La fin de l’aliénation

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no alienation Ces quelques réflexions prennent la suite de "la part du négatif" et se motivent du fait que l'utilisation du concept d'aliénation apparaît de plus en plus dépourvue de sens, après toutes ces années à en faire la critique. Ou plutôt, la lutte contre l'aliénation telle qu'elle est revendiquée aujourd'hui, en particulier par certains écologistes, me semble être devenue complètement normative et d'essence religieuse, pleine de contradictions aussi, devenue elle-même facteur d'aliénation, en tout cas pas assez questionnée.

Comme toujours l'idéologie, avec ses illusions, ses confusions, ses globalisations, s'insinue dans les glissements de sens permis par la multiplicité des significations de notions trop générales, comme celle d'aliénation qui désigne aussi bien l'aliénation mentale, l'aliénation de notre liberté ou de nos droits, l'aliénation du travail ou de la technique, de la marchandise ou du désir, significations négatives auxquelles on peut opposer l'aliénation dans l'autre comme moment dialectique de notre objectivation, de la conscience de soi comme extériorisation de l'intériorité et intériorisation de l'extériorité, de la composition avec le point de vue opposé...

Le sens que pourrait avoir une "fin de l'aliénation" n'est bien sûr pas le même à chaque fois mais, du moins, ce n'est jamais une fin définitive et absolue. Contrairement aux promesses de l'idéologie, c'est son caractère essentiellement relatif qu'il faudrait souligner, tout comme pour les concepts de normal et de pathologique (Canguilhem) qui en sont indissociables. Il n'y a pas un état naturel et authentique simplement perverti et qu'on pourrait "retrouver" mais des enjeux concrets, des déséquilibres situés qu'il faut corriger. Ce n'est donc jamais tout ou rien, la négation reste partielle, même à viser la totalité !

La première aliénation est celle du langage, du savoir, des préjugés, de l'idéologie qui nous trompe avec des mots et nous soumet à son implacable logique. "Le langage est fasciste" disait Barthes ! Plus que l'imitation ou le conformisme, c'est le dogmatisme et l'injonction impérative de la parole dont il faut se défaire en permanence, les soumettre à réflexion, y répondre, mais dont il ne saurait y avoir de fin : il n'est pas question de nous faire taire ! L'essentiel, c'est que nous devons lutter contre l'aliénation sans cesse, ne pas accepter le sort qui nous est fait, sans prétendre pour autant nous délivrer du mal, ni pouvoir rêver de la fin de toute aliénation et d'une satisfaction pleine et entière! L'enjeu politique est vital, hélas il faut bien reconnaître que ce monde fragile et perfectible est bien difficilement habitable avec toutes ses incertitudes, menacé de toutes parts, entre un découragement qui accepte les pires crimes et les fanatiques qui les commettent...

Viser la fin

Certes, tout a une fin. C'est le premier principe de la dialectique et c'est pour cela qu'il y a aussi une fin de l'histoire comme le soutenait Kojève. Mais ce n'est pas la fin de tout ! Ce n'est que la fin de l'histoire telle qu'elle était jusqu'ici, passage de l'histoire subie à l'histoire conçue et non pas disparition de toute histoire dans une routine sans fin. C'est la fin d'un aveuglement et la prise en main de notre destin, pas du tout le "dimanche de la vie" (Queneau). De même la "fin de l'aliénation" n'est à chaque fois qu'une étape, un progrès. Mettre un point final n'est jamais qu'une ponctuation du sens, on sait bien qu'il y aura une suite de même qu'un texte prend toujours la suite d'autres textes même à les contredire. Il faut se persuader que la négation est toujours partielle et conserve le passé dans son achèvement. La nécessité de la fin n'est pas la fin de la nécessité. On ne peut dépasser son temps qu'à partir de l'expérience accumulée et sans guère pouvoir avancer que pas à pas, construire pierre à pierre à partir de l'existant... On ne revient pas en arrière mais on ne voit jamais le bout du chemin. Ainsi, la fin de l'esclavage n'a été ni la fin de la domination, ni la fin du travail, pas plus que ne le sera la fin du salariat qui est pourtant tout aussi souhaitable !

La conception religieuse ou métaphysique de l'aliénation est par contre inséparable de la perte d'une nature originaire qu'on pourrait retrouver dans sa perfection, d'une vérité pure qui nous sauverait de tout péché et de toute compromission, d'un réel voilé dont nous serions séparés simplement par la pensée et notre "mauvaise foi". On suppose ainsi que la vérité existe en soi, en dehors de moi comme de l'histoire, ce qui est fort douteux, mais on suppose aussi que cette vérité serait connue de tous, qu'information et savoir pourraient être universellement partagés, ce qui est une contre-vérité notoire. Une fois arrivé à ce paradis originel, ce serait enfin la fin de notre enfer et de toute ignorance !

A l'opposé de ce réalisme figé sous le regard divin ("onto-théologique") on peut comprendre la vérité comme sujet, c'est-à-dire comme processus d'apprentissage historique, et l'aliénation comme aliénation de notre liberté, d'une liberté qui nous distingue de l'animal et nous détache de nos besoins immédiats, finalités humaines opposées au monde des causes, une anti-nature en somme, et qui nous ouvre au royaume de l'esprit et de la culture où la pensée guide le corps et se construit par l'histoire plus que par l'évolution biologique. On peut alors penser la nécessité d'une lutte contre l'aliénation qui ne soit pas une lutte finale, une fin qui ne soit pas absolue mais reste une conquête partielle à chaque fois, liberté en acte et conquise pour tous à penser contre soi-même, à reconnaître sa part de bêtise sans renier pour autant ce que nous sommes et notre désir de nous humaniser, de donner sens à notre humanité !

