Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l'esprit II (VI)
L'histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté - progrès dont nous avons à reconnaître la nécessité. (Philosophie de l'Histoire, p27-28)
Voici donc la suite de la misère de la morale. Le chapitre précédent ayant exploré les contradictions des positions morales et leur insuffisance concluait sur la nécessité du passage au politique pour la réalisation de la justice. On entre ainsi dans la dialectique de la prise de conscience historique de notre existence collective, histoire politique succédant à la morale individuelle.
Faite dans des conditions matérielles difficiles et m'ayant demandé beaucoup plus de travail que je ne pensais, je n'ai pas réussi à simplifier autant cette partie, bien plus longue et moins convaincante sans doute que le parcours des impasses morales, mais il y a malgré tout de précieuses analyses historiques qui font tout le charme de la Phénoménologie de l'Esprit (Antigone, l'individualisme romain, la critique trop réductionniste des religions par les lumières, les contradictions de la liberté menant à la Terreur révolutionnaire, etc.). Comme Marx le soulignait :
La "conscience malheureuse", la "conscience honnête", le combat de la "conscience noble" et de la "conscience vile", etc., toutes ces parties isolées contiennent (bien que sous une forme encore aliénée) les éléments nécessaires à la critique de domaines entiers, tels que la religion, l'État, la vie bourgeoise, etc. (Marx II p125)
Je ne prétends pas rendre compte de toute la richesse de la dialectique hégélienne, juste donner un aperçu de sa puissance de dévoilement et de son caractère indispensable en politique. Si cela pouvait permettre à tous ceux qui se prétendent anti-hégéliens (qui ne l'est pas de nos jours?) de savoir au moins un peu de quoi il est question... Par exemple, et à l'opposé de ce qu'on croit, il serait bien salutaire que les marxistes reviennent à Hegel pour comprendre qu'il n'y a pas plus d'abolition des classes qu'il n'y a de volonté générale quelque soit l'acharnement de la Terreur pour en imposer l'existence par la négation de l'existant.
Les figures de la moralité pouvaient être représentées par des contemporains, les figures de la politique renvoient à des situations ou des personnages historiques, et donc moins actuels, même si on peut en tirer des enseignements pour notre temps et surtout pour l'action politique qu'elle éclaire singulièrement.
En effet, la dialectique n'est plus individuelle, elle est collective avec ses retournements et ses changements de mode, ses retours de bâton toujours surprenants, où progresse, malgré d'inévitables régressions, la conscience de notre liberté (et de notre responsabilité collective). Il est, en tout cas, très amusant d'en suivre les tribulations, de contradictions en effets pervers (du Conformisme à l'Ethique puis au Droit et à la Culture jusqu'à la reconnaissance mutuelle dans l'Etat démocratique comme intelligence collective consciente d'elle-même).
Faisons d'abord un résumé rapide de ce parcours historique qu'on détaillera ensuite :
Ainsi, la bonne volonté du Conformisme voulant affirmer son appartenance à son peuple va rencontrer dans l'opposition des devoirs (de la famille, comme Loi divine, et des devoirs de la communauté, comme Loi humaine) d'abord la culpabilité puis la corruption avant de s'aliéner dans un Droit formel qui est le règne de la séparation et de la propriété privée (culture et foi). La division entre bien public et propriété privée laisse au jugement de chacun de prendre le parti de la conscience vile (victime intéressée) ou de la conscience noble (prête au sacrifice et à la vertu). Mais le sacrifice qui ne va pas jusqu'à la mort est ambigu et tombe dans la rébellion (à la revendication de la conscience vile). Dès lors, ce n'est plus le sacrifice qui compte mais la justesse du conseil, de la loi et du commandement, son contenu universel comme langage du pouvoir. Cette nouvelle valorisation du contenu s'épuise pourtant dans la flatterie de l'homme de cour jusqu'à perdre tout sens dans l'extériorité des raffinements de la culture. Mais la perte du sens est déjà la foi qui se sait être-pour-un-autre, rapport individuel à l'Universel et désir de l'Autre. Le rassemblement encyclopédique du savoir de l'humanité dissout pourtant cette confusion et cet individualisme dans l'unification du savoir de tous et la constitution d'une véritable intelligence collective. Ce rationalisme s'opposera à l'obscurantisme des religions et dénoncera la corruption du clergé. Mais les lumières se révèlent aussi dogmatiques (scientisme) et tombent dans l'hypocrisie, l'utilitarisme matérialiste le plus plat et la passivité. Jusqu'à se retourner en idéologies politiques, comme volonté agissante de tous, mais la liberté absolue conquise par la Révolution française sera accaparée par les factions et sombrera dans la Terreur de la simple suspicion, de la division de la volonté générale, perdant encore ainsi toute effectivité. La défense de l'individu et de sa liberté en sortira renforcée au nom d'une nouvelle conscience morale, représentée par Kant, revendiquant cette ineffectivité de l'universalité comme pur devoir universel. Le but est cependant dévalué par cette inaction et se retourne enfin dans l'action effective d'une bonne conscience inébranlable qui sait que l'action ne vaut que par son intention, sa conviction propre et sa réalisation consciencieuse. Mais la conviction morale ne vaut qu'à être exprimée et reconnue par l'autre, c'est le langage de la reconnaissance qui unifie les consciences de soi, d'abord dans la confusion de la belle âme inapte elle aussi à l'action. Le jugement moral condamne durement cette passivité et cet incroyable mépris de l'autre mais il ne peut éviter que son propre jugement se condamne à son tour soi-même et confesse ses fautes, s'égalisant enfin à l'autre dans le Pardon fraternel et la reconnaissance mutuelle. C'est pour Hegel à peu près le dernier mot mais si l'histoire a réfuté cette fin contemplative, le Savoir absolu reste le savoir du savoir comme savoir d'un sujet et histoire, processus dialectique d'apprentissage qui n'a pas fini de nous surprendre...
- L'ordre éthique (de la loi naturelle au Droit)
a) le conformisme (le règne de la mort et des divisions naturelles)
La première attitude, une fois reconnue notre appartenance à une collectivité et l'action politique comme seule effectivité, c'est l'attitude "réaliste" du conformiste ou du Citoyen loyal respectant les lois de son peuple, pour les mêmes raisons que la conscience de soi comme conscience des autres avait pris la forme du traditionalisme éthique mais, à la différence du point de vue moral, de l'imitation ou de la loi du coeur, la conscience et l'action individuelle se pensent, d'un point de vue politique, comme distinctes d'une réalité collective transcendante, extérieure, l'individu étant soumis à sa loi comme à ce qui est faisable et ce qui est "comme il faut" (le collectif a beau être construit il n'en est pas moins bien réel dans ses interactions avec les individus qu'il organise, malgré ce que prétendent nominalistes, réalistes, scientistes, libéraux, etc.).
C'est une position solide et durable (qu'on songe à l'Egypte millénaire). Cette fois-ci, la contradiction ne viendra donc pas de l'opposition aux autres, ni du choc des civilisations qui servira au contraire à souder le peuple dans la guerre contre ses ennemis, la contradiction du conformisme n'est pas extérieure mais intérieure à son exigence de légitimité, ce sont ses divisions internes et d'abord la division sexuelle, considérée dans son universalité comme une réalité simplement donnée et naturelle, divisant les rôles et déterminant toute une série de doubles appartenances : division entre la femme et l'homme, entre la famille et la cité, entre loi divine et loi humaine, entre nuit et jour ; mais avant de prononcer le divorce et tomber dans la tragédie antique, le Conformiste entretient la nostalgie d'un ordre naturel et d'une harmonie sexuelle originelle. Il est tout aussi naturel qu'à ce stade, le maître absolu ce soit la mort (omniprésente) négation naturelle de l'individuel, et qui règne sur le guerrier tout comme sur la femme qui ensevelit les morts et entretient leur culte.
- la division sexuelle (l'homme et la femme)
La cité grecque n'est déjà plus l'état de nature, c'est une construction culturelle, basée sur une "loi connue", loi humaine édictée (explicite) qui n'est donc pas immanente, immédiate, animale (implicite). Il n'empêche que l'Etat antique garde une base "naturelle" (ethnique et familiale). Sa contradiction interne est tout aussi naturelle, c'est la division en différentes familles ou communautés mais, plus essentiellement, c'est la différence des sexes qui implique qu'il y a immanquablement deux modes de vie en société : féminin et masculin, intérieur et extérieur, privé et public, famille et guerre. D'un côté, l'homme participant au gouvernement de la cité doit séparer son universalité de sa propre singularité familiale pour se mettre au service du bien commun (la démocratie est une division en zones géographiques, les dèmes, dont le but premier était de casser les solidarités familiales). De son côté, la femme attachée à son foyer particulier s'identifie à sa fonction familiale universelle et ne compte pas la singularité de ce mari-ci, ni de cet enfant là.
"Dans le foyer du règne éthique, il ne s'agit pas de ce mari-ci, de cet enfant-ci, mais d'un mari en général, des enfants en général. Ce n'est pas sur la sensibilité, mais sur l'universel que se fondent ces relations de la femme. La distinction de la vie éthique de la femme d'avec celle de l'homme consiste justement en ce que la femme dans sa destination pour la singularité et dans son plaisir reste immédiatement universelle et étrangère à la singularité du désir. Au contraire, chez l'homme, ces deux côtés se séparent l'un de l'autre, et parce que l'homme possède comme citoyen la force consciente de soi de l'universalité, il s'achète ainsi le droit du désir, et se préserve en même temps sa liberté à l'égard de ce désir".
