Les théories énergétiques de l'écologie
Extraits de Economie et écologie, Franck-Dominique Vivien, Repères, La découverte, 1994
[Aussi étonnant que cela puisse
paraître, depuis l'origine de nombreux
théoriciens ont cru pouvoir réduire l'écologie à la
question de l'énergie, jusqu'à faire de l'énergie
la seule valeur objective, tout comme les physiocrates pour la terre !
A l'ère de l'information tout ceci
n'a plus de sens, et même pour les écosystèmes la
circulation de l'information a pris le pas sur les
équilibres thermodynamiques. Il n'en est que plus instructif de
revenir sur ces conceptions dépassée et "technocratiques"
de
l'écologie avec ces quelques extraits du panorama qu'en dresse
Franck-Dominique Vivien. Cependant, s'il y a eu des précurseurs
de
l'écoénergétique comme le socialiste ukrainien
Sergueï Podolinsky dès 1880, c'est la crise du
pétrole des
années 1970 (avec le pic de Hubbert, pic de
production du pétrole aux USA) qui donnera une large audience à
cette idéologie qui renait actuellement pour les mêmes
raisons (pic de Hubbert mondial).
Soulignons toutefois que la question de la crise de l'énergie ne
date pas d'hier puisqu'elle était soulevée dès
1865 par l'économiste anglais Stanley Jevons (The Coal Question) sur le modèle du malthusianisme ("Le
coût du combustible doit augmenter... La conclusion est
inévitable, les heureuses conditions de notre présent progrès sont choses de durée limitée"[1])]
Un langage universel : l'énergétique
En poursuivant les travaux précurseurs d'Edgar Transeau (1926) et de
Chancey Juday (1940), l'article de Raymond Lindeman (The Trophic-Dynamic Aspect of Ecology, 1942) donne une
impulsion décisive à l'écoénergétique. Avec l'aide du grand écologiste
américain George Evelyn Hutchinson, qui connaissait les travaux
effectués dans cette direction par les savants russes Stanchinsky et
Vernadsky pendant les années trente, Lindeman appréhende tous les
éléments biologiques et physiques d'un écosystème en les réduisant à
des formes et à des échanges énergétiques. L'écosystème est alors
considéré comme une organisation fonctionnelle qui s'ordonne, se
développe et évolue dans le temps grâce au flux énergétique qui la
traverse.
En 1971, Eugène Odum réédite son Fundamentals of Ecology,
un manuel qui date de 1953 et qui a formé des générations
d'écologistes. La même année, son frère
cadet Howard publie Environment, Power and Society, un livre
important pour l'écologie tant théorique que politique.
[...] Désormais la "nouvelle écologie", comme l'a
appelé Eugène Odum en 1964 [...] a besoin de s'appuyer
sur un critère de décision qui, avance-t-elle,
émane de la nature [...] On ne s'étonnera pas que ce soit
à partir des lois de l'énergie que cette sorte de "norme
de valeur écologique" ait été construite [...]
Dans cette optique, Eugène Odum ira même jusqu'à
affirmer que l'énergie est l'étalon monétaire de
l'écologie.
L'histoire de l'humanité et le développement
économique qui y prend place, tels qu'ils sont conçus par
Howard Odum - mais on trouve aussi de telles analyses chez Patrick
Geddes (1884), son disciple Lewis Mumford (1934) ou François
Meyer (1974) -, apparaissent comme une quête ininterrompue et de
plus en plus effrénée en vue de maîtriser des flux
croissants d'énergie au moyen de technologies de plus en plus
sophistiquées [...] Un an avant la publication du rapport
Meadows, Odum se montre ainsi fort critique envers cette "civilisation
minière", déjà décriée en son temps
par Geddes, et annonce une "crise de l'énergie", que
beaucoup ne découvriront que deux ans plus tard, qu'il dit
symptomatique d'une crise écologique majeure à venir
[...] Cela fait dire à cet écologiste américain
que, si elle continue à se développer ainsi,
l'économie humaine se rapproche à grands pas des limites
que lui fixe la Biosphère. Dans cette perspective, si l'on en
croit l'étude de P. Vitousek (1986), l'humanité serait
déjà en train d'utiliser, directement ou indirectement,
environ 40% de la production nette annuelle de photosynthèse de
la planète. Avec la poursuite des taux actuels de croissance
démographique et de consommation énergétique, 80%
de la production primaire nette annuelle seraient accaparés par
l'espèce humaine en 2030 (!) [c'est très loin des
chiffrages actuels puisque l'énergie solaire atteignant le haut
de l'atmosphère représenterait 10 000 fois notre
consommation actuelle !]
