La vérité efficiente et la cause finale
Il y a du sens, c'est certain, et qui ne fait pas de doute. Tout est relatif
sauf la relation elle-même et si le savoir est toujours savoir d'un sujet qui doit intégrer la
conscience de soi du sujet de la connaissance (conscience de ce qui fait la valeur d'un
savoir pour nous, l'intentionalité et les représentations qui
lui donnent sens), ce n'est pas pour tomber dans le relativisme le plus complet
mais pour ancrer nos certitudes dans leur contexte concret. Inclure le sujet
dans le savoir et se connaître soi-même c'est connaître
aussi les limites du savoir, toute l'étendue de notre ignorance et de nos illusions, mais
ce n'est pas ce qui nous empêche de savoir avec certitude que
nos corps sont mortels ! Les sciences nous découvrent toujours plus
de terrains vierges laissés à notre exploration, et l'horizon
recule à mesure qu'elles progressent, cela n'enlève rien à
leur efficacité technique ni aux terribles pouvoirs qu'elles mettent
à la portée de nos folies.
Il faut arrêter les fausses naïvetés du néolibéralisme
et de la démocratie de marché, arrêter de faire semblant
de ne rien savoir et de ne rien pouvoir apprendre. Comme la philosophie à
ses débuts il nous faut vaincre le scepticisme de sophistes intéressés
après avoir vaincu le dogmatisme de différents totalitarismes.
On ne peut s'en tenir au nihilisme post-moderniste, ni à l'irresponsabilité
économique voulant tout réduire à des contrats duels
comme si le niveau collectif et les menaces écologiques n'existaient
pas réellement, comme s'il n'y avait aucun tiers, aucune transcendance
du monde. Comme toujours, sous les luttes d'intérêts et les
mouvements de résistance, ce qui se joue, ce qui nous est le plus
insupportable, c'est de se tromper sur ce que nous sommes ou ce que nous
devrions être, sur l'image de l'homme qu'on veut nous donner, trop
ange et trop bête à la fois. Le combat est métaphysique, religieux, historique,
lutte pour la vérité trop souvent sanglante hélas quand le malentendu est sans issue mais
dans ce monde d'apparences et de communication nous devons témoigner de ce que c'est qu'être un homme, du sens
que nous donnons à nos vies et au destin de l'humanité. C'est
notre devoir de poésie, de parole, de responsabilité, de réponse au sort qui nous
est fait, à ce qu'on dit de nous sans raisons, devoir de liberté et de vérité,
devoir d'éducation et d'apprentissage, devoir de résistance aux fausses certitudes qui ratent ce qui nous
manque et mentent sur ce que nous sommes.
L'importance des mouvements sociaux n'est pas dans leur point de
départ plus ou moins sordide mais dans leur rôle de retrouvailles,
dans la libération de la parole, dans la mise en commun de nos expériences,
dans l'expression du caractère collectif de souffrances individuelles
vécues jusqu'ici en silence comme d'une déficience personnelle
dont nous serions coupables. Les manifestations révèlent de
nouvelles formulations et des vérités enfouies. La compétition
marchande semble nous isoler mais notre premier besoin reste celui de la
reconnaissance sociale. Tout repose en fin de compte sur notre conception
de la dignité humaine, du degré de misère des autres
que nous trouvons acceptable pour diverses raisons "morales" pouvant justifier
la domination des dominants. Cependant, la bonne volonté et les bonnes
intentions ne suffisent jamais, il faut savoir quoi faire. Tout dépend
de nos représentations d'un avenir légitime et de nos responsabilités,
d'une vision claire de nos finalités et de l'usage que nous ferons
de notre liberté pour y parvenir. On ne peut donc se passer d'une
réflexion sur ce qu'on peut savoir et sur la prudence nécessaire.
De même nous devons évaluer cette inversion du temps historique,
du passé au futur, du passif à l'actif, qu'on appelle avec quelque exagération la fin
de l'histoire alors que c'est le passage de l'histoire subie à l'histoire
conçue.
Le savoir absolu comme conscience de soi du savoir (cause formelle)
Il y a des certitudes mais on ne sait pas tout puisqu'il n'y a de savoir que d'un sujet avec ses limitations. Voilà
qui devrait rendre impossible tout savoir absolu dont la seule mention
suffit à disqualifier son auteur, au point que n'importe qui peut
s'enorgueillir de n'en avoir rien lu devant une telle ineptie. Le concept
de savoir absolu chez Hegel parait aussi absurde que celui de Fin de l'histoire
chez Kojève qui a tellement alimenté la confusion en assimilant
le savoir absolu à une connaissance achevée alors que c'est tout autre chose.
