Des péripéties sans importance m'ont amené dernièrement à m'interroger sur mon travail passé. Si l'on est rarement son meilleur juge et que les procédures d'auto-évaluation sont parmi les plus humiliantes qui soient lorsqu'elles sont destinées à de quelconques autorités plus ou moins incompétentes, elles ne sont pas sans intérêt quand elles sont faites pour soi-même, pour mesurer le chemin parcouru et faire le bilan de ses propres recherches. Certes le résultat est bien maigre. Tout cela pourrait se résumer à un constat d'échec sur l'inutilité de ce que j'ai pu faire et la relative confidentialité de mon audience, même si la qualité de certains de mes lecteurs peut en compenser le nombre restreint !
En tout cas, au-delà de la valeur de quelques uns de mes textes, on peut se poser légitimement la question de ce qu'ils ont réellement apporté, après toutes ces années, apport qui peut être jugé bien mince puisque, pour une bonne part, mon ambition s'est limitée d'abord à rendre accessible une pensée critique trop méconnue de l'inculture contemporaine et donner des éléments de réflexion permettant de complexifier notre compréhension d'un monde en mutation, en particulier au niveau politique. Ce travail de diffusion du savoir pourrait être rapproché d'une sorte d'éducation populaire bien que je ne sois pas toujours accessible à tous, c'est le moins qu'on puisse dire, mais il y a plusieurs niveaux de vulgarisation ! Sur ce plan, je pourrais m'enorgueillir plutôt de n'avoir rien inventé, contrairement à tous ceux qui nous abreuvent de leurs supposées trouvailles, puisqu'il s'agissait au contraire de retrouver une tradition intellectuelle solide (l'inné), donner un fondement rigoureux à la pensée, en premier lieu à l'écologie-politique, en s'appuyant sur les auteurs du passé jusqu'aux plus contemporains.
Il y a tout de même quelques points où je crois avoir amené quelques avancées plus ou moins incontournables (l'acquis). D'abord en reliant des savoirs dispersés. Cette transdisciplinarité qui m'a fait rencontrer Jacques Robin et le GRIT est encore trop rare, alors qu'elle est devenue de plus en plus indispensable, et ne doit pas être sous-estimée. Il me semble pourtant qu'il y a plus et que, dans plusieurs domaines, j'ai pu apporter quelques éléments cruciaux (sur l'information et l'écologie-politique notamment). C'est ce qu'on pourrait me contester sans doute, mais sur quoi je vais essayer de faire un point rapide.
On peut dire que j'ai débuté ma carrière par un texte sur "l'institution ou le partage de la bêtise" (lors du forum de création de la cause freudienne). Ce sera effectivement une de mes constantes d'insister sur notre rationalité limitée et notre part de bêtise (Qu'est-ce que la philosophie ?), m'appuyant paradoxalement pour cela sur Hegel autant que sur Lacan. C'est un sentiment qui est inévitablement renforcé par une transdisciplinarité qui a de quoi décourager en nous mettant en face de l'étendue de notre ignorance. On ne peut, en effet, tout lire, tout savoir, sur tous les sujets, au point que les prétentions de l'interdisciplinarité peuvent sembler ridicules avec quelques raisons. Pourtant j'ai tenté de relier depuis mon Prêt-à-penser (1994), à la fois philosophie, psychanalyse, histoire, sociologie, économie, politique, écologie, sciences et même religions...
Je me suis limité la plupart du temps à tenter de "faire le ménage" dans ces différents domaines, en réfutant des interprétations plus ou moins délirantes et des dérives manifestes, en économie notamment (mais aussi en psychanalyse, etc.). En dehors de cet exercice de salubrité publique, j'ai systématisé aussi l'analyse des cycles de François-Xavier Chevallier dans une théorie originale des cycles générationnels (Les cycles du Capital, 2000) qui me semble avoir été largement confirmée par l'expérience même si elle n'a guère eu d'écho jusqu'à présent, en dehors du numéro 2 de Multitudes où Yann Moulier-Boutang y fait une rapide allusion. Mes autres recherches en économie ont surtout concerné la théorie de la valeur, les transformations du travail et l'économie immatérielle, mais sont un peu moins novatrices même si elles m'ont valu plusieurs articles ou interviews. Rien de très reluisant ! A noter cependant que Bernard Maris me cite pas mal dans le deuxième tome de son Anti-Manuel d'économie (2006).
