Le système financier ne s'est pas écroulé, les bourses remontent, la spéculation reprend, la révolution n'a pas eu lieu. On commence à parler, timidement, de sortie de crise. Les financiers couverts d'opprobres relèvent la tête : ce n'était pas si grave, le système est increvable, on peut décidément tout se permettre...
Ce n'est pas un mauvais moment pour faire le point sur les causes de la crise et ses suites probables, car on n'a rien vu encore ! La lenteur des conséquences économiques et sociales peut surprendre mais ne devrait pas tant nous étonner car la crise de 1929 aussi avait été assez longue à l'allumage avec de nombreux rebonds faisant faussement espérer une reprise qui n'arrivait jamais. Un peu comme pour le climat, plus on a affaire à des cycles longs, plus l'inertie est grande même s'il y a des moments d'accélération brutale.
Il faut souligner à quel point les crises illustrent comme nous sommes dépendants d'une situation qui nous échappe en grande partie, la seule liberté qui nous est laissée étant de faire ce qu'il faut faire et ne pas se tromper sur la difficile interprétation des faits pour ne pas empirer encore les choses ! On est loin de pouvoir maîtriser les effets collectifs de nos actions qui s'imposent à nous comme des phénomènes naturels extérieurs (il nous faut attendre que la mer monte pour quitter le port).
Les crises illustrent aussi comme nous sommes dépendants des moindres signes, le nez collé à la vitre. D'où l'importance de prendre un peu de recul afin d'essayer de comprendre les véritables causes de la crise et comment elle pourra se résoudre. Pour cela il ne suffit pas de faire appel à des déductions théoriques (libérales ou marxistes) mais il faut prendre sur l'économie comme sur l'idéologie un point de vue historique et même cyclique. Il y a cependant une très grande résistance à la notion de cycle sans laquelle pourtant on ne comprend rien à ce qui se passe, à notre actualité dans sa répétition du passé.
Nous ne sommes sans doute même pas à la fin de la crise bancaire, seulement dans l'absorption du premier choc, mais la crise économique commence à peine et il n'y a aucune chance que les énormes déséquilibres en jeu ne provoquent pas, à plus ou moins court terme, un effondrement global qu'on n'aura plus les moyens d'éviter.
C'est l'effondrement du dollar qui est attendu surtout mais c'est l'ensemble du système qui sera atteint. D'une certaine façon, ceux qui croient possible de maintenir une valeur du dollar devenue fictive, sont les mêmes que ceux qui ne voulaient pas croire à l'éclatement de la bulle immobilière. LEAP/E2020 pense que la rupture du système monétaire international est pour cet été. Il faut se méfier de ces prédictions datées car on n'est pas dans l'astrologie et les étapes précédentes ont montré qu'il fallait attendre un certain temps pour que les évidences s'imposent et si cela ne se produit pas cet été, cela se produira plus tard, inévitablement !
En effet, non seulement la dévaluation du dollar et l'inflation sont inévitables, mais il n'y a pas d'autre sortie possible de la crise sans destruction massive de capitaux et de dettes devenues insoutenables. Si ce n'est l'hyperinflation, il faudra des guerres ou des révolutions (on aura sûrement les deux).
D'autres pensent qu'on pourrait s'en tirer par une injection encore plus massive d'argent public dans l'économie ou par la revalorisation des salaires mais, si ces mesures sont nécessaires, elles ne peuvent éviter ni l'inflation ni les faillites en chaîne puisqu'on ne reconstituera pas la bulle de crédit. Il faut effectivement bien comprendre les causes de la crise, qui ne se limitent pas à la dérèglementation financière, ni à la financiarisation de l'économie, ni aux modèles mathématiques, ni à la baisse des salaires (toutes choses qu'on retrouve dans la période menant à 1929). Raisonner en terme de cycle, c'est en effet comprendre d'abord que la cause de la crise c'est la spéculation précédente et qu'il y a des dynamiques positives (cercle vertueux de la croissance ou bulles spéculatives) et des dynamiques dépressives ; mais il ne faut pas oublier non plus qu'il y a différentes temporalités et différents cycles imbriqués.
