Idéologie des réseaux et théorie des systèmes


On est tous le fils de son temps. Je veux bien qu'il n'y ait pas de véritable déterminisme technologique mais il faut bien constater que la technique modèle notre monde et nous préoccupe en permanence. La technique donne à penser des réalités nouvelles comme l'invasion des réseaux. Non pas que les réseaux n'existaient pas avant mais Internet constitue incontestablement une nouveauté, une autre façon d'être en réseau, beaucoup plus facile, mobile, anonyme et complètement déterritorialisée, avec des coûts de transactions presque nuls. Cela change tout. Ainsi en politique de nombreux réseaux se sont constitués en dehors des partis exprimant l'insatisfaction sur le fonctionnement des partis tout en participant à leur désagrégation. Comme toujours l'enthousiasme de la découverte suscite des utopies, des exagérations et une nouvelle idéologie. L'exemple d'ATTAC pourrait être un trompe-l'oeil, l'arbre qui cache la forêt. En effet, cette idéologie libertaire de l'autonomie et de l'auto-organisation entre facilement en résonance d'une part avec l'individualisme et le libéralisme marchand, même si le réseau se distingue du marché, d'autre part avec le clientélisme politique et un nouveau féodalisme auxquels démocratie et marchés s'opposaient jusque là. Le marché est plus universel que des ententes commerciales qui ont leur clientèle et leur territoire. Pour le marchand peu importe la couleur de la peau, la nationalité, la religion, les opinions, et depuis la fin du marchandage au moins, tous les consommateurs sont en principe égaux. La place du marché est ouverte à tous, c'est ce qui fait d'une société une société ouverte même si c'est par le bas. Seulement, lorsque le marché ne marche pas (emplois, finances, occasions, comme l'ont bien montré les prix Nobel d'économie 2001), ce sont les réseaux qui prennent la main, ce qui n'a pas que des avantages, produisant exclusion et dépendances personnelles. Il y a toujours eu des réseaux, par exemple les psychanalystes sont organisés en réseaux transférentiels et les parti politiques en réseaux de pouvoir au service d'ambitions personnelles. Ce qui change c'est la facilité et la rapidité de constitution de réseaux qui prennent le dessus sur les rapports marchands ou les organisations hiérarchiques (comme l'entreprise). Ce qui change c'est la position dominatrice des réseaux jusque dans l'idéologie. C'est cela la nouveauté. On connaît les risques des marchés spéculatifs et des hiérarchies autoritaires mais il ne faudrait pas oublier les risques des réseaux occultes, maffieux, terroristes, des groupes de pression, ce que la République a toujours combattu comme factions, et le marché comme obstacle à la concurrence. Il faut donc s'interroger sur l'idéologie des réseaux à laquelle nous avons tous plus ou moins succombé, sur ses limites et ses promesses non tenues.

Historiquement, la promotion des réseaux s'est en grande partie substituée à la théorie des systèmes ou des organisations, dont le péché serait d'être trop centralisés, trop rigides et fermés alors que la théorie des systèmes s'est élaborée à partir des organismes vivants comme systèmes ouverts auto-adaptatifs faisant la plus grande place à l'autonomie. Qu'importe, un système sera toujours moins mobile qu'un réseau "auto-organisé" qui ne semble limité par rien a priori. Pure illusion bien sûr que cette liberté abstraite de l'individu représenté dans un réseau comme noeud de relations ou centre de calcul rationnel. Il faut être précis dans le sens des mots et bien comprendre que la différence entre réseau et systèmes, ce n'est pas la plasticité mais bien plutôt le fait que la théorie des systèmes rend compte d'un processus matériel (finalisé) alors que les réseaux s'en tiennent à la structure spatiale abstraite. Pourtant les réseaux ne sont pas dépourvus de matérialité, de clôture, d'échanges en circuit fermé, de fonctionnements concrets, de hiérarchies, d'organisation, mais ils ne sont pas explicites et comme refoulés de la conscience, interdit sur la totalité. En éliminant par l'image abstraite du réseau son fonctionnement effectif, on peut ignorer les finalités en oeuvre et feindre, comme les néolibéraux individualistes, que le fonctionnement global puisse résulter de l'activité autonome de chaque participant sans concertation, sur le modèle d'une colonie de fourmis ou de certaines modes, et ce dont Internet semble bien être l'illustration, sauf qu'Internet n'est pas né de l'interaction des individus mais est une création gouvernementale ! S'intéresser à la dynamique des réseaux c'est aussi se rendre compte des phénomènes de renforcement, de canalisation, de concentration. Comme pour les marchés mais de façon plus marquée encore, après une phase de diversification qui peut faire illusion on aboutit rapidement à des situations de quasi-monopoles car la comnunication renforce l'adoption d'un standard commun et le nombre renforce les possibilités de communication.

