La vraie vie

Temps de lecture : 13 minutes

Notre conscience morale fait sans aucun doute notre humanité, le fond des rapports humains qui occupent incontestablement une grande place dans nos vies et dans nos pensées, cependant ils ne prennent pas toute la place et il faut se garder de les idéaliser. Pour revenir à leurs limites et leur ambivalence, il suffit de faire un retour aux choses mêmes, c'est-à-dire à la vie quotidienne dans sa réalité la plus prosaïque, aussi éloignée de celle de Heidegger que de Lévinas. Ce n'est pas une peinture flatteuse (il n'y a en effet que la vérité qui blesse), mais, après le monde matériel qui nous contraint et le monde moral qui nous oblige, il reste donc à faire la phénoménologie de notre vie concrète (matière des bons romans). Il ne s'agit pas de nier les grandes émotions, les moments merveilleux ou douloureux nous faisant éprouver plus intensément le sentiment d'exister ou la présence magique de l'autre, mais la vie quotidienne que les situationnistes avaient voulu magnifier est par définition plus routinière, menacée par la lassitude et l'ennui.

Vivre n'est jamais naturel aux humains, ce qui les distingue des animaux. Il faut sans arrêt décider à nouveau de continuer, y mettre nos conditions, se raconter des histoires. Se lever le matin exige souvent un effort avant de prendre le rythme de nos activités journalières et de nos habitudes. Quand on prend conscience de ce côté fastidieux, il y a de quoi vouloir fuir l'ennui et nous faire aspirer à une autre vie plus palpitante, ce qui certes peut être très positif à réorienter notre vie, nous faire changer de travail ou de lieu, mais ce n'est pas tous les jours qu'on peut passer à un autre mode de vie et il ne faut pas en attendre des miracles dans la vie quotidienne justement, ce qui serait s'exposer à de grandes déceptions en plus de constituer un objectif assez dérisoire, trop centré sur soi au lieu de s'engager dans un combat collectif (écologiste).

Ironiquement, l'obsession du plaisir individuel n'est d'ailleurs qu'un rêve de salarié consommateur, pas de l'homme d'action, compensation exigée de la souffrance au travail selon l'économie néoclassique. Le thème prétendument marxiste de l'aliénation a fait croire que le souci de soi et de sa jouissance avait une portée révolutionnaire de briser les tabous de l'ordre répressif, mais l'homme total délivré de tout n'avait même plus besoin de révolution pour s'incarner, il suffisait de transgresser les règles ! Du coup, le monde aliéné s'en trouvait revalorisé d'autant comme révélateur de l'émancipation du révolutionnaire, devenu une incarnation individuelle au lieu d'un projet collectif. Un pouvoir révolutionnaire ne serait pas considéré en effet comme moins aliénant, et donc pas plus désirable. Il y a de ces retournements dans l'histoire qui expliquent bien la récupération actuelle de Debord par la droite réactionnaire. Or, toute pratique implique l'aliénation de l'esprit dans la matière, de l'individu dans la société, et non seulement il est impossible de se délivrer de l'habitude mais il faut bien avoir des habitudes pour pouvoir en changer ! Le présent ne peut dominer le passé, ni la créativité l'emporter sur la part répétitive, c'est une contradiction dans les termes à vouloir identifier l'exception à la règle, rendre probable l'improbable (ce qui est la vaine prétention de l'art post-moderne).

