Avec l'effondrement du communisme on a pu croire, bien à tort, se débarrasser de Marx et de la dialectique dont le caractère contradictoire a toujours fait horreur à notre raison enfermée dans le dualisme si pratique du bien et du mal. Le simplisme et le dogmatisme sont effectivement une nécessité de l'action et de la décision qui tranche, mais c'est aussi dans l'action qu'on ne peut se passer d'un minimum de dialectique car s'il faut pouvoir se décider, il faut aussi pouvoir corriger le tir et régler notre action sur ses effets les plus contradictoires, si possible en prévoyant d'avance la réaction de l'autre. Il semble indispensable aussi en démocratie d'admettre que l'adversaire a une part de vérité et qu'il y a du négatif dans tout positif, comme du positif dans tout négatif.
Une de mes ambitions les plus folles est donc d'essayer de remettre au goût du jour Hegel et sa dialectique. Pour cela, rien ne me semble plus utile, pour le concret de nos vies, que de restituer le récit de la succession des figures morales et politiques donné par Hegel dans la "Phénoménologie de l'Esprit", récit des contradictions de la morale et des retournements politiques qui a tant fasciné ses lecteurs, en particulier Marx, et qui correspondent aux chapitres V - B (après la "raison observante") et VI (Esprit).
La "conscience malheureuse", la "conscience honnête", le combat de la "conscience noble" et de la "conscience vile", etc., toutes ces parties isolées contiennent (bien que sous une forme encore aliénée) les éléments nécessaires à la critique de domaines entiers, tels que la religion, l'État, la vie bourgeoise, etc. Marx II 125
C'est bien sûr un défi insensé que de vouloir rendre accessible à tous un auteur si difficile! Je ne fais d'ailleurs que reprendre ici, en prenant un peu plus de liberté avec le texte, une tentative antérieure (la formation de l'esprit) que je vais tenter de réduire à sa "trame romanesque", car c'est bien un roman (le plus passionnant, celui de notre propre formation!). On trouvera un résumé tout à la fin, très utile pour avoir une vue d'ensemble.
Introduction
La conscience de soi comme conscience de l'autre
"La phénoménologie de l'esprit" est la description du phénomène de la prise de conscience de soi (connais-toi toi-même), qui commence par la dialectique du sujet et de l'objet où la conscience s'identifie d'abord à l'objet qu'elle vise (toute conscience est conscience de quelque chose) avant d'être conscience de son opposition à l'objet comme du prédateur à sa proie, s'identifiant alors à son propre corps par lequel la conscience intervient sur le théâtre du monde où, finalement, la conscience de soi rencontre d'autres consciences de soi et prend conscience qu'elle dépend entièrement des autres, qu'elle est conscience pour les autres, en représentation (Je est un Autre). On voit que la dialectique n'est rien d'autre que la succession des différents stades de la prise de conscience de ce qu'on est, dans nos interactions avec le monde extérieur, les autres et l'histoire.
Au moment où nous prenons le récit, on en est là. La réflexion sur soi s'est trouvée confrontée à la nature extérieure (observation en spectateur), ce qui l'amène à la conscience des autres. Après la certitude de la réalité immédiate et sensible du corps, dans toute son objectivité, c'est la prise de conscience qu'on existe surtout pour les autres et que notre subjectivité est tissée de liens invisibles qui nous relient et nous tiennent en laisse, constituant notre véritable identité et l'origine de tous nos problèmes ! C'est le passage de l'être-pour-soi à l'être-pour-les-autres.
Notre expérience subjective témoigne largement à quel point, dans l'amour par exemple, le regard de l'autre nous met en question dans notre être. C'est la fameuse lutte pour la reconnaissance (du Maître et de l'Esclave) où doit se décider qui va reconnaître l'autre (qui est le plus amoureux) mais, du moins, la conscience de soi sait, dans la rivalité ou dans l'amour, qu'elle se rapporte essentiellement à une autre "conscience de soi" comme vérité sur elle-même, amour-propre qui dépend des autres bien au-delà de l'égoïsme supposé des corps biologiques. C'est donc le moment où s'ouvre le royaume du rapport aux autres avec ses questions morales et politiques dont nous allons suivre les impasses successives (que j'illustrerais, pour rire, de figures contemporaines plus ou moins inadéquates, c'est un peu n'importe quoi pour l'instant, on peut faire des suggestions...).
Moralité : l'invention de soi (théorie, raison individuelle)
- Traditionalisme
La première évidence, lorsqu'on découvre notre lien aux autres et notre dépendance sociale, c'est d'adopter le langage et les coutumes locales, c'est l'imitation. Le groupe prime sur l'individu car l'individu dépend du groupe pour sa survie. La conscience de l'unité avec les autres prend donc la forme du traditionalisme pour qui "sagesse et vertu consistent à vivre conformément aux moeurs de son peuple". C'est moins la conscience des autres d'ailleurs, que la conscience du commun, de nos "racines", d'un héritage, d'une continuité, de l'unité originelle et d'un avenir commun.Pourquoi donc cette position n'est-elle pas tenable ad vitam aeternam ? Pour deux raisons incontournables : il est impossible de justifier une religion par rapport à d'autres religions, de même que de défendre une tradition contre d'autres traditions. L'opposition aux autres détruit l'unité présupposée, mais ce qui l'achève, c'est sa division intérieure, son hypocrisie : évidence que l'idéologie renonce à se réaliser véritablement, que personne n'y croit vraiment et que le ver est dans le fruit ! D'ailleurs, ceux qui refusent ces évidences sont les racistes, les chauvins et les fanatiques de tout poil...
On a ici la matrice de la dialectique - à 4 temps et non pas 3 - où toute position (1) se défait par l'opposition à l'autre (2) et par division interne (3) avant la prise de conscience de ces contradictions et l'abandon de la position initiale par l'intégration de ce qui était rejeté dans une nouvelle synthèse (4). Le moment négatif est double (opposition puis division). Ce sont choses très simples et qu'on vérifie chaque jour, mais continuons.
- l'intellectuel et la société
"Alors l'individu s'est dressé en face des lois et des moeurs; elles sont seulement une pensée sans essentialité absolue; mais l'individu comme ce moi particulier, est alors à soi-même la vérité vivante". C'est la promotion de l'esprit critique face au groupe comme pur produit de la rencontre des peuples, de la connaissance de traditions différentes, et qui débouche, pour la conscience malheureuse de l'intellectuel critique, sur la "recherche du bonheur", comme de cette unité perdue.
(a) le plaisir et la nécessité (abrutissement)Le progrès de la prise de conscience s'incarne dans la figure de l'intellectuel qui a dénoncé le semblant des valeurs communes et s'oppose maintenant à la société. Il n'y croit plus et comme tous ceux qui ont perdu la foi, sa première réaction est de s'imaginer que "tout est permis" (erreur funeste!), seule compte la jouissance égoïste et la voix du corps. Ce qui se présente comme le retour aux choses mêmes, n'est en fait que le produit dogmatique d'un faux savoir, d'une fausse évidence, d'une abstraction simpliste et d'un préjugé commun, où l'unité avec les autres se réduit à l'égoïsme universel, conscience et raison paraissant alors paradoxalement à la conscience et la raison comme d'une essence étrangère (c'est l'esprit qui se nie avec la force infinie de l'esprit).
Qu'est-ce qui peut nous sortir de cette "tyrannie des plaisirs" et de cet individualisme triomphant ? Tout simplement le fait que les plaisirs sont tyranniques, ne nous laissant aucune autonomie, et surtout qu'ils ont une fin! Le désir satisfait s'éteint et s'épuise dans une répétition qui sombre rapidement dans l'ennui. A cette contradiction extérieure s'ajoute le déchirement intérieur, car dans son exaltation de la chair où la conscience s'évanouit, c'est la présence angoissante de la mort qui revient à la conscience de façon de plus en plus irrémédiable. "Au lieu de s'être jetée de la théorie morte dans la vie même, elle s'est plutôt précipitée dans la conscience de son propre manque de vie".
"La conscience souffre donc cette violence de se gâter la satisfaction, limitée à partir de son existence même. Dans le sentiment de cette violence, l'angoisse peut bien reculer devant la vérité, et tendre à conserver ce dont la perte menace. Mais elle ne peut s'apaiser ; en vain elle veut se fixer dans une inertie sans pensée ; la pensée trouble l'absence de pensée et son inquiétude dérange sa paresse". (Introduction).
Comment sortir de cette impasse d'une vie de plaisirs vides ? La conscience de la mort est déjà la réponse par laquelle la conscience insiste et se rappelle à elle-même dans sa négativité. La prise de distance de la conscience avec la jouissance immédiate est aussi prise de conscience de l'universel qui nous habite et dépasse notre condition de mortel. Le plaisir n'a pas le dernier mot car il est confronté à sa fin et sa division intérieure, mais aussi à cette voix de l'universel en nous impossible à faire taire! (il faudrait ajouter sans doute la rencontre l'autre). En tout cas, la conscience sait maintenant qu'elle contient en elle-même la dimension de l'universel et de la loi, c'est-à-dire qu'elle est devenue conscience morale (intériorisée). L'homme est un animal rationnel et politique, un être parlant, pas seulement un corps vivant. On ne vit pas dans le présent, on se projette dans le futur. La conscience n'est pas seulement vie, elle est aussi pensée (Nous ne pouvons du tout renoncer à la pensée ; c'est ce qui nous distingue de l'animal,Philosophie de l'histoire, p22).
(b) La loi du coeur et le délire de présomption (utopie et folie)Voici donc une nouvelle figure de la conscience, l'intellectuel qui ne prône plus les plaisirs mais se fait la voix de l'universel contre une humanité "soumise à une nécessité étrangère". Cette aspiration morale éprouvée immédiatement se proclame "loi du coeur", opposition de sa subjectivité au monde, sans d'autre légitimité que sa force de conviction intérieure et la certitude de défendre le bien-être de l'humanité. Ce rejet de la réalité extérieure au nom de pures utopies par une conscience individuelle qui se croit supérieure au monde peut aller jusqu'à la "folie des grandeurs". C'est "l'individualité qui en soi et pour soi veut être loi, et dans cette prétention trouble l'ordre constitué".
Qu'est-ce qui pourrait bien faire perdre sa superbe à cet imprécateur ? C'est comme toujours d'abord l'opposition aux autres (provoquant le conflit de tous contre tous), l'existence d'autres lois, d'autres principes, d'autres militants pour d'autres causes, mais cela peut être aussi la réalisation même de son idéal qui ne tient pas le coup, montre ses divisions internes et tous ses effets pervers (remède pire que le mal) au point qu'on peut être tenté d'invoquer l'intervention d'un complot, la main du diable, contre de pures intentions qui tournent au cauchemar! Cela peut aller jusqu'au délire de persécution, on ne le sait que trop, tant que le désordre du monde n'est pas renvoyé au désordre de celui qui l'a troublé, à ses prétentions d'imposer sa volonté arbitraire au cours du monde, à sa folie criminelle...
(c) La vertu et le cours du monde (le réformisme)Cette troisième figure de l'intellectuel s'oppose du tout au tout aux figures précédentes puisque désormais c'est l'individu qui va être accusé de troubler le cours du monde. Pour ne pas délirer, la conscience de soi se trouve obligée d'appliquer son zèle contre sa propre subjectivité, par la discipline d'une vertu impersonnelle et d'une transformation de soi qui est négation de soi, au moins dans son individualisme étroit (mais qui peut aller jusqu'au suicide parfois). On se retrouve dans une situation proche du traditionalisme mais avec une plus grande intériorisation et donc une plus grande individualisation aussi, signe du progrès accompli, et cette fois "l'expérience que fait la vertu ne peut que l'amener à découvrir que son but est en soi déjà atteint, que le bonheur se trouve immédiatement dans l'opération même". Dès qu'on a décidé d'être vertueux, on peut s'admirer soi-même !
Le parti de la vertu n'est pas révolutionnaire même s'il entretient l'illusion que la société idéale résulterait de la réforme personnelle de tous, il ne vise qu'à l'élimination des excès et perversions de l'ordre existant. On a vu que ce n'est pas seulement l'égoïsme mais l'égocentrisme qui est désormais rejeté comme l'origine du mal. Pourtant, et paradoxalement, alors même que le cours du monde auquel s'oppose la vertu est identifié au règne de l'égoïsme universel, il faut bien avouer que la vertu est intégralement individuelle, ne se réalisant qu'à la mesure des forces de chacun. Le mérite personnel ne réside pas tant dans son résultat objectif (son utilité sociale) que dans son effort et sa bonne volonté. Le mérite se mesure à la peine, refrain connu de toutes les religions du salut individuel mais qui bien sûr ne se vérifie pas dans le monde (et ne détermine pas la valeur des marchandises par exemple) !
(ii) Le cours du monde comme réalité effective de l'universel
Privilégier le mérite subjectif sur le résultat objectif, privilégier la résistance ou le contre-pouvoir sur le pouvoir, a pour conséquence de revaloriser le monde qui nous fait souffrir et qui permet de révéler notre opposition et notre excellence, notre vertu et notre mérite. La dureté du monde est nécessaire à notre discipline, c'est le lieu de son exercice et d'une liberté supérieure. Idéologie pour les temps d'hiver, qu'il faut bien affronter, mais qui peut facilement tomber dans la complaisance.
En effet, dans cette optique d'épreuve personnelle et de révélation de soi, la charité se préoccupe surtout de ne pas manquer d'objets de pitié, et le sauveur du monde que le monde ait bien besoin d'être sauvé ! Il ne faut voir là aucune "déviation" mais une simple conséquence logique qui finit par user cet esprit de résistance en dénonçant sa collaboration à l'ordre qu'il prétend combattre indéfiniment, par un réformisme des petits pas.
(iii) L'individualité comme réalité de l'universel
Au bout d'un certain temps, la vertu proclamée sombre dans le ridicule et l'hypocrisie, quand ce n'est pas dans les petites affaires personnelles et le mépris des autres décidément bien décevants. On sait comme l'amour de l'humanité peut se retourner facilement dans la haine d'une humanité qui n'est décidément pas à la hauteur de nos rêves. La vertu voulait se défaire de l'individualité comme le mal, mais à privilégier l'effort, la résistance ou même la grandeur d'âme, c'est l'individu qui est finalement posé comme seule réalité et seul bien. Du coup, c'est le cours du monde et l'individualisme qui "triomphe de discours pompeux concernant le bien suprême de l'humanité et l'oppression de celle-ci, concernant le sacrifice pour le bien, et le mauvais usage des dons;- Ce sont là des déclamations qui dans leur diversité expriment seulement ce contenu : l'individu qui prétend agir pour des fins si nobles et a sur les lèvres de telles phrases excellentes, vaut en face de lui-même pour un être excellent; - il se gonfle, et gonfle sa tête et celle des autres, mais c'est une boursouflure vide". Il n'y a pas d'individu désintéressé. Il vaut mieux l'avouer, le revendiquer même, à vouloir devenir quelqu'un. En tout cas, "Avec cette expérience tombe le moyen de produire le bien par le sacrifice de l'individualité".
