La revue Pour la Science du mois de janvier est particulièrement intéressante en premier lieu sur la gravitation bien sûr mais Il y a aussi l'article sur la nouvelle génération de centrales nucléaires, celui sur Le stress de la pauvreté (relatif à la richesse des riches dont le stress augmente aussi avec les inégalités alors qu' une réduction de l'inégalité des revenus se traduit par une meilleure santé tant pour les pauvres que pour les riches !). Dans le même ordre d'idée Jean-Paul Delahaye montre que la ségrégation urbaine est un effet nuisible majeur que personne ne prévoit ni ne désire résultant de l'agrégation de microcomportements.
La neurobiologie du soi est un peu décevante. On peut en retenir malgré tout que le système réflexif ne code pas des souvenirs, mais des intuitions, sollicitant des régions qui produisent des réponses émotionnelles rapides fondées non pas sur le raisonnement explicite, mais sur des associations statistiques. Ce système n'élabore la connaissance de soi que très lentement, parce qu'il doit disposer de nombreuses expériences pour former ces associations, mais dès qu'il commence à prendre forme, il devient très puissant. D'autre part le sentiment de soi serait un produit de la vie sociale et l'idée que le soi humain pleinement développé est un produit de la société des hominidés expliquerait pourquoi il y a tant de recouvrements entre la façon dont nous pensons à nous et celle dont nous pensons à autrui (théorie de l'esprit). Ce que confirme Ivar Ekeland pour qui, dans les alliances, peu importe ce que je pense, ce qui compte c'est ce que je pense que mon adversaire pense que je pense !
Le plus passionnant (et le plus incompréhensible!) c'est tout de même cette "théorie holographique de la gravitation", véritable "révolution copernicienne" dont nous allons essayer de rendre compte. L'accroche de la revue (La gravité : une illusion?) est un peu trop racoleuse, rappelant l'affaire Sokal. Il ne peut y avoir de doute sur le fait que la gravitation n'est en aucun cas une "illusion". Elle est aussi réelle que l'alternance du jour et de la nuit. Ce qui peut être remis en cause, c'est uniquement notre "représentation" naïve du monde (de même que ce n'est pas le soleil qui tourne autour de la Terre malgré ce qu'on voit tous les jours mais la Terre qui tourne autour du soleil et sur elle-même) ! C'est peut-être encore plus extraordinaire.
L'hypothèse d'un monde quantique réduit à 2 dimensions spatiales (comme la surface d'une feuille) n'est pas vraiment nouvelle, proposée par le prix Nobel Gerard 't Hooft depuis 1974 sous le nom de "principe holographique" :
"De même qu'un hologramme peut reproduire une image tridimensionnelle à partir d'un film bidimensionnel spécial, tous les événements physiques que nous rencontrons pourraient n'être correctement encodés que par des équations définies dans un monde de plus basse dimension". L'univers élégant, Brian Greene, Laffont, 2000, p446
Le principe holographique ne signifie pas que chaque partie contient le tout comme dans un véritable hologramme, et comme d'autres spéculations théoriques peu rigoureuses le prétendent, mais qu'il y a une dimension en moins. A première vue on pourrait penser que cela contredit la théorie des cordes qui multiplie les dimensions cachées, mais ce n'est pas vraiment le cas puisque seule une dimension spatiale est supprimée et pour le reste la théorie holographique fait partie intégrante de la théorie des cordes (à 11 dimensions).
Or, ce qui est nouveau, c'est que cette théorie holographique semble s'imposer désormais pour analyser le résultat d'une expérience récente de physique des particules. Qu'est-ce à dire ? Qu'elle simplifie les calculs et la représentation tout comme l'héliocentrisme de Copernic était plus simple que l'astronomie ptoléméenne, mais, surtout, en prime on obtient une nouvelle théorie quantique de la gravitation tout comme la gravitation newtonienne découlait logiquement de la "révolution des planètes" autour du soleil !
"La description holographique est davantage qu'une simple curiosité intellectuelle ou philosophique. Un calcul très difficile dans un monde pourrait se révéler assez élémentaire dans l'autre, ce qui permettrait de transformer des problèmes de physique insolubles en problèmes aisés à résoudre. De plus, la théorie holographique offre une nouvelle perspective pour l'élaboration d'une théorie de la gravitation qui respecte les principes de la physique quantique. Or une théorie quantique de la gravité constitue une pierre angulaire de tout effort visant à unifier les forces de la nature. Elle est requise pour comprendre à la fois ce qui se passe dans un trou noir et ce qui s'est passé durant les premières nanosecondes après le Big Bang".
"Plus précisément, ces théories prédisent que le nombre de dimensions réelles serait une question de perspective : les physiciens pourraient choisir de décrire la réalité comme étant soumise à un certain nombre de lois (dont celle de la gravité) en trois dimensions ou, de façon équivalente, comme obéissant à un jeu de lois différentes dans un espace bidimensionnel (sans gravité cette fois)".
C'est un peu la même chose qu'une représentation centrée sur la Terre ou centrée sur le soleil. On sait qu'on peut croire que c'est notre train qui bouge quand un autre train démarre. De même, nous ne serions en aucune façon capables de déterminer quelle théorie est "vraiment" la bonne, précise l'auteur de l'article. Effectivement les calculs de ptolémée n'étaient pas moins fiables que ceux de Copernic, sauf qu'il est beaucoup plus simple et conforme aux forces physiques en jeu de considérer que la Terre tourne autour du soleil !