Il n'y a rien de nouveau à promettre depuis la nuit des temps l'accès à la vraie vie qui est toujours une vie autre. Le devoir de jouir sans temps morts endossé avec arrogance par des petits maîtres qui se la jouent (et se font donneurs de leçons, docteurs en savoir-vivre), ne peut pas escamoter pourtant la véritable dureté de la vie et l'insupportable division de l'être et du devoir-être - les amours malheureux, les amitiés trahies, l'injustice, la barbarie, les menaces écologiques, l'impuissance politique... On a peine à se l'avouer comme d'une défaite - on n'a pas tout raté et il vaut mieux faire envie que pitié, l'humeur dépressive n'est pas celle de bons compagnons - mais la satisfaction de soi est quand même difficile à soutenir et plutôt outrancière dans ce contexte. Certains se prétendent au-dessus de tout cela, repliés sur leur petite vie admirable et leur bonne conscience (ils ne seront pas responsables du désastre eux, croient-ils) mais non, ce monde n'est pas drôle, il n'y a pas de quoi rire et faire les fiers à bras. L'expérience du réel n'est pas gratifiante comme s'il nous attendait depuis toujours pour combler tous nos désirs. Cela n'empêche pas qu'il y a des progrès incontestables, comme la libération de la femme ou l'espérance de vie, ni d'être confortablement installés avec de très bons moments (de plus en plus rares?). Il y a des bonheurs qui durent et même des amours heureux à ce qu'on dit - bien que les histoires d'amour finissent mal en général. Il n'y a pas besoin de cultiver la dépression (reconnaître ses causes profondes serait déjà l'alléger), aucune raison de faire la fine bouche quand le soleil brille en bonne compagnie, y compris dans les temps les plus tragiques, mais ce n'est pas un avenir radieux qui s'annonce et l'histoire n'est certes pas le lieu de la félicité qu'il est ridicule de vouloir donner en spectacle comme si tout allait pour le mieux et que le sort du monde ne nous touchait pas intimement.

La vraie vie, assez différente de l'idéal, même si elle est parsemée de petits plaisirs et de quelques grandes joies, est donc marquée plus qu'on ne l'admet par les échecs et les déceptions mais surtout par la répétition et l'affairement. Il y a assurément de grandes différences selon l'âge, le sexe, le statut social, le pays mais nos journées sont occupées principalement par le travail et nos différentes obligations matérielles, puis la famille, les enfants. Ce qui reste n'est pas pour cela un temps libre, vite ennuyeux pour la plupart, mais souvent tout aussi répétitif... En tout cas, ce qu'il faut souligner contre Lévinas, c'est qu'on ne passe pas son temps en rapports personnels mais qu'on s'attèle à des objectifs concrets avec leur lot de servitudes. Il ne s'agit pas seulement de l'homme du "souci", projeté vers le futur, qu'avait décrit Heidegger, mais bien d'activité pratique (y compris l'écriture). Aristote enseignait déjà qu'il n'y a de plaisir que de l'activité. La joie de la réussite, d'atteindre ses fins, n'est pas feinte cette fois mais elle n'est jamais garantie et connaît donc aussi bien la tristesse de l'échec. C'est un peu différent pour les adolescents à la recherche de leur identité et de l'âme soeur, valorisant beaucoup plus les rencontres et les réseaux sociaux. Il faut noter que si les réseaux sociaux prennent une part si envahissante, c'est qu'ils cumulent les avantages d'une activité sociale et solitaire. Sinon, en dehors des moments de fête (qui peuvent être ennuyeuses aussi), le temps libre est plutôt consacré à des activités autonomes (hobbies, jeux, sport, bricolage, cuisine, jardinage, musique, spectacles, réseaux, associations, etc.) qui parfois ne se distinguent guère d'un travail, sinon qu'il est libre et gratuit (free), activités faites avec plus ou moins de passion mais qui se prouvent nécessaires à tromper l'ennui. Il ne faut pas exagérer la part dite créative de ces divertissements qui sollicitent simplement l'initiative en laissant des marges de liberté. Il est, en effet, assez comique de voir comme l'idéologie créationniste passera des artistes aux innovateurs qui ne font véritablement que suivre l'évolution technologique. L'important est juste d'occuper l'esprit de problèmes à résoudre.