- L'affirmation de soi
L'individualité est donc maintenant non seulement certitude mais but pour elle-même, affirmation de soi et de son unité avec les autres, dans sa négativité même, universel singulier d'un devoir-être. On est passé de la négation de l'individu dans la masse à sa distinction et sa valorisation dans son rapport aux autres (la belle individualité), passage de la transformation de soi à l'expression et la réalisation de soi.
(a) Le règne des créateurs et de la tromperie(i) Le concept de l'individualité réelle
Nous voilà devenus modernes. Ce n'est plus le traditionaliste ni l'individu naïf tourné vers sa propre excellence. On veut être jugé sur ce qu'on fait. C'est le principe protestant qui ne se suffit pas de la foi proclamée mais juge le croyant à ses oeuvres, comme l'arbre à ses fruits. La conscience n'est que ce qu'elle fait, sa vérité est dans sa pratique personnelle (pas encore dans l'activité politique), où elle se découvre à elle-même.
"L'agir est justement le devenir de l'esprit comme conscience. Ce qu'elle est en soi, elle l'apprend donc de sa propre réalité effective. Ainsi l'individu ne peut savoir ce qu'il est, avant de s'être porté à travers son opération à la réalité effective... C'est en effet de l'opération faite qu'il apprend à connaître l'essence originaire qui doit nécessairement être son but; mais pour opérer, il doit posséder auparavant le but. Mais c'est justement pour cela qu'il doit commencer immédiatement et passer directement à l'acte, quelles que soient les circonstances et sans penser davantage au début, au moyen et à la fin".
Dans un premier temps, cet appel à la créativité comme suspension de la conscience, semble tout bénéfice, plaisir de l'activité qui ne se rapporte qu'à soi-même : "Quoi qu'il fasse, c'est l'individu qui l'a fait, et cette chose est lui-même, parce qu'il sait qu'il atteint toujours son but, il ne peut donc qu'éprouver en soi de la joie". C'est une image assez satisfaisante du bonheur, image moderne et positive. Beaucoup s'arrêtent là comme si expression et créativité étaient les buts de la vie.
(ii) L'individualité dans ses oeuvres
Le problème malgré tout, c'est qu'il ne suffit pas de créer n'importe quoi. Les oeuvres sont fragiles et multiples, éphémères et ne trouvent pas forcément un public. Comme d'habitude, ce qui mine l'oeuvre c'est d'abord sa confrontation à d'autres oeuvres, ensuite son caractère périssable et imparfait, ne représentant qu'un aspect partial et faussé de l'individu. On peut bien prétendre alors que ce n'est pas important, qu'il n'y a pas de but, que "le but c'est le chemin", c'est la sincérité de la démarche, c'est de "s'exprimer" comme on dit. Mais ce qui vient alors à la conscience, c'est la distinction entre l'acte de création et l'oeuvre créée. "L'oeuvre vraie est seulement cette unité de l'opérer et de l'être, du vouloir et de l'accomplir". La création se trouve alors survalorisée par rapport à l'oeuvre, au risque de tomber au rang de simple occupation (tout comme le mérite avait remplacé la vertu). Elle perd ainsi petit à petit sa valeur d'accomplissement et de vérité.
"Quelle que soi la façon dont les choses tournent, elle a toujours accompli et atteint la chose même... Si elle ne conduit pas un but à la réalité effective, elle l'a toutefois voulu, c'est-à-dire qu'elle fait alors du but comme but, de la pure opération qui n'opère rien, la chose même, et elle peut dire ainsi pour se consoler que quelque chose du moins a été fait..."
On a beau vouloir faire de l'individu le but et le produit de son action, toutefois, ce qui lui manque à l'évidence, c'est au moins la reconnaissance des autres. Il ne suffit pas d'encourager la "créativité" alors qu'il faudrait le difficile courage de dire la vérité et d'inventer des solutions nouvelles, il faudrait chercher à exprimer un véritable besoin collectif, ce qui nécessite un travail et tout autre chose que l'expression de soi...
(iii) La tromperie mutuelle (la République des lettres)
Pour l'instant, ce qui compte, ce ne sont plus les oeuvres ou leurs créations, mais les auteurs. Le retour du collectif se fait d'abord sous la forme du semblant, de la fausse reconnaissance d'une prétendue "République des lettres" accueillante à toutes les oeuvres (immense bibliothèque où cohabitent tous les livres). Cette société savante (sans action collective) se regroupe au nom de l'objectivité du savoir et du désintéressement de chacun. En fait, derrière cette "conscience honnête" (prétendument sans prétentions) et la façade de tolérance des cercles d'intellectuels, il se joue une féroce compétition pour capter l'attention ou dénigrer les autres, manifestant la tromperie d'une création qui voudrait nous faire croire qu'elle s'épuise dans l'acte créateur alors qu'elle propose son oeuvre au jugement universel, tout autant que l'hypocrisie d'une reconnaissance que personne ne "prend au sérieux" mais qui recouvre, par derrière, rivalité ou mépris. L'homme de lettres a d'ailleurs soif de célébrité plus que de reconnaissance par ses pairs, il cherche à être "connu" pour ses fictions plutôt que reconnu pour ses actions, il ne prétend pas à l'efficacité mais au "succès". Son action est purement verbale et tournée vers lui-même : il montre son talent par son talent et s'il veut sans doute se faire une place dans le monde, c'est dans le monde intellectuel, "au-dessus de la mêlée" (ce n'est pas le citoyen).
Il y a une véritable tromperie mutuelle dans l'importance qu'ils donnent à leur occupation, se considérant indûment comme "l'élite intellectuelle", mais aussi dans cette stratégie de l'enlisement où toute oeuvre sombre, dans ce que Lacan appelait la "poubellication" et qui consiste à "noyer le poisson" dans la masse ou le marché, avec pour résultat d'égaliser tout contenu par son contenant. Au milieu de ces échanges de politesses et de louanges trop flatteuses, les oeuvres perdent toute valeur de vérité ou d'intervention, baignant dans un relativisme généralisé qui ne laisse subsister qu'une assemblée bruyante d'auteurs anonymes. Ce n'est pas seulement la confrontation aux autres qui annule les oeuvres mais la prétention d'en faire des affaires personnelles, des problèmes de créateurs ! On ne peut renier ainsi l'universel qui nous tient, ni poser un but en faisant mine de ne pas vouloir l'atteindre.
"Il y a pareillement une tromperie de soi-même et des autres, si on pose n'avoir affaire qu'à la pure chose; une conscience qui met en avant une chose fait plutôt l'expérience que les autres accourent comme des mouches sur le lait qu'on vient d'exposer".
(b) La raison législatrice (le moraliste)Au-delà de la subjectivité de l'artiste ramenée à la pure distraction (pour laquelle tout se vaut), la conscience morale cherche un sol plus solide et moins trompeur que la créativité subjective, une conduite "objective" qu'elle trouve en elle-même, loi qu'elle se donne de façon complètement auto-nome. Pour cela elle prétend déterminer le Bien et le Mal, qui sont questions éminemment pratiques, non pas dans l'action mais uniquement dans la pensée, dans la raison universelle qui est négation de soi comme particulier mais présence de la loi morale au dedans de moi. "La saine raison sait immédiatement ce qui est juste et ce qui est bien" ! En tant que pure logique formelle, cette loi morale se présente comme une loi sans exception qui se contente de répéter à l'infini qu'on doit toujours agir de telle sorte que notre action puisse devenir loi universelle.
Seulement, cette loi républicaine implacable entre dans de multiples contradictions et se révèle inapplicable au point de n'être plus une loi mais un simple commandement. "On peut dire encore que de telles lois en restent seulement au devoir-être, mais n'ont aucune réalité effective; elles ne sont pas des lois, mais seulement des commandements... Ce qui reste à cette raison législatrice c'est donc la pure forme de l'universalité". L'inconditionnalité de la maxime universelle est une contrainte formelle qui ne permet pas de prendre en compte la singularité concrète de chaque situation (doit-on dire la vérité à la Gestapo ?).
Imposer cette loi aveuglément et sans réflexion impliquerait en fait de se passer de la conscience qui la fonde, et de son jugement rationnel, ce qui serait contradictoire et une terrible régression. Hegel démonte ainsi les deux plus célèbres maximes : "Chacun a le devoir de dire la vérité" ainsi que "Aime ton prochain comme toi-même", montrant que leur niveau d'abstraction et leurs contradictions internes les vident de toute valeur pratique."Chacun a le devoir de dire la vérité" - Dans ce devoir énoncé comme inconditionné sera admise sur-le-champ la condition : s'il sait la vérité. Le commandement s'énoncera donc maintenant ainsi : "Chacun doit dire la vérité, toutes les fois suivant la connaissance et la persuasion qu'il en a." La saine raison, c'est-à-dire cette conscience éthique qui sait immédiatement ce qui est juste et bon, expliquera qu'une telle condition était déjà tellement liée à sa sentence universelle que cette raison a toujours entendu ainsi ce commandement. Mais de cette façon elle admet en fait que déjà dans l'énonciation elle a immédiatement violé ce même commandement; elle disait : "Chacun doit dire la vérité" mais elle l'entendait ainsi : "il doit la dire suivant la connaissance et la persuasion qu'il en a", c'est à dire qu'elle parlait autrement qu'elle pensait; et parler autrement qu'on ne pense signifie ne pas dire la vérité. En corrigeant la non-vérité de la sentence, on a maintenant l'expression suivante : "Chacun devrait dire la vérité suivant la connaissance et la persuasion qu'il en a à chaque occasion" Mais ainsi, l'universellement nécessaire valant en soi que la proposition voulait énoncer, s'inverse plutôt en une contingence complète.; elle promet un contenu universel et nécessaire, et se contredit elle-même par la contingence de ce contenu.
Un autre commandement célèbre est : "Aime ton prochain comme toi-même". Il s'adresse à des individus singuliers en relation avec des individus singuliers, relation qui est entendue comme ayant lieu entre le singulier et le singulier, ou comme relation de sensibilité. L'amour actif - car un amour inactif n'a aucun être et, par conséquent, ce n'est pas de lui qu'on entend parler - se propose d'éloigner le mal d'un homme et de lui apporter le bien. A cet effet, il faut discerner ce qui en cet homme est le mal, ce qui est le bien approprié contre ce mal, ce en quoi consiste en général sa prospérité, c'est-à-dire que je dois aimer cet homme avec intelligence; un amour inintelligent lui nuirait peut-être plus que la haine. Mais le bienfait intelligent et essentiel est, dans sa figure la plus riche et la plus importante, l'opération universelle et intelligente de l'État,- une opération en comparaison de laquelle l'opération du singulier comme singulier devient quelque chose de si insignifiant qu'il ne vaut presque pas la peine d'en parler. Au reste, cette opération de l'État est d'une si grande puissance que, si l'opération singulière voulait s'opposer à elle, si elle voulait ou être uniquement pour soi comme crime, ou pour l'amour d'un autre tromper l'universel en ce qui regarde le droit et la part qu'il a en lui, cette opération singulière serait tout à fait inutile et irrésistiblement brisée. Ce bienfait, qui est du domaine de la sensibilité, ne garde donc plus que la signification d'une opération entièrement singulière, d'une assistance qui est aussi contingente que momentanée.
(c) La raison examinant les lois (l'intellectuel critique, l'idéologue)Une éthique fondée sur la conscience de soi ne peut se passer de l'examen par la conscience pour la mettre en pratique sans tomber en contradiction avec ses principes et ses bonnes intentions. La maxime deviendrait ici "fais ce que bon te semblera, après examen des conséquences de tes actes".
"Ainsi l'essence éthique n'est pas immédiatement elle-même un contenu, mais seulement une unité de mesure pour établir si un contenu est capable d'être ou de ne pas être une loi, c'est-à-dire si le contenu ne se contredit pas lui-même. La raison législatrice est rabaissée à une raison examinatrice".
On ne peut tirer un contenu universel de la conscience en dehors du principe de non-contradiction et d'une logique purement formelle qui n'est pas un guide moral suffisant mais ce n'est plus le principe qui compte, c'est le résultat concret. La conscience morale est l'universel en acte dont le contenu transitoire dépend des circonstances singulières qu'elle rencontre. Ce qui importe c'est la réflexion elle-même, la conscience qui examine la loi et se l'approprie, l'interprète. La loi n'a pas d'existence propre et se réduit ainsi à son application par la conscience (ou son éventuelle "désobéissance civique" et "devoir d'insoumission"). Position fort raisonnable dont la limite est pourtant vite trouvée dans le désordre social qui peut en être engendré aussi bien que dans le jésuitisme des rationalisations égalisant tout contenu, car toute cause peut être plaidée, tout autant que la cause opposée.
Ainsi, Hegel s'amuse à démontrer, sur le modèle des antinomies de Kant, que le communisme et la propriété privée se justifient tout autant (dans l'abstrait) et sont (en réalité) autant critiquables l'un que l'autre! En effet, le communisme respecte l'égalité de chacun mais pas l'inégalité des capacités ou des besoins. De même la propriété vaut comme objectivité de l'individu reconnue par les autres "mais cela contredit sa nature qui consiste à être utilisée et à disparaître. Elle vaut en même temps comme ce qui est mien, que tous les autres reconnaissent et dont ils s'excluent. Mais dans le fait que je suis reconnu, se trouve plutôt mon égalité avec tous, c'est-à-dire le contraire de l'exclusion" !
La légitimité de l'interprétation ou de la modulation de la loi se heurte, encore une fois, à la diversité des positions autant qu'à ses contradictions internes. Tout peut être justifié par une dialectique trop subtile où tout le monde se perd. On est dans la confusion la plus totale où il n'y a plus de lois ! Cette généalogie de la morale se conclue donc par la dénonciation finale de la "misère de la morale" et le besoin de son dépassement dans la politique. Aucune théorie, aucun principe moral, ne peut atteindre en lui-même à l'effectivité dans le monde, ni rendre compte des choix pratiques, sans tomber dans un dogmatisme arbitraire car dépourvu de toute pensée.
La théorie dépend plutôt désormais de la pratique devenue collective et qui en détermine la perspective par la construction des conditions sociales de la justice. C'est sans doute par déception de l'action morale individuelle et de la vie privée que le sujet se résout à l'action collective, mais c'est surtout de prendre en compte le contexte global et la réalité concrète, en remontant aux causes matérielles et sociales de l'injustice, qui doit élever l'exigence morale à l'engagement politique. La leçon de l'échec de la moralité, c'est qu'il faut faire de la politique !