Ainsi on a vu que c'était le retour de l'inflation qui a déclenché la crise, avec l'augmentation du prix des matières premières à cause du boom des pays les plus peuplés et la hausse des taux d'intérêt rendant insolvables ceux qui avaient souscrit des subprimes ou d'autres crédits à taux variables. Le paradoxe c'est que ce retournement de tendance inflationniste qui sonnait la fin du modèle précédent de croissance basé sur l'endettement a créé un tel choc que les taux ont rebaissés à des niveaux jamais atteints, nous faisant entrer dans une phase de déflation sans que cela stoppe la purge des créances douteuses, de même que la baisse du pétrole ne suffit pas à sauver une industrie automobile dont on a entrevue la fin car on sait que cette baisse est provisoire. La dépression devrait durer plusieurs années, une dizaine peut-être (un peu moins sans doute) mais le cycle déflationniste devrait être de beaucoup plus courte durée que l'inflation et la croissance qui vont suivre,
Il y a donc imbrication de dynamiques contradictoires sur des temporalités différentes mais constituées de boucles de rétroactions auto-référentielles qui entretiennent et amplifient une tendance, toujours poussée un peu au-delà des limites avant de tomber dans une dégringolade inverse, excessive elle aussi. Des marxistes parlent de la surproduction comme cause de la crise, et certes ils ont raison en ce sens que seul le capitalisme connaît ces faillites où les productions qui ne sont plus assez profitables disparaissent brutalement, entraînant les autres à leur suite, conséquence d'une production déterminée par le profit. Cette surproduction n'est pas comparable pour autant aux surproductions que connaissent périodiquement tous les secteurs. Ici, la surproduction apparaît du fait du retournement du cycle : là où le marché montait et attirait des acheteurs, maintenant il baisse et réduit la solvabilité générale, avant de se réorienter à la hausse, mais pas avant une phase de "destructions créatrices".
La surproduction de l'immobilier est plutôt une conséquence de la crise, pas sa cause, de même que la surproduction automobile est une conséquence de la hausse inéluctable du pétrole et de la fin de la civilisation de l'automobile. La véritable cause de la crise est bien historique, cyclique, démographique, générationnelle, très semblable à celle de 1929 tout en ayant de meilleures perspectives, me semble-t-il, grâce au développement de la Chine, de l'Inde et du Brésil, entre autres. C'est bien cependant leur entrée en scène qui a produit la pression sur les matières premières et le retour de l'inflation. Il est donc absurde de parler de sous consommation, comme certains, alors qu'il y avait au contraire surconsommation et surchauffe.
Cela n'empêche pas que les inégalités ont entretenues la spéculation (comme à la belle époque ou sous Loui XV) et que la baisse des salaires combinée au développement du crédit a constitué la contradiction principale du système, son point faible qui a cédé le premier. La sortie de crise devra passer par une revalorisation des salaires et un rééquilibrage du rapport capital / travail mais cela passe inévitablement par l'inflation car c'est la lutte contre l'inflation qui favorise les rentiers par rapport aux actifs et vise la réduction des coûts par la concurrence à outrance des travailleurs, y compris avec l'étranger. Il s'agit bien de basculer d'une configuration économique dans une autre basée sur un autre modèle de développement, avec l'idéologie qui va avec.
Car, le plus curieux, c'est de constater comme les cycles ne sont pas seulement économiques mais tout autant idéologiques. Ainsi, le libéralisme triomphe plutôt dans la phase dépressive du cycle, celle de la lutte contre l'inflation, de la montée en puissance des rentiers et d'une génération dominante vieillissante qui sombre dans la futilité et le sécuritaire. On peut s'amuser à constater que la spéculation ne s'empare pas seulement des marchés mais touche aussi bien la métaphysique, fût-elle critique, n'épargnant pas même le milieu révolutionnaire ! La phase d'inflation et de croissance est plus réaliste, égalitaire et solidaire avec une montée de la jeunesse et des luttes sociales, un retour de l'Etat et de l'intérêt général. J'ai essayé en 1999 de montrer les différentes phases des cycles du capital (innovation, appropriation, concentration) dans ses différentes dimensions économiques, démographiques, sociologiques, idéologiques. L'important n'est pas tant l'exactitude de conjectures toujours discutables, que les perspectives dégagées et qui rendent sensibles les insuffisances des analyses ignorant ces aspects cycliques et qui s'enferment dans des lois éternelles intenables, détachées de toute dialectique historique au profit d'une vision bien trop linéaire.
Ainsi des marxistes comme Louis Gill ("À l’origine des crises : surproduction ou sous-consommation ?") voudraient tout expliquer par la baisse tendancielle du taux de profit en nous refaisant le B.A.BA de la théorie. Seulement, il n'explique absolument pas ainsi notre crise actuelle et plutôt celle de 1974 ! Il s'enferme dans un dogmatisme un peu trop rigide qui l'empêche notamment de comprendre le rôle des externalités dans la production de valeur. De même qu'on ne peut croire qu'il s'agisse d'une crise de sous-consommation alors qu'il y avait sur-consommation, il parait quand même un peu difficile de croire que la crise serait due à la baisse des profits quand ils étaient au plus haut !