Ce n'est pourtant pas sorcier puisqu'il suffit de lire la Doctrine de la
science de 1801 de Fichte dont la première partie s'appelle "Du savoir
absolu". La pensée d'Hegel vient de Fichte plus que de Schelling,
il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'il ait repris ce concept
de savoir absolu qui a le sens précis, chez Fichte, de Savoir du Savoir,
du savoir en tant que savoir, théorie de la connaissance donc, doctrine
de la science mais forme vide, absolue parce qu'elle est vide, pure mise en relation
à laquelle il manque encore la dimension temporelle de l'apprentissage,
de ce que Piaget et Bateson appelaient justement l'épistémologie, l'étude
de la formation des connaissances, de leur incorporation, leur individuation
comme savoir d'un sujet. Fichte précise bien que ce Savoir sur le Savoir "ne peut produire aucun Savoir nouveau et particulier comme Savoir matériel
possible (Savoir de quelque chose) mais il n'est que le Savoir universel
revenu sur lui-même dans le Savoir de soi, dans la réflexion,
la clarté et la maîtrise de soi. La Doctrine de la Science n'est
aucunement objet du Savoir, mais seulement une forme du Savoir de tous les
objets possibles" 37.
L'être en sa quiétude n'est pas le Savoir
et la liberté ne l'est pas non plus ; en revanche l'absolue auto-pénétration
et la fusion de l'un et de l'autre est le savoir.
L'auto-pénétration, abstraction faite totalement
de ce qui se pénètre, est justement la forme absolue du Savoir
46.
Si l'essence intérieure proprement dite du Savoir,
en tant que tel (comme état de lumière et de voir) réside
en cet être-pour-soi, alors l'essence du Savoir consiste précisément
en une forme (une forme de l'être et de la liberté, c'est-à-dire
de leur pénétration de soi absolue) et tout Savoir est selon
son essence formel.
Le Savoir ne saurait jamais parvenir à une autre
unité qui ne serait pas l'unité de moments séparés. 47
Le savoir n'est pas l'Absolu, mais comme Savoir il est lui-même absolu 48.
J.G. Fichte, Doctrine de la science 1801-1802, Vrin
Le but n'est pas ici de discuter la conception
de Fichte du Savoir absolu, il suffit d'établir qu'il ne désignait
en rien un savoir totalisant mais une auto-fondation du savoir par le sujet
qui pense, sur le modèle du "je pense donc je suis" de Descartes,
forme
vide, auto-référentielle (Moi=Moi). L'absolu désigne l'inconditionné
du pour-soi, de la pure réflexion. Si la liberté absolue
du Moi se pose en s'opposant, le savoir absolu est ce qui réunit les
opposés, la vérité de la relation (entre la pensée
et l'être), l'objectivité de la pensée et la subjectivité
de l'être. Il suffit donc de constater comment Hegel a pris
l'expression de "Savoir absolu" chez Fichte pour comprendre le sens qu'il
a voulu lui donner et qui n'a rien à voir avec un savoir totalisant,
mais, bien sûr, on devrait aller le vérifier dans le texte.
On constatera aussi dans la Logique comment Hegel utilise le terme d'absolu pour désigner une
forme vide, une certitude immédiate qui précède toute
spécification, le simple commencement du savoir et non son accomplissement.
Ce qui commence est déjà,
et pourtant tout aussi bien il n’est pas encore. Être et non-être
sont donc en lui en union immédiate ; ou le commencement est leur
unité indifférenciée. L’analyse du commencement donnerait
ainsi le concept de l’unité de l’être et du non-être
- ou dans une forme plus réfléchie, l'unité de l’identité et de la non-identité.
Ce concept pourrait être regardé comme la première,
la plus pure définition de l’absolu.
Hegel, Sciende de la logique I, l'Etre, p46.
L'absolu lui-même apparâit seulement comme la négation de tous les prédicats et comme le vide. 229
De là il se dégage que la détermination de l'absolu
est d'être la "forme absolue" [...] et ainsi, comme indifférent
en regard de la forme est le contenu. 230
Hegel, Science de la logique II, La doctrine de l'essence
Entre religion et action politique
On a vu qu'il ne faut pas confondre
ce Savoir du Savoir avec un contenu quelconque alors que ce n'est que
la
réintroduction du sujet de la connaissance et du processus
d'apprentissage
dans le savoir, conception de la vérité comme sujet
historique.
