Rimbaud, la Commune et le retour au réel

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Rimbaud

Qu'est-ce pour nous, Mon Cœur, que les nappes de sang
Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris
De rage, sanglots de tout enfer renversant
Tout ordre ; et l'Aquilon encor sur les débris

Et toute vengeance ? Rien !... — Mais si, toute encor,
Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats
Périssez ! puissance, justice, histoire, à bas !
Ça nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d'or !

Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur,
Mon Esprit ! Tournons dans la Morsure : Ah ! passez,
Républiques de ce monde ! Des empereurs,
Des régiments, des colons, des peuples, assez !

Qui remuerait les tourbillons de feu furieux,
Que nous et ceux que nous nous imaginons frères ?
À nous ! Romanesques amis : ça va nous plaire.
Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feux !

Europe, Asie, Amérique, disparaissez.
Notre marche vengeresse a tout occupé,
Cités et campagnes ! — Nous serons écrasés !
Les volcans sauteront ! et l'océan frappé...

Oh ! mes amis ! — mon cœur, c'est sûr, ils sont des frères —,
Noirs inconnus, si nous allions ! allons ! allons !
Ô malheur ! je me sens frémir, la vieille terre,
Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond,

Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y suis toujours.

Célébrer les 150 ans de la Commune, du 18 mars au 28 mai 1871, c'est célébrer aussi la poésie de Rimbaud qui fait plus que s'ébaucher déjà en 1870 (Sensation, Le dormeur du val, Ma bohème) mais le poète de 17 ans s'épanouira en 1871 dans l'enthousiasme de la Commune avec ses lettres du voyant (à Georges Izambard le 13 mai 1871 puis à Paul Demeny le 15 mai) proclamant un peu vite que "l'ordre est vaincu" et rejetant la "poésie subjective", à la recherche de l'inconnu, c'est-à-dire du réel derrière les apparences, par un "long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens".

C'est bien le moment où il se déclare poète, l'assume comme son destin, malgré lui presque, mais qu'on ne s'y trompe pas c'est une poésie politique qui se place dans le sillage des Châtiments de Victor Hugo qu'il dit garder sous la main. Il se voudrait en avant des luttes des travailleurs. C'est le temps de l'enthousiasme révolutionnaire, de l'utopie de l'harmonie retrouvée et de la transparence.

Les colères folles me poussent vers la bataille de Paris − où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris ! Travailler maintenant, jamais, jamais; je suis en grève.

Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète.

Ce n'est pas du tout ma faute.

Un soir, tu me sacras poète,
Blond laideron.
Descends ici que je te fouette
En mon giron ;

C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense.

Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle : il donnerait plus — que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Enormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !

Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez ; — Toujours pleins du Nombre et de l’Harmonie ces poèmes seront faits pour rester. — Au fond, ce serait encore un peu la Poésie grecque. L’art éternel aurait ses fonctions ; comme les poètes sont citoyens. La Poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant.

Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l'humanité, des animaux même.

Ces poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme, jusqu’ici abominable, — lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi !

A peine une semaine après cette déclaration de guerre poétique vint aussitôt le choc violent de la défaite avec la semaine sanglante (21-28 mai), temps de la désillusion jusqu'au "Bateau ivre" qui largue les amarres (lu le 20 octobre 1871) et qui semble exprimer "la victoire de la lucidité sur un premier élan d'espoir" comme dit Yves Bonnefoy. On peut effectivement admirer la Commune mais que signifie ne pas tenir compte de son écrasement comme si c'était purement contingent. Il est compréhensible qu'on ne veuille rien savoir d'une fin si funeste tant c'est triste à mourir mais cela n'a aucun sens de continuer à se raconter des histoires et d'entretenir des espoirs impossibles.

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Il était bien conscient d'avoir été le jouet des événements mais cela le mènera, seulement 2 ou 3 ans plus tard, à ses adieux magnifiques à la littérature comme à l'utopie d'une transfiguration du monde, se résignant à "posséder la vérité dans une âme et un corps", bilan de faillite de ce qu'il juge en 1873 avoir été "Une saison en enfer". Il n'avait pas de secrets pour changer la vie. Non, il ne faisait qu’en chercher. Le seul livre qu'il a publié décrit en tout cas le parcours qui va de l'idéalisation de l'enfance (malgré sa mère sévère) jusqu'à la grande désillusion post-révolutionnaire d'un retour au réel dépressif (comme pour Hegel après le Thermidor de la Révolution Française).

Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.

N’eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d’or, — trop de chance !

Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.

Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n’avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c’était. — Et je m’en aperçois seulement !

La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe.

Puis j’expliquai mes sophismes magiques avec l’hallucination des mots !

Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde.

L’amour est à réinventer, on le sait.

Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer
— les premiers ! — Noël sur la terre !

Le chant des cieux, la marche des peuples ! Esclaves, ne maudissons pas la vie.

Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !

Oui l’heure nouvelle est au moins très-sévère.

Il faut être absolument moderne.

Point de cantiques : tenir le pas gagné.

Ce qui distingue ce poète absolu, qui vit sa poésie, ce n'est pas seulement son ambition surhumaine et ses visions fantastiques ou ses images scabreuses, mais bien sa lucidité finale, son honnêteté qui le fera rompre avec sa vie passée, après tout de même les derniers feux éblouissants des Illuminations, bien supérieurs encore aux poèmes et sommets de la littérature débarrassée de la vieillerie poétique où il devient enfin le "suprême savant" - illustration d'un art du récit, proche des haïkus, associant dans la justesse, le Beau et le Vrai.

