Temps de lecture : 12 minutesJe m'étais déjà interrogé sur l'oubli du récit (plus décisif que l'oubli de l'Être qui le recouvre) et singulièrement dans le structuralisme, issu pourtant de la morphologie des contes. Alors même qu'on ne parlait partout que d'analyse du récit, son démontage pas plus que son contenu informationnel ou sa valeur d'énonciation, ne semblait prendre assez en compte la fonction première de la narration qui est de parler de ce qui n'est pas là, d'un monde lointain dans l'espace et le temps, monde virtuel au-delà de nos sens qui est pourtant posé par le langage comme monde commun et nous rattache à l'Histoire, au grand récit de l'histoire du monde tout comme au monde des morts qui nous hantent. Il ne s'agit pas seulement de mots, de signe, de désignation, de trace ni de structure, pas plus que l'idéologie serait une simple question de valeurs alors que c'est une mise en récit - voire comme dit Ricoeur, une mise en intrigue. Le langage narratif qui nous humanise ne se réduit pas au lexique et un jeu de différences ni même à la parole adressée à l'autre quand il est fait pour raconter des histoires.
Après avoir substitué à l'essentialisme identitaire, dominant la philosophie depuis Platon, une philosophie écologique insistant sur la détermination par le milieu (et donc l'extériorité), il ne faudrait pas négliger pour cela l'incidence du langage narratif car, là aussi, le développement de l'enfant ne procède pas de l'individuel au social mais du discours social à l'individuel comme l'a montré Lev Vygotski. De quoi remettre en cause cette fois la propension de la philosophie à se focaliser sur le rapport sujet-objet, voire sur le dialogue avec l'autre, au lieu du rapport sujet-verbe, pourrait-on dire, celui du héros de l'histoire. Les faits doivent être à la fois réinsérés dans leur contexte global et la continuité d'une histoire, tout en dénonçant par cela même le caractère factice de cette continuité et l'illusion du continu créé par le récit où le réel extérieur fait effraction, obligeant à chaque fois à ré-écrire l'histoire pour retrouver le fil. Ainsi, du simple fait qu'il parle, l'Homo sapiens est un esprit crédule et Homo demens tout autant, ce qu'illustrent les mythes, les religions, les idéologies et la politique en général. C'est un homme divisé, schizoïde, qui vit dans le mensonge des belles histoires qu'il se raconte (sur la nation, la démocratie, la révolution, le progrès, l'amour, etc.), tout en assurant efficacement ses tâches pratiques et en sachant parfaitement compter ses sous.
Les philosophies de la connaissance ou de l'intersubjectivité interrogeant l'être de l'objet, sa présence, ou l'interaction vivante avec l'interlocuteur, ratent l'expérience effective de l'être parlant. Le monde qu'il habite n'est justement pas celui de l'immédiateté naturelle d'un être-là, d'un supposé réel de la vie, d'un retour aux choses mêmes, c'est un monde historique à la temporalité étendue, monde de positions fictives (bien qu'effectives) et de personnages imaginaires, monde culturel enfin avec ses mythes (que tentent de déconstruire les cultural studies avec d'autres récits). Cela touche au plus intime, si l'on en croit La Rochefoucauld remarquant qu'"Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour". Il ne s'agit pas pour autant du développement naturel d'une tradition particulière et de simplement "se-décider pour l’avenir à partir de l’être-été", fidélité aveugle prônée par le nazi Heidegger, comme si on parlait d'un parcours réel en ligne droite. La vérité, c'est qu'on se plie aux différents jeux de rôle qui nous sont assignés par l'organisation sociale et les mythes qui la justifient mais devront changer brutalement sous les assauts extérieurs qui rendent soudain caduc l'ancien storytelling, redistribuant les cartes. Impossible pour autant de sortir d'un récit de soi à la fois individuel et collectif sans devenir fou, hors discours, ce n'est pas rassurant mais, du moins pour ne pas croire trop naïvement aux grands récits idéologiques, il ne serait pas mauvais d'être un peu plus conscients du caractère structurant et partial du récit, recouvrant la vérité historique qu'il prétend dévoiler et qui est donc d'abord récit de soi, nous situant dans les récits collectifs, à la fois dans notre passé et nos visions d'avenir.
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