La religion de l'absolu

La colombe légère, qui, dans son libre vol, fend l'air dont elle sent la résistance sous ses ailes, pourrait s'imaginer qu'elle réussirait bien mieux encore dans le vide... (Kant, Critique de la raison pure, p36)

L'illustration de Kant est saisissante, renouvelant la critique d'Aristote contre le monde des idées de Platon, monde parfait dépourvu de toute existence, alors que nous habitons un monde sub-lunaire imparfait et rugueux mais surtout contradictoire (voir "les antinomies de la raison pure"). Cette réfutation de l'absolu va bien au-delà de Platon et devrait atteindre toutes les religions et la pensée abstraite, pour revenir, avec prudence, aux choses mêmes dans leur impureté, leur complexité, leur mystère, se méfier des mots. La généralisation est la maladie du langage et du savoir qui extrapole à partir de l'expérience singulière une loi universelle. Kant nous avertit par l'exemple de la blanche colombe que le passage à la limite est un passage à l'absurde et que ce qui nous résiste nous porte. Nous pouvons pester contre la résistance du monde à notre action mais sans cette dureté qui nous blesse tant, nous ne pourrions espérer le transformer durablement !

Il faut se méfier de la pente naturelle du langage à la généralisation car la plupart des phénomènes relèvent d'un équilibre entre forces opposées et perdent tout sens portés à l'absolu. Ainsi, un repos éternel n'a pas le même attrait que le repos de nos fatigues, et un bonheur sans fin serait d'un ennui mortel ! Dénicher ces passages ronflants à l'absolu est un bon exercice pour montrer le caractère religieux d'une théorie, même si elle se prétend révolutionnaire ! Il suffit d'en exhiber l'idéal normatif, le résultat final supposé désirable (la réconciliation de tous les coeurs, un ordre naturel dépourvu de toute contradiction, une vérité transparente et sans tâche ou la vraie vie intense et violente?). On se rend compte que bien peu échappent à ces promesses de salut. En premier lieu l'athéisme militant et le scientisme borné qui reproduisent une conception dogmatique dont l'origine religieuse est manifeste. Il faut dire qu'il est bien difficile de ne pas se faire prendre par un rêve d'absolu, de ne pas se faire prendre par des mots, et de rester à hauteur d'homme...

Contrairement à ce qu'on croit, cette critique de l'absolu est on ne peut plus hégélienne puisque c'est la dialectique elle-même, processus de vérification qui va de l'abstrait au concret. Cependant c'est sur ce point que l'apport de Lacan est le plus décisif politiquement, opérant une véritable sortie de la religion dont on peut dire qu'il est la réfutation de Nietzsche et de la croyance naïve du croyant que "si Dieu n'existe pas tout est permis". Lacan rétablit au contraire que "si Dieu n'existe pas, rien n'est permis", et que la jouissance est un impératif avant d'être réprimée, l'interdit désignant l'objet de la transgression ! Impossible de se défaire de la nostalgie originelle, d'une présence maternelle perdue pour toujours mais qui contamine tous nos rêves. On se croit merveilleux, désirables, uniques alors qu'on est entièrement constitués du sens commun et suspendus à la jouissance de l'Autre. C'est le désir de l'autre qui nous fait vivre, désir de désir qui n'est pas imitation ni simple rivalité mais dont tout le reste découle. C'est bien pour la psychanalyse qu'il ne peut y avoir de fin de l'aliénation et qu'on ne peut guérir que du désir de guérir par l'analyse du transfert.

L'aliénation dont on doit se délivrer c'est toujours celle de la religion dans sa soif d'absolu et de certitude, de la religion qui prétend nous sauver de l'aliénation et nous promet le salut dans un paradis et un bonheur sans fin, qui ne sont que des mots dont on s'enivre. Les critiques des religions qui promettent la fin de toute aliénation ne sont que de nouvelles religions même si elles détruisent les anciennes idoles tout autant que le christianisme naissant. Il ne s'agit en aucun cas de justifier l'aliénation et les pouvoirs en place, auxquels il faut résister à la mesure de nos moyens. Ce qu'il faut reconnaître, c'est le non-sens originaire sur lequel nous construisons le sens de notre humanité, sens toujours à venir et qui dépend de nous. "La vraie vie est absente". Même dans l'amour ? Oui, du moins presque toujours, et tout est dans ce presque sans doute ! Il y a des moments libérateurs, c'est certain, mais pas de véritable libération.

Aliénation et liberté

Il s'agit de sortir de l'idéalisme, tout simplement, du jugement abstrait et totalisant, pour revenir aux enjeux concrets. Le problème n'est pas tant de savoir si l'aliénation est historique ou ontologique (Lukàcs contre Heidegger) mais qu'elle n'est jamais totale ! L'aliénation est toujours spécifique et concrète, ne prenant sens que par rapport aux possibles actuels et nos idéaux du moment, l'aliénation n'est perçue comme telle qu'à représenter un "potentiel" historique. C'est pourquoi on peut rire de tous ceux qui nous prédisent les pires aliénations, la fin de l'homme et de toute intelligence, que ce soit à cause de la technique, des marchandises ou de la propagande médiatique. Ils témoignent simplement que la liberté n'est en marche que lorsqu'elle se sent menacée et réagit, mais s'il n'y a pas d'aliénation totale, il n'y a pas non plus de liberté absolue puisqu'il n'y a pas de liberté sans résistance aux pouvoirs. Une liberté absolue n'a absolument aucun sens, c'est la Terreur ! et ce n'est pas une raison, bien sûr, pour ne pas faire usage de sa liberté, aussi limitée soit-elle.

Loin des discours prophétiques sur la fin de l'homme, de la culture, de la liberté, qu'ils viennent de Tocqueville, d'Anders ou d'Arendt il faudrait admettre que se poursuit la longue marche de l'humanité vers la liberté, pleine d'embûches et d'égarements. A l'opposé des peuples originaires nous ne situerons pas dans le passé une harmonie perdue, ni la vérité dans une parole vivante que viendrait recouvrir une écriture morte. La parole est le péché originaire qui nous éloigne du réel. Le monde de l'information c'est celui de la séparation entre signe et signifié mais on ne peut dire que ce soit une mauvaise chose puisque c'est la condition de toute liberté. Ce qu'on perd d'un côté, on le gagne de l'autre. Ce qu'on appelle une nouvelle aliénation n'est bien souvent qu'une nouvelle liberté car il n'y a pas de liberté sans pouvoir qui la contraint, comme l'a montré Foucault, ce qui n'est pas prêcher la soumission mais inciter à une résistance active.