C'est ainsi que les hommes vivent et ce n'est pas seulement que "Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre", comme dit Pascal, mais aussi qu'il est bien rare de se contenter de la compagnie des autres, voire d'arriver à se supporter toujours. "Je mets au fait que si tous les hommes savaient ce qu'ils disent les uns des autres, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde". Nous nous construisons dans le regard des autres, vivons de leur désir et de leur reconnaissance. Les rapports avec nos semblables occupent le plus souvent notre esprit entre famille, voisins, collègues, amis, rivaux, flirts ou quelque personnage public (voire de fiction). Cependant, ils sont loin pour autant d'être toujours aimables ou sympathiques, souvent accusateurs, pleins de reproches moraux, le commérage étant dominant dans les bavardages, si ce n'est la calomnie (façon de créer une complicité factice avec nos interlocuteurs aux dépens des absents mais qui est très "naturelle"). Contrairement à une certaine naïveté altruiste, il y a toujours un petit plaisir à dire du mal - malgré le sentiment de gène éprouvé (ressort d'un certain comique). Sinon, même entre amis, la frime et les rivalités sont constantes, avec quelques points d'honneur qu'il ne faut pas titiller. Plus que l'échange, l'important dans nos relations semble d'entretenir le désir, de le faire circuler pour maintenir l'intérêt et l'attachement. Cet être-avec n'est pas celui d'une foule ou d'un peuple mais ne se réduit pas pour cela à une relation duelle réciproque et ne va pas très loin non plus, malgré des excès d'enthousiasme éphémères. C'est très rarement le dialogue profond de deux êtres (plus souvent les disputes conjugales). Personne ne semble l'ignorer, assumant cette politesse superficielle et la précarité de nos liens. Exiger plus serait d'un fou.

Du coup, les sujets de conversation sont en général assez restreints et répétitifs eux aussi (nouvelles de la famille, maladies, naissances, mariages, décès). Rien de mieux pour entrer en matière que de parler de la pluie et du beau temps, ce qui nous assure de notre proximité, que nous vivons dans le même monde. Les nouvelles du jour, et donc la politique, sont aussi un sujet de prédilection même abordées très superficiellement, témoignant du moins que nous ne vivons pas notre quotidienneté hors du monde et déconnectés des discours ambiants, des modes du jour comme des enjeux politiques de la période. En tout cas, on ne parle pas de nous si souvent en dehors de notre (bonne) santé, ce n'est pas le dialogue de deux âmes face à face. La pensée individuelle est plus qu'on ne croit le produit du collectif, des discours actuels, elle n'est pas l'expérience des choses mêmes, dans leur pure présence à nous, ni un dialogue avec l'autre en son authenticité, mais sens commun, répétition dogmatique, imitation (on parle, anonymement). A toutes les époques, il y a des vérités qu'on ne peut pas entendre, qui n'ont pas de traduction politique, et quand il y a un mouvement social, on peut le soutenir mais on ne choisit pas ses objectifs, pas plus que les rapports de force entre lesquels il faut prendre parti. L'idée d'une conscience collective qui se construit par le bas (sur les individus) est purement idéologique, à l'opposé de la réalité effective de l'histoire intellectuelle et politique accompagnant les évolutions matérielles et sociologiques.

S'il est fondamental de reconnaître notre identité relationnelle et morale jusqu'à notre désir comme désir de l'autre, il ne faut pas mythifier notre rapport aux autres, en faire un amour universel ni une responsabilité infinie, mais reconnaître tout autant ses limites dans le quotidien pour s'en faire une idée plus juste. Ainsi, dans la vraie vie, en dehors de l'amour naissant, on s'absente le plus souvent des autres dans l'activité ou le bavardage. Pas toujours. Nos proches restent assurément nos raisons de vivre et d'aimer. Il ne s'agit pas de noircir le tableau ni de nier qu'on puisse avoir des vies plus intéressantes, ce dont on se fout complètement quand c'est le monde qui va de travers ! Toutes ces banalités de base ne valent d'être rappelées qu'à être bien trop ignorées des conceptions utopistes de notre humanité, de la moralité ou de l'amour comme d'autres nous réduisent à notre supposé utilitarisme calculateur, utopies qui sont juste inutiles quand elles ne sont pas dangereuses. Pour avoir une chance de changer le monde, il faut d'abord le comprendre dans sa complexité, ne plus rêver d'absolu et d'abolir la séparation de l'être et du devoir-être, mais se coltiner les urgences vitales du moment. Une chose est sûre, notre existence est bien d'autres choses encore que l'expérience de l'Être ou la découverte de l'autre, à la fois plus diverse et moins glorieuse, confrontée à un réel qui nous résiste et nous dément, ballotée par l'histoire et ses contrariétés qui nous changent et nous chargent de remords, dans un provisoire qui dure et nous exténue à la fin.

