Temps de lecture : 30 minutesSur le Phèdre de Platon
Si, après être revenu à Socrate, je continue avec Platon, ce n'est pas que j'accorde une importance démesurée aux débuts de la philosophie, ni à sa déconstruction, car une philosophie de l'information établit au contraire que nous sommes façonnés par notre milieu et notre temps plus que par nos origines ou notre généalogie. Cela n'empêche pas que le platonisme a servi de base aux différents idéalismes qui ont suivi, y compris religieux, et ma préoccupation reste celle de la place de l'idéalisme et du volontarisme en politique. Cet idéalisme avait été immédiatement critiqué par Aristote, tellement plus raisonnable que Platon : ce ne sont pas les idées qui déterminent le réel mais les causes efficientes et finales. L'idéalisme se trompe de causalité et ne recherche pas les véritables causes. Parler de ces causes comme matérielles (ce que je fais pour me faire comprendre) est d'ailleurs très réducteur puisque la subjectivité (efficiente) et les valeurs (finales) y sont déterminantes mais tout autant déterminées (par les discours et la situation, matière et forme). Que l'idéalisme ait prospéré malgré cette réfutation en règle manifeste qu'il répond à une nécessité. On classe, d'ailleurs, habituellement le matérialisme du côté de la passivité, de ce qu'on subit, de ce qui ne dépend pas de nous, d'un réalisme raisonnable attentif au concret alors que l'idéalisme est supposé le côté actif, celui des idées ou valeurs qui nous motivent et de la rationalisation à prétention universelle. Cette opposition est fautive car l'action efficace est bien matérielle, l'engagement idéologique étant la plupart du temps purement verbal quand il ne mène pas au pire. On y tient cependant, jusqu'à prétendre que rien ne se serait fait sans idéal, ce qui est au moins la négation de la violence dans l'histoire (mais aussi de la puissance économique). Malgré tout, même si on ne lui donne plus le premier rôle mais plutôt de perturbateur, ce serait une erreur de croire pouvoir se passer de l'idéal, pas plus qu'on ne peut se passer d'amour.
On ne sait pas assez que dans toute bonne dialectique la négation n'est jamais totale mais doit intégrer une part de ce qu'elle contredit et dont elle prend la relève (comme la confiture, l'Aufhebung conserve autant qu'elle supprime !). Si la vérité n'est pas à l'origine, mais au contraire l'ignorance et l'erreur, il y a aussi une vérité de l'erreur (qui n'est qu'un moment de la vérité) et même une vérité du délire (supposé d'inspiration divine, notamment dans l'amour). Ainsi, malgré toutes leurs dérives et fabuleuses inventions, il est absolument impossible de négliger les dialogues de Platon, pas plus que sa théorie des idées qui, pour être fausse, voire délirante, n'est pas sans raisons (renvoyant notamment à la cognition et au langage mais figeant le réel sur "ce que c'est", durée arrêtée, au lieu de ce qu'il devient comme le reprochera Heidegger voire Bergson).
C'est là où Aristote est lui-même critiquable de ne pas avoir pris assez en compte cette part subjective du désir avec tous ses égarements. Ainsi, en faisant (comme dans le Théétète) du simple étonnement l'origine de la philosophie et du désir de savoir, Aristote en désamorce les enjeux et le choc qu'avait pu représenter la dialectique impitoyable de Socrate, honteuse prise de conscience de nos erreurs et de notre ignorance. Il avait pourtant avec Platon une preuve supplémentaire que la raison même peut nous tromper, pas seulement l'opinion (ce sur quoi se fondera la science expérimentale ne se suffisant plus des théories). La philosophie ne se réduit certes pas à une simple curiosité désintéressée, un passe-temps inoffensif, une accumulation de connaissances, un regard extérieur, ni même à l'amélioration de soi. Elle pose une question vitale, celle de la vérité qui peut ébranler l'ordre social. Si Aristote ramène la philosophie au plaisir de la connaissance et de la contemplation, alors même qu'il valorise par ailleurs l'activité et la cause finale, c'est qu'il est engagé, tout comme Platon, dans la reconstruction d'un système dogmatique destiné à sauver la vérité après l'entreprise de démolition de Socrate. En effet, la philosophie se distingue du scepticisme en maintenant l'exigence de vérité et d'un savoir en progrès même si cela conduira à de nouveaux dogmatismes, supposés définitifs, excluant le temps, et rationnels, excluant tout subjectivisme (ce qui provoquera en retour la réaction stoïcienne, centrée sur le sujet). Ce n'est pas pour rien que l'aristotélisme a dominé tout le Moyen-Âge avec une scolastique dogmatique dont Descartes permettra de sortir par le retour du sujet dans la recherche de la vérité (qui est d'abord besoin de certitude).
Relier l'amour à la vérité n'est donc pas une mince affaire (quoique l'église s'en empare facilement) puisque c'est non seulement limiter la connaissance à nos catégories a priori comme à notre idéologie de classe mais la faire dépendre de nos attentes, préférences et idéalisations. On ne peut pas dire que la position de Platon là-dessus soit constante car, dans la République l'on n'en trouve plus trace, véritablement furieux contre l'amour. L'imposition qui se croit rationnelle de la justice aux hommes, les traitant en objets, mène à les dépouiller de leur subjectivité, de leurs désirs et de l'amour même. C'est tout le contraire dans le Lysis, le Banquet et le Phèdre où Platon préserve la part du subjectif et du désir, comme il l'avait appris de Socrate qui ne se disait savant qu'en amour, opposant ainsi l'esprit vivant à la lettre morte. On avait déjà vu, dans le Lysis, qu'il n'y avait pas de savoir véritable sans désir de savoir, sans amour de la vérité (philo-sophie). Il est frappant que dans le Phèdre, même après s'être éloigné de Socrate, n'étant plus du tout dans le non-savoir mais exposant son système, l'amour reste fondateur, condition du savoir (qui n'est pas clôt sur lui-même). Certes, tout l'effort de Platon sera de l'édulcorer, en faire une pure relation intellectuelle entre les belles âmes. Il n'est pas si certain pourtant qu'ils soient si compatibles. Ce dont il nous faut prendre conscience, c'est de la contradiction entre l'amour et la vérité - en même temps qu'ils sont intimement liés...
C'est bien cette contradiction à quoi nous confronte la politique car pour entraîner les foules il faut susciter de l'amour et toutes les illusions qui vont avec, alors que l'action politique ne peut avoir de portée qu'à dépasser ces illusions pour s'attacher à la vérité des faits. Les ravages du volontarisme n'auront jamais été aussi manifestes qu'avec le grand bond en avant où la mobilisation décrétée par Mao se traduira par des millions de morts de famine, largement à cause de la dissimulation de la vérité et des faux chiffres donnés par une bureaucratie trop zélée. Le dilemme, c'est que sans enthousiasme, le risque est de rester passif, ne faire que subir et laisser les pires faussaires triompher. Ainsi, il est assez clair qu'on aurait les moyens de s'en sortir et d'affronter les défis qui nous sont posés, que ce soient les transformations de la production à l'ère du numérique, les inégalités ou le souci écologique. Ce qui manque cruellement, ce sont les moyens humains, d'arriver à mobiliser sur des objectifs réalistes au lieu de poursuivre des chimères. Il faut se rendre à l'évidence qu'il ne suffit pas des écrits scientifiques, il faut y joindre la parole, les discours, mais rien ne garantit qu'un discours vrai soit audible face aux séductions des grandes envolées idéologiques et des promesses démagogiques. L'amour nous fait défaut et l'idéal nous égare.
Lire la suite