Le dépassement (aufhebung) de la moralité ne signifie pas qu'on pourrait faire n'importe quoi et qu'on pourrait, comme une certaine tradition marxiste, défendre une politique cynique et dépourvue de morale sous prétexte que "la fin justifie les moyens"! C'est plutôt comme lorsque "l'amour abolit la Loi" dans St Paul, c'est clairement pour l'intérioriser et la réaliser plus complètement, certes plus librement aussi mais les moyens ne peuvent être en contradiction avec les objectifs poursuivis et démentir les bonnes intentions affichées. Même s'il n'y a que le résultat qui compte, les moyens pour y arriver y laissent leurs traces bien visibles et sont conservés dans le résultat. La fin de la moralité, c'est seulement la fin d'une moralité individuelle et d'une moralité autonome qui vaudrait en soi, c'est l'abandon des grands principes abstraits, du Bien en soi ou du Juste en soi. C'est admettre qu'aucune autorité ne vaut au-dessus de la conscience qui reste responsable de l'application de la loi mais qui doit renoncer malgré tout à faire sa propre loi, à son intériorité, en admettant qu'elle n'a pas la connaissance infuse, qu'elle n'a pas de réponse automatique (universelle), de conviction intime toute faite, et qu'il lui faut examiner chaque question concrètement et publiquement (ouvrir une information judiciaire et un débat contradictoire). C'est pour cela qu'il faut un juge en chair et en os, avec un procureur et un avocat, véritable institutionnalisation de la dialectique : la loi ne peut s'appliquer automatiquement. La fin de la moralité individuelle, c'est surtout admettre que seule l'action collective peut rendre le monde un peu plus juste et donner une certaine effectivité à la conscience universelle alors que l'intellectuel moraliste nous mène tout droit soit à la tyrannie d'une loi arbitraire, soit à l'anarchie de lois contradictoires.
Il faut en rabattre sur nos idéaux, sans les renier pourtant mais au contraire pour les rendre un peu plus conséquents et faisables. Même si le Bien est hors d'atteinte, la conscience sait qu'elle doit essayer de faire au mieux et de rendre son éthique effective autant que possible, c'est-à-dire la réaliser politiquement et donner forme à notre monde commun. La conscience de soi s'identifie ainsi à l'effectivité des consciences de soi, c'est-à-dire à leur conscience collective et leur action politique. La dialectique n'est plus individuelle mais devient sociale et historique, située dans l'espace et dans le temps, dans ce qui, pour l'individu, est son monde effectif et les différentes communautés devant lesquelles il se sent responsable (on dirait aujourd'hui qu'on fait partie d'un système de communication plus large).
Enfin, dans l'action politique et dans notre effort pour transformer la conscience collective, nous réalisons déjà notre idéal moral dans notre rapport actif à la totalité du monde, mais nous prenons aussi conscience du fait que cette conscience collective qui nous fait horreur est pourtant bel et bien le produit de luttes entre consciences morales et d'une histoire politique. Voilà de quoi nous réconcilier avec un monde de l'esprit qui ne nous est plus aussi étranger dans sa terrible objectivité mais auquel nous participons et qui dépend de nous (dans le peu que nous pouvons!). L'esprit objectif est bien réel, qui nous a produit et que nous produisons, aussi réel pour nous que le monde matériel : c'est le monde du droit et des institutions, des liens symboliques et des discours, tout autant que la technique et les sciences accumulées. C'est la dimension collective et historique de toute conscience de soi, l'auto-production réciproque de la société et du sujet dans la constitution d'un collectif et de son idéologie par laquelle la raison et l'universel se réalisent dans l'histoire à travers le travail, les luttes sociales et l'action politique. L'Esprit c'est Nous, notre part de conscience effective, l'état de l'opinion et de notre intelligence collective, l'époque où nous vivons et nos rêves d'avenir...
"L'Esprit est l'effectivité éthique. Il est le Soi de la conscience effective en face duquel l'esprit surgit, ou plutôt qui s'oppose à soi comme monde objectif effectif ; mais un tel monde a perdu désormais pour le Soi toute signification d'élément étranger, et de même le Soi a perdu toute signification d'un être-pour-soi séparé de ce monde... C'est le point de départ de l'opération de tous - il est leur but et leur terme en tant que l'en-soi pensé de toutes les consciences de soi. - Cette substance est aussi bien l'oeuvre universelle qui grâce à l'opération de tous et de chacun, s'engendre comme leur unité et leur égalité, car elle est l'être-pour-soi, le Soi, l'opération en acte... Chacun y accomplit son oeuvre propre en déchirant l'être universel et en en prenant sa part".
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Politique : la création du monde (pratique, action collective)
L'histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté - progrès dont nous avons à reconnaître la nécessité.Philosophie de l'Histoire, p27-28
Le passage au politique (et à l'histoire) commence avec le chapitre VI, qui s'intitule l'Esprit, succédant à la Conscience, la Conscience de soi puis la Raison. Raison qui reste individuelle et subjective, jusqu'à la moralité intériorisant la reconnaissance des autres dans son universalité abstraite. Avec l'Esprit on entre dans la réalité collective et historique, dans son objectivité (objectivité des idéologies, des discours, des lois, des organisations, des sciences et des techniques). C'est l'esprit du temps dans toute sa dureté et sa richesse, c'est la question qui nous est posée par notre actualité et par l'histoire, c'est la scène où nous avons un rôle à jouer et à prendre parti, scène publique où ce sont les actes qui comptent (lutte et travail) : le droit ou la politique n'exigent pas la sincérité du coeur, l'accord avec soi-même de la moralité mais plutôt l'accord avec les autres où c'est le collectif qui devient le sujet de l'individuel.Il y a donc bien une coupure radicale entre le subjectif et l'objectif, et comme c'est aussi la coupure entre le premier et le deuxième tome de la traduction française de Jean Hyppolite, on peut être tenté (comme Kojève) de surestimer cette césure qui n'existe pas comme telle dans l'original. Il faut bien dire qu'on a l'impression au contraire d'une très grande continuité avec le chapitre précédent dont il semble être une sorte de répétition (au moins une variation autour des mêmes thèmes), du conformisme et de l'Éthique au Droit, et de la Culture à la Politique, jusqu'au grand pardon et la reconnaissance mutuelle tant attendue... C'est la même chose que ce qu'on vient de lire sauf qu'on se réfère à des faits historiques cette fois "et au lieu d'être seulement des figures de la conscience sont des figures du monde". On peut y voir une vérification par l'histoire du bien fondé de ce qui précède.
Pour autant, ce récit ne peut être pris pour la chose même. Plutôt que d'y voir l'histoire se dérouler sous nos yeux, il faut plutôt y voir les moments dialectiques les plus significatifs dont les plus importants sont sans doute Antigone, l'individualisme romain, la critique des religions par les lumières et la Terreur révolutionnaire. Le but est surtout de mettre en scène la dialectique en action et sa puissance explicative. Etant donné toutes les dimensions sociales, économiques, géographiques, cette histoire semblera moins convaincante que le développement des contradictions morales qui sont intérieures à la conscience. C'est pourquoi il n'est pas très important que j'en trahisse parfois la lettre et n'en tire pas toute la richesse car ce qui compte, c'est d'en retenir la logique et de suivre le fil (voire d'inciter à lire Hegel mais c'est vraiment très difficile).
Le progrès historique comme progrès de la conscience de soi de la liberté, pose la question de la temporalité elle-même, temps de la prise de conscience, de la subjectivité, de l'apprentissage, de l'intériorisation de l'extériorité et de l'extériorisation de l'intériorité. Le processus de la prise de conscience nécessite du temps car il faut d'abord que la conscience soit conscience d'un objet avant d'être conscience de soi et de son opération. La conscience de soi est une réflexion qui fait retour sur le passé (c'est pourquoi l'oiseau de Minerve ne se lève qu'à la nuit tombée et qu'on pourrait penser que la philosophie vient toujours trop tard pour comprendre ce qui s'est passé). L'histoire est lente, comme la pensée, et demande réflexion pour progresser, c'est-à-dire se complexifier (il n'y a pas de progrès qui ne s'appuie sur son passé pour progresser, ce qui ne veut pas dire qu'il ne peut pas y avoir de régressions!).
Ainsi, c'est bien le progrès de la conscience de soi qui mène à la politique, c'est la conscience du sujet, de sa propre opération, et donc la relativisation de sa position individuelle, ce qui est le contraire du relativisme (la singularité pensée comme singularité est déjà universelle), et qui débouche sur la construction d'une conscience collective et l'inscrit dans l'histoire. La conscience de l'opposition de l'individu au collectif, éprouvée dans l'échec de la moralité comme dans la corruption politique, est tout aussi importante que la certitude de trouver dans le collectif notre propre effectivité et vérité, réalité qui nous échappe mais dont nous sommes partie prenante. On est loin d'une fusion totale entre individu et collectif, et, sauf exception, très loin de l'effet immédiat d'une prise de conscience individuelle qui ne prend une dimension sociale qu'à la longue, après de multiples médiations, et souvent même à notre insu.
En tout cas, après les grands mots, les grands remèdes ! Dés lors c'est une conscience qui part de la réalité sociale avec laquelle elle est déjà réconciliée comme sa propre substance ("son" peuple) en même temps que scandalisée par son injustice, c'est du moins "notre" objet dans son extériorité commune, et qui est l'objet de luttes de pouvoir où il faut choisir son camp. Il faut "faire avec" mais pas "laisser faire" pour autant et s'il faut comprendre le monde c'est pour le transformer et le rendre meilleur, le relever de sa chute au moins. Tout négatif est le négatif (partiel) d'un positif, toute transformation s'applique sur un donné qui doit être conservé pour être amélioré. La conscience sait désormais que le monde de l'effectivité est celui des autres consciences et s'exprime dans la Loi commune. On ne choisit pas son époque, ni sa famille, ni son pays. Cela n'empêche pas d'en avoir honte souvent et d'être responsable de ses actions, au moins du parti que l'on prend.
La conscience se réfléchit désormais dans la pratique sociale et se pense comme substance collective (association, entreprise, institution, Etat), bien que divisée, se donnant pour tâche la réalisation de l'universel, de la justice et de la liberté (déclaration universelle des droits de l'homme). Tâche infinie, au-dessus de nos forces individuelles et pleine de dangers mais constituant la seule satisfaction véritablement humaine (Aristote), le bonheur d'avoir fait son devoir sinon d'avoir marqué son temps.
(Si les figures de la moralité peuvent être représentées par des contemporains, les figures de la politique renvoient à des personnages historiques, même si là aussi, on pourrait l'illustrer par des politiciens actuels...).
- L'ordre éthique (de la loi naturelle au Droit)
a) le conformisme (le règne de la mort et des divisions naturelles)
La première attitude, une fois reconnue notre appartenance à une collectivité et l'action politique comme seule effectivité, c'est l'attitude "réaliste" du conformiste ou du Citoyen loyal respectant les lois de son peuple, pour les mêmes raisons que la conscience de soi comme conscience des autres avait pris la forme du traditionalisme éthique mais, à la différence du point de vue moral, de l'imitation ou de la loi du coeur, la conscience et l'action individuelle se pensent, d'un point de vue politique, et donc comme distinctes d'une réalité collective transcendante, extérieure, l'individu étant soumis à sa loi comme à ce qui est faisable et ce qui est "comme il faut" (le collectif a beau être construit il n'en est pas moins bien réel dans ses interactions avec les individus qu'il organise, malgré ce que prétendent nominalistes, réalistes, scientistes, libéraux, etc.).
C'est une position solide et durable (qu'on songe à l'Egypte millénaire). Cette fois-ci, la contradiction ne viendra donc pas de l'opposition aux autres, ni du choc des civilisations qui servira au contraire à souder le peuple dans la guerre contre ses ennemis, la contradiction du conformisme n'est pas extérieure mais intérieure à son exigence de légitimité, ce sont ses divisions internes et d'abord la division sexuelle, considérée dans son universalité comme une réalité simplement donnée et naturelle, divisant les rôles et déterminant toute une série de doubles appartenances : division entre la femme et l'homme, entre la famille et la cité, entre loi divine et loi humaine, entre nuit et jour ; mais avant de prononcer le divorce et tomber dans la tragédie antique, le Conformisme entretient la nostalgie d'un ordre naturel et d'une harmonie sexuelle originelle. Il est tout aussi naturel qu'à ce stade, le maître absolu ce soit la mort (omniprésente) négation naturelle de l'individuel, et qui règne sur le guerrier tout comme sur la femme qui ensevelit les morts et entretient leur culte.
- la division sexuelle (l'homme et la femme)
La cité grecque n'est déjà plus l'état de nature, c'est une construction culturelle, basée sur une "loi connue", loi humaine édictée (explicite) qui n'est donc pas immanente, immédiate, animale (implicite). Il n'empêche que l'Etat antique garde une base "naturelle" (ethnique et familiale). Sa contradiction interne est tout aussi naturelle, c'est la division en différentes familles ou communautés mais, plus essentiellement, c'est la différence des sexes qui implique qu'il y a immanquablement deux modes de vie en société : féminin et masculin, intérieur et extérieur, privé et public, famille et guerre. D'un côté, l'homme participant au gouvernement de la cité doit séparer son universalité de sa propre singularité familiale pour se mettre au service du bien commun (la démocratie est une division en zones géographiques, les dèmes, dont le but premier était de casser les solidarités familiales). De son côté, la femme attachée à son foyer particulier s'identifie à sa fonction familiale universelle et ne compte pas la singularité de ce mari-ci, ni de cet enfant là.
"Dans le foyer du règne éthique, il ne s'agit pas de ce mari-ci, de cet enfant-ci, mais d'un mari en général, des enfants en général. Ce n'est pas sur la sensibilité, mais sur l'universel que se fondent ces relations de la femme. La distinction de la vie éthique de la femme d'avec celle de l'homme consiste justement en ce que la femme dans sa destination pour la singularité et dans son plaisir reste immédiatement universelle et étrangère à la singularité du désir. Au contraire, chez l'homme, ces deux côtés se séparent l'un de l'autre, et parce que l'homme possède comme citoyen la force consciente de soi de l'universalité, il s'achète ainsi le droit du désir, et se préserve en même temps sa liberté à l'égard de ce désir".
Cette division des rôles entre le singulier qui défend l'universel et l'universelle qui défend le particulier se donne d'abord comme union harmonieuse et complémentaire (nécessaire, mystique, mystérieuse) de l'actif et du passif, de la lutte et du travail, de l'esprit qui dit non et de la chair qui dit oui, de l'extraverti et de l'intraverti.
En fait, loin d'une harmonie naturelle, purement idéologique, on introduit ainsi un conflit permanent entre logiques contradictoires qui ne peuvent s'entendre, où chacun trompe l'autre inévitablement, on ne le sait que trop. Le fait que cette base naturelle disparaisse de nos jours n'est d'ailleurs pas fait pour faciliter cette répartition des rôles qui perd simplement en rigidité mais n'arrange pas les choses devenues encore plus compliquées et précaires, la négociation permanente et le chantage affectif se substituant à la loi du Père universel... Du moins on tend à dépasser ainsi l'opposition des sexes en politique et la séparation du privé et du public, même si cela prend la forme d'une revendication féministe apparemment différentialiste.
