Heidegger et la phénoménologie de l’existence (1925)

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La plupart des cours de Heidegger sont consacrés à l'histoire de la philosophie et la critique de la métaphysique, au nom de la différence ontologique entre l'Etre et l'étant qui le mènera à une forme de mystique. Ce n'est pas du tout le cas de ce cours de l'année 1925, bien qu'il était intitulé "Histoire du temps" car il n'en sera presque pas question. C'est pourquoi les éditeurs ont cru devoir le renommer "Prolégomènes à l'histoire du concept de temps", ce qui n'est guère mieux car, en réalité, il y a une première partie qui est une critique et une refondation de la phénoménologie débouchant sur une deuxième partie consacrée à la phénoménologie de l'existence qui en fait un de ses cours les plus intéressants, contemporain de la rédaction d'Etre et temps (paru en 1927) qui en reprendra l'essentiel. C'est, en effet, une de ses dernières tentatives de pratique de la phénoménologie et qu'il reniera d'ailleurs en partie, donnant trop prise pour lui à une anthropologie philosophique alors que c'est bien ce qui a fait tout le succès d'Etre et temps, inaugurant la période existentialiste dans laquelle il ne se reconnaissait pas du tout.

La position de Heidegger envers la phénoménologie est effectivement très ambivalente. Il avait été admiratif des Recherches logiques et était devenu l'assistant de Husserl qui l'incitera à faire une phénoménologie de la vie religieuse (1918-1921), ce qu'on peut considérer comme le précurseur de sa phénoménologie de l'existence, de la vie, en passant par une phénoménologie de l’intuition et de l’expression (1920) qui ira jusqu'à en faire une "Théorie de la formation des concepts philosophiques". Il passera cependant son temps à décrier la phénoménologie, notamment dans sa (si mal nommée aussi) "Introduction à la recherche phénoménologique" (1923-1924), dénonçant parfois violemment les banalités auxquelles elle aboutissait. C'est donc pour répondre aux insuffisances de la phénoménologie de Husserl qu'il élabore cette philosophie de l'existence, Etre et temps étant dédié à son maître en même temps qu'il l'abandonne. Son projet était effectivement de dépasser le subjectivisme de l'intentionalité et de l'ego transcendantal par l'ouverture du Dasein au monde extérieur et à l'historicité, par la primauté de l'attitude existentielle sur la théorie de la connaissance dominant toute la philosophie. C'est un apport considérable qu'on ne peut ignorer même si on ne peut oublier que cela ne l'a pas empêché de devenir un nazi convaincu et que ses descriptions évacuent la dimension morale et plus généralement le rapport à l'autre (au profit exclusif du "On" et "des autres" anonymes).

Surtout, y revenir permet de montrer qu'on gagne beaucoup à éclairer l'origine mystérieuse, "ontologique", de la temporalité du Dasein, par son ancrage dans le langage narratif (et pas seulement expressif ou communicatif), la prose du monde, le récit qui parle de ce qui n'est pas là et change complètement les perspectives existentielles de notre nature d'animal parlant ou de parlêtres, plutôt animal fabulateur ou mythomane, Homo demens comme Heidegger l'a honteusement illustré.