Cette division des rôles entre le singulier qui défend l'universel et l'universelle qui défend le particulier se donne d'abord comme union harmonieuse et complémentaire (nécessaire, mystique, mystérieuse) de l'actif et du passif, de la lutte et du travail, de l'esprit qui dit non et de la chair qui dit oui, de l'extraverti et de l'intraverti.
En fait, loin d'une harmonie naturelle, on introduit ainsi un conflit permanent entre logiques contradictoires qui ne peuvent s'entendre, où chacun trompe l'autre inévitablement, on ne le sait que trop. Le fait que cette base naturelle disparaisse de nos jours n'est d'ailleurs pas fait pour faciliter cette répartition des rôles qui perd simplement en rigidité mais n'arrange pas les choses devenues encore plus compliquées et précaires, la négociation permanente et le chantage affectif se substituant à la loi du Père universel... Du moins on tend à dépasser ainsi l'opposition des sexes en politique et la séparation du privé et du public, même si cela prend la forme d'une revendication féministe apparemment différentialiste.
- la loi humaine et la loi divine (la guerre et la famille)
La division sexuelle du travail porte en elle la division de la société et la duplicité d'appartenances multiples entre famille et cité, communauté naturelle (particulière) et communauté politique (universelle). Le problème n'est pas tant l'égoïsme opposé aux devoirs mais les conflits d'intérêts entre les différents groupes ou collectivités dont nous faisons partie.
La famille est la communauté éthique naturelle alors que la cité est une communauté construite ("Le gouvernement est l'esprit effectif réfléchi en soi-même"), Etat politique qui viendra contredire l'état de nature. La nature est le royaume des dieux (Neter désigne les dieux pour les égyptiens), lieu de naissance des forces vitales et des lois divines qui nous viennent d'ailleurs (hétéro-nomie), auxquelles s'opposent les lois humaines artificielles et fruits de notre liberté (auto-nomie). La Loi divine est gardée par la femme au foyer, la Loi humaine par le citoyen combattant mais il n'y a pas de médiation entre l'universel (Etat) et le particulier (famille) dans ce monde païen qui a déjà perdu son unité.
La Loi divine fonde la famille sur le culte des morts et leur enterrement, traitant universellement de la singularité en la soustrayant aux vivants et à l'oubli (avec pour conséquence qu'on n'est reconnu comme particulier qu'une fois mort et enterré). De même la Loi humaine, qui n'est pas naturelle mais un produit de notre liberté, se dissout plutôt dans la paix et la jouissance de la bonne vie. Elle ne s'impose sans contestations et ne nous rassemble vraiment que dans la guerre (état "naturel" de confrontation entre Peuples ou Cités en l'absence de lois supérieures pour régir leurs conflits). La guerre est essentielle à la cohésion sociale comme mobilisation générale dépassant les individualismes, manifestant la précarité des biens et retenant les parties dans la dépendance du tout. C'est la force destructrice de la guerre, le règne de la mort comme négativité naturelle, qui se trouve constituer la force de conservation de la communauté, son royaume souterrain, royaume des morts sur lequel elle est bâtie et qui n'a rien du royaume enchanté de l'enfance qu'on s'imagine être celui des commencements.
- le monde éthique comme totalité
Le conformiste revendique le retour aux temps anciens d'un ordre juste et harmonieux. On ne peut dire si ce temps là a vraiment existé de l'union de tous les coeurs, du moins on a pu le croire et vouloir en garder le souvenir dans l'histoire. Temps béni de nos amours souriants à la vie ou temps homériques de la grandeur grecque (si ce n'est le temps de fusion des mouvements sociaux) la nostalgie est toujours présente d'un âge d'or perdu à jamais, d'une perfection immobile figée dans son éternité. Ce désir d'ordre et de totalité, dans l'union du mâle et de la femelle, n'est pourtant que la première des illusions de la prise de conscience politique de nos solidarités sociales et de notre existence collective, illusion qui sera vite déçue du règne de la justice et de l'entente des coeurs.
"Savoir la loi du coeur comme la loi de tous les coeurs, la conscience du Soi comme l'ordre universel reconnu;- c'est la vertu qui jouit des fruits de son sacrifice... Le tort qui, dans le règne éthique, peut-être infligé à l'individu consiste seulement en ceci : que quelque chose lui arrive purement et simplement".
Le rideau se lève, la scène est en place où ce qui arrive ne peut être qu'un terrible destin où ces deux lois se déchirent et la totalité originaire se révèle irrémédiablement divisée.
b) la culpabilité (double bind)
On n'en reste pas à cette belle vie éthique, à l'accord des consciences dans l'obéissance à la loi, qui n'est donc que le premier acte de notre tragédie. Le début de l'histoire est connu qui contient déjà en lui toute la suite. Tout commence pour nous avec les Grecs, et ce qui va déchirer cette belle harmonie, c'est le conflit des devoirs, illustrée par l'Antigone de Sophocle dans son affrontement avec Créon qui avait interdit sous peine de mort d'enterrer son frère, coupable de rébellion. C'est la loi humaine qui se dresse contre la loi divine introduisant le désordre dans la Cité et la malédiction sur les coupables. Antigone ne pouvant se dérober au devoir familial envers son frère le paiera de sa vie, entraînant dans sa mort le fils et la femme de Créon. On voit qu'aucune loi n'est supérieure à l'autre et qu'il est tout aussi impossible de ne pas les respecter qu'il est impossible de les respecter toutes les deux car elles comportent des injonctions contradictoires.
Ce n'est plus la simple diversité des lois qui dissout leur légitimité tel qu'à l'étape de la morale traditionaliste où la conscience se cherchait une conduite. Désormais elle a la certitude de trouver son effectivité dans la communauté qui l'abrite mais elle ne peut renoncer à cette division originaire dont elle hérite entre Loi humaine (de la cité) et Loi divine (de la famille). Le Citoyen légaliste conscient de soi comme unité immédiate avec l'universel et les lois effectives, se trouve donc bien dépourvu devant la véritable contradiction des devoirs qui se pose dans la pratique concrète et constitue le tragique de la vie.
Cette division de l'esprit est une division du savoir, où "le savoir de l'un est l'ignorance de l'autre", son refoulement schizophrénique. C'est par conséquent, un savoir trompeur et cette opposition va dissoudre l'immédiateté de l'ordre éthique, la bonne volonté du conformisme moral qui est pris en faute, victime de son inconscient, sous quelque loi il veuille se ranger (s'il y a une contradiction dans la loi, nous sommes tous coupables). Chaque loi sort corrompue de cette confrontation, jusqu'au sommet de l'État.
"Innocente est donc seulement l'absence d'opération, l'être d'une pierre et pas même celui d'un enfant... Il fait l'expérience que son droit suprême est le tort suprême, que sa victoire est plutôt sa propre défaite".
Comme c'est l'action elle-même qui nous rend coupable, il n'y a aucun besoin pour cela de la perfidie féminine. Imputer la faute originaire à l'Eve primitive paraît donc bien injustifié. Si on peut dire malgré tout que "la femme c'est le crime" et qu'en toute affaire "il faut chercher la femme", c'est uniquement parce que la femme représente ici le particulier et les intérêts privés, la part d'ombre des familles face aux lois publiques et à l'intérêt général.
"Cette féminité - l'éternelle ironie de la communauté - altère par l'intrigue le but universel du gouvernement en un but privé...".
Depuis l'origine, l'ennemi intérieur de l'Etat antique c'est donc la famille. C'est pourtant la famille qui finira par triompher de l'Etat, sous les traits de Philippe et de son fils Alexandre le Grand qui détourne la politique et la guerre au profit de ses ambitions particulières (familiales). Paradoxalement, par l'affirmation de sa particularité il fonde ainsi le premier Empire universel tout comme la confiscation de l'Etat, par une famille dont les liens sont tout ce qu'il y a de plus naturels, détruit en fait sa base ethnique naturelle. C'est la ruse de l'histoire où rien ne se fait sans passions individuelles mais où les passions singulières devant se justifier et passer par la raison renforcent finalement l'universel (le fait qu'Alexandre ait été formé par Aristote n'y est pas pour rien).
En tout cas, c'est la fin de la citoyenneté grecque réduite à la culture hellénistique opposée aux barbares et qui se prolongera dans l'Empire romain, lui aussi patrimoine de l'Empereur, mettant un terme à la contradiction entre vie privée et vie publique, entre l'homme et le citoyen, par la suppression de la citoyenneté et de la vie publique !
c) l'aliénation (l'Empire du Droit)
Le déclin de la citoyenneté ne sera pas immédiat et restera même très relatif. Il n'y a pas à s'en étonner car la dialectique progresse toujours par négations partielles. Les conquêtes précédentes restent acquises tout comme la contradiction qui n'est pas supprimée mais s'exprimera désormais dans un Droit qui l'intègre dans sa rigueur formelle et impersonnelle.