- la loi humaine et la loi divine (la guerre et la famille)
La division sexuelle du travail porte en elle la division de la société et la duplicité d'appartenances multiples entre famille et cité, communauté naturelle (particulière) et communauté politique (universelle). Le problème n'est pas tant l'égoïsme opposé aux devoirs mais les conflits d'intérêts entre les différents groupes ou collectivités dont nous faisons partie.
La famille est la communauté éthique naturelle alors que la cité est une communauté construite ("Le gouvernement est l'esprit effectif réfléchi en soi-même"), Etat politique qui viendra contredire l'état de nature. La nature est le royaume des dieux (Neter désigne les dieux pour les égyptiens), lieu de naissance des forces vitales et des lois divines qui nous viennent d'ailleurs (hétéro-nomie), auxquelles s'opposent les lois humaines artificielles et fruits de notre liberté (auto-nomie). La Loi divine est gardée par la femme au foyer, la Loi humaine par le citoyen combattant mais il n'y a pas de médiation entre l'universel (Etat) et le particulier (famille) dans ce monde païen qui a déjà perdu son unité.
La Loi divine fonde la famille sur le culte des morts et leur enterrement, traitant universellement de la singularité en la soustrayant aux vivants et à l'oubli (avec pour conséquence qu'on n'est reconnu comme particulier qu'une fois mort et enterré). De même la Loi humaine, qui n'est pas naturelle mais un produit de notre liberté, se dissout plutôt dans la paix et la jouissance de la bonne vie. Elle ne s'impose sans contestations et ne nous rassemble vraiment que dans la guerre (état "naturel" de confrontation entre Peuples ou Cités en l'absence de lois supérieures pour régir leurs conflits). La guerre est essentielle à la cohésion sociale comme mobilisation générale dépassant les individualismes, manifestant la précarité des biens et retenant les parties dans la dépendance du tout. C'est la force destructrice de la guerre, le règne de la mort comme négativité naturelle, qui se trouve constituer la force de conservation de la communauté, son royaume souterrain, royaume des morts sur lequel elle est bâtie et qui n'a rien du royaume enchanté de l'enfance qu'on s'imagine être celui des commencements.
- le monde éthique comme totalité
Le conformiste revendique le retour aux temps anciens d'un ordre juste et harmonieux. On ne peut dire si ce temps là a vraiment existé de l'union de tous les coeurs, du moins on a pu le croire et vouloir en garder le souvenir dans l'histoire. Temps béni de nos amours souriants à la vie ou temps homériques de la grandeur grecque (si ce n'est le temps de fusion des mouvements sociaux) la nostalgie est toujours présente d'un âge d'or perdu à jamais, d'une perfection immobile figée dans son éternité. Ce désir d'ordre et de totalité, dans l'union du mâle et de la femelle, n'est pourtant que la première des illusions de la prise de conscience politique de nos solidarités sociales et de notre existence collective, illusion qui sera vite déçue du règne de la justice et de l'entente des coeurs.
"Savoir la loi du coeur comme la loi de tous les coeurs, la conscience du Soi comme l'ordre universel reconnu;- c'est la vertu qui jouit des fruits de son sacrifice... Le tort qui, dans le règne éthique, peut-être infligé à l'individu consiste seulement en ceci : que quelque chose lui arrive purement et simplement".
Le rideau se lève, la scène est en place où ce qui arrive ne peut être qu'un terrible destin où ces deux lois se déchirent et la totalité originaire se révèle irrémédiablement divisée.
b) la culpabilité (double bind)
On n'en reste pas à cette belle vie éthique, à l'accord des consciences dans l'obéissance à la loi, qui n'est donc que le premier acte de notre tragédie. Le début de l'histoire est connu qui contient déjà en lui toute la suite. Tout commence pour nous avec les Grecs, et ce qui va déchirer cette belle harmonie, c'est le conflit des devoirs, illustrée par l'Antigone de Sophocle dans son affrontement avec Créon qui avait interdit sous peine de mort d'enterrer son frère, coupable de rébellion. C'est la loi humaine qui se dresse contre la loi divine introduisant le désordre dans la Cité et la malédiction sur les coupables. Antigone ne pouvant se dérober au devoir familial envers son frère le paiera de sa vie, entraînant dans sa mort le fils et la femme de Créon. On voit qu'aucune loi n'est supérieure à l'autre et qu'il est tout aussi impossible de ne pas les respecter qu'il est impossible de les respecter toutes les deux car elles comportent des injonctions contradictoires.
Ce n'est plus la simple diversité des lois qui dissout leur légitimité, tel qu'à l'étape de la morale traditionaliste où la conscience se cherchait une conduite. Désormais elle a la certitude de trouver son effectivité dans la communauté qui l'abrite mais elle ne peut renoncer à cette division originaire dont elle hérite entre Loi humaine (de la cité) et Loi divine (de la famille). Le Citoyen légaliste conscient de soi comme unité immédiate avec l'universel et les lois effectives, se trouve donc bien dépourvu devant cette contradiction des devoirs qui se pose dans la pratique concrète et constitue le tragique de la vie.
Cette division de l'esprit est une division du savoir, où "le savoir de l'un est l'ignorance de l'autre", son refoulement schizophrénique. C'est par conséquent, un savoir trompeur et cette opposition va dissoudre l'immédiateté de l'ordre éthique, la bonne volonté du conformisme moral qui est pris en faute, victime de son inconscient, sous quelque loi il veuille se ranger (s'il y a une contradiction dans la loi, nous sommes tous coupables). Chaque loi sort corrompue de cette confrontation, jusqu'au sommet de l'État.
"Innocente est donc seulement l'absence d'opération, l'être d'une pierre et pas même celui d'un enfant... Il fait l'expérience que son droit suprême est le tort suprême, que sa victoire est plutôt sa propre défaite".
Comme c'est l'action elle-même qui nous rend coupable, il n'y a aucun besoin pour cela d'une quelconque perfidie féminine. Imputer la faute originaire à l'Eve primitive paraît donc bien injustifié. Si on peut dire malgré tout que "la femme c'est le crime" et qu'en toute affaire "il faut chercher la femme", c'est uniquement parce que la femme représente ici le particulier et les intérêts privés, la part d'ombre des familles face aux lois publiques et à l'intérêt général.
"Cette féminité - l'éternelle ironie de la communauté - altère par l'intrigue le but universel du gouvernement en un but privé...".
Depuis l'origine, l'ennemi intérieur de l'Etat antique c'est donc la famille. C'est pourtant la famille qui finira par triompher de l'Etat, sous les traits de Philippe et de son fils Alexandre le Grand qui détourne la politique et la guerre au profit de ses ambitions particulières (familiales). Paradoxalement, par l'affirmation de sa particularité il fonde ainsi le premier Empire universel tout comme la confiscation de l'Etat, par une famille dont les liens sont tout ce qu'il y a de plus naturels, détruit en fait sa base ethnique naturelle. C'est la ruse de l'histoire où rien ne se fait sans passions individuelles mais où les passions singulières devant se justifier et passer par la raison renforcent finalement l'universel (le fait qu'Alexandre ait été formé par Aristote n'y est pas pour rien).
En tout cas, c'est la fin de la citoyenneté grecque réduite à la culture hellénistique opposée aux barbares et qui se prolongera dans l'Empire romain, lui aussi patrimoine de l'Empereur, mettant un terme à la contradiction entre vie privée et vie publique, entre l'homme et le citoyen, par la suppression de la citoyenneté et de la vie publique !
c) l'aliénation (l'empire du Droit)
Le déclin de la citoyenneté ne sera pas immédiat et restera même très relatif. Il n'y a pas à s'en étonner car la dialectique progresse toujours par négations partielles. Les conquêtes précédentes restent acquises tout comme la contradiction qui n'est pas supprimée mais s'exprimera désormais dans un Droit qui l'intègre dans sa rigueur formelle et impersonnelle.
C'est effectivement le Droit qui va s'imposer comme protection du citoyen de l'arbitraire du pouvoir. Lorsqu'il y a conflit de légitimités, que la corruption et la culpabilité sont devenues générales, l'individu se retrouve livré à l'arbitraire le plus complet. S'il y a donc urgence à le délivrer de cet arbitraire, c'est ramener pourtant la question politique de la justice à l'individu isolé et ses garanties juridiques, un peu comme l'échec du traditionalisme avait provoqué le repli sur soi hédoniste de la conscience morale. La différence c'est qu'il ne s'agit plus d'une posture individuelle mais bien d'un enjeu politique : le rétablissement de l'égalité des individus devant la loi et l'institutionnalisation à la fois de la propriété privée et du débat contradictoire entre procureur et avocat.
Si le Droit formel doit protéger le citoyen de l'arbitraire et veiller à l'égalité de tous devant la loi, il n'en détermine cependant pas du tout le contenu dont l'arbitraire en sort plutôt renforcé. En effet, l'important étant que la loi soit la même pour tous, son universalité va se constituer à partir de l'exception (la volonté de l'Empereur). Du coup l'effectivité du droit (ou de l'esprit) y devient complètement étrangère à la conscience de soi dans son objectivité (c'est ce que Marx appellera le fétichisme, aliénation du sujet dans son produit où sa propre opération se retourne contre lui-même comme si elle provenait d'une réalité extérieure).
"Son être-là est l'oeuvre de la conscience de soi, mais est aussi bien une effectivité immédiatement présente et étrangère à elle, qui a un être spécial, et dans laquelle elle ne se reconnaît pas".
- La culture (l'esprit devenu étranger à lui-même)
Le premier acte est terminé qui nous a fait passer de l'éthique naturelle au Droit rationnel, de notre communauté d'origine à l'Empire universel (catholique) mais aussi de la citoyenneté à la culture. L'Empire dépossède en effet le citoyen de l'action politique, le transformant en esclave de l'Empereur. Le monde du Droit est celui d'une froide justice qui s'impose à tous sans leur demander leur avis.
Ce caractère étranger de l'Empire et du Droit sépare la forme du fond et nous exile dans ce monde où il ne nous reste que l'alternative entre un "en-deçà" ineffectif, le monde de la Culture, et l'au-delà du monde de la Foi (qui est fuite du monde). Il faudra attendre "les Lumières" pour dénoncer cette séparation et ce sacrifice, ramenant l'au-delà de la foi à l'en-deçà du monde et réduisant le monde à l'utile d'un côté, et l'absolu inconnaissable de l'autre.
"Alors le royaume de la foi aussi bien que le monde réel s'écroulent et cette révolution produit la Liberté absolue ; avec elle l'esprit auparavant étranger à soi-même est complètement revenu en soi-même, il quitte cette terre de la culture et passe dans une autre terre, dans la terre de la conscience morale".
Mais ce n'est qu'un avant-goût et nous n'en sommes pas là puisque nous reprenons la dialectique à l'expérience du droit romain et de ses suites moyen-âgeuses.
a) Le règne de la séparation et de la propriété privée (culture et foi)
On est donc entré dans le règne de la séparation et de l'homme isolé, "conscience malheureuse" en rapport direct avec l'Empereur ou avec Dieu, détruisant l'unité naturelle avec sa communauté (et ses "corps intermédiaires"), temps des "collabos" comme Flavius Josèphe. La pax romana déchargeant le citoyen de sa propre défense et le privant de toute action politique, le particulier se désintéresse de l'Etat sur lequel il n'a plus prise et se replie sur sa vie intérieure (stoïciens) ou sa propriété privée (jardin d'Epicure). C'est le retour, forcé, à une simple morale (d'esclave) et l'essor de l'individualisme (du propriétaire). Le Citoyen est devenu le Bourgeois, personne juridique identifiée à ses intérêts et sa richesse. Cela paraît à première vue très paradoxal puisqu'on est supposé suivre la dialectique historique de notre conscience collective, mais c'est bien ce qu'il faut souligner : l'individualisme est une idéologie collective et pas du tout un état naturel ou notre situation originelle (l'homme est un animal grégaire, et même politique selon Aristote). L'individualisme est le produit de la prise de conscience collective de la séparation des consciences individuelles, réduites à leur représentation dans une figure commune où elle s'aliène (Empereur ou Dieu). Le collectif n'est plus qu'une multitude d'individus rassemblés sous la coupe d'un seul individu et ne partageant que leur servitude au service du même Maître. Cette connexion entre Empire et individualisme se vérifiera constamment, avec Napoléon entre autres.
Le Citoyen, devenu propriétaire bourgeois, n'est plus soldat mais à la merci des troupes de l'Empereur. Il passe alors par 3 stades successifs : "Il commence par devenir Stoïcien (se désintéresse du monde), puis Sceptique (nie ce monde), puis Chrétien (cherche refuge dans l'autre monde). Ainsi c'est la propriété privée qui est à la base du christianisme" (Kojève, p116). Mais le stoïcien "s'ennuie" rapidement (sic), le sceptique qui peut se croire seul au monde dans sa propriété privée tombe dans d'innombrables contradictions, ce ne sont pas des positions qui dureront très longtemps, la synthèse chrétienne sera bien plus durable et utile à l'Empire.
Ce n'est pas pour rien que les chrétiens vont changer le sens du mot "religare" comme s'il voulait dire relier (et non transmettre religieusement) car ils retrouvent un lien universel (catholicon) entre tous les citoyens quelque soit leur race, même s'il est transcendant, accessible uniquement par la prière intérieure et pour un salut strictement individuel. Désormais le monde va se diviser entre l'ici-bas (la Cité terrestre) et l'au-delà (la Cité de Dieu), mais ce monde-ci est la vallée de larmes d'une conscience malheureuse qui vit pour un idéal sans pouvoir espérer de rédemption que dans l'autre monde.
Le monde de la culture est la version "athée" ou "profane" de cette séparation entre l'individu et son effectivité. L'intellectuel témoigne de son opposition à la réalité ("Le langage naît du mécontentement"), se réfugiant dans un monde imaginaire et idéal qui se détourne du réel. L'homme de lettres c'est celui qui rêve à "la satisfaction absolue dans l'ici-bas, mais qui veut d'autre part l'obtenir immédiatement, c'est-à-dire sans avoir fourni l'effort de l'action négatrice nécessaire à la transformation réelle du monde (...) De même que le Chrétien religieux peut se complaire dans le malheur de sa conscience, le Chrétien athée peut se contenter de la joie pure que lui donne la vie intellectuelle" (Kojève, p110), du moins dans un premier temps...
- conscience Noble et conscience Vile (féodalité)
C'est sur cette nouvelle scène divisée entre Dieu et César, église et château, foi et culture que va se développer la féodalité après la décadence et le morcellement de l'Empire romain, devenu chrétien et trop embourgeoisé. On assiste ainsi à l'intériorisation de cette division prenant le relais de la division sexuelle de plus en plus refoulée et codifiée par les "tribunaux" de l'amour courtois.