Le cours commence bien par prétendre faire l'histoire du concept de temps et fonder l'Être sur sa temporalité, constituant les "Prolégomènes à la phénoménologie de l'histoire et de la nature" comme deux domaines différenciés de temporalité, mais le plan donné ne sera pas suivi. A la place, on a un survol rapide de l'histoire récente de la philosophie notamment de Brentano à Husserl (reprise p136-144), montrant qu'elle est centrée sur la théorie de la connaissance, puis dès le chapitre II (p52), il se consacre à la redéfinition de la phénoménologie contre le Husserl des "Idées directrices pour une phénoménologie" en commençant par l'intentionalité - qui n'est pas simplement un diriger-sur un objet isolé pour une connaissance désintéressée mais est intégrée au monde environnant (Umwelt) et une histoire (p66, p234 ssq.). L'objet est toujours pris dans un ensemble de relations (p270 ssq.) et une visée intentionelle, une action pratique (p150), un contexte concret, tout ce dont l'époché d'Husserl le dépouille dans un flux de vécus indéterminés supposé immanent mais dépersonnalisé. Cette attitude théorique à prétention scientifique n'est plus phénoménologique à faire disparaître l'être de l'intentionnel (p154 sqq) bien qu'affirmant la différence d'être radicale de la conscience et de son objet. C'est justement cette "primauté de la subjectivité par rapport à toute objectivité" (p161) que Heidegger critique en remettant au premier plan la question de l'être de la conscience et du sens de l'être (p172). C'est la position privilégiée de l'intentionalité mise en avant par la phénoménologie qui mène à interroger l'être particulier qui l'exprime. Il s'appuie d'abord, pour la dépasser, sur la psychologie descriptive de Dilthey où "la personne, dans une identité déterminée, fait face à un monde sur lequel elle agit, monde qui réagit sur elle en retour" (p177) - ce qui est très pascalien, comme une bonne part du cours qu'il conclut ainsi, sur l'intentionalité :

Le phénomène du souci envisagé comme structure fondamentale du Dasein montre que ce que l'on appréhende dans la phénoménologie sous le nom d'intentionalité, et la façon dont on l'appréhende, est fragmentaire, c'est un phénomène qui n'est perçu que du dehors. Ce qu'on appelle intentionalité - le simple se-diriger-sur - doit bien plutôt être réinséré dans la structure fondamentale unitaire de l'en-avant-de-soi-dans-l'être-auprès. C'est cela, et seulement cela, le véritable phénomène qui correspond à ce qui est visé improprement et unilatéralement à titre d'intentionalité. p438

La deuxième partie (p201), ou partie principale, titrée "Analyse du phénomène du temps et obtention du concept de temps" ne correspond pas non plus vraiment à son contenu mais reprend la question de l'être pour justifier de l'aborder par la phénoménologie du Dasein (p218), c'est-à-dire de l'être qui questionne - alors même que la question était celle de l'être de l'intentionalité. Le Dasein qui est l'être pour qui son propre être est en question, en même temps qu'il est oubli de l'être, va nouer la question de l'être-là à celle plus générale de l'être de l'étant et de sa temporalité (p25) : temporel (historique, naturel ou pratique), extratemporel (théorique, logique, géométrique), supratemporel (éternel, divin, métaphysique). On peut considérer cependant que les choses sérieuses commencent au chapitre III de cette deuxième partie, "Première explication du Dasein à partir de sa quotidienneté et la constitution du Dasein comme être-au-monde" (p222).

Le Dasein est l'étant que je suis chaque fois moi-même, à l'être duquel je suis, en tant qu'étant, "partie prenante" ; un étant qui est toujours tel que j'ai à l'être à ma façon. Cette détermination manifeste le rapport d'être éminent que nous "avons" à cet étant : nous avons à l'être lui-même, non pas à le saisir simplement comme un étant faisant partie de la nature, non pas en l'ayant à disposition. Et cette détermination, avoir à chaque fois à l'être lui-même, est en même temps le motif phénoménal de la désignation de cet étant comme Dasein p224... Cette désignation exprime la manière d'être... Ce rapport d'être à l'étant que je suis moi-même caractérise cet "à-être" comme "à chaque fois mien". Le mode d'être - avoir à l'être - est essentiellement avoir à l'être à chaque fois à ma manière... Le caractère fondamental de l'être du Dasein n'est par conséquent appréhendé de façon satisfaisante que déterminé ainsi : l'étant qui a à être à chaque fois ce qu'il est. Ce caractère d'être à chaque fois fait irrémédiablement partie du Dasein pour autant qu'il est. Mais cela implique qu'il peut - dans la mesure où le Dasein est un être-possible - se modifier, tout en gardant son caractère de Dasein, et aller jusqu'à être comme "on" ou bien en revenir. Le mode d'être de cette modification elle-même n'est pas en tant qu'historialité et temporellité, un changement continuel... p225 La quotidienneté de l'avoir à être chaque fois en tant que Dasein, voilà ce dont il s'agit maintenant. p227 la quotidienneté, c'est précisément ce qui se maintient partout et constamment tous les jours ; tout un chacun porte témoignage de la façon dont le Dasein a à être dans la quotidienneté et comment il l'est, quoique selon divers modes. On voit facilement dès à présent que la quotidienneté correspond à un concept spécifique de temps. p228