C'est effectivement le Droit qui va s'imposer comme protection du citoyen de l'arbitraire du pouvoir. Lorsqu'il y a conflit de légitimités, que la corruption et la culpabilité sont devenues générales, l'individu se retrouve livré à l'arbitraire le plus complet. S'il y a donc urgence à le délivrer de cet arbitraire, c'est ramener pourtant la question politique de la justice à l'individu isolé et ses garanties juridiques, un peu comme l'échec du traditionalisme avait provoqué le repli sur soi hédoniste de la conscience morale. La différence c'est qu'il ne s'agit plus d'une posture individuelle mais bien d'un enjeu politique : le rétablissement de l'égalité des individus devant la loi et l'institutionnalisation à la fois de la propriété privée et du débat contradictoire entre procureur et avocat.
Si le Droit formel doit protéger le citoyen de l'arbitraire et veiller à l'égalité de tous devant la loi, il n'en détermine cependant pas du tout le contenu dont l'arbitraire en sort plutôt renforcé. En effet, l'important étant que la loi soit la même pour tous, son universalité va se constituer à partir de l'exception (la volonté de l'Empereur). Du coup l'effectivité du droit (ou de l'esprit) y devient complètement étrangère à la conscience de soi dans son objectivité (c'est ce que Marx appellera le fétichisme, aliénation du sujet dans son produit où sa propre opération se retourne contre lui-même comme si elle provenait d'une réalité extérieure).
"Son être-là est l'oeuvre de la conscience de soi, mais est aussi bien une effectivité immédiatement présente et étrangère à elle, qui a un être spécial, et dans laquelle elle ne se reconnaît pas".
- La culture (l'esprit devenu étranger à lui-même)
Le premier acte est terminé qui nous a fait passer de l'éthique naturelle au Droit rationnel, de notre communauté d'origine à l'Empire universel (catholique) mais aussi de la citoyenneté à la culture. L'Empire dépossède en effet le citoyen de l'action politique, le transformant en esclave de l'Empereur. Le monde du Droit est celui d'une froide justice qui s'impose à tous sans leur demander leur avis.
Ce caractère étranger de l'Empire et du Droit sépare la forme du fond et nous exile dans ce monde où il ne nous reste que l'alternative entre un "en-deçà" ineffectif, le monde de la Culture, et l'au-delà du monde de la Foi (qui est fuite du monde). Il faudra attendre "les Lumières" pour dénoncer cette séparation et ce sacrifice, ramenant l'au-delà de la foi à l'en-deçà du monde et réduisant le monde à l'utile d'un côté, et l'absolu inconnaissable de l'autre.
"Alors le royaume de la foi aussi bien que le monde réel s'écroulent et cette révolution produit la Liberté absolue ; avec elle l'esprit auparavant étranger à soi-même est complètement revenu en soi-même, il quitte cette terre de la culture et passe dans une autre terre, dans la terre de la conscience morale".
Mais ce n'est qu'un avant-goût et nous n'en sommes pas là puisque nous reprenons la dialectique à l'expérience du droit romain et de ses suites moyen-âgeuses.
a) Le règne de la séparation et de la propriété privée (culture et foi)
On est donc entré dans le règne de la séparation et de l'homme isolé, "conscience malheureuse" en rapport direct avec l'Empereur ou avec Dieu, détruisant l'unité naturelle avec sa communauté (et ses "corps intermédiaires"), temps des "collabos" comme Flavius Josèphe. La pax romana déchargeant le citoyen de sa propre défense et le privant de toute action politique, le particulier se désintéresse de l'Etat sur lequel il n'a plus prise et se replie sur sa vie intérieure (stoïciens) ou sa propriété privée (jardin d'Epicure). C'est le retour, forcé, à une simple morale (d'esclave) et l'essor de l'individualisme (du propriétaire). Le Citoyen est devenu le Bourgeois, personne juridique identifiée à ses intérêts et sa richesse. Cela paraît à première vue très paradoxal puisqu'on est supposé suivre la dialectique historique de notre conscience collective, mais c'est bien ce qu'il faut souligner : l'individualisme est une idéologie collective et pas du tout un état naturel ou notre situation originelle (l'homme est un animal grégaire, et même politique selon Aristote). L'individualisme est le produit de la prise de conscience collective de la séparation des consciences individuelles, réduites à leur représentation dans une figure commune où elle s'aliène (Empereur ou Dieu). Le collectif n'est plus qu'une multitude d'individus rassemblés sous la coupe d'un seul individu et ne partageant que leur servitude au service du même Maître. Cette connexion entre Empire et individualisme se vérifiera constamment, avec Napoléon entre autres.
Le Citoyen, devenu propriétaire bourgeois, n'est plus soldat mais à la merci des troupes de l'Empereur. Il passe alors par 3 stades successifs : "Il commence par devenir Stoïcien (se désintéresse du monde), puis Sceptique (nie ce monde), puis Chrétien (cherche refuge dans l'autre monde). Ainsi c'est la propriété privée qui est à la base du christianisme" (Kojève, p116). Mais le stoïcien "s'ennuie" rapidement (sic), le sceptique qui peut se croire seul au monde dans sa propriété privée tombe dans d'innombrables contradictions, ce ne sont pas des positions qui dureront très longtemps, la synthèse chrétienne sera bien plus durable et utile à l'Empire.
Ce n'est pas pour rien que les chrétiens vont changer le sens du mot "religio" comme s'il voulait dire relier (et non transmettre religieusement, venant de relegere, non de religare, selon Ciceron, le Gaffiot ou Benveniste) car ils retrouvent un lien universel (catholicon) entre tous les citoyens quelque soit leur race, même s'il est transcendant, accessible uniquement par la prière intérieure et pour un salut strictement individuel. Désormais le monde va se diviser entre l'ici-bas (la Cité terrestre) et l'au-delà (la Cité de Dieu), mais ce monde-ci est la vallée de larmes d'une conscience malheureuse qui vit pour un idéal sans pouvoir espérer de rédemption sinon dans l'autre monde.
Le monde de la culture est la version "athée" ou "profane" de cette séparation entre l'individu et son effectivité. L'intellectuel témoigne de son opposition à la réalité ("Le langage naît du mécontentement"), se réfugiant dans un monde imaginaire et idéal qui se détourne du réel. L'homme de lettres c'est celui qui rêve à "la satisfaction absolue dans l'ici-bas, mais qui veut d'autre part l'obtenir immédiatement, c'est-à-dire sans avoir fourni l'effort de l'action négatrice nécessaire à la transformation réelle du monde (...) De même que le Chrétien religieux peut se complaire dans le malheur de sa conscience, le Chrétien athée peut se contenter de la joie pure que lui donne la vie intellectuelle" (Kojève, p110), du moins dans un premier temps...
- conscience Noble et conscience Vile (féodalité)
C'est sur cette nouvelle scène divisée entre Dieu et César, église et château, foi et culture que va se développer la féodalité après la décadence et le morcellement de l'Empire romain, devenu chrétien et trop embourgeoisé. On assiste ainsi à l'intériorisation de cette division prenant le relais de la division sexuelle de plus en plus refoulée et codifiée par les "tribunaux" de l'amour courtois.
Bien avant que Napoléon ne l'impose à l'Europe avec son Code Civil, le Droit romain a survécu à l'Empire par le droit canonique de l'Eglise. La personnalité juridique et le droit de propriété sont restés en vigueur, permettant notamment de reconnaître les droits des femmes au moins dans le mariage et pour l'héritage, ce qui enrichira tant l'Eglise. Pic de la Mirandole pourra y voir reconnue la "dignité de l'homme" mais si la féodalité était basée effectivement sur la propriété privée du domaine seigneurial, elle était prise en même temps dans un tissu de liens d'allégeance.
On se trouve ainsi dans une nouvelle version de l'opposition des devoirs qui va poser la question de la fidélité féodale, émaillée de tant de trahisons, tiraillée entre sa richesse d'un côté (ses intérêts de propriétaire) et le service de l'Etat de l'autre. Le Seigneur est un bourgeois qui fait la guerre, un Chevalier. Ce n'est plus un Vilain, c'est un Noble, mais il a un domaine à faire fructifier, ce n'est plus seulement un guerrier, un prédateur vivant du pillage. Cette contradiction des devoirs produit inévitablement une conscience déchirée entre ses intérêts et le service de l'Etat. Conscience et intériorité en sortent revalorisés car le jugement personnel doit arbitrer à chaque fois entre le bien et le mal, jusqu'au "jugement dernier". C'est un progrès dans la conscience de la liberté et dans la conscience de soi.
"Souveraineté et richesse sont donc présentes pour l'individu comme objets, c'est-à-dire comme choses telles qu'il s'en sait libre et croit pouvoir choisir entre elles, ou même pouvoir ne choisir aucune des deux... Ainsi la conscience étant-en-soi et pour-soi trouve bien dans le pouvoir de l'État son essence simple et sa subsistance en général mais non son individualité comme telle... dans ce pouvoir, elle trouve plutôt l'opération reniée comme opération singulière et assujettie à l'obéissance... Par contre la richesse est le bien ; elle conduit à la jouissance universelle, elle se distribue et procure à tous la conscience de leur Soi... Par contre, dans la jouissance de la richesse, l'individu ne fait pas l'expérience de son essence universelle, il n'y obtient que la conscience éphémère et la jouissance de soi-même... La conscience effective possède les deux principes en elle".