Bien avant que Napoléon ne l'impose à l'Europe avec son Code Civil, le Droit romain a survécu à l'Empire par le droit canonique de l'Eglise. La personnalité juridique et le droit de propriété sont restés en vigueur, permettant notamment de reconnaître les droits des femmes au moins dans le mariage et pour l'héritage, ce qui enrichira tant l'Eglise. Pic de la Mirandole pourra y voir reconnue la "dignité de l'homme" mais si la féodalité était basée effectivement sur la propriété privée du domaine seigneurial, elle était prise en même temps dans un tissu de liens d'allégeance.
On se trouve ainsi dans une nouvelle version de l'opposition des devoirs qui va poser la question de la fidélité féodale, émaillée de tant de trahisons, tiraillée entre sa richesse d'un côté (ses intérêts de propriétaire) et le service de l'Etat de l'autre. Le Seigneur est un bourgeois qui fait la guerre, un Chevalier. Ce n'est plus un Vilain, c'est un Noble, mais il a un domaine à faire fructifier, ce n'est plus seulement un guerrier, un prédateur vivant du pillage. Cette contradiction des devoirs produit inévitablement une conscience déchirée entre ses intérêts et le service de l'Etat. Conscience et intériorité en sortent revalorisés car le jugement personnel doit arbitrer à chaque fois entre le bien et le mal, jusqu'au "jugement dernier". C'est un progrès dans la conscience de la liberté et dans la conscience de soi.
"Souveraineté et richesse sont donc présentes pour l'individu comme objets, c'est-à-dire comme choses telles qu'il s'en sait libre et croit pouvoir choisir entre elles, ou même pouvoir ne choisir aucune des deux... Ainsi la conscience étant-en-soi et pour-soi trouve bien dans le pouvoir de l'État son essence simple et sa subsistance en général mais non son individualité comme telle... dans ce pouvoir, elle trouve plutôt l'opération reniée comme opération singulière et assujettie à l'obéissance... Par contre la richesse est le bien ; elle conduit à la jouissance universelle, elle se distribue et procure à tous la conscience de leur Soi... Par contre, dans la jouissance de la richesse, l'individu ne fait pas l'expérience de son essence universelle, il n'y obtient que la conscience éphémère et la jouissance de soi-même... La conscience effective possède les deux principes en elle".
C'est le combat entre "la conscience vile" de la victime intéressée qui fait valoir ses droits et "la conscience noble" du sacrifice pour l'universel. Singularité et universel restent aussi irréconciliables et insatisfaisants que les lois divines avec les lois humaines mais le conflit cette fois n'est plus "tragique", ce n'est plus une querelle entre dieux mais un calcul conscient d'intérêts qui tourne plutôt à la "comédie" si ce n'est à la farce. Certes l'esprit chevaleresque va vouloir cultiver le sublime, l'héroïsme, la vertu mais lorsqu'il ne tombe pas dans le ridicule d'un Don Quichotte ou ne meurt pas au combat, sa gloire va menacer le pouvoir légitime ou quelque rival et retomber dés lors dans l'ambition personnelle et les revendications de la conscience vile...
"La conscience noble est l'héroïsme du service, - la vertu qui sacrifie l'être singulier à l'universel, et ainsi faisant porte l'universel à l'être-là... Cette conscience gagne donc par cette culture l'estime de soi-même et le respect des autres... les autres trouvent en elle leur essence en activité, mais non leur être-pour-soi. - Ils y trouvent accomplies leur pensée ou leur pure conscience, mais non leur individualité. Cette conscience de soi vaut donc dans leur pensée et jouit de l'honneur"
Mais si le sacrifice et l'héroïsme chevaleresque voire la sûreté du jugement donnent gloire et pouvoir, ils deviennent suspects, "et suspect le conseil donné pour le bien universel et qui, en fait, se réserve contre le pouvoir de l'État l'opinion propre et la volonté particulière... et tombe sous la détermination de la conscience vile, celle qui est toujours prête à la rébellion".
- le langage du pouvoir (monarchie absolue)
On marche à grand pas dans cette histoire des formes du pouvoir collectif et de sa représentation. La féodalité reposait sur un moralisme puissant de la parole donnée, émaillée de perpétuelles trahisons, son pouvoir dépendait de la bonne volonté de ses serviteurs et celle-ci s'est révélée équivoque.
Avec la Renaissance il y a un retour aux formes et aux contenus, à la culture antique. L'attention porte désormais non plus sur la pureté intérieure et sa loyauté mais sur l'extériorité, le langage exprimé et sa justesse, pas seulement dans les arts. C'est une parole agissante, efficiente voire technique. C'est aussi bien la loi du Prince que le conseil qu'il sollicite et qui peut s'avérer décisif. On n'est donc plus vraiment dans le monde séparé de la culture.
"C'est la force du parler comme telle qui réalise ce qui est à réaliser. Dans le langage, "la singularité étant pour soi de la conscience de soi" entre comme telle dans l'existence, en sorte que cette singularité est pour les autres...".
Le langage, qui est le propre de l'homme, donne à l'Esprit une existence concrète en médiation, en tiers, entre le pouvoir et ses serviteurs. C'est le langage du pouvoir qui s'épanouira à Versailles comme langage de cour au service du souverain mais celui-ci étant un particulier ("L'Etat c'est moi") ce langage l'invoquera par son nom qui est aussi son titre, le nom étant devenu le nouveau fondement de l'identité et du rang dans ce royaume du bel esprit.
"Dans le nom le singulier vaut comme purement singulier, non plus seulement dans sa conscience, mais dans la conscience de tous".
Tous ces beaux discours finiront par tomber dans la simple flatterie et la conscience noble finira par perdre le sens de l'honneur à force de s'identifier, comme courtisan, à la conscience vile avide de richesses et d'honneurs. Cette mauvaise conscience devenue totalement étrangère à elle-même produira une nouvelle culture plus élitiste (snobisme), blasée et dédaigneuse à l'égard de tout contenu comme du monde artificiel où elle vit, coupée de la vie et du peuple, conscience déchirée de sa propre vanité (l'aristocrate ne risque plus sa vie) et de sa disparition prochaine, esprit devenu trop critique et qui ne croit plus en rien qu'à une perversion généralisée.
"Son être-là est la parole universelle et le jugement qui met tout en pièces... La conscience honnête prend chaque moment comme une essentialité stable, elle est l'inconsistance d'une pensée sans culture pour ne pas savoir qu'elle fait également l'inverse. La conscience déchirée, par contre, est la conscience de la perversion, et proprement de la perversion absolue", vaine ironie qui "s'entend très bien à juger le substantiel, mais a perdu la capacité de le saisir".
- Le royaume de la foi
La perte du sens consécutive aux faux-semblants de la vie de cour et du monde de la culture manifeste l'insatisfaction de cette conscience déchirée qui cherche à dépasser cette existence vide. Ce sentiment d'absence est déjà la foi qui se sait être-pour-un-autre et part à la recherche de la présence perdue. A prendre conscience de sa détresse, de son incomplétude, elle prend conscience de son rapport singulier à l'universel et revient à soi comme rapport à l'Autre.
"C'est seulement comme conscience de soi révoltée qu'il sait son propre déchirement, et dans ce savoir il l'a immédiatement dépassé... La conscience a seulement ces pensées, mais elle ne les pense pas encore ; en d'autres termes elle ne sait pas que ce sont des pensées, mais elles sont pour elle dans la forme de la représentation".
La conscience s'affirme dans la religion comme désir individuel et sacrifice de soi au nom de l'amour (être-pour-un-autre). La présence perdue (de la Loi du Père) est trouvée à l'intérieur de la conscience qui se parle à elle-même et s'absorbe dans ses pensées. Pascal illustre à merveille ce parcours qui mène de la vie mondaine et de la misère de l'homme sans Dieu à l'apologie de la religion chrétienne (comme au "Discours de la réformation de l'homme intérieur" de Jansenius). Ce n'est pas par hasard s'il a déjà une conception dialectique (ce qu'a bien souligné Lucien Goldmann dans "Le dieu caché").
"L'essence absolue s'actualisant dans le sacrifice d'elle-même, elle devient Soi, mais un soi transitoire et périssable. Par conséquent le troisième terme est le retour de ce Soi devenu étranger à soi et de la substance humiliée dans sa simplicité première (Christ)".
Le renouveau religieux n'est qu'un moment transitoire qui ne sera pas durable. La conscience doit arrêter de se renier comme étrangère à elle-même pour devenir conscience de sa propre opération et ne plus s'aliéner dans un autre. C'est le processus dialectique de la prise de conscience telle qu'on le retrouve dans toute la Phénoménologie de l'esprit, et singulièrement à la fin (on n'y est pas encore). Le caractère athée de la philosophie hégélienne n'y est nulle part aussi net puisque le savoir absolu succède explicitement à la religion comme retour à soi, conscience du fait que la religion est un produit de la conscience et qu'il n'y a pas de Dieu omniscient car tout savoir est savoir d'un sujet dans sa finitude. La fin de la religion c'est reconnaître l'origine humaine de la religion tout autant que la présence de l'Autre en soi, c'est reconnaître la singularité et donc la partialité de son point de vue, mais en reconnaissant la singularité comme singularité, c'est déjà l'élever à l'universel car tout est relatif sauf la relation elle-même!
"Ce qui dans ce déchirement pour le Moi est l'Autre, c'est seulement le Moi lui-même. Elle n'est pas seulement la certitude de la raison consciente de soi d'être toute vérité ; mais elle sait qu'elle est cela. Mais si le concept de cette pure intellection a surgi, il n'est pas encore réalisé... La conscience de soi se procure et se garde dans tout objet la conscience de sa singularité ou de l'opération, comme inversement l'individualité de cette conscience de soi y est égale à soi-même et universelle".
b) le royaume des Lumières
Avec les lumières nous sommes à un moment décisif dont nous dépendons toujours largement. Le snobisme des "connaisseurs" n'a pas perdu de son actualité, ni la recherche du sens et il reste pas mal de croyants mais nous sommes plutôt dominés encore par le scientisme et l'utilitarisme qui se sont formés en réaction aux dévots de la fin du règne de Louis XIV. Pour la première fois peut-être, l'athéisme devient à la mode, chez les libertins et les philosophes au moins, nouvelle religion de la raison.
Le dépassement de la foi et du formalisme des bonnes manières sera de nouveau un retour au contenu. Il suffira, en effet, du rassemblement encyclopédique des savoirs et des techniques pour rétablir une vérité commune et faire de la dispersion de savoirs spécialisés l'intellection de tous. "Par ce simple moyen l'intellection parviendra à résoudre la confusion de ce monde". C'est l'émergence de l'intelligence collective et des sociétés savantes, dissolvant l'individualisme de l'esprit et les limites d'une conscience isolée.
A partir de ce socle de connaissances vérifiées, le rationalisme va soumettre les religions à sa critique dissolvante mais sa propagande ne se distinguera guère de la critique des idoles par le christianisme et tombera dans l'utilitarisme le plus plat (ou l'économisme calculateur) avant de s'affirmer comme idéologie politique transformatrice.
Ce sont d'abord les prétentions de la foi qui sont discréditées aux yeux de la simple raison qui reconnaît les religions comme productions humaines, dénonçant la corruption du clergé et l'ignorance du peuple sur lequel règne un despotisme cynique et jouisseur derrière l'apparente dévotion de ses Tartuffes. Le problème c'est qu'en calomniant la foi ainsi, le scientisme tombe dans une autre foi tout aussi aveugle envers le savoir de la communauté et le désintéressement des savants, nourrissant ainsi un autre mensonge et un autre dogmatisme.
- la critique des religions
"L'Aufklärung se manifeste donc à la foi comme dénaturation et mensonge parce qu'elle lui fait voir l'être-autre de ses moments... Mais l'Aufklärung elle-même, qui rappelle à la foi l'opposé de ses moments séparés, est aussi peu éclairée sur elle-même".
Le pire, c'est qu'en refusant toute vérité à la foi, en refusant de la comprendre comme s'il suffisait de s'en délivrer pour être délivré de tout dogmatisme, la conscience qui se veut rationnelle ne laisse plus aucune place à la conscience de soi elle-même ni à aucune notion de liberté! Si la religion parle de l'homme en croyant parler de Dieu, le scientisme parle de l'animal en croyant parler de l'homme, amputé ainsi de sa part de liberté, de tous ses rapports humains et du monde de l'esprit qu'il habite par le langage.
"L'Aufklärung s'exprime comme si, par un tour de passe-passe de prêtres prestidigitateurs, avait été substitué dans la conscience, au lieu et place de l'essence, quelque chose d'absolument étranger et d'absolument autre" !
L'erreur consiste à faire comme si la foi s'adressait à un objet concret (pierre des statues ou pain de l'hostie) et comme si son fondement était un savoir purement contingent, événementiel, et non la conscience de l'universel en tant que tel. La critique ne se rend pas compte qu'elle ne fait que répéter ainsi la critique d'Abraham contre les idoles ! "Elle imagine donc ici, de la foi religieuse, qu'elle fonde sa certitude sur certains témoignages historiques singuliers" et croit donc la réfuter par l'exégèse alors qu'elle ne fait qu'exprimer les doutes du croyant sur sa foi comme sur celle de l'Eglise. Son erreur est surtout de s'imaginer que la religion n'est qu'une erreur qu'il n'y aurait même pas à expliquer, qui ne contiendrait aucune vérité et aucune nécessité, simple hallucination d'une conscience qui se projette à l'extérieur, se donne la certitude de soi-même et se valorise à ses propres yeux.
"L'Aufklärung, de son côté, isole la déterminabilité religieuse comme une finité inamovible, comme si elle n'était pas un moment dans le mouvement spirituel de l'essence, non pas rien, non pas non plus un quelque chose étant en-soi et pour-soi, mais un disparaissant".
On ne peut être plus clair : la religion doit disparaître mais à condition de reconnaître sa vérité, sa nécessité comme moment de la réflexion historique, son rôle dans la construction de notre conscience collective et l'incarnation de la liberté de l'esprit, moment qui doit être dépassé mais compris et continué d'une autre façon.
La critique de la religion va s'appliquer plus précisément à dénigrer la discipline religieuse et ses sacrifices, son abnégation voire ses mortifications, qui valorisent à l'excès les jouissances matérielles dont elle se prive.
- l'utilitarisme
La simple raison "trouve inadapté d'écarter un avoir pour se savoir et se montrer libéré de l'avoir, d'écarter une jouissance pour se savoir et se montrer libéré de la jouissance...L'acte d'écarter une possession singulière ou le renoncement à une jouissance singulière ne sont pas une action universelle... il est trop naïf de jeûner pour se montrer libéré des plaisirs de la table, - trop naïf de chasser du corps le plaisir de l'amour, comme Origène, pour s'en montrer exempt".