1 923 vues

15 réflexions au sujet de “La vraie vie”

  1. Bonjour M. Zin,

    Bien que ce ne soit pas l'objectif premier de ce texte, ce dernier m'a fait penser à une nécessité que vous abordez dans d'autres textes et qui est celle du développement humain.
    Je voulais avoir votre avis, sur la différence entre développement humain et développement personnel ? Ces deux concepts ne visent t-ils pas à développer, in fine, la capacité des individus et ainsi leur liberté de choisir ce qu'il veulent faire de leur vie ?
    Peut-être avez-vous déjà répondu à ce sujet dans un autre article, mais il me semble qu'au premier abord les différences ne sont pas si évidentes.

    Je découvre votre blog un peu par hasard et me rend compte de la tâche accomplie. Bravo!
    Les textes ne sont pas toujours très accessibles, mais c'est peut-être ce qui en fait tout l'intérêt et nous pousse à vouloir comprendre, sans parfois savoir ce qu'on l'on recherche vraiment.

    Chris

    • Merci de la question car c'est ce qu'il faut répéter, le développement humain n'est pas le développement personnel. Le concept de développement humain a surtout été développé par Amartya Sen (Jacques Robin l'utilisait déjà depuis longtemps). Il signifie d'augmenter les "capabilités" c'est-à-dire l'autonomie effective des individus par des moyens monétaires ou matériels et de la formation, relevant de politiques publiques pour toute la population.

      Le développement personnel est presque le contraire, d'abord de n'être pas public mais privé, individuel, psychologique, relevant de la manipulation mentale, de la suggestion, de l'identification et de l'adaptation individuelle. Ses promesses sont fallacieuses, ses méthodes critiquables, ses théories fumeuses, les arnaques et les sectes y sont foison. Ceci dit, il y a des professionnels qui font sous cette appellation un excellent travail d'accompagnement, c'est injuste pour eux mais c'est un fait qu'on y trouve n'importe quoi. Surtout, c'est un marqueur idéologique du néolibéralisme voulant transformer chacun en entreprise et trop obnubilé par le souci de soi, de ses performances, de son "épanouissement" conforme aux normes. Si on en éprouve le besoin (parce qu'on croit que notre formateur est un idéal à atteindre, qu'on le croit délivré de nos inhibitions, qu'on veut devenir un maître), il faut sans doute le faire pour en constater la superficialité.

      Le développement humain ne promet pas la lune et surtout pas de changer les gens mais de donner les moyens de faire autre chose, de changer de travail notamment.

      • Merci pour votre réponse.

        Il est en effet important de bien les distinguer, chacun appelant des "modèles de sociétés" différents. Le développement personnel étant surtout orienter vers la quête de performance (compétitivité, gestion du stress, performant dans son métier, d'ailleurs très préconisé chez les managers...). D'une manière générale, j'ai l'impression, aujourd'hui, que l'accent est davantage mis sur ce dernier au détriment un véritable développement humain.

    • Ce que je conçois du développement personnel, ce sont des pratiques du type prendre des cours de musique et encore mieux dans mon cas, de dessin-peinture-modelage ou de sports.

      C'est assez basique et existant depuis des décennies bien avant la mode du développement personnel.

      Ce type d'apprentissage ne nécessite aucun gourou, juste un prof ayant une connaissance des différentes techniques de son domaine, qui ne se la pète pas avec des théories métaphysiques fumeuses et ne promet pas la lune, mais permet de passer des moments intéressants de curiosité et de découverte de ses propres aptitudes en émergence, sans avoir besoin de se prendre pour un génie des alpages.

      Un exemple, parmi les petits trucs intéressants stimulants.

      Très récemment, j'ai acheté une faux pour couper l'herbe de mon jardinet de 100 m2 à la place de la débroussailleuse électrique avec laquelle je me sentais trop passif, sans compter dérouler le fil électrique qui se met en travers des jambes, le bruit, le poids de l'engin...

      La faux, c'est mis en oeuvre immédiatement, léger, ça fait peu de bruit mais un son qui ressemble à une forme de respiration ou de vague en bord de mer, ça demande une attention du geste, de l'ergonomie, et peu d'effort physique.

      https://www.youtube.com/watch?v=YzdjOkLQw1s

        • C'est aussi la grande faucheuse, symbole de mort, un outil multimillénaire, comme la faucille ou le fléau. C'est mon côté archéologue des outils devenus des armes de combat, comme le Nunchaku remis au goût du jour par Bruce Lee dans ses films à la sauce Taiwan, ou le Makila basque des bergers bien moins connu.