Le savoir absolu c'est la pensée qui se pense comme
pensée (d'un sujet), c'est la réflexivité d'une
conscience de soi. C'est en quoi il constitue un progrès sur la
religion, mais ce n'est
pas pour autant le dernier mot de l'Histoire puisque ce savoir absolu
trop
général et
indéterminé tombe avec Schelling dans
une nuit où toutes les vaches sont noires.
Il faut donc évaluer
la véritable positivité du Savoir absolu comme conscience de
soi, c'est-à-dire conscience du négatif, de nos limites, de
notre
mort, constituant une certitude à partir de laquelle
nous pouvons assumer la responsabilité de notre monde en exerçant
activement notre liberté. La conscience de notre mort est ce qui nous
détache de toute particularité, nous ouvre à l'universel
et fait de nous des individualités libres historiques, pouvant à
tout moment se retirer du jeu. Mais du coup il faut dépasser tout
aussi inévitablement ce royaume des certitudes, de l'absolu et des
idées éternelles pour revenir, dans le temps qu'il nous reste,
à l'immédiateté de questions pratiques et l'urgence
de luttes politiques où la liberté ne se prouve qu'en acte.
La science concrète succédant finalement au savoir absolu abstrait
ne doit pas seulement interpréter le monde mais le transformer. La
question de la vérité est bien une question pratique (
Thèses sur Feuerbach).
Le Savoir absolu succède dans la Phénoménologie à
la religion. La religion consiste dans une projection, une représentation
de soi comme
Autre,
une aliénation dans un autre, une objectivation et une
fétichisation, comme l'interprétera Marx voulant ramener
le royaume du Ciel sur la Terre. Pour Hegel, le Savoir absolu consiste
dans la négation de la négation, négation de cet
être-Autre enfin reconnu comme nous-même,
réintégré en soi comme moment de la
réflexion. C'est la "religion comprise", savoir devenu conscient
de soi, Savoir du Savoir comme processus dialectique et
réalisation de la liberté mais toujours savoir d'un sujet
et donc de la relativité de tout savoir ("La philosophie
hégélienne de l'absolu est aussi le savoir de sa propre
relativité" B. Bourgeois).
Ce que le Savoir absolu apporte comme coupure n'est
pas mince mais ce n'est pas une espèce de fin du monde et de toute
espérance. Ce n'est pas la fin des temps mais d'un
temps purement
extérieur, quantitatif, abstrait, vide et continu d'une évolution
qu'on n'a pas voulu. La "fin de l'histoire" c'est l'histoire comprise; l'appropriation
de notre histoire. C'est la fin de l'histoire subie et le début de
l'histoire conçue, de l'histoire réflexive consciente de soi et de la responsabilité
de l'avenir ; mais il faut encore du temps pour prendre conscience de notre
nouvelle temporalité, des logiques opposées de l'accumulation
du capital et de l'investissement ou du crédit. C'est en comprenant
notre historicité, c'est-à-dire notre finitude et la conscience
de notre mort, que nous pouvons assumer notre histoire et reconnaître
les limites de notre savoir, nous projeter dans un au-delà qui n'est
pas celui d'un autre monde mais d'un autre temps, celui de notre avenir et
de nos enfants qui jugeront nos actions à leurs conséquences
au-delà de notre mort même.
Dans la religion, le concept a gagné le contenu
absolu comme contenu, ou contenu dans la forme de la représentation,
de l'être-autre pour la conscience ; dans la figure de l'esprit agissant,
par contre, la forme du Soi lui-même parce qu'elle contient l'esprit
agissant certain de soi-même, le Soi actualise la vie de l'esprit absolu.