La Critique ne fait guère mieux pourtant qui "place l'essentiel dans l'intention, dans la pensée, et s'épargne par là l'accomplissement de la libération des buts naturels". En voulant dévoiler le jeu des intérêts derrière le sacrifice apparent, un déplacement s'opère malgré tout qui sera de grandes conséquences, de juger des actions selon leur utilité. C'est l'apparition de l'homo oeconomicus, du sujet réduit au calcul rationnel et voué à l'optimisation de sa jouissance. Tout être étant aussi être-pour-un-autre peut se réduire effectivement à l'utile mais cet utilitarisme généralisé mène à prendre le moyen (l'outil) pour la fin (l'oeuvre) et mesurer la qualité par la quantité (le prix).
"L'utile est l'objet en tant que la conscience de soi le pénètre du regard et possède en cet objet la certitude singulière de soi-même, sa jouissance (son être-pour-soi)".
La morale elle-même prend la signification de l'utilité pour la jouissance (ce qui rapproche "Kant avec Sade" comme Lacan l'a souligné), n'ayant d'autre fonction pour la conscience éclairée que d'optimiser les plaisirs par la maîtrise de ses excès.
"La raison lui est un moyen utile de poser une limite convenable à cet excès...La mesure a par conséquent la fonction d'empêcher que le plaisir soit interrompu dans sa variété et dans sa durée, c'est-à-dire que la fonction de la mesure est le sans-mesure. - Comme tout est utile à l'homme, l'homme est également utile à l'homme... Autant il s'occupe de soi-même, autant il doit également se prodiguer pour autrui".
La critique des lumières envers la foi consiste "à savoir comme ce qu'il y a de suprême le savoir de la finité comme étant vrai", ce qui valorise le moment présent et l'utilité concrète que ne peut satisfaire une critique purement verbale qui ne sert à rien et ne se réalise pas. Le dénouement sera donc le passage à l'idéologie politique quittant le monde éthéré de la culture et de l'au-delà pour revenir sur Terre et construire un monde plus humain, faire de ce monde notre monde. C'est alors que l'athéisme perd son unité et se divise lui-même entre idéalisme et matérialisme.
- l'idéologie
"L'Aufklärung entre en conflit avec elle-même, conflit qu'elle avait auparavant avec la foi, et se divise en deux partis. Un parti se prouve comme le parti vainqueur seulement parce qu'il se scinde à son tour en deux partis. En effet, il montre par là qu'il possède en lui-même le principe qu'il combattait auparavant et a supprimé l'unilatéralité avec laquelle il entrait d'abord en scène. L'intérêt qui se morcelait en premier lieu entre lui et l'autre s'adresse maintenant entièrement à lui, et oublie l'autre, puisque cet intérêt trouve en lui seul l'opposition qui l'absorbait. Cependant en même temps l'opposition a été élevée dans l'élément supérieur victorieux et s'y représente sous une forme clarifiée. De cette façon, le schisme naissant dans un parti qui semble une infortune manifeste plutôt sa fortune".
(cette dernière citation reprise par Debord dans "La véritable scission dans l'Internationale Situationniste" est une des meilleures définitions de la dialectique à 4 temps position-opposition-division-composition)
On pourrait croire que c'est l'idéalisme qu'il faut éliminer du rationalisme au profit d'un matérialisme pur et dur mais le matérialiste réfutant toute liberté est du côté de la passivité alors que l'idéalisme représente l'activité de la conscience qui se donne un but et transforme le monde pour qu'il se rapproche de son idéal. Le matérialisme ne veut voir que la réalité de l'objet, reniant l'intervention de la conscience, mais paradoxalement il fait immédiatement de l'objet un être-pour-un-autre à ne pouvoir le considérer que sous l'angle de son utilité, réduisant ainsi tout existant, l'homme y compris, au statut de moyen.
Si la Foi doit accepter les critiques de la science, qui sont les siennes, et donc abandonner son double langage, elle ne peut se satisfaire de la passivité du spectateur, ni du monde prosaïque de la finitude délaissée par l'esprit. C'est l'aspiration à un monde meilleur de l'intellectuel insatisfait qui permettra de dépasser l'utilitarisme matérialiste et le règne de la marchandise par l'idéologie politique, idéologie collective qui n'est d'abord ni vraie ni fausse mais qui veut devenir vraie et se vérifier dans la réalité, c'est-à-dire politiquement.
c) la liberté absolue et la terreur (anarchie-terreur-Etat)
Autre moment décisif, ô combien puisque c'est l'événement qui structure toute cette histoire et se trouve à l'origine de la dialectique hégélienne, le passage au politique ne s'étant pas fait sans terribles contradictions ! C'est la Révolution française qui permet de lire toute l'histoire (occidentale) et de comprendre son enjeu de libération et d'humanisation du monde, de réalisation du christianisme dans les Droits de l'Homme.- La moralité (les idéologies post-révolutionnaires)
Nous en sommes au moment où "la conscience sait... que son être-en-soi est essentiellement être pour un autre", non plus au sens moral mais utilitaire, et sait qu'elle trouve son effectivité, comme volonté agissante de tous.
"C'est alors que l'esprit est présent comme absolue liberté ; il est la conscience de soi qui se comprend elle-même et comprend ainsi que sa certitude de soi-même est l'essence de toutes les masses spirituelles du monde réel comme du monde supra-sensible ; ou exprimé inversement que l'essence et l'effectivité sont le savoir que la conscience a de soi... Le monde lui est uniquement sa volonté, et celle-ci est volonté universelle... Elle est volonté réellement universelle, volonté de tous les singuliers comme tels".
Cette identification de la conscience de chacun à l'effectivité de tous "a supprimé ses barrières ; son but est le but universel, son langage la loi universelle, son oeuvre l'oeuvre universelle.. La volonté universelle se concentre en soi-même et est volonté singulière en face de laquelle se tiennent la loi et l'oeuvre universelles... elle ne laisse rien se détacher d'elle sous la figure de l'objet libre passant en face d'elle".
Cette société idéale vouée à l'universel ne laisse plus aucune place à la singularité, aux différences ni aux intérêts accusés de diviser la République (une et indivisible). Ses représentants ne représentent pas leurs électeurs mais seulement une parcelle de la volonté générale, nécessitant la négation de toute particularité. C'est le règne d'une totalité sans médiations (la loi Le Chapelier instituant la liberté d'entreprendre en interdisant coalitions, corporations, ententes et syndicats). Son idéalisme est celui de la pensée extérieure et du pouvoir absolu d'une conscience collective effective et souveraine qui est négation de la conscience de soi des individus. Cette liberté totalitaire se révèle en fin de compte comme la simple négation destructrice du particulier.
Cet universalisme abstrait "ne peut donc produire ni une oeuvre positive ni une opération positive ; il ne lui reste que l'opération négative ; elle est seulement la furie de la destruction... elle se divise dans l'universalité simple inflexible, froide, et dans la discrète, absolue, dure rigidité de la ponctualité égoïstique de la conscience de soi effective... L'unique oeuvre et opération de la liberté universelle est donc la mort... C'est ainsi la mort la plus froide et la plus plate, sans plus de signification que de trancher une tête de chou ou d'engloutir une gorgée d'eau".
La conscience éprouve dans la Terreur la contradiction d'un universel qui se veut basé sur la conscience individuelle de tous et qui finit par se retourner contre tous, devenus suspects, ne pouvant éliminer le conflit entre volontés particulières et différences sociales, la non-coïncidence entre les citoyens et leur gouvernement. Pour sortir du paradoxe d'une liberté absolue supprimant toute liberté et d'une Révolution qui dévore ses enfants, il faudra bien admettre la division irrémédiable de la société (en classes ou en factions).
Le gouvernement lui-même qui prétend exécuter cette volonté universelle est issue de la classe dominante et "ne peut donc se présenter autrement que comme une faction. Ce qu'on nomme gouvernement, c'est seulement la faction victorieuse, et justement dans le fait d'être faction se trouve immédiatement la nécessité de son déclin ; et le fait qu'elle soit au gouvernement la rend inversement faction et coupable... En face de lui, comme la volonté universelle effective, il n'y a que la volonté pure ineffective, l'intention. Être suspect se substitue à être coupable".
Et le suspect ne peut qu'être détruit brutalement car "on ne peut rien lui enlever que son être même... la terreur de la mort est l'intuition de cette essence négative de la liberté... La volonté universelle se convertit dans l'essence négative et se démontre aussi bien la suppression de la pensée de soi-même ou de la conscience de soi... Les consciences singulières qui ont ressenti la crainte de leur maître absolu, la mort, se prêtent encore une fois à la négation, s'ordonnent sous les masses".
"La liberté absolue a donc accordé avec soi-même l'opposition de la volonté universelle et de la volonté singulière. L'esprit devenu étranger à soi, poussé au sommet de son opposition dans laquelle le pur vouloir et le purement voulant sont encore distincts, réduit cette opposition à une forme translucide, et s'y trouve ainsi soi-même. - Comme le royaume du monde effectif passe dans le royaume de la foi et de l'intellection, ainsi la liberté absolue sort de son effectivité qui se détruit soi-même pour entrer dans une autre terre de l'esprit conscient de soi où la liberté absolue dans cette non-effectivité a la valeur du vrai... C'est sa nouvelle figure, celle de l'esprit moral, qui a pris naissance".
Le titre de ce chapitre peut surprendre dans une histoire politique mais ce n'est pas un retour en arrière car cette moralité s'oppose à l'éthique naturelle et simplement donnée ou immédiate : c'est l'avènement d'une moralité construite, "artificielle", rationnelle, produit conscient de "l'esprit certain de soi-même". Cette période de l'Empire napoléonien et de l'idéalisme allemand, très courte par rapport à la place qui lui est faite, est sans doute surévaluée car elle correspond aux années de formation de Hegel. On peut l'interpréter comme l'intériorisation des différents moments de la révolution (universel abstrait - libéralisme individualiste - Etat de Droit) et la réappropriation par la conscience de son histoire comme de sa liberté, savoir de sa propre effectivité qui est "savoir absolu" et "fin de l'histoire".
"En effet, elle est essentiellement le mouvement du Soi consistant à supprimer l'abstraction de l'être-là immédiat, et à devenir consciemment Universel... Ce que la conscience ne saurait pas, n'aurait aucun sens et ne pourrait constituer aucun pouvoir sur elle. Dans sa volonté imprégnée par le savoir se sont résorbés toute objectivité et tout monde. Elle est absolument libre du fait qu'elle sait sa liberté, et c'est justement ce savoir de sa liberté qui est sa substance et son but et son unique contenu".
a) La vision morale du monde (Kant)
Le règne de la Terreur voulant étouffer toute subjectivité finit par se retourner en promotion de la subjectivité comme notre bien le plus précieux et volonté effective du citoyen, mais c'est une subjectivité libre, indépendante de toute Nature à laquelle elle s'oppose et qu'elle aborde avec ses catégories rationnelles, sa grille de lecture (Critique de la raison pure). La "vision morale" du monde (Critique de la raison pratique) consiste dans cette séparation et cette indépendance totale entre nature et morale comme entre objet (chose-en-soi) et sujet (savoir). Si elle trouve son devoir en elle-même ("Agis de telle sorte que ton action puisse devenir loi universelle"), supprimant ainsi l'extériorité de l'éthique, c'est d'une part à la mesure de son propre savoir et d'autre part complètement déconnectée de toute particularité.
On pourrait dire aussi qu'il s'agit de dépasser l'arbitraire de la volonté générale, sortir d'un subjectivisme trop capricieux pour atteindre à une objectivité commune, justifiant de son universalité et, permettant de donner un contenu à la volonté collective, faire de la liberté de chacun l'objectif de tous. Seulement, dès lors, l'effectivité de la conscience, son action, se trouve paradoxalement indifférente à la réalité où elle doit agir.
Enfin, la conscience morale ayant malgré tout, de par son existence concrète, un côté naturel et sensible ("pathologique"), elle comporte "l'opposition de soi-même et de ses impulsions", le conflit devant se résoudre finalement dans "une unité telle qu'elle provienne du savoir de l'opposition des deux. C'est seulement une telle unité qui est la moralité effective". Cependant, cette composition des opposés (de l'esprit et de la chair) n'est jamais acquise et se révèle une tâche infinie :
"La conscience a donc à promouvoir elle-même cette harmonie et à faire sans cesse des progrès dans la moralité. mais il faut toujours renvoyer l'accomplissement parfait à l'infini... La perfection n'est donc pas effectivement accessible ; elle doit être seulement pensée comme une tâche absolue, c'est-à-dire telle qu'elle demeure toujours une tâche à remplir... Contradictions d'une tâche qui doit rester tâche et toutefois être remplie".
Confrontée, de plus, à la pluralité des devoirs qui s'imposent à l'action, mais ne sont plus devoirs sacrés puisqu'ils sont déterminés (ne sont plus universels), elle devient conscience de son imperfection morale, "conscience dont le savoir et la conviction sont imparfaits et contingents... dont les buts sont affectés de sensibilité", sa moralité ne pouvant plus dès lors se mesurer qu'au mérite qui lui est attribué.
Avec le mérite, "la vision du monde est ici achevée. En effet dans le concept de la conscience de soi morale les deux côtés, pur devoir et effectivité, sont posés en une seule unité, et l'un et l'autre sont ainsi, non comme étant en soi et pour soi, mais comme moments ou comme supprimés. Cela devient explicite pour la conscience dans la dernière partie de la vision morale du monde ; la conscience pose précisément le pur devoir dans une essence différente de celle qu'elle-même est, c'est-à-dire qu'elle le pose en partie comme une entité représentée, en partie comme quelque chose de tel qu'il n'est pas ce qui vaut en soi et pour soi".
Alors que c'était la nécessité de l'action effective qui devait amener à privilégier le côté subjectif du mérite par rapport à la loi universelle, on entre plutôt dans une nouvelle contradiction de la conscience morale qui perd ainsi toute effectivité !
"Elle tient sa propre effectivité aussi bien que toute effectivité objective comme l'inessentiel... La proposition s'énonce donc maintenant ainsi : il n'y a aucune conscience de soi effective moralement parfaite".
La vision morale du monde se détruit elle-même et tombe dans l'hypocrisie de "toute une nichée de contradictions privées de pensées". Tout ce qu'elle peut espérer c'est d'être "un progrès vers la perfection"...
"Ce qui plutôt pour la conscience a validité, c'est le stade intermédiaire de non-perfection - un état moyen qui du moins doit être un progrès vers la perfection... Elle est donc la pensée dans laquelle le savoir et le vouloir moralement imparfaits valent comme parfaits".
La conscience de son imperfection lui interdit toute satisfaction en ce monde (sinon par la grâce de Dieu), ce dont la conscience morale se lamente à longueur de temps.