Le Dasein doit se montrer comme être-au-monde. p229 la détermination du Dasein en tant qu'être-au-monde est une détermination unitaire et originaire. p230 Parmi les modalités possible de l'être-à quotidien, il y a par exemple : s'affairer à quelque chose avec quelque chose, produire quelque chose, disposer et prendre soin de quelque chose, utiliser quelque chose, se servir de quelque chose pour quelque chose, garder quelque chose, abandonner, laisser tomber quelque chose, interroger, discuter, mener à bien, apprendre, considérer, déterminer quelque chose. Ces modes de l'être-à possèdent un caractère qui reste à éclaircir celui de la préoccupation au sens de : se mettre en souci de quelque chose, avoir souci de quelque chose. p232 Lorsque le Dasein se dirige-sur et saisit, il ne commence pas par sortir de lui-même en quittant sa sphère d'immanence où il serait encapsulé, mais il est bien plutôt, de par son sens, toujours déjà "à l'extérieur", au monde. p240 Au sens ontique, le "monde" est l'étant que le Dasein, qui est au monde, n'est manifestement pas lui-même. p245 C'est dans le commerce avec le monde que se temporalise l'être-au-monde que le Dasein est à chaque fois... C'est précisément le comportement non théorique qui découvre, et qui découvre non seulement le monde, mais aussi le Dasein lui-même. Le souci en tant que constitution d'être du Dasein découvre le monde. p246 Le Dasein en tant qu'être-au-monde au sens de la préoccupation est absorbé dans le monde qui est le sien et dont il se préoccupe. p268

Si l'on s'en tient à l'être de l'intentionalité et non à l'être qui questionne l'être, il faut souligner que cet être-au-monde concerne aussi bien les animaux (même l'escargot dans sa coquille p243), bien que ceux-ci soient "pauvres en monde" comme il le dira en 1929 (dans les "Les Concepts fondamentaux de la métaphysique : monde, finitude, solitude"), mais ce qui nous en différencie reste inexpliqué, ontologique et quasi religieux malgré sa profession de foi d'athéisme philosophique (p126). C'est ici qu'il serait indispensable d'introduire l'incidence du langage narratif (et non poétique ni expressif) qu'il rejette explicitement au début de Etre et temps (p21) comme mythos, non philosophique. Il y a chez lui un véritable refoulement de la narration, réduisant le langage à la signification, la compréhension et l'expression poétique de l'Etre, son acheminement vers la parole alors que c'est tout autre chose.

C'est, en effet, le récit qui fonde un monde commun au-delà de l'environnement local, faisant exister une réalité extérieure absente et historique, aussi bien le poids du passé que la projection dans l'avenir, bien au-delà de l'action en cours. Sans le récit de soi, on ne pourrait avoir de véritable conscience de la mort comme de la fin de l'histoire - même s'il y a bien chez l'animal la perception de la différence entre le vivant et le mort ainsi qu'une appréhension du lointain et d'une ressource à atteindre. En tout cas, contrairement à ce qu'il prétend (p378), le langage ne se contente pas de nommer les choses et rendre manifeste ce qui est déjà là, ni de servir à la communication. La mise en récit configure notre monde et donne continuité à l'existence. C'est lui qui la temporalise, condition de la responsabilité et de la dette. C'est une cause structurante originelle plus qu'une simple possibilité du Dasein, et ce qui fait qu'on se raconte sans arrêt des histoires et que nous sommes toujours pris dans des récits collectifs, mythiques, et le discours courant, pas seulement dans l'affairement et la production ou l'organisation sociale.