300
C'est seulement après avoir abandonné l'espérance de
supprimer l'être-étranger d'une façon extérieure
que cette conscience se consacre à soi-même. Elle se consacre
à son propre monde et à la présence, elle découvre
le monde comme sa propriété et a fait ainsi le premier pas
pour descendre du monde intellectuel. 306
En elle et au sein de son immédiateté, l'esprit doit recommencer
depuis le début aussi naïvement, extraire de cette figure sa
propre grandeur comme si tout ce qui précède était perdu
pour lui, et comme s'il n'avait rien appris de l'expérience des esprits
précédents ; mais la récollection du souvenir, les a
conservés. Si donc cet esprit recommence depuis le début sa
culture en paraissant partir seulement de soi, c'est cependant à un
degré plus élevé qu'il commence. 312
Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, Aubier
Dans la religion, l'absolu est représenté
comme radicalement autre, alors que le Savoir absolu réintègre
l'absolu au coeur du sujet ce qui doit se comprendre comme reconnaissance
de l'Autre, du tiers, dans la constitution du sujet et non retour pur et
simple à l'individu singulier. On passe de la foi au savoir par la
reconnaissance de "l'inégalité de l'être dans sa singularité avec l'universalité", péché originel qui nous prend toujours en faute, mais surtout par "l'inégalité de l'universalité abstraite avec le Soi", où c'est la Loi qui est fautive dans sa rigueur aveugle (summum jus, summa injuria) et doit
"renoncer à la dureté de son universalité abstraite". Dans ce moment de dépassement de la religion
"l'esprit a surgit comme pure universalité du savoir qui est conscience
de soi... Donc ce qui, dans la religion, était contenu ou forme de
la représentation d'un autre, cela même est ici opération
propre du Soi... Cette ultime figure de l'esprit, l'esprit qui a son contenu
parfait et vrai, donne en même temps la forme du Soi, et qui ainsi
réalise son concept, en restant tout autant dans son concept au moment
où il le réalise, c'est le savoir absolu ; ce savoir est l'esprit
qui se sait soi-même dans la figure de l'esprit, ou est le savoir conceptuel." 302. Le savoir absolu est savoir d'un sujet plus que relation à l'autre,
ce qui est sans doute sa faiblesse car le savoir absolu est savoir du négatif
et c'est en tant qu'il intègre son négatif, l'aliénation
dans l'être-autre, que l'absolu désigne bien l'ipséité
du savoir et son mouvement mais pas du tout son contenu. "Ce savoir est le pur être-pour-soi de la conscience de soi ; il est
Moi qui est ce Moi-ci et pas un autre, et qui en même temps aussi immédiatement
est médiat ou est Moi supprimé et universel" 303.
La certitude matérielle (écologie)
Il y a une certitude du sujet, on le sait depuis
Descartes. J'espère avoir assez montré que ce n'est pas parce
qu'il y a un savoir absolu que cela voudrait dire qu'on puisse tout savoir.
Il ne faudrait pas croire pour autant que la vérité et la certitude
se limiteraient à ce savoir absolu qui est savoir formel d'un sujet sur le
sujet du savoir. Certes, la rationalité de la liberté suffit à
fonder toutes les mathématiques. Une géométrie
exacte, qui raisonne sur les définitions qu'elle se donne, se distingue radicalement des approximations de toute
vérification expérimentale. De même Kant croit pouvoir
déduire les lois morales d'une logique d'universalisation de la liberté. Husserl
réduit la logique aux conséquences de l'intentionalité,
et là encore à ses projections. Il y a donc une certitude subjective
sur laquelle on peut construire des structures formelles très solides
mais il y a aussi une réalité matérielle indubitable, le caractère
absolu des
relations effectives et des processus en cours malgré les incertitudes de l'expérience. "
Les choses existent d'une manière tout aussi certaine que j'existe moi-même"
428. Pas seulement les choses, il ne faut pas oublier les gens, nos relations
qui se rappellent à nous. De tout ce qui existe en dehors de nous,
notre ignorance est pourtant immense. Il y a beaucoup de choses à savoir, à
découvrir, à apprendre, plus qu'on en peut retenir, savoir
absolu ou pas. La liberté est dans la question plus que dans la
certitude. Répétons-le, ce que le Savoir sur le Savoir peut
nous apprendre c'est surtout les limites de la connaissance et de nos capacités
cognitives mais cela n'empêche pas qu'on puisse acquérir des
connaissances certaines en allant y voir de plus près ou en répétant les expériences.
Il faut donc travailler la réalité, s'y mesurer
pour la connaître et la transformer, donner objectivité au savoir
et à la liberté. La pensée pratique n'est pas aussi
assurée que la pensée théorique, il n'y a pas de certitudes
matérielles sans enquête ou expérience préalable,
la
prudence est
de règle dans cette dialectique entre sujet et objet, le principe
de précaution s'impose, mais ce n'est pas parce qu'on ne peut pas
tout savoir qu'on ne sait rien. La prudence n'est pas la suspension de tout
jugement encore moins l'inaction. Le scepticisme est toujours contradictoire
et intéressé (comme dit Woody Allen, "
si rien n'existe j'ai payé ma moquette beaucoup trop cher"). En dehors de tout dogmatisme, il faut reconnaître les faits, et
les catastrophes qui s'annoncent. Ne pas le faire est criminel et stupide.