"Précisément on prétend que c'est un fait d'expérience que dans notre monde présent la moralité est souvent malheureuse, tandis qu'au contraire la non-moralité est souvent heureuse" !
Pourtant on ne peut accuser les autres d'immoralité, puisqu'on ne peut nous-mêmes s'attribuer une moralité inattaquable. Ce qui s'exprime ainsi ce n'est donc rien que "l'envie qui se couvre du manteau de la moralité", c'est-à-dire le contraire de la moralité. A la fin, on ne sait plus où on est, c'est l'échec complet, puisqu'il n'y a plus d'immoralité, ni d'action morale qui ne soit équivoque ! Il faut passer à autre chose (esthétisme, religiosité, solidarité).
"Son retour à soi-même est plutôt seulement la conscience atteinte du fait que sa vérité est une vérité feinte".
b) Le Romantisme (intellectuel post-révolutionnaire)
La loi universelle a montré toutes ses contradictions aussi bien au niveau moral que politique. Alors que la conscience cherchait son objectivité en elle-même, elle n'a trouvé qu'un au-delà inatteignable. L'étape suivante consistera à se retrouver soi-même dans l'individualité (poésie), puis dans l'universalité (mystique) pour enfin se conclure sur leur union active (politique). C'est le romantisme post-révolutionnaire, l'idéologie de la liberté pour qui l'homme est la seule valeur morale mais qui n'agit pas vraiment dans le monde et ne cherche pas à se faire reconnaître réellement par les autres (elle ne lutte ni ne travaille), cherchant seulement à vivre en conformité avec soi-même.
"Elle se prend elle-même comme ce qui dans sa contingence est pleinement valide, ce qui sait sa singularité immédiate comme le pur savoir et le pur agir, comme l'effectivité et l'harmonie véritable".
- La bonne conscience ou la conviction intime (Schiller, Jacobi, Goethe)
Le devoir moral se voulait universel mais ne pouvait réduire la contradiction avec la sensibilité, jusqu'à se dissoudre dans l'ineffectivité. "Quelque chose devrait être pensé et posé comme nécessaire qui serait en même temps inessentiel". Voilà de quoi dévaluer le but, posé pour ne pas être atteint, et qui ne vaut donc plus comme but de l'action. La conscience va donc désormais se laisser guider dans l'action concrète par sa conviction intérieure et ses bonnes intentions (position proche de la dernière figure de la moralité, celle de "la raison examinant les lois"). Du coup, la "bonne conscience" retrouve en elle-même l'immédiateté de la satisfaction de soi qui lui était interdite par la rigueur d'une loi morale inflexible.
"Elle est simple action conforme au devoir qui n'accomplit pas tel devoir, mais sait et fait ce qui est concrètement juste. Elle est donc en général avant tout l'action morale comme action, dans laquelle est passée la conscience précédente inopérante de la moralité... Mais dans la certitude inébranlable de la bonne conscience il n'est plus possible d'ébranler et d'examiner le devoir".
Le progrès de la conscience consiste ici à comprendre, comme le disait Jacobi, que "la loi est faite pour l'homme et non l'homme pour la loi". Seulement, la loi morale s'identifie alors à la conviction propre et ne peut plus valoir pour tous.
"Le devoir n'est plus l'universel passant en face de Soi, mais il est su dans cet état de séparation n'avoir aucune validité. C'est maintenant la Loi qui est pour le Soi et non le Soi pour la Loi".
A l'évidence, l'action fondée sur la conviction intime s'expose à l'arbitraire si elle n'examine pas consciencieusement la question (si c'est la conscience qui décide, c'est elle la responsable).
"Il lui appartient donc de savoir exactement et d'évaluer avec précision les circonstances du cas". Elle doit bien admettre cependant "qu'elle ne connaît pas le cas dans lequel elle agit et que sa prétention d'évaluer consciencieusement toutes les circonstances est futile". Finalement, "cette conscience prend son savoir incomplet, parce qu'il est son propre savoir, comme savoir suffisant et complet".
Cette position de totale auto-détermination parait bien confortable mais elle contient donc sa propre contradiction. Comme la bonne conscience sait qu'il faut d'abord agir, sans reconnaître "aucun contenu comme absolu", elle se trouve absolument libre de suivre les lois ou de les enfreindre. De plus, étant donné que "charité bien ordonnée commence par soi-même", elle peut même faire passer son intérêt égoïste avant son devoir envers les autres.
"De même ce que d'autres nomment violence et injustice accomplit le devoir d'affirmer sa propre indépendance contre d'autres; ce qu'ils nomment lâcheté accomplit le devoir de préserver sa propre vie et donc de préserver la possibilité d'être utile au prochain".
"D'autant plus il se soucie de lui-même, d'autant plus grande est sa possibilité de rendre service aux autres; non seulement cela, mais encore son effectivité même consiste uniquement dans le fait d'être et de vivre en solidarité avec les autres".
- Le langage de la reconnaissance (Rousseau)
Pas besoin d'être grand clerc pour comprendre la faiblesse, voire le ridicule, d'une bonne conscience satisfaite de soi-même. Le seul critère de l'action morale est désormais le fait d'être reconnue comme telle par les autres, le rapport d'égalité de Soi à Soi remplaçant le rapport à la Loi. La moralité tient dès lors à la reconnaissance de l'autre, où ce n'est pas tant l'effet de son action, mais la conscience de soi libre qui est reconnue par les autres, ce qui est déjà une nouvelle figure de la moralité, ne se réduisant plus tout-à-fait à son intériorité.
"Le pur devoir est le moment essentiel consistant à se comporter envers les autres comme universalité. Il est l'élément commun des consciences de soi, et cet élément est la substance dans laquelle l'opération a subsistance et effectivité, le moment du devenir reconnu par les autres".
"Par conséquent l'opération est seulement la traduction de son contenu singulier dans l'élément objectif au sein duquel ce contenu est universel et reconnu, et justement le fait qu'il est reconnu rend l'action effective".
"Ce n'est pas le déterminé, ce n'est pas l'étant-en-soi qui est le Reconnu, mais seulement le Soi qui se sait soi-même comme tel".
L'action morale se juge désormais à la reconnaissance de l'autre qui fait accéder la singularité à l'universel, se réduisant du même coup à l'action symbolique et l'expression de sa conviction intime. Elle devient donc langage ou communication unifiant les consciences de soi (le langage est la matérialité de l'esprit).
"Ce qui compte c'est la conviction que cette action est le devoir, et cette conviction est effective dans le langage. Ainsi une fois de plus nous voyons le langage se manifester comme l'être-là de l'esprit. Le langage est la conscience de soi, qui est pour les autres, qui est présente immédiatement comme telle et qui, comme cette conscience de soi-ci, est conscience de soi universelle. Il est le Soi qui se sépare soi-même de soi, se devient objectif comme pur : Moi = Moi et qui, dans une telle objectivité, se maintient comme ce Soi-ci, et en même temps fusionne immédiatement avec les autres et est leur conscience de soi. Le Soi s'entend soi-même aussi bien qu'il est entendu par les autres, et le fait de l'entendre est justement l'être-là devenu Soi"
"Son intention, proprement parce qu'elle est son intention, est le Juste. On exige seulement qu'il le sache et qu'il dise sa conviction que son savoir et son vouloir sont le juste. L'énonciation de cette assurance supprime en soi-même la forme de sa particularité ; le fait de l'énonciation reconnaît l'universalité nécessaire du Soi".
- La belle âme (Novalis)
On approche du dénouement mais il faut affronter d'abord un dernier égarement, la réduction de l'universel au langage lui-même et l'immédiateté de la conscience mystique qui se contemple soi-même et supprime toute extériorité, renonçant à transformer sa pensée en être et "se trouve seulement comme perdue". Conscience qui n'a plus rien à attendre de la vie, déjà vécue et qu'elle n'aspire qu'à fuir dans le suicide. Le déchaînement des confessions inaugurées par Rousseau alimentera en effet le romantisme littéraire et la confusion de la belle âme inapte elle aussi à l'action mais donc l'intériorité se livre toute entière dans un langage qui n'est plus celui de la séparation mais de l'expression de soi.
"Elle est la génialité morale qui sait que la voix intérieure de son savoir immédiat est voix divine".
"Ce service divin solitaire est en même temps essentiellement le service divin d'une communauté... Se contempler soi-même est son être-là objectif, et cet élément objectif consiste dans l'expression de son savoir et de son vouloir comme d'un universel... C'est le verbe de la communauté qui dit son propre esprit... Toute extériorité comme telle disparaît pour elle".
"Cette certitude absolue dans laquelle la substance s'est résolue est l'absolue non-vérité qui s'écroule en soi-même; c'est la conscience de soi absolue dans laquelle la conscience s'engloutit".
"La certitude absolue de soi-même se change donc immédiatement pour elle comme conscience en un écho mourant, en l'objectivité de son être-pour-soi; mais le monde ainsi créé est son discours qu'elle a entendu également immédiatement et dont l'écho ne fait que lui revenir".
Ce manque de médiation est ce qui fait de cette dernière figure, la figure la plus pauvre, simple mouvement de disparition et absolue non-vérité (plus on s'approche de la vérité, plus on peut être dans l'erreur, l'erreur consistant ici dans la précipitation à croire que tout est gagné d'avance sans avoir rien à faire!).
"Il lui manque la force pour s'aliéner, la force de se faire soi-même une chose et de supporter l'être. La conscience vit dans l'angoisse de souiller la splendeur de son intériorité par l'action... Son opération est aspiration nostalgique qui ne fait que se perdre en devenant objet sans essence, et au-delà de cette perte retombant vers soi-même se trouve seulement perdue; - dans cette pureté transparente de ses moments elle devient une malheureuse belle âme, comme on la nomme, sa lumière s'éteint peu à peu en elle-même, et elle s'évanouit comme une vapeur sans forme qui se dissout dans l'air".
c) le grand Pardon (réconciliation finale)
Le monde de la belle âme n'est pas durable, c'est un monde évanescent qui s'évanouit et disparaît. Le jugement moral condamne durement cette passivité et cette inconsistance. La bonne conscience ne valait que dans et par l'action. La belle âme se voulait universelle, abolissant, sans rien faire, toute distinction de l'universel et de la singularité. Maintenant, comme savoir particulier, la conscience singulière s'oppose à nouveau aux autres consciences singulières qu'elle juge moralement, dont elle voit les véritables mobiles et dénonce les faux-semblants. "Le devoir n'est que dans les mots, et sa valeur est celle de l'être pour un autre". Ce qui était pure intériorité est démasquée comme hypocrisie et comme mépris de l'autre.
Mais ce jugement moral lui-même est dénoncé comme passivité, inaction, pur dénigrement, ne pouvant empêcher que son propre jugement se condamne à son tour lui-même, s'égalisant ainsi avec ceux qu'il condamne.
"Elle est l'hypocrisie qui veut qu'on prenne pour opération effective le fait de juger". Cependant si ce jugement critique "explique avec son intention différente de l'action même et en éclaire les ressorts égoïstiques. De même toute action est capable d'être considérée dans sa conformité au devoir, comme elle est capable de cette autre considération de sa particularité... L'action est-elle auréolée de gloire ! ce jugement sait cet intérieur comme recherche de la gloire... Aucune action ne peut échapper à un tel jugement, car le devoir pour le devoir, ce but pur, est ce qui est sans effectivité ; il a son effectivité dans l'opération de l'individualité et l'action a ainsi le côté de la particularité en elle. - Il n'y a pas de héros pour son valet de chambre; mais non pas parce que le héros n'est pas un héros, mais parce que le valet de chambre est - le valet de chambre, avec lequel le héros n'a pas affaire en tant que héros".
Le jugement moral, comme valet de chambre de la moralité, introduit donc la contradiction et la réflexion dans l'action moral. Mais en prenant conscience de sa propre hypocrisie le jugement moral se sait l'égal de celui qu'il critique et attend pareille confession et reconnaissance de l'autre. C'est finalement le jugement moral qui est condamné pour sa dureté et se renie comme jugement de l'autre ("Ne jugez pas et vous ne serez pas jugé") :
En effet, le jugement moral prend d'abord "l'attitude obstinée du caractère toujours égal à soi-même et le mutisme qui se retire en soi-même et refuse de s'abaisser jusqu'à un autre... La conscience jugeante se montre par là comme la conscience délaissée par l'esprit et reniant l'esprit".
"La belle âme donc, comme conscience de cette contradiction dans son immédiateté inconciliée, est disloquée jusqu'à la folie et se dissipe en consomption nostalgique".
Heureusement "Les blessures de l'esprit se guérissent sans laisser de cicatrices". Ou plutôt elles sont des moments nécessaires, et qui seront conservés, mais ne sont que des moments qui doivent être dépassés. "Le Soi qui réalise l'action n'est qu'un moment du tout, de même le savoir qui distingue grâce au jugement le singulier de l'universel". Finalement le jugement se retournant en examen de conscience et en auto-critique, la condamnation première se transforme en pardon, atteignant enfin l'esprit absolu qui est réconciliation, reconnaissance mutuelle, conscience de la relation comme de l'opposition du moi aux autres, de l'universelle singularité qui nous fait tous frères (et doit mener à l'Etat universel mais divisé, issu de la révolution et basé sur le droit de la défense, l'assistance mutuelle et les droits de l'Homme).
"Le pardon qu'une telle conscience offre à la première conscience est la renonciation à soi-même, à son essence ineffective... Le mot de la réconciliation est l'esprit étant-là qui contemple le pur savoir de soi-même comme essence universelle dans son contraire, dans le pur savoir de soi comme singularité qui est absolument au-dedans de soi - une reconnaissance réciproque qui est l'esprit absolu".
"Le Oui de la réconciliation, dans lequel les deux Moi se désistent de leur être-là opposé, est l'être-là du Moi étendu jusqu'à la dualité".
- La fin du savoir
C'est pour Hegel à peu près le dernier mot, ce que Kojève a pu appeler, un peu rapidement, "la fin de l'histoire". On semble pourtant assez loin de la politique et plutôt dans la morale ou la religion avec le pardon et la réconciliation finale consistant à se reconnaître tous pêcheurs, fautifs, insuffisants, hypocrites même, mais avec des circonstances atténuantes toujours (et donc à l'inverse de Kojève on peut dire que c'est la renonciation à la sagesse et admettre ses limites mais sans renoncer à la grandeur de l'esprit, à la présence du désir et de l'insatisfaction, présence de l'infini au coeur de notre finitude, au coeur de la déchéance même. Ce n'est même pas la sagesse de ne plus prétendre à la sagesse car ce n'est pas y renoncer, c'est plutôt le "deuil du deuil" comme dit Catherine Malabou). L'enjeu politique ne peut être que dans la sortie de la religion et d'une vision idéalisée de nous-mêmes, pour une véritable auto-nomie réflexive et consciente de son caractère collectif, de notre responsabilité, passage de l'histoire subie à l'histoire conçue, à une politique active et ambitieuse mais prudente et charitable, véritable révolution amoureuse, réalisation de l'universel dans sa singularité concrète "étendue jusqu'à la dualité".
