, en premier lieu de se priver de ce que Schumpeter appelait des "destructions créatrices", provoquées pour lui par l'innovation ("le nouveau ne sort pas de l'ancien mais apparaît à côté de l'ancien et lui fait concurrence jusqu'à le ruiner"). Certains ont pu même dire qu'il n’y a crise que s’il y a innovation, ce qui est très exagéré. Pour René Passet, la nécessité de ces destructions créatrices serait plutôt une caractéristique des systèmes complexes obligeant à passer par l'effondrement pour se reconstruire sur d'autres bases. Dans un cas comme dans l'autre, vouloir empêcher les crises systémiques, ce serait incontestablement une façon d'arrêter l'évolution économique, au moins de la freiner. En effet, cela se traduit très concrètement d'abord par une garantie étatique des banques qui en supprime le risque ("l'aléa moral"), constituant pourtant sa matière première, tout autant que son caractère privé. Beaucoup s'en offusquent exigeant qu'on laisse les banques faire faillite en toute bonne logique libérale mais, comme la bombe nucléaire, c'est une arme qui s'est révélée bien trop dévastatrice pour répéter l'opération.
On ne voit pas bien cependant comment on éviterait dès lors d'étendre cette protection aux autres grandes entreprises jusqu'à celles qui ont un impact local fort, dans ce qui s'apparenterait de plus en plus à une économie administrée plus qu'aux lois du marché. La contamination à une grande partie de l'économie pourrait être irrésistible à la longue. Derrière le libéralisme affiché, ce qui se met en place, ce serait ainsi une gouvernance mondiale qu'on peut qualifier de cybernétique de naviguer à vue sous la pression des événements et pas du tout selon un plan préconçu comme les anciennes économies planifiées. Il faut y voir un événement majeur qu'on peut analyser comme la transformation de l'écosystème planétaire en organisme, en grande partie grâce aux réseaux numériques mais pas seulement puisque c'est la crise systémique qui nous a fait rentrer dans la fin d'un certain libéralisme. Tout comme un organisme se définit par sa résistance à la mort, la prévention des crises systémiques (y compris écologiques) contient l'exigence de régulations globales et change la donne par rapport à la concurrence internationale, signe qu'on quitterait l'économie sauvage et la jungle du marché pour constituer une sorte d'organisme planétaire avec des échanges régulés.
On n'y est pas encore mais vouloir empêcher la fermeture d'entreprises, empêcher l'effondrement, c'est aussi empêcher la reprise, se priver de ce qui constitue la dynamique du capitalisme faite d'emballements par rétroactions positives (effet boule de neige) et d'élimination des moins performants. On entrerait ainsi dans un tout nouvel environnement et, sinon la fin des cycles, du moins leur relative neutralisation, la fin de leur gravité et de leur caractère révolutionnaire. Il n'y a pas de raisons de s'alarmer d'un ralentissement de l'innovation et de la croissance dans les pays développés (sauf si on devait le payer en chômage) mais on peut se demander à quelles conditions cela pourrait être viable.
Un écosystème n'est pas un organisme même s'il en partage un certain nombre de caractéristiques systémiques. Ce qui distingue un organisme c'est de se comporter comme un tout, ce sont ses régulations internes (l'homéostasie) et de s'organiser en vu de finalités qui sont absentes d'un écosystème comme d'un marché. Un organisme, résultat de l'évolution, n'évolue plus tellement lui-même, ou plutôt, s'il évolue, c'est par l'apprentissage et non par destructions créatrices comme un écosystème. Un organisme se conserve et pour changer d'organisme planétaire il faudra bien sa destruction un jour peut-être (sous le poids de sa complexité ? de ses rigidités ? de ses inégalités ? de son insoutenabilité ?) mais le vivant montre qu'on peut se passer dans une certaine mesure de destructions créatrices à condition de se constituer en organisation apprenante et réactive.
Comme on est au début du processus, on ne doit pas s'attendre pour l'instant au renversement d'un pouvoir global encore trop inexistant mais bien à son renforcement sur le long terme (même si on passe par une phase d'éclatement et de conflits à court terme). C'est encore fragile, un peu neuf, et cela n'a rien à voir avec un Empire dont on pourrait changer de tête mais la perspective d'un effondrement économique est assez forte pour dicter sa loi avec autant d'impériosité. Il faudra d'ailleurs en passer par un dernier effondrement sans doute pour s'en persuader ou sentir au moins le vent du boulet très près encore une fois. Rien à voir avec une volonté décidée, un complot obscur, mais seulement avec des contraintes systémiques. En effet, un système est contraignant, il détermine le comportement des individus plus que les individus n'influent sur son fonctionnement car constitué de flux qui doivent circuler, de courants qui emportent tout. Il n'y a pas d'alternative à la simple arithmétique. D'autant plus qu'ils sont bien informés, et malgré l'appel à une souveraineté mythique, les Etats n'ont donc pas vraiment le choix. Ils ne peuvent laisser leur économie s'écrouler (ni les plus grosses entreprises), nous faisant entrer dans cette nouvelle ère de stabilisation qui fige les positions.