Non seulement il y a des certitudes matérielles mais il faut bien
reconnaître qu'il y a une division de la société et des
luttes pour décider de l'avenir où il faut choisir son camp.
Les risques écologiques ne dépendent pas de notre bon vouloir
mais pour les éviter nous avons besoin des autres afin de changer
l'organisation collective.
Sans certitudes matérielles, on ne peut
rien faire pour orienter son destin ou changer le monde, réaliser ses
objectifs. Il ne suffit pas de vouloir le bien, il faut savoir ce qui est
bien. Il ne suffit pas de donner une forme démocratique à la
société (fascisme ou démocratie de marché) mais
aussi un
contenu démocratique, savoir quoi faire concrètement.
Le retour au contenu et à l'immédiateté pratique où
aboutit le Phénoménologie de l'Esprit est le passage de l'histoire
subie à l'histoire conçue, à une transformation consciente
de l'histoire qui peut aboutir aux pires horreurs, l'histoire nous l'a appris
et nous devons bien le savoir maintenant, avoir conscience du négatif,
du caractère dialectique de l'action historique qui ne se passe jamais
comme prévue, exigeant toujours l'exercice de notre jugement et de
notre liberté pour maintenir le cap, revenir aux finalités humaines.
Si le savoir reste toujours subjectif, savoir d'un sujet, l'histoire conçue
ne peut être une histoire rêvée, utopie arbitraire et
subjective, les bonnes intentions ne suffisent pas, c'est au contraire l'objectivité
de l'histoire en tant qu'elle dépend de nous, la responsabilité
de l'avenir. L'histoire conçue commence avec l'histoire universelle
ayant dépassé la subjectivité des cultures particulières
dans l'objectivité d'une Terre commune et d'un avenir partagé.
Pour transformer le monde il faut d'abord l'interpréter mais la fin
de la philosophie et du savoir c'est l'action qui fait l'histoire et préserve
les conditions matérielles de notre liberté.
- La fin de l'irresponsabilité de l'histoire
En ce qui concerne
l’individu, chacun est le fils de son temps ; de même aussi la philosophie,
elle résume son temps dans la pensée. Il est aussi fou de
s’imaginer qu’une philosophie quelconque dépassera le monde contemporain
que de croire qu’un individu sautera au-dessus de son temps. 43
La philosophie vient toujours trop tard... Lorsqu'elle peint gris sur gris
une manifestation de la vie, celle-ci achève de vieillir... Ce n'est
qu'au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend
son vol. 45
Principes de la philosophie du Droit.
L'affaire pourrait être entendue puisqu'on a
montré que Hegel ne croyait pas tout savoir lorsqu'il parlait du savoir
absolu, ni qu'il aurait achevé le savoir humain, même pas la
philosophie malgré ce que prétend Kojève. Les citations
ci-dessus disent explicitement le contraire, qu'on ne peut aller plus loin
que son temps et que la philosophie vient toujours trop tard. La fin de l'histoire
et le retour à l'animalité ne sont pas chez Hegel mais chez
Tocqueville. L'expérience historique du libéralisme et du totalitarisme
depuis la mort d'Hegel suffisent à démontrer que l'histoire
ne s'était pas arrêtée à Napoléon et qu'on
ne peut s'en tenir à la philosophie d'Hegel lui-même, bien qu'elle
reste indispensable, puisqu'il faut tenir compte des leçons de l'histoire qu'il n'a pas
connu.
Pourtant le savoir absolu est bien l'accès à un nouveau
stade cognitif, c'est une coupure entre histoire subie et histoire
conçue, la fin de l'irresponsabilité de l'histoire pour essayer
de savoir ce qu'on fait. La fin de l'histoire c'est l'histoire enfin comprise
qui devient par là même histoire conçue qui est l'effectivité
du savoir historique (savoir de ce qui nous menace). C'est donc bien la
fin d'une histoire mythique, seulement Hegel affirme qu'on se situe toujours
à la fin d'une histoire pour pouvoir en dire quelque chose ! Une histoire
s'achève comme un rêve se dissipe, celui de son achèvement,
nous ne pouvons plus en attendre aucune révélation qui nous
sauverait définitivement, pourtant une leçon décisive
a bien été apprise, contre le dogmatisme et le scepticisme
à la fois, celle des progrès de l'apprentissage, de ses stades
historiques et de ses ruptures.