La première aliénation c'est le langage, la rumeur et le narcissisme, c'est une bêtise qui sera toujours triomphante. Il n'y a de folie que d'homme, il n'y a d'esclavage que d'une liberté humaine. Contrairement au refoulement, la bêtise ne recouvre pas une vérité bien connue, c'est ce qui fait obstacle à son élaboration, inertie indispensable sans doute (on ne peut penser à tout et il faut garder un sens commun). Reconnaître notre bêtise n'est pas une raison pour dire n'importe quoi et tomber dans le scepticisme ou le relativisme !

Ainsi l'esprit s'oppose à lui-même en soi ; il est pour lui-même le véritable obstacle hostile qu'il doit vaincre ; l'évolution, calme production dans la nature, constitue pour l'esprit une lutte dure, infinie contre lui-même. Ce que l'esprit veut, c'est atteindre son propre concept ; mais lui-même se le cache et dans cette aliénation de soi-même, il se sent fier et plein de joie.

De cette manière, l'évolution n'est pas simple éclosion, sans peine et sans lutte, comme celle de la vie organique, mais le travail dur et forcé sur soi-même ; de plus elle n'est pas seulement le côté formel de l'évolution en général mais la production d'une fin d'un contenu déterminé. Cette fin, nous l'avons définie dès le début ; c'est l'esprit et certes, d'après son essence, le concept de liberté. (Hegel, Philosophie de l'histoire, p51)

La critique de l'aliénation

Etre aliéné signifie être possédé, manipulé, devenir autre, devenir chose, devenir fou. D'un côté la critique de l'aliénation est la critique de la domination, une déclaration d'indépendance qui est une réappropriation de sa vie. D'un autre côté, la théorie critique se veut une réappropriation du savoir (depuis Descartes au moins qui enjoint de penser par soi-même), dévoilement du voile de préjugés idéologiques plus que d'ignorance dont nous recouvrons la réalité, à la poursuite d'une autonomie de pensée qui n'a pas de sens pourtant si nous n'avons pas d'accès direct au réel avec lequel nous ne pouvons que nous confronter. La critique de la chosification des rapports humains croit pouvoir faire la synthèse de la critique de la domination et de la rationalité, idéalisant des liens si souvent conflictuels. Enfin la psychanalyse apporte avec l'analyse du transfert une libération de l'aliénation mentale qui est une prise de conscience et de distance avec ses fantasmes, ses identifications et son surmoi, l'interruption de ce qui se répète dans notre vie à notre insu. Là-dessus, le freudo-marxisme a semblé promettre, à ceux qui voulaient l'entendre, la fin de toute aliénation et de toute répression dans l'épanouissement de tous, au mépris de la dialectique intersubjective du désir et d'un amour jaloux, sans compter la suppression de toute contrainte matérielle...

Rejeter ces enfantillages ne signifie pas pour autant qu'on devrait ignorer l'apport de la critique idéologique, ni qu'on devrait renoncer à lutter contre l'aliénation sous toutes ses formes car la liberté ne se prouve qu'en acte et doit être reconquise à chaque fois (il n'y a pas de liberté octroyée, il n'y a que des libertés prises). Ce qui est gagné est gagné, une chance, au moins sur le moment même si, globalement, le niveau de l'aliénation ne change guère que de forme, tout simplement parce qu'il y a du négatif dans tout positif et du positif dans tout négatif ! Cependant, ce n'est pas seulement le déplacement d'un manque, il y a bien un progrès de la liberté dans l'histoire même s'il est dialectique, passant d'un extrême à l'autre.

Il est intéressant de noter que, dans la Phénoménologie, Hegel nomme "aliénation" l'époque du droit romain où les droits de l'individu étaient la contrepartie de son abandon de souveraineté et de sa soumission à l'Empereur. Le droit de l'individu, du propriétaire qui cultive son jardin, est incontestablement un progrès mais c'est aussi une aliénation qui sépare l'individu du pouvoir et de ses propres droits, du pouvoir de faire justice lui-même. Il y a progrès d'un côté et nouvelle aliénation de l'autre.

On retrouve cette dialectique dans toutes les luttes de libération, que ce soit l'abolition de l'esclavage, la décolonisation, la démocratie même, chaque progrès se paie de nouvelles aliénations et de nouveaux risques même si le bilan est largement positif. Parfois ça tourne au pire, une autogestion qui dégénère en psychodrame ou une libération sexuelle qui nous sépare et ne laisse que des familles éclatées, tout en remplissant les prisons de délinquants sexuels. Reste le progrès indéniable du féminisme et la fin annoncée du patriarcat mais on perd quand même en poésie ce qu'on gagne en humanité...

Dans tous ces progrès, la place de la technique est décisive, comme dans la libération de la femme qui ne se comprendrait pas sans la fin de la "force de travail" et les appareils électro-ménagers, plus encore que par le contrôle des naissances. La technique libère, cela ne l'empêche pas d'entraîner une aliénation qui peut paraître plus aliénante encore, du moins tant qu'elle est nouvelle et qu'on ne s'y est pas encore habitué ! La dépendance de la technique est totale pour ce singe nu qui ne peut vivre sans foyer ni vêtements mais compense avec l'habileté de ses mains ! Cela ne veut pas dire que toutes les techniques se valent, il y a des techniques aliénantes comme la publicité et plus généralement tout le spectacle marchand qui nous vend un bonheur de pacotilles dans une propagande incessante.

A ce bonheur préfabriqué on oppose d'abord un bonheur authentique avant de s'apercevoir que c'est l'image du bonheur qui était trompeuse. L'amour authentique ? Il se cherche, il fait mal, fait semblant de rien, part, revient. La fête ? Le jeu ? L'alcool ? La musique, les femmes... Publicité que tout cela, spectacle redoublé jusqu'à l'autodestruction et qui n'est que l'envers d'une vie quotidienne un peu trop routinière et menacée par l'ennui.