Dans le commerce quotidien, il apparaît qu'il ne s'agit pas tant, dans ce commerce avec le monde, du monde à chaque fois propre à chacun, mais, dans le commerce naturel avec le monde, nous nous mouvons, précisément, dans une entièreté environnante commune. "On" se meut dans un monde qui est familier à "tout un chacun". p273 La présence du monde est la mondanéité du monde en tant que significativité. Les complexes de significations comme nous comprenons maintenant les renvois, ne sont pas une vision subjective du monde... ce présentifier et apprésenter n'est rien d'autre que le temps lui-même. p310 Dans la pure perception de choses, le monde se montre bien plutôt avec une significativité déficiente. p318 Le Dasein est, en tant qu'être-au-monde, en même temps un être ensemble les uns avec les autres. p345 Même quand le Dasein est seul, il est être-ensemble au sein du monde. p346 Je le rencontre toujours au sein d'une préoccupation... c'est un être dépendant les uns des autres. p349 Le Dasein est ipso facto entente mutuelle. p352 Le Dasein en tant qu'être-ensemble est vécu par l'être-là-ensemble des autres. p356 Le On est l'être-ensemble-les-uns-avec-les-autres de la quotidienneté. p353 Ce qui est donné en premier, c'est le monde commun du On. p357 Dans la mesure où le Dasein vit dans le On, cela le dispense de la tâche d'être lui-même à partir de lui-même. Le On ôte au Dasein son "avoir à être" et rejette toute responsabilité. p358

Dans le monde public le Dasein lui-même est découvert. p365 Ce n'est que parce que le Dasein est lui-même en lui-même souci que le monde peut être éprouvé, en sa significativité, dans son caractère de menace... Le Dasein se trouve toujours dans telle ou telle disposition affective, dans telle ou telle tonalité. p368 parce que le Dasein lui-même est découvert pour lui-même... L'être-affecté fait partie de l'être-au-monde comme tel. p369 Autrement dit : le Dasein se préoccupe constamment de son là, de son être-découvert. p371 L'être découvert du Dasein et de l'être-ensemble-les-uns-avec-les-autres modifie l'entente du monde, c'est-à-dire que l'entente est toujours, en tant qu'entière, ce qu'elle est au sens de l'être de l'être-découvert du Dasein. p374

Une appropriation du monde dans lequel on est toujours déjà dans l'être-ensemble-les-uns-avec-les-autres s'accomplit dans le discours entendu comme communication... la communication rend manifeste l'être-ensemble-les-uns-avec-les-autres dans le monde. p380 En parlant, on se manifeste toujours également soi-même et l'être-au-monde que l'on est à chaque fois. p381 Chaque Dasein se meut dans cet état d'explicitation qui correspond le plus souvent à l'état d'explicitation de la génération d'une époque et se modifie avec elle. p390 Chaque époque et chaque génération possède également sa propre langue. p392 Non seulement tout le monde connaît et discute de ce qui est là et arrive, de ce qui se passe comme on dit, mais tout le monde s'emploie aussi à parler de ce qui ne doit intervenir que plus tard, de ce qui n'est pas encore là, et même de ce qu'il faudrait faire pour s'y préparer. Chacun a toujours déjà anticipé ce que les autres ont également anticipé et dont il se mettent en quête. Le bavardage s'irrite même, à la fin, que ce qu'il avait pressenti et réclamait constamment se produise effectivement car cela lui ôte du même coup l'occasion de pouvoir continuer à en rêver. p403