Il y a une séparation du savoir et de la vérité car
pour être conscient de soi il faut d'abord être soi, sans en
avoir conscience. La prise de conscience est déjà la fin de
l'inconscience qui la précédait mais toute prise de conscience
se croit en position de tirer le bilan d'une affaire en cours comme toute
compréhension anticipe la fin d'un discours. La conscience de soi
est toujours après-coup. Dans ce sens on peut dire avec Kojève
qu'on se situe toujours à la fin de l'histoire lorsqu'on pense et,
comme Lacan le précisait, on ne peut être et penser en même
temps ("ou je pense, ou je suis"). Il faut passer par la fin pour penser. C'est
une contrainte grammaticale, une condition du sens qui se constitue à
la fin de chaque phrase, de chaque paragraphe, de chaque livre mais cela
ne l'empêche pas d'être relancé à chaque fois et
de continuer sa quête et son désir qui est toujours désir
de désir, poursuite d'une absence, ouverture à la liberté.
Tout de même, le plus troublant et qui semble donner raison à
Kojève c'est l'idée d'une fin du temps lui-même, ce qui
paraîtrait vraiment extraordinaire si ce n'était seulement la
transfiguration de ce qui était durée extérieure et
matérielle, quantitative et continue, en moment intérieur et négativité
du sujet, qualitative et discontinue. C'est aussi une inversion du
temps entre le poids du passé et les projets d'avenir tournés
vers le futur, véritable appropriation du temps qui n'en supprime
pas les surprises mais s'y prépare autant que faire se peut, les yeux
grands ouverts sur l'objectif à atteindre.
Le temps est le pur soi extérieur, le
concept seulement intuitionné ; quand ce concept se saisit soi-même,
il supprime sa forme de temps, conçoit l'intuition et devient intuition
conçue et concevante. - Le temps se manifeste donc comme le destin
et la nécessité de l'esprit qui n'est pas encore achevé
au-dedans de soi-même, la nécessité de réaliser
ce qui n'est d'abord qu'intérieur et de le révéler,
c'est-à-dire de le revendiquer et de le lier à la certitude
de soi-même.305
Le mouvement par lequel il éduque la forme de son savoir de soi est
le travail que l'esprit accomplit comme histoire effective. 306
Dans cette science les moments du mouvement de l'esprit ne se présentent
plus comme des figures déterminées de la conscience mais comme
concepts déterminés et comme leur mouvement organique fondé
en soi-même. 310
Le savoir ne se connaît pas seulement soi-même, mais encore le
négatif de soi-même ou sa limite. Savoir sa limite signifie
savoir se sacrifier. Ce sacrifice est l'aliénation dans laquelle l'esprit
présente son mouvement de devenir esprit sous la forme du libre événement
contingent, intuitionnant son pur Soi comme le temps en dehors de lui, et
de même son être comme espace... Mais l'autre côté
du devenir de l'esprit, l'histoire, est le devenir qui s'actualise dans le
savoir, le devenir se médiatisant soi-même. 311
Ce n'est pas le Dimanche de la vie d'un
temps inoccupé mais plutôt la fin de l'individu isolé face à la divinité,
et réduit à ses pauvres petits actes, car c'est l'implication dans la participation à l'histoire, dans une aventure collective
qui donne sens à nos actions et fait de nous véritablement
une libre individualité historique. Notre prise de conscience ne suffit
pas à ordonner le monde selon nos nécessités vitales,
tout est toujours à sauver du désastre, la vie doit résister
sans cesse à l'entropie et toute information est imparfaite. Le temps reste imprévisible. Pourtant,
nous n'avons pas seulement une obligation de moyen mais de résultat.
La finalité est la liberté elle-même, liberté
qui est celle de se corriger pour atteindre les objectifs choisis, les finalités
que la liberté s'est donnée. Bien sûr, les finalités individuelles
ne sont pas les finalités collectives car le désir individuel
est un désir de reconnaissance alors que l'action collective vise l'universel, l'association,
la sécurité sociale, la raison et la liberté. Rien ne
se fait sans passion, au nom de l'intérêt particulier car "l'universel doit se réaliser par le particulier" et "ce qui est actif est toujours individuel", mais la parole et l'action politique poussent à l'universalisation,
de même que la négativité de la passion envers les autres
intérêts. C'est "la ruse de la raison" qui n'est pas une "main
invisible" et mystérieuse mais l'effet du langage et de la raison.