C'est le combat entre "la conscience vile" de la victime intéressée qui fait valoir ses droits et "la conscience noble" du sacrifice pour l'universel. Singularité et universel restent aussi irréconciliables et insatisfaisants que les lois divines avec les lois humaines mais le conflit cette fois n'est plus "tragique", ce n'est plus une querelle entre dieux mais un calcul conscient d'intérêts qui tourne plutôt à la "comédie" si ce n'est à la farce. Certes l'esprit chevaleresque va vouloir cultiver le sublime, l'héroïsme, la vertu mais lorsqu'il ne tombe pas dans le ridicule d'un Don Quichotte ou ne meurt pas au combat, sa gloire va menacer le pouvoir légitime ou quelque rival et retomber dés lors dans l'ambition personnelle et les revendications de la conscience vile...
"La conscience noble est l'héroïsme du service, - la vertu qui sacrifie l'être singulier à l'universel, et ainsi faisant porte l'universel à l'être-là... Cette conscience gagne donc par cette culture l'estime de soi-même et le respect des autres... les autres trouvent en elle leur essence en activité, mais non leur être-pour-soi. - Ils y trouvent accomplies leur pensée ou leur pure conscience, mais non leur individualité. Cette conscience de soi vaut donc dans leur pensée et jouit de l'honneur"
Mais si le sacrifice et l'héroïsme chevaleresque voire la sûreté du jugement donnent gloire et pouvoir, ils deviennent suspects, "et suspect le conseil donné pour le bien universel et qui, en fait, se réserve contre le pouvoir de l'État l'opinion propre et la volonté particulière... et tombe sous la détermination de la conscience vile, celle qui est toujours prête à la rébellion".
- le langage du pouvoir et la flatterie (l'homme de cour)
On marche à grand pas dans cette histoire des formes du pouvoir collectif et de sa représentation. La féodalité reposait sur un moralisme puissant de la parole donnée, émaillée de perpétuelles trahisons, son pouvoir dépendait de la bonne volonté de ses serviteurs et celle-ci s'est révélée équivoque.
Avec la Renaissance il y a un retour aux formes et aux contenus, à la culture antique. L'attention porte désormais non plus sur la pureté intérieure et sa loyauté mais sur l'extériorité, le langage exprimé et sa justesse, pas seulement dans les arts. C'est une parole agissante, efficiente voire technique. C'est aussi bien la loi du Prince que le conseil qu'il sollicite et qui peut s'avérer décisif. On n'est donc plus vraiment dans le monde séparé de la culture.
"C'est la force du parler comme telle qui réalise ce qui est à réaliser. Dans le langage, "la singularité étant pour soi de la conscience de soi" entre comme telle dans l'existence, en sorte que cette singularité est pour les autres...".
Le langage, qui est le propre de l'homme, donne à l'Esprit une existence concrète en médiation, en tiers, entre le pouvoir et ses serviteurs. C'est le langage du pouvoir qui s'épanouira à Versailles comme langage de cour au service du souverain mais celui-ci étant un particulier ("L'Etat c'est moi") ce langage l'invoquera par son nom qui est aussi son titre, le nom étant devenu le nouveau fondement de l'identité et du rang dans ce royaume du bel esprit.
"Dans le nom le singulier vaut comme purement singulier, non plus seulement dans sa conscience, mais dans la conscience de tous".
Tous ces beaux discours finiront par tomber dans la simple flatterie et la conscience noble finira par perdre le sens de l'honneur à force de s'identifier, comme courtisan, à la conscience vile avide de richesses et d'honneurs. Cette mauvaise conscience devenue totalement étrangère à elle-même produira une nouvelle culture plus élitiste (snobisme), blasée et dédaigneuse à l'égard de tout contenu comme du monde artificiel où elle vit, coupée de la vie et du peuple, conscience déchirée de sa propre vanité (l'aristocrate ne risque plus sa vie) et de sa disparition prochaine, esprit devenu trop critique et qui ne croit plus en rien qu'à une perversion généralisée.
"Son être-là est la parole universelle et le jugement qui met tout en pièces... La conscience honnête prend chaque moment comme une essentialité stable, elle est l'inconsistance d'une pensée sans culture pour ne pas savoir qu'elle fait également l'inverse. La conscience déchirée, par contre, est la conscience de la perversion, et proprement de la perversion absolue", vaine ironie qui "s'entend très bien à juger le substantiel, mais a perdu la capacité de le saisir".
- Le royaume de la foi
La perte du sens consécutive aux faux-semblants de la vie de cour et du monde de la culture manifeste l'insatisfaction de cette conscience déchirée qui cherche à dépasser cette existence vide. Ce sentiment d'absence est déjà la foi qui se sait être-pour-un-autre et part à la recherche de la présence perdue. A prendre conscience de sa détresse, de son incomplétude, elle prend conscience de son rapport singulier à l'universel et revient à soi comme rapport à l'Autre.
"C'est seulement comme conscience de soi révoltée qu'il sait son propre déchirement, et dans ce savoir il l'a immédiatement dépassé... La conscience a seulement ces pensées, mais elle ne les pense pas encore ; en d'autres termes elle ne sait pas que ce sont des pensées, mais elles sont pour elle dans la forme de la représentation".
La conscience s'affirme dans la religion comme désir individuel et sacrifice de soi au nom de l'amour (être-pour-un-autre). La présence perdue (de la Loi du Père) est trouvée à l'intérieur de la conscience qui se parle à elle-même et s'absorbe dans ses pensées. Pascal illustre à merveille ce parcours qui mène de la vie mondaine et de la misère de l'homme sans Dieu à l'apologie de la religion chrétienne (comme au "Discours de la réformation de l'homme intérieur" de Jansenius). Ce n'est pas par hasard s'il a déjà une conception dialectique (ce qu'a bien souligné Lucien Goldmann dans "Le dieu caché").
"L'essence absolue s'actualisant dans le sacrifice d'elle-même, elle devient Soi, mais un soi transitoire et périssable. Par conséquent le troisième terme est le retour de ce Soi devenu étranger à soi et de la substance humiliée dans sa simplicité première (Christ)".
Le renouveau religieux n'est qu'un moment transitoire qui ne sera pas durable. La conscience doit arrêter de se renier comme étrangère à elle-même pour devenir conscience de sa propre opération et ne plus s'aliéner dans un autre. C'est le processus dialectique de la prise de conscience telle qu'on le retrouve dans toute la Phénoménologie de l'esprit, et singulièrement à la fin (on n'y est pas encore). Le caractère athée de la philosophie hégélienne n'y est nulle part aussi net puisque le savoir absolu succède explicitement à la religion comme retour à soi, conscience du fait que la religion est un produit de la conscience et qu'il n'y a pas de Dieu omniscient car tout savoir est savoir d'un sujet dans sa finitude. La fin de la religion c'est reconnaître l'origine humaine de la religion tout autant que la présence de l'Autre en soi, c'est reconnaître la singularité et donc la partialité de son point de vue, mais en reconnaissant la singularité comme singularité, c'est déjà l'élever à l'universel car tout est relatif sauf la relation elle-même!
"Ce qui dans ce déchirement pour le Moi est l'Autre, c'est seulement le Moi lui-même. Elle n'est pas seulement la certitude de la raison consciente de soi d'être toute vérité ; mais elle sait qu'elle est cela. Mais si le concept de cette pure intellection a surgi, il n'est pas encore réalisé... La conscience de soi se procure et se garde dans tout objet la conscience de sa singularité ou de l'opération, comme inversement l'individualité de cette conscience de soi y est égale à soi-même et universelle".
b) le royaume des Lumières (scientisme)
Avec les lumières nous sommes à un moment décisif dont nous dépendons toujours largement. Le snobisme des "connaisseurs" n'a pas perdu de son actualité, ni la recherche du sens et il reste pas mal de croyants mais nous sommes plutôt dominés encore par le scientisme et l'utilitarisme qui se sont formés en réaction aux dévots de la fin du règne de Louis XIV. Pour la première fois peut-être, l'athéisme devient à la mode, chez les libertins et les philosophes au moins, nouvelle religion de la raison.
Le dépassement de la foi et du formalisme des bonnes manières sera de nouveau un retour au contenu. Il suffira, en effet, du rassemblement encyclopédique des savoirs et des techniques pour rétablir une vérité commune et faire de la dispersion de savoirs spécialisés l'intellection de tous. "Par ce simple moyen l'intellection parviendra à résoudre la confusion de ce monde". C'est l'émergence de l'intelligence collective et des sociétés savantes, dissolvant l'individualisme de l'esprit et les limites d'une conscience isolée.
A partir de ce socle de connaissances vérifiées, le rationalisme va soumettre les religions à sa critique dissolvante mais sa propagande ne se distinguera guère de la critique des idoles par le christianisme et tombera dans l'utilitarisme le plus plat (ou l'économisme calculateur) avant de s'affirmer comme idéologie politique transformatrice.
- la critique des religions
Ce sont d'abord les prétentions de la foi qui sont discréditées aux yeux de la simple raison qui reconnaît les religions comme productions humaines, dénonçant la corruption du clergé et l'ignorance du peuple sur lequel règne un despotisme cynique et jouisseur derrière l'apparente dévotion de ses Tartuffes. Le problème c'est qu'en calomniant la foi ainsi, le scientisme tombe dans une autre foi tout aussi aveugle envers le savoir de la communauté et le désintéressement des savants, nourrissant ainsi un autre mensonge et un autre dogmatisme.
