Les limites de la plasticité humaine
L'avenir de Hegel, Plasticité, Temporalité, Dialectique, Catherine Malabou, Vrin, 1996
Il n'est pas question de vraiment rendre compte ici d'un ouvrage de philosophie
sur un philosophe aussi difficile que Hegel qui admettait que les oeuvres
philosophiques ne pouvaient êtres comprises à la première
lecture mais devaient être relues, réappropriées, réinterprétées
en abandonnant ses présupposés, l'immodestie du "moi qui sait"
et qui fait obstacle à l'apprentissage, pour s'ouvrir au cheminement
logique, en refaire l'expérience originaire pas à pas.
Il est indispensable malgré tout de donner une idée de l'importance
de ce renouveau hégélien dans le dépassement de la déconstruction
et le retour d'une dialectique tant décriée mais dont Lucien
Goldmann avait déjà noté qu'elle revenait toujours dans
les périodes révolutionnaires. Ce qui peut apparaître comme les
réflexions les plus abstraites sur la plasticité du vivant,
retrouve pourtant de nombreux échos de notre actualité et de
nos questions les plus pratiques. Sa réinterprétation de la
fin de l'histoire comme deuil du deuil renouvelle notre conception d'un avenir
ouvert dont nous sommes responsables pourtant car on peut désormais
le "voir venir".
L'habitude comme plasticité des corps
Pour prendre le plus immédiat, nous sommes concernés individuellement
par la plasticité du système nerveux ou du système
immunitaire. C'est notre résistance au stress qui ne doit pas être
trop rigide mais assez souple et fluide pour s'adapter au terrain. La plasticité
cognitive impliquée par tout apprentissage se heurte pourtant à
des limites matérielles mais aussi subjectives avec la rigidité
orgueilleuse d'une individualité qui s'attache à une déterminité (narcissisme de la petite différence, emblème) et perd sa plasticité en se repliant
dans l'idiotie (autisme) ou dans l'aliénation d'un Autre (mère,
génie, prophétie). Se maintenir identique dans le changement
est la contradiction à résoudre. La pathologie originaire de
la plasticité c'est l'identification à sa situation actuelle, à
ses sentiments du moment, à ses symptômes même dans leur singularité. "L'âme est possédée par la possession de soi". Déjà, pour Hegel, l'agent de la guérison des maladies
de l'âme, de ses fixions, ses dérèglements, c'est l'habitude
qui modèle le corps par l'action répétée.
L'organisme se trouve en état de maladie lorsqu'un
de ses systèmes ou de ses organes, excité par le conflit avec
la puissance inorganique, s'attache à soi et persiste à diriger
son activité particulière contre celle de l'ensemble dont la
fluidité et le processus passant à travers tous les moments
se trouve ainsi arrêté. 56
Le sujet se trouve (...) dans la contradiction de sa totalité systématisée
dans sa conscience et de la déterminité particulière
qui, en celle-ci n'est pas fluide et n'est pas coordonnée et subordonnée,
- c'est là le dérangement de l'esprit. 55
Le moment de la délivrance, c'est l'habitude (...) Le corps n'est
plus un être hostile, qui s'insurge contre soi ; il se trouve pénétré
par l'âme et devient son instrument ; mais en même temps, le
corps est pensé comme tel ; le corps est comme fluide, et la pensée
s'y exprime, sans engager dans ces actes la conscience et la réflexion.
56
(citations de Hegel par l'auteur)
L'enjeu de cette plasticité est le dépassement
de l'unilatéralité d'un moment historique aussi bien que la
simple succession de multiplicités sans liens entre elles, afin de
retrouver "une identité maintenue dans la différence et les différences maintenues dans l'identité". L'habitude est l'opération qui façonne le corps en instrument,
incarnation du spirituel. Cette "seconde nature", acquise et non pas innée, est changeante mais se conserve
dans ses changements, concept même de plasticité. Par cette éducation du corps, "l'universel cesse d'être un monde totalement abstrait pour devenir objectif et effectif" 57. L'habitude libère l'esprit de la folie, de l'idiotie comme de l'aliénation,
en opérant la synthèse de l'universalité et de la particularité.