Hélas il faut bien dire que la théorie holographique décourage l'imagination, tout aussi impossible à se représenter que la relativité ! Elle signifierait que l'univers peut se comparer à une sphère où toutes les interactions se font à la surface (interne), en 2 dimensions courbées (courbure négative), et que ce sont ces interactions qui déterminent tout ce qui se passe à l'intérieur de la sphère, en 3 dimensions (dit "espace-temps anti-de Sitter" !). C'est donc bien une sorte d'hologramme qui se dessine sur la face interne de la boule traversée d'éclairs et se projette (ou se matérialise) en 3 dimensions dans l'espace interne. C'est encore plus déréalisant que Matrix mais la découverte la plus extraordinaire ici, c'est que la gravitation serait un effet de ce mécanisme de projection.
"Les lois en surface mettent en jeu des particules ayant des charges de couleur et interagissant de façon très semblable aux quarks et gluons de la physique des particules habituelles (...) (les quarks sont les constituants des protons et des neutrons ; les gluons véhiculent l'interaction nucléaire forte qui maintient les quarks liés) (...) La différence entre les particules du bord de l'espace-temps et les quarks et les gluons ordinaires provient du fait que ces particules ont un nombre de couleurs supérieur à trois (...) Une entité de l'intérieur peut correspondre à une seule particule d'un type donné, alors que sur le bord, c'est tout un ensemble de particules d'un autre type qui lui correspond".
"Les quarks et les gluons interagissent et forment des cordes d'épaisseur variable à la surface de la sphère. Selon l'interprétation holographique ces cordes correspondent dans l'espace intérieur à des particules (des cordes elles aussi) dont la distance au bord correspond à l'épaisseur de la corde (qui correspond à la façon dont les gluons sont étalés dans l'espace). L'avantage de cette description est que les objets de l'intérieur sont soumis à une force de gravitation alors même qu'il n'existe pas d'interaction gravitationnelle sur le bord".
"Les lois physiques sévissant à l'intérieur ont la forme d'une théorie des cordes incluant la force de gravitation".
"En termes simples, l'idée est la suivante : la théorie quantique de la gravitation à l'intérieur d'un espace-temps anti de Sitter est entièrement équivalente à une théorie quantique ordinaire de particules évoluant sur le bord de cet espace-temps".
La théorie holographique ne se contente pas, en effet, de donner une formulation alternative des interactions de particules, elle dégage de nouvelles propriétés étonnantes, de nouvelles symétries de la nature :
"Dans un tel espace, une particule éjectée du centre y retourne comme si elle était tirée vers le centre. Un flash de lumière va jusqu'au bord de l'espace et en revient dans le même temps (...) Tout objet lancé vous reviendrait comme un boomerang. De façon surprenante, le temps mis par un objet pour revenir serait indépendant de la force déployée pour le lancer. La seule différence serait que si vous le lanciez plus fortement, il irait plus loin avant de vous revenir plus vite".
Tout ceci est très amusant, mais d'où vient la troisième dimension si les particules se déplacent sur une surface plane à deux dimensions ? Voyons comment on explique l'émergence d'une dimension supplémentaire :
"Deux cordes d'épaisseur différente interagissent peu : tout se passe comme si elles étaient séparés spatialement l'une de l'autre. On peut interpréter l'épaisseur de la corde comme une nouvelle coordonnée spatiale, qui croît à mesure qu'on s'éloigne du bord. Ainsi, une corde mince, appartenant au bord de l'espace-temps est l'analogue d'une corde proche du bord, tandis qu'une corde épaisse est une corde éloignée de la frontière. La coordonnée supplémentaire est précisément la coordonnée nécessaire pour décrire les mouvements à l'intérieur de l'espace-temps anti-de Sitter ! Du point de vue de l'observateur dans l'espace-temps, les "cordes de frontière" d'épaisseurs variables apparaissent sous la forme de cordes (toutes minces) situées en des positions radiales distinctes. Le nombre de couleurs sur le bord détermine la taille de l'intérieur".
"Il s'avère qu'une chaîne particulière de gluons se comporte dans l'espace quadridimensionnel comme le graviton, la particule fondamentale de la gravité. Dans cette description, la gravité en quatre dimensions émerge de l'interaction des particules dans un monde tridimensionnel dépourvu de gravité".
La théorie des trous noirs perd alors beaucoup de ses mystères, ce qui n'est pas tellement étonnant puisque le principe holographique trouve son origine dans le fait qu'un trou noir se réduit à sa surface ! En tout cas, il devient possible d'expliquer, par exemple, la température des trous noirs (et leur évaporation) par l'agitation de ses particules agglutinées à la surface de l'espace. Dans ce cas, un trou noir correspond simplement à une configuration particulière de particules sur la frontière. Le nombre de particules est alors très élevé, et elles s'agitent fortement. Un trou noir correspondrait ainsi au maximum d'entropie.
Impossible d'aller plus loin ici, il n'est pas question de prétendre y comprendre quelque chose au-delà d'une certaine poésie, ni que ce soit une théorie achevée. Voilà du moins de quoi s'agiter fortement les neurones et de quoi ébranler nos certitudes les mieux ancrées. Il vaut mieux savoir que nous allons vivre une nouvelle révolution de nos représentations de l'espace et de la gravitation, aussi difficile à intégrer que ne l'avait été la révolution copernicienne ou la relativité, mais décidément, il n'y a rien de plus exotique que la physique théorique et il n'y a paradoxalement rien de mieux que la science pour s'évader hors du monde et s'affranchir ainsi d'une trop pesante gravité !
La gravité est-elle illusion ?, Juan Maldacena, Pour la Science no 339, 01/2006, p46
Voir aussi "La théorie des cordes et les concepts fondamentaux de la physique" : https://jeanzin.fr/ecorevo/grit/phys....