"L'Aufklärung se manifeste donc à la foi comme dénaturation et mensonge parce qu'elle lui fait voir l'être-autre de ses moments... Mais l'Aufklärung elle-même, qui rappelle à la foi l'opposé de ses moments séparés, est aussi peu éclairée sur elle-même".
Le pire, c'est qu'en refusant toute vérité à la foi, en refusant de la comprendre comme s'il suffisait de s'en délivrer pour être délivré de tout dogmatisme, la conscience qui se veut rationnelle ne laisse plus aucune place à la conscience de soi elle-même ni à aucune notion de liberté! Si la religion parle de l'homme en croyant parler de Dieu, le scientisme parle de l'animal en croyant parler de l'homme, amputé ainsi de sa part de liberté, de tous ses rapports humains et du monde de l'esprit qu'il habite par le langage.
"L'Aufklärung s'exprime comme si, par un tour de passe-passe de prêtres prestidigitateurs, avait été substitué dans la conscience, au lieu et place de l'essence, quelque chose d'absolument étranger et d'absolument autre" !
L'erreur consiste à faire comme si la foi s'adressait à un objet concret (pierre des statues ou pain de l'hostie) et comme si son fondement était un savoir purement contingent, événementiel, et non la conscience de l'universel en tant que tel. La critique ne se rend pas compte qu'elle ne fait que répéter ainsi la critique d'Abraham contre les idoles ! "Elle imagine donc ici, de la foi religieuse, qu'elle fonde sa certitude sur certains témoignages historiques singuliers" et croit donc la réfuter par l'exégèse alors qu'elle ne fait qu'exprimer les doutes du croyant sur sa foi comme sur celle de l'Eglise. Son erreur est surtout de s'imaginer que la religion n'est qu'une erreur qu'il n'y aurait même pas à expliquer, qui ne contiendrait aucune vérité et aucune nécessité, simple hallucination d'une conscience qui se projette à l'extérieur, se donne la certitude de soi-même et se valorise à ses propres yeux.
"L'Aufklärung, de son côté, isole la déterminabilité religieuse comme une finité inamovible, comme si elle n'était pas un moment dans le mouvement spirituel de l'essence, non pas rien, non pas non plus un quelque chose étant en-soi et pour-soi, mais un disparaissant".
On ne peut être plus clair : la religion doit disparaître mais à condition de reconnaître sa vérité, sa nécessité comme moment de la réflexion historique, son rôle dans la construction de notre conscience collective et l'incarnation de la liberté de l'esprit, moment qui doit être dépassé mais compris et continué d'une autre façon.
- l'utilitarisme
La critique de la religion va s'appliquer plus précisément à dénigrer la discipline religieuse et ses sacrifices, son abnégation voire ses mortifications, qui valorisent à l'excès les jouissances matérielles dont elle se prive.
La simple raison "trouve inadapté d'écarter un avoir pour se savoir et se montrer libéré de l'avoir, d'écarter une jouissance pour se savoir et se montrer libéré de la jouissance...L'acte d'écarter une possession singulière ou le renoncement à une jouissance singulière ne sont pas une action universelle... il est trop naïf de jeûner pour se montrer libéré des plaisirs de la table, - trop naïf de chasser du corps le plaisir de l'amour, comme Origène, pour s'en montrer exempt".
La Critique ne fait guère mieux pourtant qui "place l'essentiel dans l'intention, dans la pensée, et s'épargne par là l'accomplissement de la libération des buts naturels". En voulant dévoiler le jeu des intérêts derrière le sacrifice apparent, un déplacement s'opère malgré tout qui sera de grandes conséquences, de juger des actions selon leur utilité. C'est l'apparition de l'homo oeconomicus, du sujet réduit au calcul rationnel et voué à l'optimisation de sa jouissance. Tout être étant aussi être-pour-un-autre peut se réduire effectivement à l'utile mais cet utilitarisme généralisé mène à prendre le moyen (l'outil) pour la fin (l'oeuvre) et mesurer la qualité par la quantité (le prix).
"L'utile est l'objet en tant que la conscience de soi le pénètre du regard et possède en cet objet la certitude singulière de soi-même, sa jouissance (son être-pour-soi)".
La morale elle-même prend la signification de l'utilité pour la jouissance (ce qui rapproche "Kant avec Sade" comme Lacan l'a souligné), n'ayant d'autre fonction pour la conscience éclairée que d'optimiser les plaisirs par la maîtrise de ses excès.
"La raison lui est un moyen utile de poser une limite convenable à cet excès...La mesure a par conséquent la fonction d'empêcher que le plaisir soit interrompu dans sa variété et dans sa durée, c'est-à-dire que la fonction de la mesure est le sans-mesure. - Comme tout est utile à l'homme, l'homme est également utile à l'homme... Autant il s'occupe de soi-même, autant il doit également se prodiguer pour autrui".
- l'idéologie
La critique des lumières envers la foi consiste "à savoir comme ce qu'il y a de suprême le savoir de la finité comme étant vrai", ce qui valorise le moment présent et l'utilité concrète que ne peut satisfaire une critique purement verbale qui ne sert à rien et ne se réalise pas. Le dénouement sera donc le passage à l'idéologie politique quittant le monde éthéré de la culture et de l'au-delà pour revenir sur Terre et construire un monde plus humain, faire de ce monde notre monde. C'est alors que l'athéisme perd son unité et se divise lui-même entre idéalisme et matérialisme.
"L'Aufklärung entre en conflit avec elle-même, conflit qu'elle avait auparavant avec la foi, et se divise en deux partis. Un parti se prouve comme le parti vainqueur seulement parce qu'il se scinde à son tour en deux partis. En effet, il montre par là qu'il possède en lui-même le principe qu'il combattait auparavant et a supprimé l'unilatéralité avec laquelle il entrait d'abord en scène. L'intérêt qui se morcelait en premier lieu entre lui et l'autre s'adresse maintenant entièrement à lui, et oublie l'autre, puisque cet intérêt trouve en lui seul l'opposition qui l'absorbait. Cependant en même temps l'opposition a été élevée dans l'élément supérieur victorieux et s'y représente sous une forme clarifiée. De cette façon, le schisme naissant dans un parti qui semble une infortune manifeste plutôt sa fortune".
(cette dernière citation reprise par Debord dans "La véritable scission dans l'Internationale Situationniste" est une des meilleures définitions de la dialectique à 4 temps position-opposition-division-composition)
On pourrait croire que c'est l'idéalisme qu'il faut éliminer du rationalisme au profit d'un matérialisme pur et dur mais le matérialiste réfutant toute liberté est du côté de la passivité alors que l'idéalisme représente l'activité de la conscience qui se donne un but et transforme le monde pour qu'il se rapproche de son idéal. Le matérialisme ne veut voir que la réalité de l'objet, reniant l'intervention de la conscience, mais paradoxalement il fait immédiatement de l'objet un être-pour-un-autre à ne pouvoir le considérer que sous l'angle de son utilité, réduisant ainsi tout existant, l'homme y compris, au statut de moyen.
Si la Foi doit accepter les critiques de la science, qui sont les siennes, et donc abandonner son double langage, elle ne peut se satisfaire de la passivité du spectateur, ni du monde prosaïque de la finitude délaissée par l'esprit. C'est l'aspiration à un monde meilleur de l'intellectuel insatisfait qui permettra de dépasser l'utilitarisme matérialiste et le règne de la marchandise par l'idéologie politique, idéologie collective qui n'est d'abord ni vraie ni fausse mais qui veut devenir vraie et se vérifier dans la réalité, c'est-à-dire politiquement.
c) la liberté absolue et la terreur (anarchie-terreur-Etat)
Autre moment décisif, ô combien puisque c'est l'événement qui structure toute cette histoire et se trouve à l'origine de la dialectique hégélienne, le passage au politique ne s'étant pas fait sans terribles contradictions ! C'est la Révolution française qui permet de lire toute l'histoire (occidentale) et de comprendre son enjeu de libération et d'humanisation du monde, de réalisation du christianisme dans les Droits de l'Homme.
Nous en sommes au moment où "la conscience sait... que son être-en-soi est essentiellement être pour un autre", non plus au sens moral mais utilitaire, et sait qu'elle trouve son effectivité, comme volonté agissante de tous.
"C'est alors que l'esprit est présent comme absolue liberté ; il est la conscience de soi qui se comprend elle-même et comprend ainsi que sa certitude de soi-même est l'essence de toutes les masses spirituelles du monde réel comme du monde supra-sensible ; ou exprimé inversement que l'essence et l'effectivité sont le savoir que la conscience a de soi... Le monde lui est uniquement sa volonté, et celle-ci est volonté universelle... Elle est volonté réellement universelle, volonté de tous les singuliers comme tels".
Cette identification de la conscience de chacun à l'effectivité de tous "a supprimé ses barrières ; son but est le but universel, son langage la loi universelle, son oeuvre l'oeuvre universelle.. La volonté universelle se concentre en soi-même et est volonté singulière en face de laquelle se tiennent la loi et l'oeuvre universelles... elle ne laisse rien se détacher d'elle sous la figure de l'objet libre passant en face d'elle".