L'angoisse n'est aucunement un mode de la peur, mais on doit dire à l'inverse : toute peur se fonde sur l'angoisse. p410 C'est bien plutôt l'être-au-monde lui-même qui, dans l'angoisse, devient purement et simplement un complet "ne plus être chez soi". p418 L'angoisse n'est rien d'autre que l'expérience pure et simple de l'être au sens d'être-au-monde. Cette expérience peut, elle ne doit pas nécessairement, se rencontrer en un sens éminent dans la mort. Nous parlons alors de l'angoisse de la mort... Il est alors possible qu'au moment même où l'on quitte le monde, où le monde n'a plus rien à vous dire et où personne non plus n'a plus rien à dire, qu'à ce moment-là justement l'être-à et le monde se montrent... ce phénomène de l'angoisse étant le fondement ontologique de la fuite du Dasein devant lui-même. p421 Mais cela implique que le Dasein est l'étant pour lequel, dans son être, dans son être-au-monde, il y va de son être même. p422

Le souci est le nom même pour l'être du Dasein, l'étant pour lequel il y va, dans son être-au-monde, de son être même. p424 Le souci, en tant que cet "être-pour", est cet être au dehors en quête d'un être qui n'est rien d'autre que cet être au dehors lui-même. Il faut entendre cela de telle sorte que le Dasein s'anticipe ici pour ainsi dire lui-même... Ce souci du Dasein pour son être peut être formellement appréhendé comme l'être en avant de soi du Dasein lui-même. p425 Ce qui n'est rien d'autre que le temps, à savoir le caractère singulier de l'en avant de soi. p427

Le Dasein lui-même, dans la mesure où il est, n'est rien d'autre qu'être-possible. Le Dasein que je suis moi-même est déterminé dans son être par le fait que je peux dire de lui : je suis, c'est-à-dire : je peux. Ce n'est que dans la mesure où cet étant, en tant que Dasein, est déterminé par un "je peux" qu'il peut se procurer des possibilités, s'en préoccuper. p430

En tant que souci, le Dasein s'achemine essentiellement vers quelque chose ; soucieux, il se rapporte à soi-même comme à ce qu'il n'est pas encore. Le sens propre de son être est justement d'avoir toujours encore devant soi quelque chose qu'il n'est pas encore, qui reste encore en attente. Ce fait que quelque chose reste constamment encore en attente veut dire : l'être du Dasein en tant que souci est, pour autant qu'il est, précisément inachevé, il lui manque encore quelque chose aussi longtemps qu'il est. Lorsque le Dasein est achevé, achèvement qui correspond à ce qu'on appelle la mort, le Dasein est sans doute parvenu à sa fin, il n'y a plus rien qui soit en attente en lui en tant qu'étant ; mais avec ce "plus rien en attente" en lui, il n'est déjà plus Dasein non plus. p446

Cette certitude que j'ai de mourir un jour est la certitude fondamentale du Dasein lui-même : c'est un énoncé dans lequel se dit véritablement le Dasein alors que le cogito sum n'en a que l'apparence. p457 Sum moribundus, pour autant que je suis, le moribundus est ce qui donne avant tout son sens au sum... Ces deux traits, l'absolue certitude de la mort, et en même temps l'indétermination de cette certitude, constituent le mode d'être de cette possibilité de la mort... qui est à chaque fois ma mort... mais c'est aussi la possibilité devant laquelle le Dasein fuit dans la quotidienneté. p458

En s'avançant vers sa mort, le Dasein peut devenir responsable de soi-même en un sens absolu. Il peut se présupposer soi-même dans son être, c'est-à-dire se choisir-soi-même. p460 Il n'y a que cette seule possibilité, s'avancer vers la mort, qui permette de choisir le Dasein non pas pour les deux prochains jours, mais dans son être lui-même... ce qui signifie en même temps que le Dasein choisit par essence d'être en dette pour autant qu'il est. Mais s'avancer dans la possibilité d'être la plus propre n'est rien d'autre qu'être mon devenir-être le plus propre.

