Ecologie-Politique et théorie des systèmes

"L'écosociété, c'est la convivialité plus les télécommunications !"
Joël de Rosnay, Le macroscope, Vers une vision globale, Points, Seuil, 1975
 

L'écologie-politique se définit d'abord comme réponse aux destructions de l'environnement, anti-productivisme mettant en cause l'organisation sociale du capitalisme industriel et financier, en continuité avec l'ancienne critique sociale. Ce premier niveau politique est essentiel. Pourtant, au-delà de l'anti-productivisme, l'écologie défend bien un nouveau paradigme alternatif à l'individualisme libéral et à la dictature communiste. Ce paradigme d'une pensée globale est justement celui de la théorie des systèmes. Ce livre, dont très peu d'affirmations sont dépassées aujourd'hui (le 10 commandements ci-dessous illustrent cette actualité), témoigne de cette identité avec les idées écologistes.

Cette convergence ne va pas sans poser problème. Certes, la théorie des systèmes permet de sortir d'un biologisme dangereux. Bien que largement inspirée par les modèles biologiques, elle sépare en effet ce qui est de l'ordre de la causalité biologique et ce qui est de l'ordre de l'équilibre d'un circuit, des flux de matière ou d'énergie, mais ne s'agit-il pas dès lors d'une nouvelle forme de scientisme ? Au contraire, on verra que cette pensée globale remet en cause les conceptions naïves de l'écologie ou de la science, mais on peut reprocher tout de même à ce livre, comme à ceux d'Edgar Morin sur le cognitivisme, leur caractère insuffisamment historique. Ignorer le long processus de construction philosophique de ces concepts leur donne un caractère de "révélation" dommageable. Il serait utile de montrer la continuité avec Hegel et Marx notamment. En tout cas, on ne peut ignorer un contenu correspondant à l'évidence, et avec le recul des années, aux principes de l'écologie-politique et d'une véritable alternative.

Il faut donc lire cette excellente initiation à la pensée globale comme théorie des systèmes, à l'écologie définie comme pensée synthétique, pensée de la finalité, prenant le contre-pied de la pensée analytique, réductionniste, séparatrice et individualiste. Le projet écologiste tourné vers l'avenir, "temps potentiel", créatif, libre, actif, coopératif et visionnaire s'oppose au temps causal du spectateur, au déterminisme passif, à l'entropie, la rareté, l'intérêt individuel. La représentation de l'avenir à sauvegarder précède l'action alors que la représentation scientifique est supposée suivre l'observation. La flèche du temps est inversée entre l'idéalisme de la volonté qui dessine le futur, le temps créatif de complexification, d'unification, et le matérialisme du temps causal qui vient du passé, temps du vieillissement, de la dégradation entropique (243). Le sens s'oppose au savoir comme le sujet à l'objet, l'énonciation à l'énoncé, l'actif au passif, l'avenir au passé (tout ceci était déjà dans la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel).

Il faudrait reprendre et discuter l'hypothèse avancée de remplacer la valeur marchande par le coût énergétique, ce qui est une généralisation des écotaxes ! (166) mais dont l'objectivité vaut peut-être mieux, au moins dans certains cas, que de remplacer la valeur par une décision politique subjective. De même on peut retenir le concept d'économie stationnaire (266) proposé à la place d'une "croissance zéro" impossiblement immobile alors qu'il s'agit de maintenir des équilibres. Le "développement soutenable" n'avait pas encore été inventé, comme camouflage en trompe l'oeil d'une croissance destructrice. Je préfère le "développement humain" et le "développement local" mais il est vrai que le terme développement prête à une interprétation favorable à la croissance.

Un des avantages de l'approche systémique est d'établir que "dans un système ouvert il n'existe que des déséquilibres contrôlés" 266, et donc soumis à une finalité. Rien de plus opposé au libéralisme, comme au dirigisme d'ailleurs. C'est même sans doute la seule alternative possible au libéralisme. Les "nouvelles valeurs" émergentes qui sont tirées de la perspective d'une pensée globale, et dans lesquelles on peut encore se reconnaître entièrement 25 ans après, semblent bien liées essentiellement à ce nouveau stade cognitif, invisible encore, au-delà de l'empire de la marchandise dont le spectacle envahit tout pourtant. En particulier la généralisation de la "gestion par projet" s'impose de ce point de vue (l'autonomie de l'acteur plutôt que la contrainte hiérarchique), pas seulement à cause de l'évolution de la production donc, bien que ce soit lié à l'informatique qui le rend possible (pas de véritable "système" sans circulation de l'information, substitution de l'information à la contrainte). L'essentiel n'est donc peut-être pas visible qui travaille souterainement et dont il suffirait de prendre conscience. Cette prise de conscience est aussi, avons-nous dit, celle de l'approximation de tout système, de l'ignorance au coeur du savoir, du principe de précaution qui ne s'était pas encore imposé à l'époque et manque à l'approche systémique.

Enfin c'est la conquête du temps qui est posée comme l'ambition d'une société de l'abondance. "L'abondance des biens crée une pénurie de temps" (267). On peut regretter, pourtant que l'information soit souvent trop identifiée à l'énergie. Sur quelques points, inévitablement, les thèses peuvent dater, l'étonnant c'est qu'il y en a bien peu. L'essentiel reste les conséquences d'une pensée globale que les écologistes ne peuvent que reprendre entièrement à leur compte et un projet d'écosociété dessiné à grand trait, à la fin du livre, qui ressemble au notre malgré quelques naïvetés.


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