De faire partie du même écosystème mais surtout de le savoir, ce qui nous constitue dés lors en organisme plutôt, implique que les politiques de droite comme de gauche ne peuvent être si différentes à devoir rester inéluctablement autour de l'équilibre. Même si chaque élection présidentielle promet de tout changer, cela ne va jamais bien loin, heureusement d'ailleurs. Malgré les démentis constants de l'expérience, il est bien difficile de se débarrasser de l'illusion que ce serait facile de changer les choses et que ce ne serait qu'une question de bonne volonté ou de hautes aspirations puisque nous sommes des êtres de pensée paraît-il ! Pourtant on est bien obligé de tenir compte du réel dans toute sa complexité et tenter de comprendre pourquoi on en est là et comment on peut en sortir, matériellement plus que spirituellement. Contrairement à ce qu'on croit, plus un système est complexe, plus il est robuste mais plus il oppose ainsi une résistance au changement comme à l'action individuelle. On n'a pas besoin de héros révolutionnaires, il ne sert à rien de se prendre pour un démiurge qui déciderait du destin planétaire, position naturelle à l'auteur d'un récit, au langage narratif qui nous humanise mais qui a peu à voir dans sa simplicité avec tous les processus effectifs en interaction. Tout ce qu'on peut faire, c'est déplacer des flux, se mettre en réseau et agir localement.
Ne pas surestimer nos moyens et bien mesurer les obstacles est primordial si on ne veut pas se payer de mots et se satisfaire de ses bonnes intentions. A l'opposé, on ne devrait pas trop craindre les retours en arrière comme si le progrès social n'avait été qu'un caprice sans raisons. Le "modèle social de l'Europe" risque de connaître de nouvelles régressions mais qui ne pourront tout remettre en cause. Là aussi, on devrait pouvoir compter sur l'inertie des sociétés. Quel que soit le mouvement politique, il faudra toujours tenir compte des urgences vitales, des contraintes matérielles et de l'environnement mondial en essayant de s'arranger au mieux avec tout cela. Ainsi, malgré les idéologues du néolibéralisme, qui ne sont pour cela que des idéologues témoignant d'une folie trop logique, les inégalités ne sont pas une bonne chose, ni pour la société, ni pour l'économie lorsqu'elles sont devenues trop criantes et le souci du social ne va pas disparaître parce que des écervelés de l'Amérique profonde s'imaginent qu'ils sont tout seuls au milieu de la jungle. De même, les problèmes écologiques ne pourront être remis sous le tapis en revenant au chacun pour soi, ce n'est tout simplement plus possible.
Au fond, la gouvernance économique mondiale rejoint la gouvernance écologique qui s'impose dès lors que l'humanité est devenue une force géophysique à l'ère de l'anthropocène. On est bien loin des gentils écolos ou du retour à la terre mais il faut dire qu'il y a un immense malentendu sur l'écologie-politique. Pas mal s'imaginent qu'il ne s'agirait que de laisser faire la nature, faire comme si on n'était pas là et revenir à la vie sauvage alors que c'est tout le contraire, une entreprise civilisatrice qui préserve nos conditions de vie et fige, en effet l'évolution. L'attitude "naturelle" serait de laisser faire l'espèce humaine, qui fait partie intégrante de la nature, jusqu'à sa destruction pour laisser place nette et la punir de ses excès par son anéantissement. L'écologie-politique est juste à l'opposé de ce libéralisme extrême, plutôt du côté de la lutte contre l'entropie qui nous met du côté actif du vivant et non d'une passivité inerte ou d'un simple écosystème supposé, à tort, auto-régulateur. On le voit avec le climat dont nous sommes devenus responsables non seulement parce que nous le perturbons mais parce que nous avons désormais les moyens de le contrôler. Ce n'est pas seulement qu'il faut limiter le réchauffement mais qu'il faudra réchauffer l'atmosphère tout aussi bien quand ce sera le retour de la glaciation. On a là une action globale mais qui se limite à figer le climat tel qu'il est, l'empêcher d'évoluer pour assurer une certaine homéostasie. En dehors de cette action globale stabilisatrice, on ne peut s'imaginer changer la totalité par la parole. Cela n'empêche pas que, tant qu'on est en vie, on peut du moins faire reculer la mort et l'injustice concrètement, dans le détail, dans notre rayon d'action et notre quotidien.
Allons-nous donc connaître la fin des révolutions comme des destructions créatrices? C'est un peu paradoxal de le prétendre au moment où il y a des révolutions, des pays qui s'écroulent et qu'on s'attend à pire encore mais il n'est peut-être pas aussi absurde qu'il paraît d'en faire l'hypothèse et ce serait sans doute une erreur de se focaliser sur un libéralisme en voie d'extinction, malgré les apparences, alors que c'est un tout autre système qui se met en place et qui devrait affecter profondément le fonctionnement des économies. Ne plus se situer dans le cadre d'une rupture révolutionnaire ne signifie pas qu'on ne pourrait rien faire mais qu'il faut se situer dans une évolution plus expérimentale et progressive, la construction par le bas d'un nouveau système de production relocalisé à l'ère de l'information, de l'écologie et du développement humain. Ce serait cependant un changement de paradigme complet par rapport aux vieilles idéologies à la mode.
Il y a une traduction en anglais.
[10 ans après il apparaît clairement que le contrôle des crises par les banques centrales ne laisse plus que la guerre pour modifier les positions acquises. Il n'y a pas que les destructions des crises économiques, la guerre continue de provoquer régulièrement d'immenses destructions dans la confrontation des pays et de leur puissance économique, ce qui ne pourra s'arrêter qu'à l'unification planétaire supranationale qui n'est pas encore en vue - l'ONU qui la préfigure a encore bien du mal à exister et faire respecter le droit international qui ne peut s'imposer qu'après des destructions insoutenables]
Les commentaires sont fermés.