Dès lors on peut croire que marché et concurrence devraient disparaitre mais il faut se rendre compte à quel point cette idéologie des réseaux, de la complexité et de l'auto-organisation est proche du néo-libéralisme de Hayek. En effet, il supprimait déjà l'universalité des marchés en réfutant, avec raison, concurrence et informations parfaites. La division des savoirs et des informations justifie pour lui le "laisser-faire", l'auto-organisation non dirigée d'une complexité considérée comme inaccessible à nos petits cerveaux, forme savante du scepticisme. Dès lors, on peut dire que tout est permis puisqu'il n'y a plus aucune responsabilité ni réflexion collective, seulement la productivité immédiate et les aléas du marché. On attend de ce fonctionnement chaotique qu'un ordre émerge par miracle sans se préoccuper des flux, des goulots d'étranglement, de l'éparpillement des informations, de leur organisation. C'est là toute la différence avec une théorie des systèmes qu'on peut redéfinir comme théorie des réseaux organisés en fonction d'une finalité, direction par objectif préservant leur intégrité par des régulations rétroactives et traversés de flux de matière, d'énergie et d'information. Il faut ajuster notre "macroscope" pour constater à quel point le niveau global est déterminant, à quel point la micro-économie dépend de la macro-économie. L'approche systémique ou écologique est indispensable à toute régulation et lutte contre l'entropie qui nous menace toujours, indispensable si on veut être à la fois efficaces et responsables, ne pas se contenter de faire nombre ou de se donner bonne conscience avec de simples protestations. On ne peut se fier au "laisser faire" de l'auto-organisation, à la "main invisible" des réseaux, même s'il faut s'appuyer sur l'autonomie de chacun et les capacités de mise en réseau, il faut les organiser avec tous les ennuis que cela entraîne aussi et qu'il faut corriger sans cesse mais cela vaut mieux que perdre notre autonomie à cause de la monopolisation marchande.

On ne reviendra pas en arrière et les réseaux seront de plus en plus indispensables mais il ne suffit pas de se mettre en réseau, cela devient de plus en plus évident. La réussite même d'ATTAC est aussi la preuve de son inefficacité flagrante, incapable de rien faire des foules qu'elle mobilise au-delà d'une simple résistance de façade aux réformes libérales. Il ne faut pas que l'idéologie des réseaux empêche de s'organiser un peu mieux et de mettre en place des stratégies à long terme. Toutes les listes de discussions et les forum Internet sont confrontés au fait qu'il ne peut y avoir de démocratie radicale permettant à chacun de s'exprimer et d'être entendu, pire la plupart du temps on ne peut tenir la gageure d'être ouvert à tout le monde. Il y a effectivement une limite aux informations qu'on peut intégrer. Trop d'information tue l'information et la liberté d'expression ne sert à rien si personne ne prête attention à ce qu'on dit. On a besoin de raréfier les discours pour pouvoir les entendre. Il y a besoin non seulement de "modérateurs" mais surtout d'intermédiaires, de traducteurs, de relais, d'aiguillages, de filtres et de centralisation . Le gros mot est lâché. On ne peut se passer de centralisation dès lors qu'il faut agir au niveau global. Prétendre le contraire c'est simplement dénier les noeuds de pouvoir, camoufler des inégalités de position bien réelles, les monopolisations de la parole et s'exposer à des récriminations justifiées mais surtout laisser place finalement aux services privés ("ce qui est gratuit finit par être remplacé par un service payant de meilleure qualité"). Si un réseau donne en tant que tel l'illusion d'une autonomie complète c'est au prix le plus souvent d'une incapacité d'action collective qui ouvre la voie à des réseaux marchands ainsi qu'à une entropie galopante. On ne peut concevoir de système durable sans finalité (anti-entropique), solidarité interne et systèmes de régulation, de même qu'une régulation implique un système et une résistance à l'entropie. Du coup ces finalités et régulations peuvent faire l'objet d'un débat contradictoire alors que l'auto-organisation du réseau se réduit le plus souvent à une situation que personne n'a choisi et qui ne satisfait personne. Pour éviter les conflits politiques et la mise en jeu de la vérité dans nos paroles, on attend que cela s'arrange tout seul, confiants dans la spontanéité des masses, mais, comme pour les marchés, le laisser-faire ne fait qu'empirer. Les utopies libertaires trouvent vite leurs limites, hélas, et la question n'est plus seulement démocratique ou théologique, obligeant à se faire une religion de l'expression majoritaire, elle est éminemment pratique, écologique, vitale. Nous avons une obligation de résultats et nous devons régler nos actions sur leurs effets mais il faut intervenir de façon décidée (collectivement) pour s'opposer à l'entropie naturelle.