L'être en dette, qui est ici posé du même coup, c'est l'être de l'être-été le plus propre. L'être de l'être-été, c'est le passé, de telle sorte à vrai dire que, étant ainsi, je suis moi-même et ne suis rien d'autre que le futur du Dasein et par là son passé. L'être dans lequel le Dasein peut être proprement son entièreté en tant qu'être-en-avant-de-soi, c'est le temps. Non pas : le temps est, mais : le Dasein temporalise son être en tant que temps. Le temps n'est rien qui surviendrait quelque part au-dehors pour servir de cadre aux événements du monde; le temps n'est pas davantage quelque chose qui se déroulerait quelque part dans la conscience, mais il est ce qui rend possible l'être-en-avant-de-soi-dans-l'être-déjà-auprès, C'est-à-dire l'être du souci. p461-462

On peut voir chez Heidegger (comme chez Sartre) une contradiction entre, d'une part, un Dasein insaisissable, inachevé, toujours en devenir, un pur "Être là" condamné à s'inventer "à chaque fois", et, d'autre part, une identité immuable, projet fondamental ou appartenance à une histoire, accomplissement, dette ineffaçable qu'il nous faut endosser jusqu'au bout. On n'est clairement pas dans une détermination écologique mais encore dans le déploiement d'une essence donnée d'avance. C'est ce prétendu enracinement originaire qui motivera son engagement nazi et qu'il faut critiquer comme récit mythique mais on peut penser que c'était contradictoire avec la phénoménologie de l'existence qu'il élaborait, tout comme la valorisation d'une authenticité qui détourne l'attention du monde pour la porter sur soi. Bien sûr, le choix de son mode de vie et de ses ambitions est crucial mais reste forcément l'exception dans la quotidienneté et ne peut donner accès à un éveil permanent, une impossible authenticité qui est celle du vide, sans objet, alors que toute son analyse de la quotidienneté montre notre aliénation constitutive dans la préoccupation et l'activité pratique où le regard s'oublie dans le regardé. Ce n'est pas un choix mais notre mode d'être sans lequel nous sombrons dans l'ennui, cette aspiration à l'authenticité étant sans doute héritée de sa phénoménologie de la vie religieuse (Augustin, Pascal), certitude de l'être qui est le mien sous le regard de Dieu (ou des croyants). De plus, il n'est pas possible de se limiter au rapport moutonnier au public en passant sous silence tout ce qui relève des rapports individuels (l'amitié réduite un peu trop à la rivalité) et surtout du désir de désir, si ce n'est de la névrose familiale. S'il ne faudrait certes pas surestimer notre moralité dans la vraie vie, elle n'en constitue pas moins une dimension absolument essentielle de notre humanité (même si la médisance y est tout aussi présente, constituant en quelque sorte l'envers du jugement moral).

Enfin, s'il était nécessaire de sortir de la théorie de la connaissance, de la réduction de la philosophie à l'épistémologie, pour remonter à notre existence dans le monde qui précède la connaissance, s'en abstraire n'est pas plus phénoménologique car l'apprentissage aussi est une dimension essentielle de la vie et des dures leçons qu'elle nous inflige. L'apprentissage nous change, nous fait changer d'avis malgré "l'acquis préalable", qu'on le veuille ou non, c'est aussi le temps de l'échec, de la culpabilité et des remords, temps de l'après-coup qui manque aux extases temporelles de Heidegger (passé, présent, avenir) pour penser notre temporalité humaine, la correction d'erreur étant plus originaire encore que la décision, et brisant la continuité supposée de l'existence (de l'identité, de l'être comme obsession du même) alors qu'elle doit sans arrêt en reconstruire le récit - sans quoi il n'y a pas de déconstruction possible, de recommencement ni de "tournant" (ni de dialectique).