Il faut savoir que le chapitre suivant ce parcours historique est un retour sur l'histoire des religions où l'unité des consciences de soi s'objective dans des religions successives (naturelle, esthétique, révélée) où elle prend conscience d'elle-même, dans une représentation idéalisée. Mais cette unité projetée dans l'au-delà doit encore se nier comme religion et comme réalité transcendante pour abolir enfin la séparation du sacré dans l'autre monde et ramener le Ciel sur la Terre (réaliser la religion chrétienne). C'est ce que Hegel appelle le Savoir absolu qui est un savoir sur le savoir, savoir que tout savoir est savoir d'un sujet (produit de l'interaction du Moi avec le non-Moi disait Fichte), et donc savoir qu'il n'y a pas de Dieu omniscient, tout savoir résulte d'un apprentissage et peut être pris en faute (Hegel n'arrête pas d'insister sur le fait qu'on ne peut tout savoir). Il s'agit donc de se réapproprier notre propre opération qui se retournait contre nous, s'opposait à nous dans son objectivité. Le savoir absolu achève la succession des figures de la conscience de soi par la conscience de l'unité de ses moments comme processus par lequel la conscience de soi s'aliène dans l'autre pour revenir à soi ; et donc revient à l'action collective après s'être égaré dans la religion.
Ce n'est ni la fin de la religion, ni la fin de l'histoire ou de la science, seulement l'affirmation que c'est notre propre oeuvre et l'affirmation de notre liberté. Ce n'est que la fin des illusions peut-être et de la croyance d'une vie après la mort (s'accepter mortel). Il reste un au-delà pourtant, c'est notre responsabilité envers les générations futures, c'est le monde à venir et la réalisation de nos projets (notre projection dans le futur). Hegel n'abandonnera jamais tout-à-fait la religion dont il tenait à préserver la vérité spirituelle (liberté et dignité humaine) ainsi que le caractère unificateur, mais ce qu'il défend c'est une religion "humanisée", simple médiation entre la science et la politique, autant dire une version unifiée, vulgarisée et contrôlée des sciences spécialisées, la traduction pratique (éthique) du savoir théorique, processus infini, se connaissant pour tel, où se noue l'universel à la singularité.
"Il est Moi qui est ce Moi-ci et pas un autre, et qui en même temps aussi immédiatement est médiat ou est Moi supprimé et universel... Il est en effet l'esprit qui se parcourt soi-même... La science ne se manifeste pas avant que l'esprit ne soit parvenu à cette conscience sur soi-même... Le temps est le pur Soi extérieur... le temps se manifeste donc comme le destin et la nécessité de l'esprit qui n'est pas encore achevé au-dedans de soi-même".
Il faut revenir sur l'interprétation de Kojève, ce qu'il appelle "la fin de l'histoire" : l'avènement du Savoir Absolu où la conscience agissante s'apparaît complètement à elle-même (il oublie que c'est donc dans sa négativité). S'il a peut-être raison de faire de Napoléon le héros de cette rationalisation du monde (Napoléon est d'abord un scientifique), on en chercherait vainement la trace dans le texte lui-même. C'est donc une interprétation originale, lecture marxo-heideggerienne de Hegel, survalorisant la dialectique du Maître et de l'Esclave (la lutte et le travail) ou la place de la mort dans la philosophie hégélienne. Il garde malgré tout une grande force de dévoilement :
"Le Romantique se rend compte de la liberté acquise par la Révolution, résultat du travail et de la lutte ; mais il accepte seulement le résultat, sans accepter les moyens (...) il voudrait jouir de la liberté conquise par les autres (...) L'intellectuel post-révolutionnaire a compris que la valeur suprême, c'est lui mais son autonomie se révèle non par l'Action mais par la Conviction immédiate subjective. Donc le Romantique vit en conformité avec ses propres Convictions - quelles qu'elles soient ; c'est tout ce qu'il veut. L'Homme romantique veut être reconnu ; en ceci il a raison, - mais il a tort de vouloir l'être d'une façon immédiate, c'est-à-dire sans effort.
L'intellectuel choisit le subterfuge de l'Hypocrisie et nie son échec. Il se contente de la Tolérance à l'égard de ses Convictions - et de toutes les autres (sauf les intolérantes). C'est l'idéologie pacifiste, c'est le Libéralisme politique et économique. Les Romantiques bavardent sur le bien public tandis que les hommes d'affaire agissent en fonction de leurs intérêts privés (...) Dans cette société où vit le Romantique, on peut dire n'importe quoi ; tout est toléré et presque tout est trouvé intéressant (même le crime, la folie, etc.). C'est la dernière fuite de l'Homme devant le Monde : refuge en soi (la tour d'ivoire). Le poète romantique a voulu être Dieu (et il avait raison de le vouloir), mais il n'a pas su s'y prendre : il s'anéantit dans la folie ou le suicide (...) On ne peut accuser Napoléon d'égoïsme et de crime car toute Action est égoïste et criminelle, tant qu'elle n'a pas réussi - or Napoléon a réussi. De plus, les adversaires de Napoléon n'agissent pas contre lui, ne le détruisent pas : leur jugement est donc pure vanité, bavardage. Ils sont inactivité pure". Kojève, p150-153
"C'est Napoléon qui réalise l'idéal de l'Individualité, en faisant reconnaître la valeur absolue de sa particularité par un Monde créé par lui (à partir du néant révolutionnaire) en vue de cette même reconnaissance universelle". Kojève, p157
"En dernière analyse, cet Etat ne change plus parce que tous ses Citoyens sont satisfaits. Je suis pleinement et définitivement satisfait quand ma personnalité exclusivement mienne est reconnue (dans sa réalité et dans sa valeur, sa dignité) par tous, à condition que je reconnaisse moi-même la réalité de la valeur de ceux qui sont censés devoir me reconnaître. Etre satisfait, c'est être unique au monde et (néanmoins) universellement valable". Kojève p145-146
On peut penser que la suite de l'histoire a réfuté cette fin contemplative mais que cette fin soit prématurée ou excessive, inatteignable comme "abolition de la différence du savoir et de la vérité", et même du temps (!), cela ne doit pas nous permettre de renier tout l'acquis précèdent mais d'en dialectiser le contenu et dénoncer l'historicité des interprétations qui en ont été données. D'abord il faut remarquer qu'on se situe toujours à la fin de l'histoire, comme on ne peut donner sens qu'à une phrase achevée. Chaque point final produit un sens, cela n'empêche pas la phrase d'être suivi d'une autre phrase et la fin du paragraphe d'un autre paragraphe. On est toujours à la fin, il faut le savoir, et tous les jours des histoires s'achèvent, mais l'histoire ne s'arrête pas si l'histoire c'est la dialectique de la conscience de soi. "Son inquiétude consiste à se supprimer dialectiquement lui-même, ou elle est la négativité".
D'ailleurs Hegel rendra compte dans les "Principes de la philosophie du Droit" d'une dialectique, en particulier économique et sociale, qui est postérieure à Napoléon quoiqu'en dise Kojève. Lui-même concevait dans son "Esquisse d'une phénoménologie du Droit" la synthèse du contrat et du statut pour le travailleur dans l'Etat universel homogène qu'il a aidé à naître en participant à la construction de l'Europe, dont il a bien connu toutes les péripéties. Du moins il y a quelque chose qui s'arrête. C'est, par exemple, de croire à l'histoire ou bien à une révélation finale. Ce qui s'arrête c'est notre inconscience et notre irresponsabilité maintenant que nous pouvons savoir notre rôle dans l'histoire.
Le Savoir absolu n'est qu'un savoir sur le savoir, rien de plus, et "l'esprit doit recommencer depuis le début aussi naïvement" mais comme histoire conçue désormais (conscience de l'histoire, temps intériorisé, relation entre ses moments opposés). On n'y est pas encore, ou plutôt nous avons dû subir déjà un dur apprentissage de cette nécessaire projection dans le futur, avec la barbarie des idéologies opposées libérales, fascistes et communistes. On peut espérer que les leçons en seront retenues et que l'idéologie s'humanise avec l'écologie-politique préservant notre avenir ; mais pour cela aussi il faut du temps et de multiples retournements dialectiques sans aucun doute...
"Messieurs ! Nous sommes situés dans une époque importante, dans une fermentation, où l'Esprit a fait un bond en avant, a dépassé sa forme concrète antérieure et en acquiert une nouvelle. Toute la masse des idées et des concepts qui ont eu cours jusqu'ici, les liens mêmes du monde, sont dissous et s'effondrent en eux-mêmes comme une vision de rêve. Il se prépare une nouvelle sortie de l'Esprit ; c'est la philosophie qui doit en premier lieu saluer son apparition et la reconnaître, tandis que d'autres, dans une résistance impuissante, restent collés au passé, et que la plupart constituent en masse son émergence, mais inconsciemment".
Conférences de Iéna, 1806
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Résumé
On peut comparer ces résumés avec ph II p296-297 et 306-307Moralité : l'invention de soi (théorie idéale, raison individuelle)
La conscience de l'unité avec les autres prend d'abord la forme du traditionalisme. Mais celui-ci échoue à se justifier devant des traditions étrangères aussi bien qu'il renonce à se réaliser véritablement. L'unité avec les autres se réduit dès lors à l'égoïsme de la jouissance que chacun dispute à chacun. Mais la vérité de la jouissance est sa fin, consommation du désir ou être-pour-la-mort. Par son côté universel la conscience surmonte cette menace et trouve en soi le principe du dépassement de son plaisir égoïste. Cette aspiration morale éprouvée immédiatement comme loi du coeur s'oppose au monde sans plus de raisons que de lui imposer une logique subjective qui ne rend pas compte d'elle-même. Si elle advient à se réaliser un tant soit peu, cette loi perd de son assurance, de sa légitimité et le coeur invoque la fureur extérieure du complot, la main du diable sur de pures intentions. La leçon de ce délire de persécution est le rejet des prétentions de l'individualité à imposer son arbitraire au cours du monde. C'est plutôt contre cette individualité que va désormais s'appliquer son zèle par la discipline de la vertu. Le cours du monde auquel s'oppose la vertu est maintenant constitué du règne de l'égoïsme universel et de la recherche du plaisir désormais rejetée. Mais la vertu ne se réalise qu'à la mesure des forces de chacun et sa valeur ne réside donc plus dans sa réalisation mais dans son effort et sa foi. Le mérite se mesurant à la peine, le monde qui nous fait souffrir est revalorisé d'autant comme révélateur de la vertu et de la foi. De plus l'effort et la foi concernent l'individualité dont la discipline voulait se défaire, ne pouvant jouir de ses propres réussites et sans pouvoir modérer l'orgueil de l'ascète comme une boursouflure vide. Plutôt que de rester tournée vers sa propre excellence la vertu ne se suffit plus de la foi mais exige les oeuvres. La vertu est jugée à ce qu'elle fait. Les oeuvres pourtant sont fragiles et multiples, éphémères, disparaissantes. Le but est dès lors le chemin, l'oeuvre vaut comme occupation et non plus comme accomplissement. La tromperie, l'escroquerie de cette vertu satisfaite se manifeste dans la compétition sociale et impose finalement la loi morale, son universalité inconditionnelle qui pourtant ne peut rendre compte de la singularité concrète et imposer sa loi sans réflexion. Ce qui importe dès lors c'est bien encore la réflexion elle-même, la conscience qui examine la loi et se l'approprie, l'interprète, la loi se réduisant à son application par la conscience. Pourtant là encore la limite est vite trouvée dans le jésuitisme des rationalisations égalisant tout contenu. La conclusion qui s'impose est bien celle de l'impuissance de toute théorie à rendre compte des choix pratiques, tombant dans l'arbitraire. La théorie dépend plutôt désormais de la pratique devenue politique et qui en détermine la perspective.
Politique : la création du monde (théorie pratique, action collective)
La nouvelle bonne volonté du Conformisme voulant affirmer son appartenance à son peuple va rencontrer dans l'opposition des devoirs de la famille, comme Loi divine, et des devoirs de la communauté, comme Loi humaine, d'abord la culpabilité puis la corruption avant de s'aliéner dans un Droit formel qui est le règne de la séparation et de la propriété privée (culture et foi). La division entre bien public et propriété privée laisse au jugement de chacun de prendre le parti de la conscience vile (victime intéressée) ou de la conscience noble (prête au sacrifice et à la vertu). Mais le sacrifice qui ne va pas jusqu'à la mort est ambigu et tombe dans la rébellion (à la revendication de la conscience vile). Dès lors, ce n'est plus le sacrifice qui compte mais la justesse du conseil, de la loi et du commandement, son contenu universel comme langage du pouvoir. Cette nouvelle valorisation du contenu s'épuise pourtant dans la flatterie de l'homme de cour jusqu'à perdre dans l'extériorité des raffinements de la culture toute signification sérieuse. Mais la perte du sens est déjà la foi qui se sait être-pour-un-autre, rapport individuel à l'Universel et désir de l'Autre. Le rassemblement encyclopédique du savoir de l'humanité dissout pourtant cette confusion et cet individualisme dans l'unification du savoir de tous et la constitution d'une véritable intelligence collective. Ce rationalisme s'opposera à l'obscurantisme des religions et dénoncera la corruption du clergé. Mais les lumières se révèlent aussi dogmatiques (scientisme) et tombent dans l'hypocrisie, l'utilitarisme matérialiste le plus plat et la passivité. Jusqu'à se retourner en idéologies politiques, comme volonté agissante de tous, mais la liberté absolue conquise par la Révolution française sera accaparée par les factions et sombrera dans la Terreur de la simple suspicion, de la division de la volonté générale, perdant encore ainsi toute effectivité. La défense de l'individu en sortira renforcée au nom d'une nouvelle conscience morale, représentée par Kant, revendiquant cette ineffectivité du pur devoir universel. Le but est cependant dévalué par cette inaction et se retourne enfin dans l'action effective d'une bonne conscience inébranlable qui sait que l'action ne vaut que par son intention, sa conviction propre et sa réalisation consciencieuse. Mais la conviction morale ne vaut qu'à être exprimée et reconnue par l'autre, c'est le langage de la reconnaissance qui unifie les consciences de soi, d'abord dans la confusion de la belle âme inapte elle aussi à l'action. Le jugement moral condamne durement cette passivité et cet incroyable mépris de l'autre mais il ne peut éviter que son propre jugement se condamne à son tour soi-même et confesse ses fautes, s'égalisant enfin à l'autre dans le Pardon et la reconnaissance mutuelle. C'est pour Hegel à peu près le dernier mot mais si l'histoire a réfuté cette fin contemplative, le Savoir absolu reste le savoir du savoir comme savoir d'un sujet et histoire, processus dialectique d'apprentissage qui n'a pas fini de nous surprendre...