Encore une fois, cela ne veut pas dire que la généralisation des réseaux n'a pas été un véritable progrès. Cela a permis de mieux comprendre et développer l'autonomie mais cela ne peut avoir de sens que dans le cadre d'une théorie des systèmes renouvelée. Un réseau comme le réseau sanguin ne prend son sens que dans le système qui l'a produit. On peut parler de systèmes ouverts adaptatifs en réseau mais je plaide pour qu'on réintroduise la théorie des systèmes dans les réseaux. L'autonomie doit être ramenée à sa réalité contradictoire puisque l'autonomie n'est pas donnée mais construite et que paradoxalement plus un système est autonome plus il est dépendant de son environnement (ce qu'ont montré Edgar Morin, Jacques Robin et beaucoup d'autres). Ce qui distingue la théorie des systèmes des anciennes théories politiques ou d'organisations disciplinaires, c'est l'intégration de la cybernétique, de l'ajustement par rétroactions selon le principe du thermostat qui maintient le cap en corrigeant le tir constamment, à l'opposé d'un volontarisme mécaniste et trop sûr de lui inadapté à des systèmes complexes. Il faudrait donc abandonner les rêves libertaires d'une liberté naturelle qui mène à l'ordre libéral, la liberté du renard dans le poulailler, et assumer les limites d'une autonomie construite pas à pas, corrigeant ses ratés en ajustant ses moyens aux résultats qu'on veut atteindre.

La réfutation du marché parfait et de l'information parfaite est aussi la réfutation d'une démocratie parfaite. La démocratie doit être refondée (en retrouvant Aristote pour qui la démocratie se justifiait par les incertitudes de la raison pratique, la philia entre les citoyens et la dignité de chacun pour décider des futurs). Il faudrait abandonner la croyance dans une démocratie naturelle qui ne demanderait qu'à s'exprimer, pour s'engager dans un véritable processus de démocratisation qui cherche à donner la parole à ceux qui ne l'ont pas. Il ne suffit pas d'être relié par un fil, nous sommes reliés par un objectif et un destin commun. Remplacer l'auto-organisation naturelle par un constructivisme responsable c'est passer du réseau à l'organisation (en réseaux) par objectif, de la passivité à l'action. Il faut pour cela identifier les finalités, les processus, les flux, les obstacles, les remèdes, les régulations. En premier lieu, ce sont les flux d'informations qu'il faut organiser ainsi que les processus de décision, prendre en charge la dimension cognitive d'anticipation et retrouver un avenir. Cela ne va pas sans débats et conflits. Le consensus est indispensable en régime d'autonomie, cela ne veut pas dire que cela n'a que des avantages, mais il doit toujours partir de l'expression des dissensus sinon ce n'est qu'hypocrisie et conformisme.

Il faut partir de l'échec des réseaux sans se priver de leur puissance, prendre en compte la division des savoirs, l'imperfection de l'information et les capacités limités des récepteurs. Il y a toujours surproduction d'informations, la question ne se réduit donc pas à la communication d'un signal mais c'est plutôt d'extraire l'information pertinente du bruit ambiant, de l'évaluer, d'organiser la circulation des informations et leur répartitions. Il faut pour cela des intermédiaires avec leurs défauts propres mais l'information est toujours indirecte et il n'y a pas de prise directe avec le monde de l'information, ce qui ne serait qu'un bruit assourdissant. Entre un parti trop centralisé et un réseau informel, nous devons construire en tâtonnant une intelligence collective qui s'appuie sur la participation de tous à des procédures d'élaboration, d'échanges et de rétroaction nous permettant d'agir collectivement et de faire face aux réalités des menaces écologiques. Notre responsabilité actuelle est celle de nous organiser comme écologistes, en mettant en oeuvre nos principes écologistes, en les expérimentant. Il y a urgence à donner un débouché politique au mouvement social, non en terme d'élection mais de projet et de pratiques. Ce n'est pas simple, tout est à inventer encore mais ce qui est trop simple est insignifiant et il faut arrêter de se fier au laisser-faire, discutons plutôt des moyens de tirer le meilleur parti des réseaux et de leur puissance virtuelle. Ce n'est pas un appel à vouloir légiférer sur Internet, tout au plus à y renforcer les régulations anti-virus et anti-spam, mais plutôt à organiser les réseaux politiques, dépasser la forme réseau.

Nos libertés ont été durement gagnées, elles n'ont rien de naturel. Il faut se donner les moyens de construire notre autonomie pour pouvoir mettre en oeuvre une véritable stratégie collective, passer de l'histoire subie à l'histoire conçue, ce qui passe par la prise de conscience de tout ce qu'on ignore et le principe de précaution qui en découle. Les réseaux ne sont qu'un moyen, certes privilégié, pour nos finalités humaines, entre marchés prétendus égalitaires et entreprises hiérarchiques. Pour en faire bon usage, il faut en connaître les limites et retrouver un point de vue plus global, celui de la théorie des systèmes introduisant la temporalité dans les réseaux, l'entropie et sa régulation, l'évolution et la reproduction des structures sociales, pour nous inscrire dans un milieu et une histoire qui nous donnent sens.

Jean Zin 16/09/03

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