Reste la salutaire mise en évidence de notre ouverture à l'extériorité et la situation, de notre être-jeté là et de la contingence de notre position, d'une existence inachevée jusqu'à la mort dans un monde menaçant qu'on est loin d'habiter en harmonie avec la nature et la société, monde qui reste étranger faisant irruption dans le monde familier de l'habitude qu'il bouscule régulièrement plus ou moins violemment en nous rappelant qu'on est mortel sans nous demander notre avis ni jouer la comédie de l'authenticité.


Hegel et la mort

J'ai toujours trouvé intéressant d'opposer le rôle de la mort chez Heidegger et chez Hegel car, pour celui-ci, la mort n'est pas du tout notre obsession et ce qui oriente notre vie mais tout au contraire ce qu'on est prêt à risquer pour affirmer notre supériorité sur l'animal, notre être spirituel et ce qui distingue le maître de l'esclave. Cette lutte de reconnaissance de pur prestige n'a de sens que dans le rapport à l'autre et n'engage pas le maître qu'il libère simplement du travail et des nécessités vitales, marquant son appartenance au monde universel de l'esprit, de la culture, de l'honneur, et non pas à un peuple particulier, c'est une différence ontologique pas un destin historique, pas l'Etre comme dévoilement, qui est pour Hegel essentiellement cognitif et dialectique où chaque incarnation de l'Esprit n'est qu'un moment nécessaire d'un progrès historique qui dépasse notre existence de mortel. La mort ne vaut pour lui qu'à être vaincue, dépassée, s'en libérer alors que pour Heidegger, il faudrait s'en obséder pour donner valeur à notre existence, se concentrer sur l'étonnement d'exister, surmoi qui nous fait honte de l'oublier et de rester dans la médiocrité, devoir de jouissance. La mort est devenu un événement individuel, ma mort, alors que c'était un événement biologique, animal, anonyme.

La mort intervient d'une autre façon chez Hegel, sous une forme collective cette fois, sous la forme de la guerre qui bouleverse nos existences livrées aux intérêts privés pour, là encore, reconnaître notre nature spirituelle et des enjeux civilisationnels ou progressistes qui nous dépassent, appartenance à une communauté, à la société humaine, au royaume du Droit ou de l'éthique qui nous sortent des nécessités matérielles et du souci de notre existence immédiate. "La guerre comme état dans lequel on prend au sérieux la vanité des biens et des choses temporelles".

"Pour ne pas laisser les systèmes particuliers s’enraciner et se durcir dans cet isolement, donc pour ne pas laisser se désagréger le Tout et s’évaporer l’esprit, le gouvernement doit de temps en temps les ébranler dans leur intimité par la guerre ; par la guerre il doit déranger leur ordre qui se fait habituel, violer leur droit à l’indépendance, de même qu’aux individus qui s’enfonçant dans cet ordre se détachent du Tout et aspirent à l’être-pour-soi inviolable et à la sécurité de la personne, le gouvernement doit dans ce travail imposé donner à sentir leur maître, la mort. Grâce à cette dissolution de la forme de la subsistance, l’esprit réprime l’engloutissement dans l’être-là naturel loin de l’être-là éthique, il préserve le Soi de la conscience, et l’élève dans la liberté et dans la force. Phénoménologie II 23".

En même temps qu'on est apparemment aux antipodes de la place de la mort dans leurs systèmes, on peut trouver que cela reste extrêmement proche sous des formulations très différentes, mais l'intervention du réel de la guerre chez Hegel ne témoigne pas tant de l'hostilité du monde que de nécessités historiques. On peut noter toutefois, que si la mort de Heidegger n'a rien eu d'héroïque, c'est l'épidémie de choléra qui aura raison de la vie de Hegel et non la guerre, raison bêtement biologique...

Suite : L’insouciante tragédie de l’existence.

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