L'essentiel de mon travail a concerné l'écologie-politique, de la création de la revue EcoRev' en 2000 à mon livre "L'écologie-politique à l'ère de l'information" en 2006. J'avais en effet été sidéré lors de mon passage chez les Verts par le vide théorique des écologistes, éprouvant l'urgence de doter l'écologie d'une armature théorique solide, ancrée dans la dialectique de Hegel et l'analyse du productivisme du système capitaliste par Marx, assez loin des interprétations marxistes habituelles il faut le dire. J'ai complété cette inscription dans la tradition philosophique, tournée vers le passé, par l'analyse prospective de notre passage à l'ère de l'information, notamment en montrant ce qui relie l'ère de l'information à l'ère de l'écologie et du développement humain et qui me semble un des points les plus fondamentaux. Au niveau pratique, après un travail de fond sur le droit au revenu dans le cadre des Verts, je me suis attaché à donner plus de cohérence aux alternatives écologistes, en premier lieu aux conditions d'une relocalisation de l'économie et d'un dépassement du capitalisme avec le triptyque : revenu garanti, coopératives municipales et monnaies locales. Ce sont surtout ces propositions (inspirées de Gorz, Bookchin et Robin principalement) que j'ai défendues auprès des écologistes et qui m'ont valu plusieurs invitations et interviews (notamment une tournée en Belgique en 2005). J'ai défendu aussi la nécessité d'une "écologie révolutionnaire" dès 1997 (à une époque où c'était loin d'être aussi à la mode qu'aujourd'hui !) et donc d'une "alternative" plutôt qu'une simple "décroissance" (Le Monde 2), tout en prenant de plus en plus mes distances avec un dandysme révolutionnaire purement autodestructeur et les discours doublement aliénants d'une prétendue fin de l'aliénation.
Je dois enfin au GRIT le fait de m'être ouvert aux sciences dures et surtout à la théorie de l'information. Même si je n'ai bien sûr rien "inventé" sur ce sujet, ma contribution ne me semble pas tout-à-fait négligeable sur le concept d'information et l'entropie, du texte de synthèse "L'improbable miracle d'exister", qui est peut-être ce que j'ai fait de mieux sur le sujet, au livre "Le monde de l'information". J'ai montré, en particulier, les raisons profondes qui opposaient le monde de l'information à celui de l'énergie, en faisant un monde imprévisible où la productivité devenait globale (non individualisable), la valeur aléatoire et le travail non-linéaire, flexible ou précaire, la coopération y jouant un plus grand rôle que la compétition, etc. Il faut y joindre ma critique de l'idéologie de la complexité, qui a rencontré un succès d'estime, ainsi que la critique de l'auto-organisation à laquelle j'oppose l'auto-gestion. Un de mes articles le plus cité (y compris dans un manuel pour étudiants en médecine!) concerne l'idéologie des réseaux (Logs).
J'ai écrit bien d'autres textes, sur les sciences, la philosophie, l'amour, etc. En particulier j'ai travaillé sur la production de l'autonomie, ainsi que sur la dialectique entre autonomie et dépendance. J'y ai soutenu des positions très éloignées des discours idéologiques habituels, sans que je puisse prétendre avoir apporté sur ces sujets de véritables nouveautés, seulement une plus grande cohérence peut-être, et un certain style...
Pas de quoi pavoiser dans l'ensemble, et les références que je peux donner ci-dessous sont bien maigres assurément, en dehors du net du moins. Certes, tout ceci n'est pas rien, et même de la plus haute importance sans doute pour la construction de l'avenir, mais je ne peux cacher une profonde insatisfaction malgré tout. Non pas tellement pour le manque d'audience que pour le manque de perspectives et l'insuffisance des réponses que je peux proposer qui ne me semblent pas vraiment à la hauteur des enjeux du temps ni surtout pouvoir susciter l'élan révolutionnaire qu'il faudrait. Ce n'est pas que je pense que d'autres auraient fait mieux, hélas, l'échec est général, et si j'ai bataillé depuis longtemps contre les errements de la gauche et des écologistes, contre les archaïsmes, les utopies, les extrémismes, je dois dire que je ne peux me déprendre d'une certaine nostalgie des anciennes illusions dans le vide sidéral actuel ! En fait, j'ai toujours eu l'impression de ne faire que remplir un manque, faire ce qui aurait dû être fait depuis longtemps, et m'exprimer dans un désert de la pensée. Ce monde est bien décevant qui va à sa perte et refuse de regarder en face son destin, de prendre en compte les bouleversements que nous vivons ! Il nous faut un sursaut (des écologistes en premier lieu). Heureusement on sait que l'histoire avance par secousses, et souvent même par son mauvais côté...

L'écologie-politique à l'ère de l'information, éditions è®e, 2006
Livres collectifs :

Sortir de l'économisme,
Dir. René Passet et Jacques Robin, Editions de l'atelier, 03/2003 (décevant)
Revues :
Livres qui parlent (un peu) de moi :

La tyrannie de la réalité, Mona Cholet, 2004

Anti-Manuel d'économie II, Bernard Maris, 2006




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