Cette société idéale vouée à l'universel ne laisse plus aucune place à la singularité, aux différences ni aux intérêts accusés de diviser la République (une et indivisible). Ses représentants ne représentent pas leurs électeurs mais seulement une parcelle de la volonté générale, nécessitant la négation de toute particularité. C'est le règne d'une totalité sans médiations (la loi Le Chapelier instituant la liberté d'entreprendre en interdisant coalitions, corporations, ententes et syndicats). Son idéalisme est celui de la pensée extérieure et du pouvoir absolu d'une conscience collective effective et souveraine qui est négation de la conscience de soi des individus. Cette liberté totalitaire se révèle en fin de compte comme la simple négation destructrice du particulier.
Cet universalisme abstrait "ne peut donc produire ni une oeuvre positive ni une opération positive ; il ne lui reste que l'opération négative ; elle est seulement la furie de la destruction... elle se divise dans l'universalité simple inflexible, froide, et dans la discrète, absolue, dure rigidité de la ponctualité égoïstique de la conscience de soi effective... L'unique oeuvre et opération de la liberté universelle est donc la mort... C'est ainsi la mort la plus froide et la plus plate, sans plus de signification que de trancher une tête de chou ou d'engloutir une gorgée d'eau".
La conscience éprouve dans la Terreur la contradiction d'un universel qui se veut basé sur la conscience individuelle de tous et qui finit par se retourner contre tous, devenus suspects, ne pouvant éliminer le conflit entre volontés particulières et différences sociales, la non-coïncidence entre les citoyens et leur gouvernement. Pour sortir du paradoxe d'une liberté absolue supprimant toute liberté et d'une Révolution qui dévore ses enfants, il faudra bien admettre la division irrémédiable de la société (en classes ou en factions).
Le gouvernement lui-même qui prétend exécuter cette volonté universelle est issue de la classe dominante et "ne peut donc se présenter autrement que comme une faction. Ce qu'on nomme gouvernement, c'est seulement la faction victorieuse, et justement dans le fait d'être faction se trouve immédiatement la nécessité de son déclin ; et le fait qu'elle soit au gouvernement la rend inversement faction et coupable... En face de lui, comme la volonté universelle effective, il n'y a que la volonté pure ineffective, l'intention. Être suspect se substitue à être coupable".
Et le suspect ne peut qu'être détruit brutalement car "on ne peut rien lui enlever que son être même... la terreur de la mort est l'intuition de cette essence négative de la liberté... La volonté universelle se convertit dans l'essence négative et se démontre aussi bien la suppression de la pensée de soi-même ou de la conscience de soi... Les consciences singulières qui ont ressenti la crainte de leur maître absolu, la mort, se prêtent encore une fois à la négation, s'ordonnent sous les masses".
"La liberté absolue a donc accordé avec soi-même l'opposition de la volonté universelle et de la volonté singulière. L'esprit devenu étranger à soi, poussé au sommet de son opposition dans laquelle le pur vouloir et le purement voulant sont encore distincts, réduit cette opposition à une forme translucide, et s'y trouve ainsi soi-même. - Comme le royaume du monde effectif passe dans le royaume de la foi et de l'intellection, ainsi la liberté absolue sort de son effectivité qui se détruit soi-même pour entrer dans une autre terre de l'esprit conscient de soi où la liberté absolue dans cette non-effectivité a la valeur du vrai... C'est sa nouvelle figure, celle de l'esprit moral, qui a pris naissance".
- La moralité (les idéologies post-révolutionnaires)
Le titre de ce chapitre peut surprendre dans une histoire politique mais ce n'est pas un retour en arrière car cette moralité s'oppose à l'éthique naturelle et simplement donnée : c'est l'avènement d'une moralité construite, "artificielle", rationnelle, produit conscient de "l'esprit certain de soi-même" et c'est surtout la moralité comme idéologie collective, idéologie du rejet du politique. Cette période de l'Empire napoléonien et de l'idéalisme allemand, très courte par rapport à la place qui lui est faite, est sans doute surévaluée car elle correspond aux années de formation de Hegel. On peut l'interpréter comme l'intériorisation des différents moments de la Révolution (universel abstrait - libéralisme individualiste - Etat de Droit) et la réappropriation par la conscience de son histoire comme de sa liberté, savoir de sa propre effectivité qui est "savoir absolu" et "fin de l'histoire".
"En effet, elle est essentiellement le mouvement du Soi consistant à supprimer l'abstraction de l'être-là immédiat, et à devenir consciemment Universel... Ce que la conscience ne saurait pas, n'aurait aucun sens et ne pourrait constituer aucun pouvoir sur elle. Dans sa volonté imprégnée par le savoir se sont résorbés toute objectivité et tout monde. Elle est absolument libre du fait qu'elle sait sa liberté, et c'est justement ce savoir de sa liberté qui est sa substance et son but et son unique contenu".
a) La vision morale du monde (Kant)
Le règne de la Terreur voulant étouffer toute subjectivité finit par se retourner en promotion de la subjectivité comme notre bien le plus précieux et volonté effective du citoyen, mais c'est une subjectivité libre, indépendante de toute Nature à laquelle elle s'oppose et qu'elle aborde avec ses catégories rationnelles, sa grille de lecture (Critique de la raison pure). La "vision morale" du monde (Critique de la raison pratique) consiste dans cette séparation et cette indépendance totale entre nature et morale comme entre objet (chose-en-soi) et sujet (universel). Si elle trouve son devoir en elle-même ("Agis de telle sorte que ton action puisse devenir loi universelle"), supprimant ainsi l'extériorité de l'éthique, c'est d'une part à la mesure de son propre savoir et d'autre part complètement déconnectée de toute particularité.
(On pourrait dire qu'il s'agit de dépasser l'arbitraire de la volonté générale, sortir d'un subjectivisme trop capricieux pour atteindre à une objectivité commune, justifiant de son universalité et, permettant de donner un contenu à la volonté collective, faire de la liberté de chacun l'objectif de tous). Seulement, dès lors, l'effectivité de la conscience, son action, se trouve paradoxalement indifférente à la réalité où elle doit agir.
Enfin, la conscience morale ayant malgré tout, de par son existence concrète, un côté naturel et sensible ("pathologique"), elle comporte "l'opposition de soi-même et de ses impulsions", le conflit devant se résoudre finalement dans "une unité telle qu'elle provienne du savoir de l'opposition des deux. C'est seulement une telle unité qui est la moralité effective". Cependant, cette composition des opposés n'est jamais acquise et se révèle une tâche infinie :
"La conscience a donc à promouvoir elle-même cette harmonie et à faire sans cesse des progrès dans la moralité. Mais il faut toujours renvoyer l'accomplissement parfait à l'infini... La perfection n'est donc pas effectivement accessible ; elle doit être seulement pensée comme une tâche absolue, c'est-à-dire telle qu'elle demeure toujours une tâche à remplir... Contradictions d'une tâche qui doit rester tâche et toutefois être remplie".
Confrontée, de plus, à la pluralité des devoirs qui s'imposent à l'action, mais ne sont plus devoirs sacrés puisqu'ils sont déterminés (ne sont plus universels), elle devient conscience de son imperfection morale, "conscience dont le savoir et la conviction sont imparfaits et contingents... dont les buts sont affectés de sensibilité", sa moralité ne pouvant plus dès lors se mesurer qu'au mérite qui lui est attribué.
Avec le mérite, "la vision du monde est ici achevée. En effet dans le concept de la conscience de soi morale les deux côtés, pur devoir et effectivité, sont posés en une seule unité, et l'un et l'autre sont ainsi, non comme étant en soi et pour soi, mais comme moments ou comme supprimés. Cela devient explicite pour la conscience dans la dernière partie de la vision morale du monde ; la conscience pose précisément le pur devoir dans une essence différente de celle qu'elle-même est, c'est-à-dire qu'elle le pose en partie comme une entité représentée, en partie comme quelque chose de tel qu'il n'est pas ce qui vaut en soi et pour soi".
Alors que c'était la nécessité de l'action effective qui devait amener à privilégier le côté subjectif du mérite par rapport à la loi universelle, on entre plutôt dans une nouvelle contradiction de la conscience morale qui perd ainsi toute effectivité !
"Elle tient sa propre effectivité aussi bien que toute effectivité objective comme l'inessentiel... La proposition s'énonce donc maintenant ainsi : il n'y a aucune conscience de soi effective moralement parfaite".
La vision morale du monde se détruit elle-même et tombe dans l'hypocrisie de "toute une nichée de contradictions privées de pensées". Tout ce qu'elle peut espérer c'est d'être "un progrès vers la perfection"...
"Ce qui plutôt pour la conscience a validité, c'est le stade intermédiaire de non-perfection - un état moyen qui du moins doit être un progrès vers la perfection... Elle est donc la pensée dans laquelle le savoir et le vouloir moralement imparfaits valent comme parfaits".
La conscience de son imperfection lui interdit toute satisfaction en ce monde (sinon par la grâce de Dieu), ce dont la conscience morale se lamente à longueur de temps.
"Précisément on prétend que c'est un fait d'expérience que dans notre monde présent la moralité est souvent malheureuse, tandis qu'au contraire la non-moralité est souvent heureuse" !
