Georges Lukács, Prolégomènes à l'ontologie de l'être social
"La genèse de l'être social est avant tout une transformation de l'homme". p337
C'est le dernier livre de Georg Lukács (1885-1971), l'auteur du fameux "Histoire et conscience de classe" (1923) qui avait tant inspiré l'école de Francfort mais surtout Lucien Goldmann et Guy Debord dans la critique du fétichisme de la marchandise et du spectateur passif. Il est donc assez incompréhensible que ce livre posthume vienne seulement d'être traduit en français !
Certes, il n'est pas sans faiblesses mais à défaut d'être un grand livre, il n'en demeure pas moins absolument indispensable, et à plus d'un titre dans le contexte actuel. Pas pour les fausses raisons qu'on en donne en dos de couverture. Pas seulement non plus pour prolonger et corriger les analyses d'"Histoire et conscience de classe", ni juste pour réfuter les post-situationnistes qui sont restés scotchés à une période historique révolue, mais plutôt pour son insistance sur notre historicité et la part active que nous prenons à la détermination de notre avenir même s'il n'est jamais conforme à nos rêves et qu'on ne fait que troquer une ancienne aliénation contre une nouvelle, sans fin de l'histoire pensable. Au soir de sa vie, c'est l'irréversibilité du temps qu'il essaie de penser, en même temps que l'expérience de tous nos échecs sans renoncer à vouloir faire l'histoire, une histoire qui nous dépasse mais qui n'est pas écrite à l'avance et dont nous faisons partie, où nous avons un rôle à jouer même à notre insu.
Au-delà de l'historicité de l'existence et de la dialectique entre sujet et objet comme entre infrastructure et superstructure, ce livre est précieux de rappeler cette évidence, contre une vision trop "socialiste" ou unanimiste de la "volonté générale", que, si les sociétés humaines ne sont pas des corps biologiques intégrant leurs finalités et régulations, ni des troupeaux d'animaux grégaires, et si elles doivent se constituer politiquement (explicitement), elles sont nécessairement divisés et plurielles car faites d'êtres parlants et de travailleurs ayant leurs propres finalités qui se diversifient et ne se totalisent pas, sinon après-coup, même si ces finalités ont pourtant bien une origine sociale.