L'exemple de Guy Debord est paradoxal car il témoigne d'abord du ratage, dans sa radicalité, du règne de la séparation et du spectacle mais il croit devoir se glorifier lui-même pour cela, fier et sans regrets ni remords comme s'il se donnait en spectacle et jouait parfaitement son rôle (certes avec autant de culot que d'ironie) ! Au moment où l'on se croit le plus sincère, découvrant la vraie vie, c'est là souvent qu'on reproduit en fait les schémas les plus archaïques, et qu'on est le jouet d'une dialectique implacable qui explore les extrêmes dans une stricte logique d'oppositions selon la structure du mythe. Tu crois vivre, tu n'es qu'en représentation ! Il ne faut plus se la jouer et se croire meilleurs. Cependant, si connaître son ignorance c'est être déjà un peu moins ignorant, savoir qu'on n'est que les acteurs d'un spectacle public peut nous en détacher et nous restituer un peu de liberté. Ce n'est pas forcément un progrès si c'est nous détacher un peu trop de nos passions...

L'aliénation moderne

Notre époque moderne a certes multiplié les aliénations mais surtout c'est le sens de ce que veut dire lutter contre ses aliénations qui a bien changé avec l'époque du développement personnel et de l'individualisme triomphant ! On ne peut plus être naïf avec un mot d'ordre repris par le baratin publicitaire et qui a perdu sa "pureté" philosophique. La forme de l'aliénation a changé où la lutte contre l'aliénation devient elle-même aliénante, comme un pouvoir révolutionnaire se retourne et devient oppresseur ! Enfin, sa fonction dans la production doit être complètement reconsidérée.

L'abolition de l'esclavage n'a pas été la fin du travail ni de la domination mais a ouvert la porte à une nouvelle aliénation, celle du salariat, au nom de la liberté même de l'homme dépourvu de tout mais qui n'appartient à personne et peut donc vendre son temps ! L'aliénation du travail n'est plus du tout la même à l'ère de l'information et du travail autonome. Ce que Marx dénonçait dans le salariat c'est la séparation du salarié et de son produit, du fait qu'on lui payait un temps de travail et non pas la valeur réelle de sa production. C'est cela l'aliénation pour le jeune Marx, ce qu'il appellera plus-value ensuite, ce qui fait du salariat une subordination, un esclavage temporaire.

Ce n'est plus la même chose dans l'immatériel qui ne se mesure plus en temps de travail et favorise le travail autonome abolissant la séparation du travail et de la vie comme du travailleur avec son produit. Ce qui est certes un progrès mais comporte aussi de terribles servitudes, pris dans un réseau serré dont on ne peut plus se défaire, et l'autonomie dans le travail redoublant l'aliénation du travailleur qui met en jeu sa réputation et sa personnalité, dans la démarche commerciale en particulier, obligé de vendre son âme, sans plus pouvoir se désolidariser de sa fonction ! On voit que ce n'est pas si simple et si le revenu garanti constituera bien une libération du travail et de la subordination salariale, le passage du travail forcé au travail choisi, ce ne sera pas pour autant le règne des loisirs et du caprice mais sans doute d'une aliénation plus intériorisée encore et d'une culpabilisation plus grande des individus ! Si le travail devient plus valorisant, il peut aussi nous déconsidérer plus profondément. C'est du moins un risque à ne pas négliger.

L'aliénation du travail a été imputée aussi à la "division du travail", ce qui était justifié par la parcellisation des tâches et le travail à la chaîne où le travailleur était réduit à un simple rouage dans une production, sans qu'il puisse voir la fin de ses actes. C'était une erreur sans doute de faire de la division du travail une caractéristique du capitalisme et de l'ordre marchand. Durkheim avait raison d'en faire plutôt un facteur de cohésion sociale dans l'interdépendance des individus. La spécialisation est le mode d'optimisation et de complexification de tous les organismes. Ce qui était aliénant, c'était bien un excès de spécialisation et le sous-emploi des capacités du travailleur, pas la division du travail elle-même. L'idée d'un homme complet qui saurait tout faire est une idée folle, aujourd'hui du moins. L'ère de l'information introduit ici une rupture radicale où la spécialisation n'est plus forcément aliénante mais devient au contraire valorisée dans le travail virtuose. Il faut combattre là aussi les excès, un enfermement dans sa petite spécialité, sans renoncer à se singulariser par des talents spécifiques qui nous rendent utiles aux autres, nous procurent une reconnaissance sociale et garantissent notre autonomie. Il y a bien une division du travail à combattre, notamment la division sociale du travail, mais pas la division technique du travail en tant que telle. Mieux, la fin de la division du travail est souvent désormais un redoublement de l'aliénation, par exemple en faisant de l'individu une entreprise qui doit savoir se vendre. Il ne faut plus seulement savoir faire, il faut le faire savoir avant tout !

Les nouvelles technologies sont à l'évidence très aliénantes : aliénation de la télé, de l'ordinateur, d'Internet, des jeux vidéos, des mobiles... On ne doit pas oublier pourtant l'aliénation de ceux qui n'ont pas accès à ces techniques, ne pas oublier les aliénations dont elles nous délivrent et ne pas embellir la situation précédente. La nouvelle dépendance est à la mesure de l'autonomie apportée par ces techniques, tout comme l'électro-ménager a participé à libérer les femmes des tâches ménagères. Le problème, c'est ce qu'on fait de cette libération, et là, ce n'est certes pas brillant et même d'une débilité obscène pour ceux qui ne voyaient que le bon côté des choses. Cette terrible déception motive le sentiment d'aliénation ressenti mais qui se tourne vainement contre la technique alors que c'est l'usage de notre liberté qui est en cause. Cette dépendance qui peut aller jusqu'à la toxicomanie ne peut faire oublier l'indépendance qu'elle procure avant tout, le bien qui est la cause du mal. Ce qui est en question, ce n'est que nous, ce que nous sommes et ce que nous faisons de notre liberté, notre capacité d'auto-nomie, à nous donner notre propre loi.