A partir de l'étude pionnière de Lindeman, la "nouvelle
écologie" s'est montrée très friande de calculs de
bilans, de productivités et de rendements
énergétiques qui apparaissent comme autant de mesures de
l'efficacité énergétique de certains processus
vivants. Dans les années cinquante, avec Fred Cottrell (1955)
notamment, puis surtout au début des années soixante-dix,
sous l'impulsion d'anthropologues comme R. Rappaport et W. Kemp, on a
vu se multiplier des travaux similaires appliqués à
l'étude des sociétés humaines. La tradition
inaugurée par Sergueï Podolinsky a trouvé là
un nouvel essor puisque c'est dans le domaine de l'agriculture que bon
nombre d'analyses écoénergétiques ont été réalisées.
Le projet théorique d'Howard Odum doit être
distingué de cette première tradition
écoénergétique, même s'il a avec celle-ci
certains éléments en commun. En effet, l'économie
de la nature, selon Howard Odum, obéit à un principe de maximisation
sous contrainte. Du fait de la déperdition et de
l'unidirectionnalité qui la caractérisent,
l'énergie apparaît aux yeux de l'écologiste
américain comme le véritable facteur limitant que
rencontre un écosystème. Le principe alors à
l'oeuvre, hérité d'Alfred Lotka (1922), est un principe
dit de "maximum de puissance", qui fait un lien entre
énergétique et théorie de l'évolution en
stipulant que la lutte pour l'existence à laquelle sont soumis
les systèmes vivants les conduit à maximiser l'emploi de
l'énergie [...] En d'autres termes, selon Odum, la performance
ou l'efficacité d'un écosystème (et, en dernier
ressort, son aptitude à perdurer dans le temps)
s'apprécie au vu de son aptitude à maximiser son
"énergie incorporée" ou, comme il l'appelle, son
"émergie". [Le
vivant se caractérise pourtant par de grandes
déperditions d'énergie, une réserve de puissance,
la part maudite de Bataille. Il faut des millions d'oeufs pour un
saumon !]
Si l'on calcule la quantité totale d'énergie contenue dans un des
éléments du système, on obtient donc ce qu'Odum appelle l' "émergie"
(contraction de embodied energy, littéralement "énergie incorporée") de l'élément considéré.
Allant plus loin encore, érigeant celui-ci en quatrième
principe de la thermodynamique, Howard Odum considère que ce
"principe de maximum de puissance" est un principe
général d'organisation et de comportement des
systèmes complexes. cela veut dire, entre autres choses, qu'il
gouverne aussi la compétition que peuvent se livrer les
organisations économiques. Ainsi, selon Odum, plus un
système économique accapare d'énergie disponible,
plus il sera capable de délivrer du travail et de produire des
biens et services. Les structures socio-économiques qui
maximisent l'émergie sont donc celles qui contribuent à
la création du plus de richesse. En conséquence
de quoi, toujours selon Odum, si l'on se livre à une mesure
émergétique de toutes les ressources employées par
un système économique, on aura là aussi un bon
indicateur de la performance et des possibilités
d'évolution de ce système.
Howard Odum (1984) ajoute que cette mesure émergétique ne
dépend pas des préférences des individus, elle
apparaît donc comme une mesure de la richesse plus objective
que celle habituellement retenue par les économistes. autre
avantage de cette procédure d'évaluation
émergétique, elle peut être directement
appliquée à la fois au système économique
et à son environnement naturel. On peut ainsi mesurer en termes
émergétiques toutes les ressources utilisées dans
un processus économique qu'elles fassent ou non l'objet d'un
échange marchand [...] Ainsi, selon les théoriciens de
l'éco-émergétique, un des obstacles majeurs
habituellement rencontrés par la théorie
économique à la prise en compte de l'environnement se
voit-il levé. [solution imaginaire, purement théorique et même dogmatique !]
Les limites de l'éco-énergétique
La "nouvelle écologie" retrouve ainsi la philosophie moniste
d'un Wilhelm Ostwald (1908) qu'inspira déjà
l'énergétique à la fin du XIXè
siècle et qu'adoptèrent alors nombre
d'écologistes, parmi lesquels on peut citer Ernst Haeckel et
Alfred Lotka. Une telle démarche, comme n'ont pas manqué
de le souligner de nombreux auteurs, peut se révéler
réductrice à plusieurs niveaux.
Une approche réductrice de l'écologie. - [...]
De manière générale, même s'il importe de
prendre en compte la dimension énergétique de tout
système vivant, il y a quelque chose de péremptoire
à vouloir saisir toute la complexité biologique et
écologique à l'aide d'un unique critère
énergétique, aussi sophistiqué soit-il. Nous
l'avons vu, cela n'est possible qu'en faisant un usage abusif de
métaphores mécaniques et techniciennes [...]