Il va donc s'enfuir au loin de la vie mondaine de l'écrivain pour se frotter à la vie aventureuse des comptoirs coloniaux où seul le marchand ne travaille pas. Cette rupture n'est pas pour autant étrangère à son oeuvre, elle en est partie intégrante. Rimbaud ne vit pas sur son passé et ne se limite pas à sa période prophétique, il doit être pris comme un tout sans complaisance, dans la totalité d'une trajectoire qui va de l'exaltation des mots et du sens au silence de l'échec, mouvement dialectique comme de la fleur au fruit, d'une jeunesse oedipienne, rêveuse et révolutionnaire, à l'âge adulte résigné et dépourvu de rêves avant sa douloureuse agonie, dégénérescence redoutée qui nous fait tant horreur mais qui est justement le réel qu'il faut méditer de notre être au monde, ces leçons de la vie qui nous ramènent au sol de ce que nous sommes vraiment.

 

Que reste-t-il de nous après le massacre de nos illusions ? C'est la question posée par "ce passant considérable", ce révolutionnaire sans révolution où toute une génération peut se reconnaître. Nous n'aurons certes pas connu l'horreur de la semaine sanglante, seulement la douche froide des élections et du retour à l'ordre, mais nous avions bien en Mai68 partagé le même enthousiasme révolutionnaire, cet air de fête ouvrant tous les possibles ("Plus que jamais nous bambochons"), ce grand souffle de liberté et de solidarité qu'on voulait respirer à pleins poumons mais qui n'a pas duré malgré nos efforts pour "continuer le combat", et qui nous a laissé orphelins. Dream is over, chantait aussi Lennon en 1970 après le meurtre du concert d'Altamont (le 6 décembre 1969) mettant un terme au grand spectacle peace and love de Woodstock (15-18 août 1969) et ouvrant le temps du terrorisme et des morts par overdose. Comme les coups de foudre, hélas, les révolutions ne durent souvent pas plus qu'un été, quelques semaines tout au plus... C'est tellement enivrant qu'on se fait une gloire ensuite de refuser d'en reconnaître l'échec cinglant, adolescence refusant de vieillir qui condamne à l'impuissance mais caractérise bien les boomers !

L'écologie n'est pas un rêve de hippies (tout dans le semblant), c'est le réveil de notre inconscience et des menaces à venir. Nous avons nous aussi à dire adieu au monde des rêves, nous n'avons plus de temps à perdre avec ces enfantillages devant les menaces climatiques qui montent en même temps que les températures. Au lieu de vivre dans les grands mots nous avons la réalité à transformer concrètement.

Il ne s'agit pas de perdre notre âme mais de savoir qu'on est à la fois cet enfant terrible émouvant et l'adulte confronté au réel et à ses limites, désir d'infini, de l'inaccessible étoile, qui est aussi conscience de sa finitude. Ce n'est pas qu'on puisse être l'un et l'autre en même temps mais plutôt l'un après l'autre dans une continuité de développement, d'apprentissage qui n'est pas sans la douleur du négatif et du reniement, dont il n'est pas question de se satisfaire ("vous finirez toujours comme un satisfait qui n'a rien fait, n'ayant voulu rien faire" persifle Rimbaud). Il ne s'agit pas de se réduire à la froide rationalité bureaucratique mais, se rappelant avec fierté nos élans de jeunesse pleins de générosité, de se résoudre à l'action rationnelle, efficace, urgente au lieu de continuer à jouer notre ancien rôle au risque du ridicule. Nous devons garder cette double nature, poétique et raisonnable, la nostalgie des idées généreuses, familiales ou communautaires, et le souci de parer au plus pressé dans le monde extérieur tel qu'il est, en essayant de sauver ce qui peut l'être.

L'échec de la Commune tout autant que l'échec de Mai68 (ou de la Révolution Culturelle) auraient dû marquer la fin des utopies voire de la politique idéologique au lieu d'en cultiver la nostalgie mortifère. Rimbaud peut nous guider dans ce passage à l'âge adulte qui est devenu vital, de l'idéalisme au réalisme, de l'ivresse de la liberté à ses déceptions et aux contraintes extérieures. Alors que les Versaillais relèvent la tête et que les risques politiques sont au plus haut, le temps est venu avec l'écologie d'un retour au réel, en nous mettant enfin dans les pas de Rimbaud (tenir le pas gagné), ce Rimbaud qui ne nous parle plus...

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1 réflexion au sujet de « Rimbaud, la Commune et le retour au réel »

  1. C'est une raison supplémentaire, et pas la moindre, qui fait que Rimbaud occupera toujours une place de choix dans mon panthéon des grands écrivains. Ils ont été très rares, parmi lesquels son ami Verlaine, ceux qui ont pris fait et cause pour la Commune. Dans leur écrasante majorité, c'est une haine sidérante qu'ils ont vomi sur elle, en balayant tout le spectre idéologique, de la droite (ce qui n'est guère étonnant) à la gauche (ce qui pourrait l'être un peu plus: voir, par exemple, les propos consternants de Zola, se félicitant du massacre la Semaine sanglante). L'ouvrage de Lidsky, Les écrivains contre la Commune, est édifiant à cet égard. Et c'est finalement conforme à ce qu'a été traditionnellement la fonction des intellectuels de servir de caution idéologique aux puissants. 150 après, ils préfèreront plutôt polémiquer sur Napoléon que de devoir déterrer les reliques de la démocratie.

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