La dialectique de la liberté

Il faut le redire pour conclure, la question de l'aliénation est d'abord une question pratique, située, concrète et qui est fonction des possibilités du moment, de la comparaison des autres ou du passé, aspiration à sortir de ses habitudes, à se délivrer de soi et rencontrer la rugueuse réalité. L'aliénation dans l'autre est le moment d'une nécessaire objectivation du sujet, son extériorisation, son incarnation plus ou moins pathologique sans laquelle il ne peut y avoir de réflexivité et de retour à soi, d'universalisation du singulier par le langage.

Le désir de transgression, de libération d'une loi devenue obsolète et répressive, se nourrit le plus souvent d'une exaltation illusoire qui ne dure guère au-delà du moment merveilleux où se brisent nos chaînes. L'aliénation de la pensée est bien la première aliénation, notre rationalité limitée, au point qu'on pourrait même penser, un peu vite, que l'aliénation se réduirait en fait à la croyance d'une fin de l'aliénation, dans un salut de type religieux, et que religions et mythes constitueraient l'aliénation primordiale, le mensonge dont il faudrait se défaire ! Et pourtant, ce n'est qu'une partie de la vérité car, malgré toutes leurs stupidités, leur fanatisme et leurs massacres, il faut reconnaître que les religions préservent quelque chose de la dignité de l'individu et de l'affirmation du commun dont nous avons bien du mal à nous passer pour ne pas tomber dans la barbarie d'un matérialisme trop prosaïque et dépourvu de toute pensée. On ne peut dépasser les religions qu'à reconnaître leur vérité (l'objectivation de l'intériorité), de même qu'il faudrait reconnaître la part de vérité à la fois du fascisme, du communisme et du libéralisme pour les dépasser vraiment ! C'est la si difficile leçon de la dialectique, bien au-dessus de nos forces.

L'aliénation est toujours historique et ne nous laisse jamais tranquille. Elle consiste fondamentalement à rester figé dans le confort d'une posture révolue, symptôme de notre passivité et de notre stupeur, de la répétition et de nos appartenances, alors que la lutte contre l'aliénation réenclenche la dialectique du devenir et du progrès de la liberté, sans savoir où cela pourra nous mener dans une histoire qui n'est pas écrite d'avance et qui connaît bien des échecs douloureux, qu'il faut corriger sans cesse (à reprendre depuis le début...).

L'essence de l'esprit est la liberté (...) L'histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté - progrès dont nous avons à reconnaître la nécessité. (Hegel, Philosophie de l'histoire, p27-28)

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14 réflexions au sujet de “La fin de l’aliénation”

  1. "Reste le progrès indéniable du féminisme et la fin annoncée du patriarcat mais on perd quand même en poésie ce qu'on gagne en humanité..."

    Mériterait une petite explicitation, non ? 🙂

    Sinon, bravo à nouveau pour ce texte, brillamment dialectique, et même auto-dialectique si je puis dire ("on pourrait même penser, un peu vite, que l'aliénation se réduirait en fait à la croyance d'une fin de l'aliénation")

    Amclt, Luc

  2. La poésie c'est l'absence, on chante ce qui nous manque, la douloureuse séparation (des sexes). Quand chacun se comprend et qu'on se croit tous égaux la poésie n'est plus de mise. Ce n'est pas dire que c'était mieux avant mais que tout négatif a son positif et tout positif son négatif. Léo Strauss a écrit un livre "La persécution et l'art d'écrire" qui montre ce que la littérature doit à la censure !

    Sinon, je trouvais ce texte bien imparfait, comme souvent, un peu trop décevant, mais il n'y a pas grand chose d'original...

  3. Bonjour !

    Dans ce texte, c'est dommage d'avoir tout mis au même niveau selon moi.

    D'autant qu'il manque l'aliénation par la division du travail, et donc par les techniques par lesquels cette division se radicalise, éparpille nos efforts. Ce que l'on appelle "immatériel", du fait de l'opacité de l'infrastructure qui la sous-tend, est sans doute notre problème n°1 si nous voulons sortir de notre léthargie.

    Je cite une sociologue des TIC :
    "Si le travail demande de plus en plus que les salariés communiquent, en particulier par la complexité des situations de travail et de l'aspect transversal des équipes de travail, cette communication ne signifie pas forcément interconnaissance et sociabilité. L'introduction et l'usage des TIC correspondent à un projet de rationalisation de cette communication et de recherche d'une économie des groupes par les réseaux socio-techniques ainsi constitués. La communication informelle qui sous-tend et permet la réalisation des tâches quodiennes se trouve ainsi cadrée par le dispositif technique, de plus en plus intégrée aux tâches de production, finalement de plus en plus formalisée, institutionnalisée par le fait que les TIC supportent les interactions entre personnes concourant à la réalisation commune d'un processus de travail".
    (L'entreprise commutante, Sylvie Craipeau, p. 175).

    Est-ce que c'était mieux avant ? En fait ce n'est pas la question, dès lors que l'avant portait déjà en germe le tour d'écrou supplémentaire actuel dans la rationalisation du travail.
    Et que l'on est resté et que l'on reste encore les bras balants, spectacteur de l'ambivalence des TIC, radicalisant la séparation et notre gouvernementabilité, y compris dans nos échanges privés, où fatalement nous rencontrons à distance ceux qui auraient été là toute techniques industrielles égales par ailleurs. Or, ces techniques, impensées dans leurs présupposés, intactes dans leur légitimité, bien que plus grand monde ici ne sache à quoi elles ressemblent, nous oblige à des complications que la célébration de "l'immatériel" ne peut que contribuer à avaliser.