Pour ma part, j'ai essayé de montrer dans mon article sur les cycles du Capital que Marx n'a pas une position constante sur les crises et qu'il admettait l'existence des cycles même s'il espérait la crise finale. En tout cas, la baisse du taux de profit ne provoque pas immédiatement un effondrement mais passe, une fois les bienfaits de l'innovation épuisés, par des stratégies de reconstitution de la plus value comme l'intensification du travail, la baisse des coûts et des salaires mais aussi, nous dit Marx, par le développement des services, des produits de luxe, le commerce extérieur (les colonies) et enfin le développement de la finance-épargne, des actions investies ou des obligations acceptant un revenu financier inférieur reconstituant le profit des industriels, leur part de plus-value. On peut penser que c'est à la fin du processus que la crise survient, quand le poids de la dette et la pression sur les salaires (avec la concurrence chinoise) se font trop forte, mais cela ne rend pas compte de la simultanéité et du caractère systémique de la crise qu'il faut renvoyer à des cycles générationnels à plus long terme.
En effet, s'il s'agit de cycles, cela veut dire que ça va repartir, que ce n'est pas la fin du capitalisme ni la fin du monde mais seulement la fin d'un monde et des excès d'une époque décadente. Schumpeter (qui pille Marx tout comme Keynes) a fait la théorie de ces cycles de Kondratieff comme cycles d'innovation (nouvelle génération d'entrepreneurs), les crises ayant la fonction de "destructions créatrices" nécessaires pour reconstituer le taux de profit et dégager le terrain à de nouvelles techniques, un peu comme la fin des dinosaures a laissé le champ libre aux mammifères. On aurait donc une phase A d'inflation portée par l'innovation, l'investissement et le développement endogène, suivie d'une phase B plus dépressive tournée vers la spéculation financière, l'intensification de l'exploitation et l'impérialisme, le crash final n'étant là que pour mieux repartir à zéro en effaçant les dettes. C'est l'année sabbatique des juifs de remise des dettes mais qui revenait tous les 7 ans, année de mise en jachère (Chemita). Il semble dès lors bien difficile d'éviter la destruction des patrimoines par guerres ou révolutions. Cependant, la véritable raison des crises, c'est simplement le retournement de cycle car la croissance nourrissait la croissance de même que les faillites provoquent des faillites. Il y avait un courant porteur alors que le sol se dérobe soudain sous nos pieds.
Il serait effectivement absurde de parler de sous-consommation au moment où l'inflation revenait. C'est bien plutôt la surconsommation et le retour de l'inflation qui menaçaient le système pyramidal de l'immobilier et le régime d'accumulation de cette fin de cycle. Cela ne réfute en rien la nécessité de politiques keynésiennes constituant une indispensable gestion de court terme, compensation nécessaire des retraits massifs dues au credit crunch et à la phase (courte) de déflation en réaction au choc du retour de l'inflation (sur le long terme). Il y a différentes temporalités qu'il faut savoir traiter de façon différenciées. Ce n'est certainement pas la politique keynésienne elle-même qui permettra de sortir de la crise qu'elle ralentit seulement mais bien la dévaluation du dollar et la destruction des dettes par l'inflation qui devrait s'en suivre, laissant le terrain libre pour une économie verte et numérique qui s'ouvre sur l'Afrique. Plus qu'une politique keynésienne, c'est donc d'une politique inflationniste qu'il s'agit, même si il faudrait maintenir un taux d'inflation raisonnable si possible...
La sortie de crise ne sera donc pas la fin du capitalisme et du système financier mais un nouveau capitalisme plus régulé dont on a donné les caractéristiques principales : inflation, réduction des inégalités (impôts), nouvelle génération, retour de l'Etat, revalorisation des salaires et des protections sociales, ce qui devrait se faire cette fois sous la forme d'un revenu garanti pour tous de même que la relocalisation devrait se substituer au protectionnisme. Cela ne veut pas dire pour autant que le capitalisme n'en sera pas fondamentalement transformé (par l'écologie et le numérique notamment). Cela ne veut pas dire non plus qu'on ne sortira pas du capitalisme, ni même que la sortie du capitalisme n'aurait pas déjà commencée, mais pour de toutes autres raisons et sur une toute autre temporalité. Le capitalisme ne s'effondrera pas sur ses propres contradictions ; du moins, il s'effondre mais repart toujours. Ce qui le condamne à plus long terme, c'est le travail immatériel, la gratuité numérique et l'écologie, la contradiction des nouvelles forces productives avec le rapport salarial et l'indispensable régulation de la production, mais l'étatisation n'est certainement pas la seule réponse possible alors que l'autonomie est devenue un facteur essentiel de production et la relocalisation une nécessité écologique. Il faut donc profiter de la sortie de crise pour créer les conditions d'une sortie du salariat par les institutions du travail autonome et du développement humain mais ne pas confondre pour autant sortie de crise et sortie du capitalisme.
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