Une approche réductrice de l'économique et du social.
- [...] L'établissement de bilans énergétiques a
permis de mettre en évidence d'importants
phénomènes "contre-productifs" inhérents
notamment à la localisation des activités et au
coût des transports. Par là même, l'analyse
éco-énergétique occupe une place importante dans
la critique écologique de certains modes de production et de
consommation. Grâce à ses travaux, on sait, par exemple,
qu'il serait vain de vouloir généraliser le modèle
américain au reste du monde, les ressources
énergétiques mondiales n'y suffiraient pas.
Pourtant, si l'éco-énergétique a contribué à briser certains mythes
énergétiques, une certaine dérive instrumentale de
l'analyse a aussi contribué à en forger de nouveaux. On
en veut pour preuve l'idée d'une théorie de la
"valeur-énergie incorporée", proposée par Howard
Odum ou Robert Costanza (1980), qui, comme l'ont souligné de
nombreux auteurs, se trouve confrontée aux mêmes critiques
que celles adressées à la théorie de la
valeur-travail. [...]
On retiendra aussi les analyses de Nicholas Georgescu-Roegen
(1971), un des premiers économistes contemporains à avoir
souligné l'importance des lois de la thermodynamique pour la
compréhension de la problématique environnementale, mais
qui est aussi un des plus virulents critiques de ce qu'il appelle le
"dogme énergétique", à savoir la volonté de
modéliser les systèmes économiques à l'aide
des seuls algorithmes énergétiques. Une telle
démarche, a rappelé souvent Nicholas Georgescu-Roegen
(1986), oublie l'aspect matériel du processus économique.
Or, au niveau macroscopique, la matière est soumise, elle aussi,
à la loi de l'entropie. Bien que difficile à formaliser
du fait de l'hétérogénéité de la
matière, l'entropie matérielle constitue, selon
Georgescu-Roegen, une quatrième loi de la thermodynamique qu'il
convient de ne pas passer sous silence. En effet, à notre
échelle humaine, poursuit cet auteur, nous sommes
confrontés à une asymétrie fondamentale entre la
matière et l'énergie puisqu'il est beaucoup plus
aisé de convertir de la matière en énergie
qu'inversement. Dès lors, c'est peut-être là - et
non pas dans la disponibilité énergétique - que
résident les limites physiques que rencontrera la croissance des
sociétés industrielles. De plus, il ne faut pas perdre de
vue que les impacts écologiques des activités humaines
résident aussi dans des problèmes de dynamique des sols,
de disponibilité en eau, de concentration atmosphérique
de certaines substances... qui ne peuvent être réduits
à leur seule dimension énergétique.
Par ailleurs, à trop se concentrer sur les échanges
thermodynamiques d'une société, les individus qui la
composent ne sont plus vus que sous l'angle de convertisseurs
énergétiques, produisant, consommant et échangeant
des calories. Une telle vision de la société,
comme le soulignent Jean-Claude Debeir, Jean-Paul Deléage et
Daniel Hémery (1986), fait planer le risque d'un
"matérialisme énergétique", où les
alternatives sociales se résumeraient aux seules alternatives
énergétiques. On entrevoit une dérive
technocratique [...] La volonté de replier le politique sur le
déclaré scientifique est inacceptable.
Comme l'a rappelé Ernst Berndt (1985) notamment, il ne faut pas
manquer de souligner la filiation qui existe entre les idées des
frères Odum ou de certains écoénergéticiens
modernes et celles d'un mouvement d'ingénieurs
économistes américains baptisé Technocracy [...]
Pour l'essentiel, les idées des "technocrates",
formulées par Howard Scott et Walter Rautenstrauch, peuvent
être vues comme une résurgence de l'industrialisme
saint-simonien [...] Selon les "technocrates", le système
industriel est de plus en plus complexe et le système des prix
n'assure pas une juste et efficace allocation de ressources [...] Ce
sont dès lors les ingénieurs qui doivent prendre la
direction des affaires du pays et remplacer la monnaie et le
système de prix par des "certificats énergétiques"
et un système planifié en unités
énergétiques. [!]
[1] I draw the conclusion that I think any one would draw, that we
cannot long maintain our present rate of increase of consumption; that
we can never advance to the higher amounts of consumption supposed. But
this only means that the check to our progress must become perceptible
within a century from the present time; that the cost of fuel must
rise, perhaps within a lifetime, to a rate injurious to our commercial
and manufacturing supremacy; and the conclusion is inevitable, that our
present happy progressive condition is a thing of limited duration". Stanley Jevons (1835-1882), The Coal Question, chapter XII, 1865
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