    L'aliénation par l'urgence et par l'éparpillement, donc, permise par les TIC, suscitée par les techniques industrielles non remises en cause (pour gagner du temps s'il faut se coltiner en aval la recherche de débouchés?), fait mentir effrontément toute l'utopie selon laquelle "les machines travailleront pour nous". Quittons cette utopie, à mon humble avis, avant qu'il soit tout bonnement impossible de parler à son prochain sans passer par toutes ces prothèses communicationnelles filtrantes qui fleurissent depuis quelques temps dans nos appartements capitonés !

  4. Effectivement je ne parle pas de la division du travail. Je rajouterais peut-être un paragraphe mais il ne faudrait pas trop allonger. Je venais d'en parler encore une fois dans "Le massacre des utopies" mais il est vrai que j'aurais dû le redire ici.

    Ma thèse, c'est que la division du travail perd une bonne partie de son caractère aliénant dans l'immatériel, lorsque ce n'est plus une division en classe mais une diversification des parcours et la valorisation du travail virtuose. Surtout, c'est ce que j'aurais dû répéter, l'idée d'un homme complet me semble folle. Il faut dire que je vis dans la nature, loin de la civilisation et je n'idéalise ni la nature, ni les travaux simples de la terre ! Je n'imagine pas savoir tout faire et j'aime les différences de talent. Cette folle aspiration à une réconciliation finale et une complétude de l'être est bien chez Marx mais ce n'est pas ce que j'en retiens, considérant qu'elle n'est pas aussi importante dans sa critique qu'on a voulu le faire croire, pas aussi importante que les déterminations matérielles et le système de production lui-même.

    Certes la division du travail est une condition du capitalisme et de la fabrique, voire de l'échange et de la lutte des classes. C'est plutôt Engels qui fait de la division du travail, et d'abord entre travail manuel et intellectuel, l'origine de la famille de la propriété et de l'Etat. J'avais fait, quand j'étais jeune, un schéma où se déduisait tout le marxisme à partir de cette division produisant échange et domination, séparation entre valeur d'échange et valeur d'usage, etc., mais ces grandes envolées sont fausses car trop simplificatrices.

    Bien sûr la critique de la division du travail était prioritaire au temps du taylorisme et André Gorz dont je me sens très proche a longtemps porté ce thème qui ne me semble plus d'actualité, du moins hors de l'industrie. Je ne peux approfondir la question dans un commentaire. Il faudrait distinguer division technique (parcellisation des tâches) et division sociale (dominant, dominé), subsomption réelle ou formelle du travail sous le capital, car dans un cas l'abolition de la division du travail signifie l'abolition des privilèges de certaines professions, de certaines classes, dans l'autre ce serait prétendre à l'autarcie, à tout faire soi-même ce qui est tout autre chose... L'amusant c'est qu'on ne parle ainsi du travail en général, d'un travail qu'on voudrait libérer de son aliénation salariale, que par l'existence du salariat qui consiste effectivement à vendre un temps de subordination pour n'importe quel travail. Et tout ce qui peut devenir travail salarié devient "travail" pouvant se mesurer à n'importe quel autre travail alors qu'on aurait vu, auparavant, plusieurs activités n'ayant rien à voir ensemble et ne valant pas sur les mêmes plans.

    Je n'en fais pas une question d'utopie ou de rationalisation mais de système où le sens a un rôle essentiel (la finalité du système, sa représentation et les flux d'informations). Je ne cherche pas à convertir mais à trouver les instruments de l'alternative et les soumettre à la critique. La critique du travail est nécessaire, une écologie du travail est indispensable. Je ne suis pas sûr que le concept d'aliénation soit toujours le plus adéquat ici, même s'il a bien une certaine pertinence.

    La critique de la technique est la plupart du temps juste, on devrait en tenir compte, mais le plus extraordinaire, c'est la valorisation qui est faite de la situation antérieure. On croirait que les rapports sociaux n'étaient qu'une fête perpétuelle, un échange de politesses alors qu'on voit déjà entre voisins, si ce n'est à l'intérieur des familles, des conflits interminables ! Il n'y a pas plus de paradis de la technique que de paradis hors de la technique ! Il n'y a pas d'accès direct par le langage, le signe, la communication, la chair ! Nous sommes l'esprit qui dit non, nous sommes déchirés parce que nous sommes universels et libres. Il n'est pas vrai que nous serions plus aliénés que nos parents qui en avaient une couche... Il n'est pas vrai que les nouvelles générations ne nous vaudront pas.

    Il y a certes des problèmes et ce n'est pas parce que les machines travaillent pour nous que nous aurions moins de travail, tout le temps gagné étant un temps pour la production, le progrès des communications abolissant la séparation du travail et de la vie. Ce qui est sûr, par contre, c'est que les machines travaillent pour les femmes. Sans l'électro-ménager et le devenir immatériel de l'économie (la fin de la force de travail), les femmes n'auraient pu conquérir leur égalité avec les hommes.

    Il y aurait encore beaucoup à dire mais l'aliénation principale n'est pas imputable à la technique, c'est notre propre aliénation, celle de rapports humains qu'il ne faut pas idéaliser et qui ne seraient pas meilleurs sans la technique, ça c'est une illusion. Notre être-ensemble est perturbé mais il n'y a pas que la technique qui nous isole, c'est un moment d'anomie qui ne durera pas toujours. La question est politique. Il est toujours dangereux de croire que la réponse est technique...

  5. L'idée d'un "homme complet" est un peu folle, oui.

    Pour autant j'ai l'intuition à chaque fois que j'entends les personnes parler de leur boulot qu'on a été trop loin dans la division du travail. Il est devenu indécent presque de parler de la finalité de leur travail. Ce qui se comprend (je ne dis pas ça pour accuser, mais simplement pour soulever un questionnement : dans quoi sommes-nous embarqués ?).

    L'essor des TIC n'est pas de nature à résoudre le problème. Notre infrastructure de production reste industrielle. Et la problématique du travail des pays dominants où les consommateurs sont gavés de marchandises obsolètes toujours plus vite, c'est la maîtrise des débouchés. Le temps joue contre les organisations de travail. Il y une gestion de l'urgence permanente, à laquelle les TIC apportent une réponse fonctionnelle. Machines et humain sont stressés : localement, il est très difficile de refuser les TIC, alors même qu'elles ne font que repousser temporairement les limites physiques des flux tendus. Mais c'est aussi parce qu'il manque un cadre d'interprétation générale du certain phénomènes désignés par des mot-valise ("économie de service", "société de l'information").