Pourtant on ne peut accuser les autres d'immoralité, puisqu'on ne peut nous-mêmes s'attribuer une moralité inattaquable. Ce qui s'exprime ainsi ce n'est donc rien que "l'envie qui se couvre du manteau de la moralité", c'est-à-dire le contraire de la moralité. A la fin, on ne sait plus où on est, c'est l'échec complet, puisqu'il n'y a plus d'immoralité, ni d'action morale qui ne soit équivoque ! Il faut passer à autre chose (esthétisme, religiosité, solidarité).
"Son retour à soi-même est plutôt seulement la conscience atteinte du fait que sa vérité est une vérité feinte".
b) Le Romantisme (intellectuel post-révolutionnaire)
La loi universelle a montré toutes ses contradictions aussi bien au niveau moral que politique. Alors que la conscience cherchait son objectivité en elle-même, elle n'a trouvé qu'un au-delà inatteignable. L'étape suivante consistera à se retrouver soi-même dans l'individualité (poésie), puis dans l'universalité (mystique) pour enfin se conclure sur leur union active (politique). C'est le romantisme post-révolutionnaire, l'idéologie de la liberté pour qui l'homme est la seule valeur morale mais qui n'agit pas vraiment dans le monde et ne cherche pas à se faire reconnaître réellement par les autres (elle ne lutte ni ne travaille), cherchant seulement à vivre en conformité avec soi-même.
"Elle se prend elle-même comme ce qui dans sa contingence est pleinement valide, ce qui sait sa singularité immédiate comme le pur savoir et le pur agir, comme l'effectivité et l'harmonie véritable".
- La bonne conscience ou la conviction intime (Schiller, Goethe, Jacobi)
Le devoir moral se voulait universel mais ne pouvait réduire la contradiction avec la sensibilité, jusqu'à se dissoudre dans l'ineffectivité. "Quelque chose devrait être pensé et posé comme nécessaire qui serait en même temps inessentiel". Voilà de quoi dévaluer le but, posé pour ne pas être atteint, et qui ne vaut donc plus comme but de l'action. La conscience va donc désormais se laisser guider dans l'action concrète par sa conviction intérieure et ses bonnes intentions (position proche de la dernière figure de la moralité, celle de "la raison examinant les lois"). Du coup, la "bonne conscience" retrouve en elle-même l'immédiateté de la satisfaction de soi qui lui était interdite par la rigueur d'une loi morale inflexible.
"Elle est simple action conforme au devoir qui n'accomplit pas tel devoir, mais sait et fait ce qui est concrètement juste. Elle est donc en général avant tout l'action morale comme action, dans laquelle est passée la conscience précédente inopérante de la moralité... Mais dans la certitude inébranlable de la bonne conscience il n'est plus possible d'ébranler et d'examiner le devoir".
Le progrès de la conscience consiste ici à comprendre, comme le disait Jacobi, que "la loi est faite pour l'homme et non l'homme pour la loi". Seulement, la loi morale s'identifie alors à la conviction propre et ne peut plus valoir pour tous.
"Le devoir n'est plus l'universel passant en face de Soi, mais il est su dans cet état de séparation n'avoir aucune validité. C'est maintenant la Loi qui est pour le Soi et non le Soi pour la Loi".
A l'évidence, l'action fondée sur la conviction intime s'expose à l'arbitraire si elle n'examine pas consciencieusement la question (si c'est la conscience qui décide, c'est elle la responsable).
"Il lui appartient donc de savoir exactement et d'évaluer avec précision les circonstances du cas". Elle doit bien admettre cependant "qu'elle ne connaît pas le cas dans lequel elle agit et que sa prétention d'évaluer consciencieusement toutes les circonstances est futile". Finalement, "cette conscience prend son savoir incomplet, parce qu'il est son propre savoir, comme savoir suffisant et complet".
Cette position de totale auto-détermination parait bien confortable mais elle contient donc sa propre contradiction. Comme la bonne conscience sait qu'il faut d'abord agir, sans reconnaître "aucun contenu comme absolu", elle se trouve absolument libre de suivre les lois ou de les enfreindre. De plus, étant donné que "charité bien ordonnée commence par soi-même", elle peut même faire passer son intérêt égoïste avant son devoir envers les autres.
"De même ce que d'autres nomment violence et injustice accomplit le devoir d'affirmer sa propre indépendance contre d'autres; ce qu'ils nomment lâcheté accomplit le devoir de préserver sa propre vie et donc de préserver la possibilité d'être utile au prochain".
"D'autant plus il se soucie de lui-même, d'autant plus grande est sa possibilité de rendre service aux autres; non seulement cela, mais encore son effectivité même consiste uniquement dans le fait d'être et de vivre en solidarité avec les autres".
- Le langage de la reconnaissance (Rousseau)
Pas besoin d'être grand clerc pour comprendre la faiblesse, voire le ridicule, d'une bonne conscience satisfaite de soi-même. Le seul critère de l'action morale est désormais le fait d'être reconnue comme telle par les autres, le rapport d'égalité de Soi à Soi remplaçant le rapport à la Loi. La moralité tient dès lors à la reconnaissance de l'autre, où ce n'est pas tant l'effet de son action, mais la conscience de soi libre qui est reconnue par les autres, ce qui est déjà une nouvelle figure de la moralité, ne se réduisant plus tout-à-fait à son intériorité.
"Le pur devoir est le moment essentiel consistant à se comporter envers les autres comme universalité. Il est l'élément commun des consciences de soi, et cet élément est la substance dans laquelle l'opération a subsistance et effectivité, le moment du devenir reconnu par les autres".
"Par conséquent l'opération est seulement la traduction de son contenu singulier dans l'élément objectif au sein duquel ce contenu est universel et reconnu, et justement le fait qu'il est reconnu rend l'action effective".
"Ce n'est pas le déterminé, ce n'est pas l'étant-en-soi qui est le Reconnu, mais seulement le Soi qui se sait soi-même comme tel".
L'action morale se juge désormais à la reconnaissance de l'autre qui fait accéder la singularité à l'universel, se réduisant du même coup à l'action symbolique et l'expression de sa conviction intime. Elle devient donc langage ou communication unifiant les consciences de soi (le langage est la matérialité de l'esprit).
"Ce qui compte c'est la conviction que cette action est le devoir, et cette conviction est effective dans le langage. Ainsi une fois de plus nous voyons le langage se manifester comme l'être-là de l'esprit. Le langage est la conscience de soi, qui est pour les autres, qui est présente immédiatement comme telle et qui, comme cette conscience de soi-ci, est conscience de soi universelle. Il est le Soi qui se sépare soi-même de soi, se devient objectif comme pur : Moi = Moi et qui, dans une telle objectivité, se maintient comme ce Soi-ci, et en même temps fusionne immédiatement avec les autres et est leur conscience de soi. Le Soi s'entend soi-même aussi bien qu'il est entendu par les autres, et le fait de l'entendre est justement l'être-là devenu Soi"
"Son intention, proprement parce qu'elle est son intention, est le Juste. On exige seulement qu'il le sache et qu'il dise sa conviction que son savoir et son vouloir sont le juste. L'énonciation de cette assurance supprime en soi-même la forme de sa particularité ; le fait de l'énonciation reconnaît l'universalité nécessaire du Soi".
- La belle âme (Novalis)
On approche du dénouement mais il faut affronter d'abord un dernier égarement, la réduction de l'universel au langage lui-même et l'immédiateté de la conscience mystique qui se contemple soi-même et supprime toute extériorité, renonçant à transformer sa pensée en être et "se trouve seulement comme perdue". Conscience qui n'a plus rien à attendre de la vie, déjà vécue et qu'elle n'aspire qu'à fuir dans le suicide. Le déchaînement des confessions inaugurées par Rousseau alimentera en effet le romantisme littéraire et la confusion de la belle âme inapte elle aussi à l'action mais donc l'intériorité se livre toute entière dans un langage qui n'est plus celui de la séparation mais de l'expression de soi.
"Elle est la génialité morale qui sait que la voix intérieure de son savoir immédiat est voix divine".
"Ce service divin solitaire est en même temps essentiellement le service divin d'une communauté... Se contempler soi-même est son être-là objectif, et cet élément objectif consiste dans l'expression de son savoir et de son vouloir comme d'un universel... C'est le verbe de la communauté qui dit son propre esprit... Toute extériorité comme telle disparaît pour elle".
"Cette certitude absolue dans laquelle la substance s'est résolue est l'absolue non-vérité qui s'écroule en soi-même; c'est la conscience de soi absolue dans laquelle la conscience s'engloutit".
"La certitude absolue de soi-même se change donc immédiatement pour elle comme conscience en un écho mourant, en l'objectivité de son être-pour-soi; mais le monde ainsi créé est son discours qu'elle a entendu également immédiatement et dont l'écho ne fait que lui revenir".
Ce manque de médiation est ce qui fait de cette dernière figure, la figure la plus pauvre, simple mouvement de disparition et absolue non-vérité (plus on s'approche de la vérité, plus on peut être dans l'erreur, l'erreur consistant ici dans la précipitation à croire que tout est gagné d'avance sans avoir rien à faire!).