Kojève a su donner de saisissants résumés de cette
dialectique de l'individuel et du collectif mais on ne comprend pas bien
comment il peut soutenir ensuite que l'histoire pourrait s'arrêter tant qu'il y aura des hommes
pour parler et nous la raconter. Le langage est bien ce qui nous distingue
radicalement de l'animal et nous constitue en sujet historique, culture et civilisation opposées
à l'état de nature depuis les origines.
Dire que l'Absolu est non
seulement Substance, mais encore Sujet, c'est dire que la Totalité
implique la Négativité, en plus de l'Identité. C'est
dire aussi que l'être se réalise non pas seulement en tant
que Nature, mais encore en tant qu'Homme. Et c'est dire enfin que l'Homme,
qui ne diffère essentiellement de la Nature que dans la mesure où
il est Raison (Logos) ou Discours cohérent doué d'un sens
qui révèle l'être, est lui-même non pas être-donné,
mais Action créatrice (= négatrice du donné).
L'Homme n'est mouvement dialectique ou historique (= libre) révélant
l'être par le Discours que parce qu'il vit en fonction de l'avenir,
qui se présente à lui sous la forme d'un projet ou d'un "but"
(Zweck) à réaliser par l'action négatrice du donné,
et parce qu'il n'est lui-même réel en tant qu'Homme que dans
la mesure où il se crée par cette action comme une oeuvre
(Werk). (Kojève. Introduction... p 533)
On peut dire que Kojève rate la fin. Alors que Hegel veut nous
ramener à l'immédiateté concrète des aléas
d'une histoire préconçue, à la vigilance de la liberté,
à l'exploration du monde, Kojève se perd dans le
cercle
d'une science qui tourne en rond, abandonnant toute
individualité,
anéantie par le savoir et ramenée à
l'immédiateté
animale. Or il y a bien un "cercle herméneutique", une
circularité
du savoir comme de tout phénomène biologique mais c'est
un
"système ouvert" intériorisant
l'extériorité,
tout comme le cercle famillial est ouvert à l'échange par
l'interdit
de l'inceste. Ce qui me sépare de Kojève c'est cette
idée
d'un désir satisfait, d'un savoir complet et achevé,
d'une
fin de l'apprentissage, d'une information parfaite, mais cela
n'empêche
pas qu'il y a des savoirs achevés, des questions résolues
et des informations certaines. Il y a une finitude de l'histoire et du
savoir plutôt qu'un achèvement. La dialectique et la
négativité disent bien que tout finit, qu'il n'y a pas de
processus infini mais arrêt brutal et retournements. Si le temps
continue, ce n'est pas
comme forme vide d'un progrès monotone ou d'un retour cyclique,
c'est qu'il ne continue pas justement mais se renverse et bifurque,
restant
toujours aussi imprévisible et rempli de rencontres improbables
qui exigent notre intervention.
Si l'histoire n'est pas finie c'est qu'elle nous inflige encore de
dures
leçons.
Ce qui change en identifiant le temps au discours, à la dialectique entre sujet et objet, c'est d'en comprendre
la nécessité intérieure, cognitive, ne plus en faire
une pure extériorité mais le mouvement de la pensée
elle-même, moment de son développement, le temps devenant identique
à la
négativité du sujet, négativité
qui ne disparaît jamais de la vie animée car le monde n'est
pas devenu moins menaçant ni plus raisonnable par magie sous prétexte
que nous en assumons la responsabilité désormais, comme résultat
de notre production, produit du travail humain qui lui donne forme et le
temporalise. Le temps de la conscience de soi ne se réduit plus au
passé qui nous détermine ni aux souffrances d'un présent
sur lequel nous avons trop peu de prise mais il est devenu conscience du
temps à venir et détermination par le futur vers lequel nous
nous dirigeons, projection de nos finalités où les effets attendus
deviennent causes de nos actions, où nos actions se règlent
sur leurs effets. "
Au moment où le Temps cesse d'être abstrait, il cesse d'être Temps" souligne Kojève. Ce qui disparaît c'est donc le temps du progrès
infini et de la révélation définitive qui se passent
de nous, c'est la fin du temps de la passivité spectatrice, de l'irresponsabilité
et du scepticisme, mais ce qui s'ouvre ainsi ce n'est pas le temps d'un repos
éternel mais celui de la conscience de l'objectivité de l'histoire
et des conséquences de nos actes, de la responsabilité de l'avenir.