Au fond l'habitude est un mode de l'apprentissage comme incorporation d'une
culture et de ses techniques. Le caractère passif de l'habitude distingue
pourtant cette éducation extérieure de l'apprentissage actif
engagé dans la réflexion comme connaissance de soi ou expérience
du monde. Ce sont aussi bien les thérapies cognitives que comportementales
qui sont fondées ainsi, mais ce point de vue adaptatif, thérapeutique
semble congédier l'histoire, sa négativité, l'insistance
de la subjectivité qui lui donne forme dans ses passions, ses luttes,
ses fictions par lesquels l'histoire est "réalisation du réalisant",
signification de la liberté, travail de la langue (passage de l'énonciation
à l'énoncé, de la forme au contenu, de la causalité
objective aux finalités humaines).
La plasticité post-historique
Le coup de force de Catherine Malabou est d'avoir montré qu'il
n'y avait pas de fin de l'histoire et de la négativité mais
dépassement de la négativité, historicisation de l'histoire
qui n'était pas l'abolition du temps absurdement revendiquée
par Kojève, mais ouverture à une autre dimension temporelle
(pour ma part je dirais que ce n'est plus celle de la découverte
de la vérité mais construction d'une "histoire conçue"
au lieu d'une histoire subie comme dit Hegel). Catherine Malabou insiste
plutôt sur la dimension d'abandon passif à la plasticité du processus, au dessaisissement
voire au renoncement ou au sacrifice de soi, deuil de la fixité des choses
et du sens. C'est un thème qu'on retrouve surtout chez Heidegger (Chemins qui ne mènent nulle part) mais que Lévinas a repris
(L'éthique comme philosophie première) et qu'on pourrait
qualifier d'opportunisme mais qui est d'abord la nécessité
de coller au terrain et d'abandonner les illusions perdues ("tenir le pas
gagné" disait Rimbaud).
En couplant la plasticité à
la capacité de "voir venir", impliquant l'inéluctable autant
que la surprise, l'attente de l'inattendu, elle l'identifie au principe de prudence d'Aristote face
aux aléas de la raison pratique. S'il est opportun d'introduire par
ce biais la dimension du kairos (du moment opportun), il semble manquer
à ce concept de plasticité et de prévoyance l'élément
décisionnel de finalité volontaire, la dimension révolutionnaire
de l'action, condamné à toujours courir derrière l'événement
au nom de notre participation à un processus impersonnel "librement
assumé" de modernisation sans fin au lieu de "faire venir" de nouvelles
possibilités.
La réfutation de Derrida (alors même que c'est son directeur
de thèse) procède du même principe, remettant en cause
les prétentions de vérité de la déconstruction
et d'un multiculturalisme relativiste, au nom d'un processus historique en
cours qui est seul objectif. En faisant de la vérité un sujet, Hegel montre en effet
que si la vérité est dialectique, passant par des figures opposées,
la question n'est pas de fonder ou choisir une vérité, pas
plus que de la rejeter ou la déconstruire, ni de prétendre
à une équivalence et une indifférence générale
où tout se vaut et plus rien n'a de sens car ce qui existe vraiment,
c'est l'histoire des idées et de la vérité où nous prenons position. Nous ne
sommes pas sans lieu ni temps, dans le royaume des vérités
éternelles et abstraites, mais pris dans l'urgence pratique d'un processus dialectique entre singularité
et universel, où chaque "tradition" n'est pas enfermée
en elle-même dans une idiotie intraduisible mais engagée dans
un processus historique, cognitif qui est "devenir essentiel de l'accident et devenir accident
de l'essentiel", donnant tout son sens à la singularité
de départ en même temps qu'elle la porte à l'universel
comme incarnation du sens dans sa finitude et son imperfection.