"Il lui manque la force pour s'aliéner, la force de se faire soi-même une chose et de supporter l'être. La conscience vit dans l'angoisse de souiller la splendeur de son intériorité par l'action... Son opération est aspiration nostalgique qui ne fait que se perdre en devenant objet sans essence, et au-delà de cette perte retombant vers soi-même se trouve seulement perdue; - dans cette pureté transparente de ses moments elle devient une malheureuse belle âme, comme on la nomme, sa lumière s'éteint peu à peu en elle-même, et elle s'évanouit comme une vapeur sans forme qui se dissout dans l'air".
c) le grand Pardon (réconciliation finale)
Le monde de la belle âme n'est pas durable, c'est un monde évanescent qui s'évanouit et disparaît. Le jugement moral condamne durement cette passivité et cette inconsistance. La bonne conscience ne valait que dans et par l'action. La belle âme se voulait universelle, abolissant, sans rien faire, toute distinction de l'universel et de la singularité. Maintenant, comme savoir particulier, la conscience singulière s'oppose à nouveau aux autres consciences singulières qu'elle juge moralement, dont elle voit les véritables mobiles et dénonce les faux-semblants. "Le devoir n'est que dans les mots, et sa valeur est celle de l'être pour un autre". Ce qui était pure intériorité est démasquée comme hypocrisie et comme mépris de l'autre.
Mais ce jugement moral lui-même est dénoncé comme passivité, inaction, pur dénigrement, ne pouvant empêcher que son propre jugement se condamne à son tour lui-même, s'égalisant ainsi avec ceux qu'il condamne.
"Elle est l'hypocrisie qui veut qu'on prenne pour opération effective le fait de juger". Cependant si ce jugement critique "explique avec son intention différente de l'action même et en éclaire les ressorts égoïstiques. De même toute action est capable d'être considérée dans sa conformité au devoir, comme elle est capable de cette autre considération de sa particularité... L'action est-elle auréolée de gloire ! ce jugement sait cet intérieur comme recherche de la gloire... Aucune action ne peut échapper à un tel jugement, car le devoir pour le devoir, ce but pur, est ce qui est sans effectivité ; il a son effectivité dans l'opération de l'individualité et l'action a ainsi le côté de la particularité en elle. - Il n'y a pas de héros pour son valet de chambre; mais non pas parce que le héros n'est pas un héros, mais parce que le valet de chambre est - le valet de chambre, avec lequel le héros n'a pas affaire en tant que héros".
Le jugement moral, comme valet de chambre de la moralité, introduit donc la contradiction et la réflexion dans l'action moral. Mais en prenant conscience de sa propre hypocrisie le jugement moral se sait l'égal de celui qu'il critique et attend pareille confession et reconnaissance de l'autre. C'est finalement le jugement moral qui est condamné pour sa dureté et se renie comme jugement de l'autre ("Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés") :
En effet, le jugement moral prend d'abord "l'attitude obstinée du caractère toujours égal à soi-même et le mutisme qui se retire en soi-même et refuse de s'abaisser jusqu'à un autre... La conscience jugeante se montre par là comme la conscience délaissée par l'esprit et reniant l'esprit".
"La belle âme donc, comme conscience de cette contradiction dans son immédiateté inconciliée, est disloquée jusqu'à la folie et se dissipe en consomption nostalgique".
Heureusement "Les blessures de l'esprit se guérissent sans laisser de cicatrices". Ou plutôt elles sont des moments nécessaires, et qui seront conservés, mais ne sont que des moments qui doivent être dépassés. "Le Soi qui réalise l'action n'est qu'un moment du tout, de même le savoir qui distingue grâce au jugement le singulier de l'universel". Finalement le jugement se retournant en examen de conscience et en auto-critique, la condamnation première se transforme en pardon, atteignant enfin l'esprit absolu qui est réconciliation, reconnaissance mutuelle, conscience de la relation comme de l'opposition du moi aux autres, de l'universelle singularité qui nous fait tous frères (et doit mener à l'Etat universel mais divisé, issu de la révolution et basé sur le droit de la défense, l'assistance mutuelle et les droits de l'Homme).
"Le pardon qu'une telle conscience offre à la première conscience est la renonciation à soi-même, à son essence ineffective... Le mot de la réconciliation est l'esprit étant-là qui contemple le pur savoir de soi-même comme essence universelle dans son contraire, dans le pur savoir de soi comme singularité qui est absolument au-dedans de soi - une reconnaissance réciproque qui est l'esprit absolu".
"Le Oui de la réconciliation, dans lequel les deux Moi se désistent de leur être-là opposé, est l'être-là du Moi étendu jusqu'à la dualité".
- La fin du savoir
C'est pour Hegel à peu près le dernier mot, ce que Kojève a pu appeler, un peu rapidement, "la fin de l'histoire". On semble pourtant assez loin de la politique et plutôt dans la morale ou la religion avec le pardon et la réconciliation finale consistant à se reconnaître tous pêcheurs, fautifs, insuffisants, hypocrites même, mais avec des circonstances atténuantes toujours (et donc à l'inverse de Kojève on peut dire que c'est la renonciation à la sagesse et admettre ses limites mais sans renoncer à la grandeur de l'esprit, à la présence du désir et de l'insatisfaction, présence de l'infini au coeur de notre finitude, au coeur de la déchéance même. Ce n'est même pas la sagesse de ne plus prétendre à la sagesse car ce n'est pas y renoncer, c'est plutôt le "deuil du deuil" comme dit Catherine Malabou). L'enjeu politique ne peut être que dans la sortie de la religion et d'une vision idéalisée de nous-mêmes, pour une véritable auto-nomie réflexive et consciente de son caractère collectif, de notre responsabilité, passage de l'histoire subie à l'histoire conçue, à une politique active et ambitieuse mais prudente et charitable, véritable révolution amoureuse, réalisation de l'universel dans sa singularité concrète "étendue jusqu'à la dualité".
Il faut savoir que le chapitre suivant ce parcours historique est un retour sur l'histoire des religions où l'unité des consciences de soi s'objective dans des religions successives (naturelle, esthétique, révélée) où elle prend conscience d'elle-même, dans une représentation idéalisée. Mais cette unité projetée dans l'au-delà doit encore se nier comme religion et comme réalité transcendante pour abolir enfin la séparation du sacré dans l'autre monde et ramener le Ciel sur la Terre (réaliser la religion chrétienne). C'est la "religion comprise" que Hegel appelle le Savoir absolu qui est un savoir sur le savoir, savoir que tout savoir est savoir d'un sujet (produit de l'interaction du Moi avec le non-Moi disait Fichte), et donc savoir qu'il n'y a pas de Dieu omniscient, tout savoir résulte d'un apprentissage et peut être pris en faute (Hegel n'arrête pas d'insister sur le fait qu'on ne peut tout savoir). "La philosophie hégélienne de l'absolu est aussi le savoir de sa propre relativité"(B. Bourgeois). Le savoir absolu c'est la pensée qui se pense comme pensée (d'un sujet), c'est la réflexivité de la conscience de soi. Il s'agit donc de se réapproprier notre propre opération qui se retournait contre nous, s'opposait à nous dans son objectivité. Le savoir absolu achève la succession des figures de la conscience de soi par la conscience de l'unité de ses moments comme processus par lequel la conscience de soi s'aliène dans l'autre pour revenir à soi ; et donc revient à l'action collective après s'être égarée dans la religion.
Ce n'est ni la fin de la religion, ni la fin de l'histoire ou de la science, seulement l'affirmation que c'est notre propre oeuvre et l'affirmation de notre liberté. Ce n'est que la fin des illusions peut-être et de la croyance d'une vie après la mort (s'accepter mortel) ? Il reste un au-delà pourtant, c'est notre responsabilité envers les générations futures, c'est le monde à venir et la réalisation de nos projets (notre projection dans le futur). Hegel n'abandonnera jamais tout-à-fait la religion dont il tenait à préserver la vérité spirituelle (liberté et dignité humaine) ainsi que le caractère unificateur, mais ce qu'il défend c'est une religion "humanisée", simple médiation entre la science et la politique, autant dire une version unifiée, vulgarisée et contrôlée des sciences spécialisées, la traduction pratique (éthique) du savoir théorique, processus infini, se connaissant pour tel, où se noue l'universel à la singularité.
"Il est Moi qui est ce Moi-ci et pas un autre, et qui en même temps aussi immédiatement est médiat ou est Moi supprimé et universel... Il est en effet l'esprit qui se parcourt soi-même... La science ne se manifeste pas avant que l'esprit ne soit parvenu à cette conscience sur soi-même... Le temps est le pur Soi extérieur... le temps se manifeste donc comme le destin et la nécessité de l'esprit qui n'est pas encore achevé au-dedans de soi-même".
Messieurs !
Nous sommes situés dans une époque importante, dans une fermentation, où l'Esprit a fait un bond en avant, a dépassé sa forme concrète antérieure et en acquiert une nouvelle. Toute la masse des idées et des concepts qui ont eu cours jusqu'ici, les liens mêmes du monde, sont dissous et s'effondrent en eux-mêmes comme une vision de rêve. Il se prépare une nouvelle sortie de l'Esprit ; c'est la philosophie qui doit en premier lieu saluer son apparition et la reconnaître, tandis que d'autres, dans une résistance impuissante, restent collés au passé, et que la plupart constituent en masse son émergence, mais encore inconsciemment. (Conférences de Iéna, 1806)
Deuxième partie issue de l'article "De la morale à la politique" sur l'ancien site, juste scindé en deux avec misère de la morale.