          J'ai toujours été interpellé par ces outils agricoles devenant des armes de paysans ou ouvriers devant se défendre contre l'oppression des dominants.

  2. Ah ça, les commérages, radio moquette et autres téléphones arabes, c'est tellement présent qu'on finit par ne plus s'en apercevoir pendant un temps, jusqu'au jour où ça revient en force dans le paysage des événements. Dans le monde du travail, de la politique, et même de la famille...

    • Article intéressant concernant la propension de l'humain à polémiquer de plus en plus pour des sujets à 2 balles pour trahir l'ennui d'un quotidien routinier et maintenir un sentiment de collectif. Je le constate de plus en plus autour de moi et dans les réseaux (a)sociaux :

      "L'humain s'est forgé en faisant société face à l'adversité. Mais l'amélioration de nos conditions de vie nous pousse à créer d'artificiels conflits."

      https://www.lepoint.fr/debats/l-ere-de-l-indignation-perpetuelle-04-05-2019-2310852_2.php

    • Il n'est pas assez connu que le commérage est considéré par les anthropologues comme un activité dominante des conversations, essentiel au développement du langage. On s'y laisse aller effectivement sans s'en rendre compte, c'est une pente omniprésente.

      Le fait qu'il n'y a d'identité, de communauté, que dans l'opposition à l'autre était déjà affirmé par Fichte, et le structuralisme a montré qu'il n'y avait pas d'identité en soi, seulement des différences. Les tribus qui s'échangent des femmes se font la guerre régulièrement pour ne pas se mélanger et perdre leur identité. On voudrait dépasser cette hostilité par une communauté de tous les humains, sauf qu'on en exclu toujours certains comme inhumains...

  3. il y a beaucoup de chose à dire sur ce texte. Merci de l'avoir écrit.
    Le titre me fait penser au slogan publicitaire:

    Auchan, la vie, la vraie

    http://newpubmarketing.over-blog.fr/2016/11/grande-distribution-auchan-une-histoire-de-slogans.html

    Ce que je ressens en vous lisant et connaissant, à travers votre blog, votre parcours, c'est une exigence envers soi-même et ici une certaine forme de lassitude. Je dirai même qu'ici vous nous faites part d'une certaine vérité.
    Vouloir une qualité d'échange avec l'autre qui ne se voudrait pas fade, sans intérêt. Où l'échange de savoir et de ressenti enrichiraient notre connaissance du monde, nous permettrait de gagner sur la connaissance du réel, cela en permanence.
    Cette tension vers un savoir toujours plus grand demande une énergie permanente, qui retombe car insoutenable - ou alors à se bruler les ailes - à nous autres humains. Ce désir en continu traverse il est vrai certains êtres, bénis soient ils!
    Alors oui, dans notre retombé du désir, nous sommes faillibles et nous nous laissons aller au bavardage, parler du temps qui passent, commenter la politique, du 11/09 (et oui, encore), de la planche à billet, du monde qui perd ses repères, ses pères, de qu'est ce qu'un homme et une femme aujourd'hui, de la montée du féminisme, de la charge mentale, etc...

    C'est le printemps, bientôt l'été, pour continuer sur cette idée, j'ai constaté un fait tout bête. J'ai une activité où je travaille dehors et seul, voyant peu de personne au quotidien. Je n'ai pas de compagne actuellement. J'ai du me rendre dans une agglomération (j'aime ce mot où les gens sont agglomérés) pour des affaires personnelles et là j'ai ressenti différemment ce que me provoquait la vue d'une femme en jupe essentiellement. Cela me rappelait le jour où j'ai fini mes classes au service militaire.
    Ce que je veux dire par là, manquer de quelque chose, ne plus voir un corps de femme bouger pendant longtemps emmène un autre point de vue.
    Je crois qu'aujourd'hui, il faudrait que l'on manque un peu plus.
    Ce monde ultra-connecté, 5G par exemple, où le contrôle abolirait le manque, renforcerait la sécurité et éloignerait le sentiment de notre finitude va nous conduire vers des comportements d'un nouveau genre. Le psychisme va être impacté, les maladies psycho-somatiques vont progresser.
    Exemple d'un comportement "moderne": mon voisin joue en ligne et parle très fort dans son micro-casque pour le plus grand plaisir de ses voisins. Les gens parlent à travers un micro, jouent à
    faire la guerre: canalisation absente, impossibilité de faire de sa vie une œuvre, avec toutes les difficultés et joies que cela demandent.