Le concept de plasticité apparaît comme la contrepartie
de la conception de la vérité comme histoire et d'un savoir
absolu qui est le savoir sur le savoir comme processus dialectique, savoir
de notre ignorance, des limites du savoir, apprentissage unifiant les contraires,
intériorisation de l'extériorité aussi bien qu'extériorisation
de l'intériorité, où sujet et objet finissent par se
confondre. C'est bien ce qu'exprime le concept de plasticité. Si la
plasticité est de plus en plus nécessaire, je ne pense pas
qu'elle soit suffisante pourtant et que nous soyons livrés à
la passivité, à un dimanche de la vie désoeuvrée
que Catherine Malabou appelle l'époque du "temps libre", époque
post-moderne vouée à la simple recomposition du déjà
connu.
Cet avenir est beau et terrible. Beau, parce que tout
peut encore arriver. terrible parce que tout est déjà arrivé.
254
Il n'y a plus rien à "faire". Le côté le plus aride de
l'avenir tient au chômage - économique et métaphysique
- qu'il promet. 255
L'actualité de l'avenir
Il n'y a pas de doute qu'elle exprime ainsi une certaine vérité
sur notre temps. La question de la fin de l'histoire et des révolutions
travaille les esprits depuis la chute du communisme et la globalisation financière.
La plasticité et la mobilité sont bien indispensables dans un
monde en perpétuelle transformation. L'intérêt du concept est certain, son actualité, notamment
sur le plan artistique, mais rien dans ce concept ne permet de dépasser
le simple opportunisme comme si plus rien ne pouvait être voulu, revendiquant
une trop grande passivité (influence de l'époque encore) et limitant la liberté à
l'inquiétude d'un "voir venir" plutôt qu'à l'activité
consciente et politique de construction collective.
L'historicité de l'histoire est pensée
malgré tout comme une sorte de "fin de l'histoire", d'une post-histoire, au lieu d'accéder
à ce que Hegel désigne lui-même comme le passage à
une "histoire conçue", plus historique peut-être, n'ayant
pas besoin seulement de notre plasticité mais de toute notre activité
jusqu'à y risquer sa vie souvent. L'histoire n'est pas finie,
on le ressent dans nos chairs. Plutôt que de s'enfoncer dans une vieillesse
du monde figée dans ses certitudes et un confort animal, le monde
rajeunit au contraire et devient de plus en plus mouvant et spéculatif,
ouvert aux richesses du possible. Quand il paraît figé, en repos,
installé dans l'ennui, il ne fait que retenir son souffle. La taupe
continue de creuser.
Il y a bien un enjeu de vérité
dans une plasticité qui colle à l'événement mais
il manque la dimension projective de finalités humaines opposées
à une évolution qui se fait sans nous. L'histoire ne peut rester
séparée de la subjectivité qui doit se l'approprier,
s'identifier à son côté actif et pas seulement à
son résultat. Le moteur de l'histoire reste la négativité,
l'indignation, la passion qui détourne le cours des choses, la liberté qui
devient son propre objectif. Il n'y a pas de guérison, pas de sagesse
ni de répit pour le désir qui nous anime. Si la guérison
consiste souvent au deuil de l'idéal, ce deuil ne peut être
complet justement, et s'il faut faire le "deuil du deuil", ce n'est
pas en finir avec le deuil pourtant mais, au contraire, en garder l'empreinte
ineffaçable, assumer désir et perte. La seule sagesse est
de reconnaître son ignorance et savoir qu'il n'y a pas de sagesse,
d'accès à la pensée de l'être, seulement philo-sophie.
Loin d'être dépassée, l'action politique est sans doute
de plus en plus décisive, parole tenue qui transforme notre monde,
tâche au-dessus de nos forces individuelles mais constituant toujours
la seule satisfaction véritablement humaine.