    Par delà "l'enrichissement" des tâches (à ne pas surrestimer, quand même), des tâches nouvelles apparaissent liées à la multiplication des produits et des services vendues aux clients. Ce sont des buts supplémentaires, n'existant pas quand l'industrie produit en chaîne le même produit (exemple : le téléphone autrefois produit unique et standard... constatons aujourd'hui la myriade de ce que propose un opérateur telecom). Donc du travail supplémentaire, toujours un peu "hors-sol" (puisque piloté par l'aval, par la demande des sacro-saints clients), qui doit être divisé lui aussi.
    Sans parler de l'amont : toute une reconfiguration des relations de travail via la contractualisation au sens large, induisant formalisation, abstraction et souplesse.

    Tout se complique. Sans qu'il y ait une interprétation générale du mouvement rendue publique.
    On croit "progresser", simplement parce que localement on réussit à résoudre des problèmes. Mais globalement, tous ces efforts ont malheureusement cesser d'avoir du sens : un flux tendu généralisé au bénéfice d'une minorité de consommateur rassasiés, quoi de plus absurde ?

    L'homme complet est peut-être une utopie. Mais ce n'est pas une raison pour s'en éloigner comme on continue à le faire.

  6. En aucun cas je ne prétends qu'il n'y a pas du tout d'aliénation du travail, ni d'aliénation de la division du travail, ce serait être assez débile ! Dès le moment qu'on reconnaît que l'idée d'un homme complet est un peu folle, on devrait pouvoir s'entendre car ce que je réfute c'est la conception mystique d'une fin de l'aliénation et si on ne veut pas nourrir une telle mystique, il est mieux de le dire, et le répéter ! Après, chaque cas est particulier et s'il ne peut s'agir d'abolir la division du travail on peut du moins réduire la parcellisation des tâches et améliorer les postes de travail, le stress, etc. C'est très important. Le plus important serait de passer du travail subi au travail choisi, du salariat aux activités autonomes mais tout ce que je dis c'est que cela ne supprime pas l'aliénation et même d'une certaine façon la renforce en l'intériorisant.

    Il ne faut pas rester obnubilé par des questions métaphysiques alors que ce sont des situations pratiques qu'il faut améliorer. Certes la barbarie industrielle est encore prépondérante mais elle est sur son déclin, ce n'est pas notre avenir. Ce n'est pas une raison pour se désintéresser de la classe ouvrière pas plus qu'il faudrait négliger les paysans mais les enjeux de l'avenir ne sont pas là et l'ère de l'information permet de dépasser la division du travail par le fait que l'ordinateur est un outil universel et que le travail ne se mesure plus en temps passé, devenant travail autonome.

    J'ai analysé dans le détail les caractèristiques de l'ère de l'information et les bouleversements apportées par les nouvelles technologies (dans "Le monde de l'information" par exemple). Ce ne sont pas chez moi des notions vagues. Le cadre d'interprétation général me semble assez solide et permettre de comprendre notre mutation mais ce n'est pas là-dessus qu'on devrait se disputer, il est plus intéressant et significatif de s'intéresser aux solutions, aux dispositifs concrets.

    Il est certain que nous avons un problème écologique, un problème d'orientation générale, de projection dans le futur et de responsabilité des effets collectifs de nos actions individuelles. Pour moi, ce n'est pas une question de croyance, de valeur ni de représentation, encore moins de retour en arrière, mais de construction d'une intelligence collective, inexistante, en effet, c'est une question vitale, sortir de ce laisser-faire libéral irresponsable, ce pourquoi il faut se préoccuper surtout d'être efficace ! Dénoncer les problèmes, le négatif de la technique et de l'économie est absolument essentiel, devoir de rétroaction, mais qui ne sert absolument à rien si on n'y trouve aucune solution. Or le manque de solution m'a paru flagrant et c'est sur ce terrain que j'ai voulu aller, essayer de comprendre ce qui est nécessaire et ce qui est possible, toujours un peu décevant, il ne s'agit pas de promettre la lune...

  7. D'accord ; je vais lire "Le monde de l'information" dont je n'avais lu qu'un passage. (J'avais trouvé ça un peu théorique, justement, la partie lue du moins...)

    Alors que le flux tendu, j'avais trouvé que c'était concret, tout en toujours plus de personnes (ne serait-ce que pas la difficulté technique, et la virtuosité demandée à tous les niveaux). Le consommateur met dans son panier un produit, par exemple une paire de chaussure ou un ordinateur, paie avec son n° de carte bleu. Et à partir de là, tout doit se mettre en branle pour produire la paire de chaussure.

    Voilà une problématique typique de la société de l'information, au sens où les TIC ont toute leur pertinence pour réaliser l'objectif, et que l'on ne peut absolument pas s'en passer pour ça.

    Reste à savoir à quoi peuvent servir les TIC qu'on ne pouvait pas faire avant... avant quoi ? Avant que l'on délocalise la "barbarie industrielle", par exemple. Je ne sais pas si le travail de bureau est moins barbare (cf. les travaux de Christophe Dejours, et le petit film "tous n'étaient pas morts, mais beaucoup étaient frappés" tirés des consultation par des médecins du travail). L'ère de l'information, d'un point de vue concret des conditions de travail par ceux qui sont dans le ventre de la baleine, n'est vraiment pas glorieuse pour l'instant. La difficulté étant que les TIC bénéficiant d'une adhésion spontanée de par leur publicité, il faut d'un rien pour actualiser leur potentiel d'intégration/séparation/dissuasion.

    Si une émancipation possible par les TIC existe, alors une grille de lecture moins complaisante de ces mêmes TIC manque d'autant plus cruellement...