    Alors oui ici, dans la vraie vie, il faut mettre son énergie dans ce qui nous semble juste.
    Selon moi, le partage est ce qui nous maintient encore en vie, dire à l'autre ce que nous avons découvert, en nous et à l'extérieur de nous, comme vous le disiez, on se construit sous le regard de l'autre.

    Voulons nous être des apnéistes de la vie?

    J'ai quand même une question qui m'a sauté aux yeux:

    Qu'est ce pour vous un échange profond entre deux êtres?

    Car c'est là un point central que je constate. Manquer d'échanger profondément avec l'autre. On échange parfois profondément avec son psy. On creuse en nous pour chercher notre vérité d'être au monde, grâce à l'autre, système extérieur à nous même.

    Autres questions et dernière pour l'instant:

    Que dire de l'absence de contact corporel avec l'autre et ses conséquences sur le psychisme?

    • Ce texte vise surtout à corriger les exagérations de Lévinas (ou Buber) et des situationnistes (sujet de mon prochain article) en revenant à l'expérience effective que la plupart dénient (en dehors de Pascal et quelques autres). Il es très mal vu, notamment au temps des réseaux sociaux où la frime est de rigueur, d'admettre le caractère prosaïque et décevant de nos vies (c'est même considéré comme un péché). La question du manque est bien sûr essentielle (de Platon à Lacan) mais ne se commande pas plus que l'amour.

      Un échange profond entre deux êtres peut être un échange amoureux ou philosophique (voire religieux) ou de soutien dans les moments difficiles. Ces moments de parole pleine restent forcément rares (sauf chez les psychologues, psychanalystes, prêtres sans doute). Dans le quotidien, on en dit le moins possible, on blague, on assure juste la coexistence, l'échange de paroles vides ne mettant pas en cause l'interlocuteur. Il y a là une nécessité sociale de politesse et de pudeur, mais qui m'ennuie beaucoup effectivement.

      Je passe moi-même la plupart du temps tout seul en semaine, sans voir personne que mes chats dans ma campagne et il est certain que des rencontres font plus d'effet, que le désir sexuel s'exacerbe, qu'on prend plus de plaisir ensuite à voir en ville toute la diversité féminine notamment. Le contact charnel est certainement fondamental, génétique, hormonal. Souchon n'a rien trouvé d'autre pour donner sens à la vie que de tenir dans ses mains éblouis les petits seins de son amie ! Ceci dit, comme on n'est pas des bêtes, on peut se passer de tout, comme les moines les plus ascètes. Le psychisme (l'esprit) est largement culturel et peut réprimer toute nature, du moins jusqu'à une certaine limite où l'on peut péter les plombs, perdre le contrôle, notamment à se croire privé de la jouissance des autres mais il n'y a pas de psychisme satisfait, la jouissance est brève, trop souvent la chair est triste hélas...

  4. L'échange profond comme signe d'humanité aussi. Il est aussi fait de silence, de plus en plus absent aujourd'hui et "comblé" par le bavardage.
    Le silence fait référence aussi au vide que l'on retrouve en soi mais aussi dans ce monde où tout s'écroule.

    En effet, vous auriez pu devenir Psychanalyste mais je crois que vous aviez déjà répondu quelque part à cela.

    Lorsque l'on fait véritablement silence, les gens se mettent à parler.

    Assurer la coexistence me fait penser au liaison covalente. Le nécessaire pour ne pas tomber.

    Sur le ton de la plaisanterie, je dirai que vous avez trouvé un moyen de "supporter" en caressant vos chats même s'ils s'agitent autour de vous. Le chat joue un rôle ici de fusible.

Laisser un commentaire