La philosophie engagée
Ces réserves n'annulent pas les acquis de ce livre qui
redonne son actualité à Hegel en repensant son avenir. La philosophie
ne se définit pas ici comme bricolage de concepts mais se veut expression
de l'actualité où la tâche du philosophe est de rendre
compte de ce qui se passe. On retrouve ici Foucault (Qu'est-ce que l'actualité
?) renvoyant au texte de Kant "Qu'est-ce que les Lumières ?" comme
nécessité de penser le présent de ce qui arrive. Le
concept de plasticité rapprocherait aussi de Rimbaud, de son dérèglement
des sens, de sa volonté d'être entièrement moderne
et même voyant. Il ne s'agit pas d'accéder à une vérité
univoque mais d'assumer sa propre contingence et la responsabilité
de sa lecture du moment historique, anticipation de ses tendances
mais prêt à toutes les surprises, au surgissement de l'événement,
à l'intégration du nouveau qui bouleverse les acquis et les
calculs. C'est l'historicisme assumé (qui n'est pas un relativisme
ou un scepticisme, mais reconnaissance de l'ignorance au coeur de tout savoir,
de sa temporalité).
On retrouve ici le processus selon lequel un événement
contingent, ou accident, touche au coeur du système et se mue du même
coup en l'un de ses éléments essentiels. 256
Dans cette attitude qu'elle appelle "voir venir", l'enjeu
est de ne s'aveugler ni par notre ignorance ni par notre propre savoir, prévoyance
qui ne se repose pas sur ses lauriers, sur le bien connu mais s'ouvre à
l'expérience et l'étonnement de l'existence. Voilà sans
doute à quoi on peut souscrire mais il ne s'agit plus ici que de préserver
le monde et non plus de le transformer, comme s'il avait atteint un achèvement
définitif alors que partout règne l'injustice, l'erreur, le
mensonge, le malheur. Le temps de la réconciliation avec le monde
n'est pas venu. La force de l'habitude ne suffit pas à caractériser
la liberté humaine, son aspiration à une vérité
plus haute. Il semble bien qu'on puisse dire ici ce que disait Lacan de ceux
qui prétendaient à une lucidité détachée
de toute illusion : "Les non-dupes errent", sans désirs ni
direction, lancés sur leur erre et balancés par les flots,
emportés par l'élan d'une histoire qu'ils ont renoncé
à orienter ou comprendre et ne font plus que prolonger mollement
au gré des catastrophes. La force de nos désirs doit plutôt
ouvrir une ère nouvelle, celle de l'écologie comme histoire
conçue et d'un nouveau progrès dans nos libertés réelles,
d'un projet de société qui nous rassemble (et donc une théorie
de la société). Bien sûr ce projet ne peut être
arbitraire, il doit continuer la tradition historique dans laquelle il s'inscrit
tout en ayant assez de plasticité pour épouser les possibilités
du moment mais il doit garder son caractère de projet actif opposé
au mouvement "naturel" des choses plutôt que se modeler passivement
sur un processus, contre-pouvoir plus que progressisme. C'est dans l'apparente rupture avec la tradition qu'on
lui est le plus profondément fidèle. Nous sommes partie prenante
d'un jeu qui n'est pas encore joué, où nous avons notre rôle
à tenir de résistance, d'initiative, d'invention. Il ne suffit
pas de préserver l'acquis, répétons-le, il faut encore
s'opposer aux évolutions qui se font contre nous et construire un
avenir plus humain.
Pour ma part, si je suis hégélien, je cherche dans le concret
des événements historiques et les évolutions de la production,
les possibilités inouïes qui s'ouvrent à la réalisation
de notre liberté et d'un monde qui soit un peu plus vivable peut-être
mais ne se fera pas tout seul, luttes à mener contre le désastre
et qui ne sont jamais gagnées d'avance. Le sens de notre humanité
n'est pas achevé dont nous pouvons avoir honte si souvent, il dépend
de nous et des générations futures, de notre dénonciation
de l'injustice, du manque de plasticité de nos institutions. La retraite
de l'histoire n'a pas encore sonnée, les batailles décisives
pour notre avenir sont bien devant nous. On commence à le savoir maintenant
que se dissipent les brumes d'une spéculation boursière irrationnelle,
véritable accès maniaque périodique du capitalisme dont
les folies ne sont pas universalisables, ni durables. Il faut revenir aux dures
réalités, aux limites de la plasticité humaine.
28/07/02
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