C'est le temps de l'action collective et d'un regain de vitalité. Un
autre monde est possible, ici-bas, pas dans l'autre monde, monde à
construire ensemble, qui n'est pas donné et ne se fera pas sans nous.
Ce peut bien être la fin de notre
divorce avec le monde, voire la fin d'une certaine métaphysique onto-théologique, mais certainement pas
la fin de la négativité et des erreurs humaines, pas plus
que de la conscience de la mort ni la fin des discours. Kojève confond
encore la forme absolue du savoir avec une révélation complète
de l'être dans le discours qui est tout simplement impossible. La vérité,
on ne peut la dire toute, le Réel échappe aux discours qui
l'enserrent. Pourtant il y a bien des certitudes, en premier lieu la certitude
du négatif et du caractère dialectique de la connaissance. Le
savoir absolu nous a appris que tout savoir était savoir d'un sujet
et non pas savoir divin, mais ce n'est rien d'autre que le savoir de l'
imperfection du savoir et il
y a tant à faire encore et toujours par la lutte et le travail pour
former un monde plus humain, atteindre nos finalités humaines et reconnaître nos erreurs.
Le savoir absolu en tant qu'il intègre la négativité
et l'action se distingue des anciennes sagesses car il ne peut y avoir pour
lui de réconciliation totale avec le monde, quoiqu'en dise Hegel (qui
d'ailleurs reviendra en arrière dans une guerre des civilisations
qui n'en finit pas entre esprits de peuples particuliers, la réconciliation
de l'esprit se refugie alors dans l'Etat qui reste un Etat particulier, extérieur,
mythique et ne peut plus revendiquer une véritable fin de l'histoire,
l'universalité en acte ou liberté objective). Au contraire,
le savoir absolu se présente explicitement comme le deuil du savoir
divin, de l'achèvement du savoir tout comme d'un savoir originaire
déjà là. C'est même "le deuil du deuil" comme
le dit
Catherine Malabou, deuil de toute espérance vaine et de tout abandon quand tout dépend
de nous avec notre savoir limité. Le savoir absolu comme certitude
qu'il n'y a de savoir que d'un sujet, c'est savoir que le monde sera ce qu'on
en fera et qu'on ne peut pas faire n'importe quoi, savoir que nous devons
nous sauver nous-mêmes, réaliser la philosophie et produire de
l'autonomie,
travailler sans relâche pour atteindre cette
histoire conçue qui, par définition, ne peut pas se faire toute
seule mais exige l'intervention constante d'une liberté pour en corriger
les inévitables dérives et injustices. La liberté ne
se prouve qu'en acte et reste toujours aussi difficile, mais pour exister
il faut s'opposer au cours des choses, s'affirmer contre ce qui nous renie.
Le savoir absolu, savoir sur le savoir comme processus dialectique d'apprentissage,
savoir d'un sujet dans sa finitude, c'est donc paradoxalement le savoir de
nos limites et de notre ignorance en même temps que de notre liberté
et des incertitudes d'un passage à l'acte toujours précipité.
La fin de l'histoire c'est la fin de la passivité du spectateur et
non pas une contemplation sans fin, fin d'une histoire divine ou d'une évolution
naturelle qui se font sans nous et contre nous, fin du rêve d'un Paradis, d'un achèvement
débarrassé de tout négatif, d'une liberté qui
se confondrait avec la Loi. La fin de l'histoire subie, c'est le temps de l'
effectivité du savoir
dans son incomplétude même, de la division des connaissances
assumée collectivement comme principe de précaution et débat
démocratique, d'une action politique décidée et prudente
avec la certitude des menaces autant que du savoir qui manque.
Le temps post-historique de la société
du savoir est le temps de l'action (sous rationalité limitée)
et d'un long apprentissage collectif pour transformer le monde à notre
image avec nos faiblesses humaines et nos résistances héroïques,
temps de l'écologie et de l'intériorisation de l'extériorité,
de la préservation de notre avenir et d'un développement désirable
enfin. Ce n'est jamais gagné d'avance, et chaque voix compte à
chaque instant qui peut faire basculer le monde vers le pire ou le meilleur,
montrer qui nous sommes vraiment et ce dont nous sommes capables. Personne
ne peut exister à notre place mais nous ne nous en sortirons pas seuls.
Le savoir absolu, c'est que la vérité et l'histoire sont entre
nos mains malhabiles et que nous construirons collectivement notre avenir commun en
toute conscience et
responsabilité
des conséquences de nos actes. Nous ne pourrons plus dire que nous ne savions pas.