  8. C'est bien de dénoncer les flux tendus mais c'est mieux de voir comment on peut s'organiser hors de la pression concurrentielle et il est absurde de dénier les avantages des TIC alors que ce sont ces avantages qui posent problème justement dans leurs conséquences pratiques. Il ne sert à rien d'être contre les TIC comme d'autres étaient contre les locomotives à vapeur !

    Sinon ce n'est pas parce qu'on ne ne débarasse pas de l'aliénation effectivement, que tout se vaut. On pouvait aussi avoir la nostalgie de l'esclavage car il y avait des esclaves heureux même si ce n'était certes pas la majorité, alors pourquoi pas de l'industrie qu'on a connue dans sa jeunesse. L'aliénation s'approfondit sûrement, ce n'est pas une raison pour revenir en arrière, revenir à l'esclavage ou au salariat d'antan. Il faut être résolument moderne et faire face à nos responsabilités envers l'avenir.

    Bien sûr l'état des techniques et des savoirs ne dépend pas de notre bon vouloir, il faut faire avec. La question n'est donc pas de savoir si les TIC sont libératrices ou aliénantes et s'il faudrait les adopter ou non car il nous faudra vivre avec et donc lutter contre leur aliénation et développer ses potentialités libératrices. Le travail n'est pas mâché d'avance, c'est à nous de nous y coller, tout dépend de nous, même le pire qui s'annonce...

  9. J'ai du mal avec cette idée -- que je trouve simpliste, surtout pour un Jean Zin ! 😉 -- que "l'ordinateur, machine universelle" déprolétariserait ("comme par enchantement" ?) le travailleur du début du 21e siècle. Comme si l'ordinateur était "le" capital de ce début de l'ère de l'information ? Nous savons bien pourtant que l'outil technique d'accès au réseau (aux réseaux ? à tous les réseaux ? aux bons réseaux ?) n'est qu'un bien primaire (illusoire ?) moyen d'accès aux autres "modalités" du capital, toujours aussi inaccessibles elles, et séparées de nous par de bien éternelles "barrières à l'entrée"...

    Non ?

    Bon, je ferais sans doute mieux moi aussi de lire plus attentivement "Le monde de l'information", mais tout de même, cette remarque me tient à coeur...

  10. Il n'y a aucun royaume enchanté de l'informatique mais tout simplement, ce qui définissait le prolétaire c'est qu'il ne possédait que sa force de travail et pas ses moyens de production ce qui l'obligeait à se vendre au capitaliste seul capable d'acheter les machines sans lesquelles la simple force de travail était dévalorisée.

    Ce qui caractérise l'ordinateur c'est d'être un "General Problem Sover", c'est-à-dire une machine universelle sur laquelle n'importe quelle tâche peut être programmée. Dès lors tout possesseur d'un Personal Computer peut valoriser son travail aussi bien que le salarié d'une grande entreprise disposant du même outil, du moins théoriquement. Ce n'est pas que théorique puisque c'est ce qui permet les logiciels libres par exemple mais aussi l'externalisation de nombreuses fonctions de l'entreprise. C'est aussi ce qui permet la programmation de jeux, d'applications ou même la fabrication par des individus de musiques et de films.

    Qu'on ne dépende plus complètement des machines industrielles est certes un grand progrès mais ce n'est pas le paradis, loin de là, puisque c'est aussi l'abolition de la séparation du travail et de la vie (on continue à travailler le soir s'il le faut). Ce n'est pas plus que cela, une plus grande indépendance par rapport au capital, ce n'est pas prétendre qu'on en serait complètement délivré. Celui qui voudra construire un avion ou faire des hauts-fourneaux ne pourra le faire sans d'immenses capitaux mais on pourra travailler pour l'avion ou les hauts fourneaux de façon plus autonome et sans forcément être salarié. De même, il est évident qu'avoir de l'argent donne accès à beaucoup plus de ressources, tout le monde n'est pas à égalité c'est une évidence, mais c'est moins pire qu'avant et comme l'inventivité et l'intellgience sont aussi inégalement répartis il y a tout de même un peu plus d'exceptions. Il ne faut pas vouloir toujours en faire trop mais ce n'est pas parce qu'un progrès est relatif et limité que la situation n'a pas changé malgré tout et continuera à bouleverser le fonctionnement de la production !

    Un ordinateur n'est pas un capital, l'argent reste roi, il ne supprime pas toutes les barrières à l'entrée qui protègent les rentes financières, il permet seulement de revenir à une forme d'artisanat et donner un peu d'autonomie par rapport au capital, délivrer le travail de la subordination pas la contrainte de temps et de résultat. Ce n'est jamais la fin de toute aliénation, tout positif a son négatif...

  11. << Dès lors tout possesseur d'un Personal Computer peut valoriser son travail aussi bien que le salarié d'une grande entreprise disposant du même outil, du moins théoriquement. Ce n'est pas que théorique puisque c'est ce qui permet les logiciels libres par exemple mais aussi l'externalisation de nombreuses fonctions de l'entreprise.
    >>

    Disons que le PC relié à d'autres PC est une prothèse qui permet au travailleur de s'insérer dans différents systèmes industriels, très capitalistiques, et dont les jonctions sont informatiques, forcément. Qu'entre experts on se livre les plans de fabrication de ces prothèses pour mieux les perfectionner n'a rien de tellement rassurant...

  12. Il est certain que tous les outils sont des prothèses, des prolongations de nos organes et qu'il n'y a de division du travail, de valeur, de reconnaissance, d'argent, de langage qu'intégré à un système social, un système de production, entre autres industriel mais de moins en moins.

    Je ne vois pas grand chose de rassurant autour de moi et je ne crois pas avoir un discours rassurant ! J'essaie de formuler les avantages et les inconvénients ou, comme dit Gorz, les "misères du présent" mais aussi la "richesse du possible" sans exagérer une aliénation qui a toujours été dominante ni des rêves de salut que ce soient par un retour en arrière ou une fuite en avant. La pensée dialectique est toujours difficilement acceptable et prise facilement pour de la duplicité, ce qu'elle peut être aussi (on a raison de s'en méfier).

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