Elisabeth Roudinesco, Philosophes dans la tourmente, Fayard, 2005
Ce livre ne dit pas vraiment son projet qui consiste à mobiliser la philosophie française (Sartre, Canguilhem, Foucault, Deleuze, Derrida), donc au-delà même de la "French Theory", contre l'offensive des thérapies cognitivo-comportementales (TCC) et la remise en cause de la psychanalyse. Pas étonnant donc que l'historienne de la psychanalyse s'en mêle et convoque les philosophies de la liberté contre une psychologie de la soumission, du conditionnement et de la normalisation, héritière de la bonne vielle méthode Coué et de l'hypnose!
La "tourmente" des philosophes, c'est donc ici leur dissidence et leur part de folie, leur rejet de la normalisation et leur position par rapport au tragique de l'existence ou par rapport à la psychanalyse : comment leurs propres fêlures pouvaient s'intriquer avec leurs oeuvres sans pouvoir les expliquer de façon simpliste ni avoir les oeuvres sans leur part d'ombre, sans pouvoir diminuer enfin le témoignage de leur liberté dans cette lutte avec l'ange.
Point de vue partiel et partial sans doute mais qui n'est pas sans valeur pour défendre la liberté de l'esprit contre une entreprise de contrôle généralisé, surtout en ramenant au jour l'oeuvre de Canguilhem. On peut regretter tout de même qu'on soit contraint finalement au choix entre un biologisme déraisonnable et un psychisme désincarné sans pouvoir faire sereinement la part du corps et de l'esprit.
L'introduction est particulièrement forte dans sa dénonciation d'une injonction à penser par soi-même qui récuse tous les penseurs du passé au profit d'une pensée instrumentalisée par une psychologie hygiéniste. "Dites vos pensées, évaluez votre savoir, parlez en votre nom (...) alors que seule l'acceptation critique d'un héritage permet de penser par soi-même et d'inventer une pensée à venir, une pensée pour des temps meilleurs, une pensée de l'insoumission, nécessairement infidèle". C'est toujours en renouant avec son histoire qu'on peut résister au conformisme du moment et regagner un peu de liberté pour l'avenir, histoire recouverte par le renouvellement incessant des marchandises mais aussi par un effet démagogique de l'égalitarisme démocratique (Tocqueville).
Quant à la philosophie, plus son enseignement est menacé, à l'école ou à l'université, par tous ceux qui la jugent inutile, dépassée, trop grecque ou trop allemande, impossible à expertiser ou à enfermer dans les catégories du scientisme - en bref, trop subversive - plus se développe la demande de "philosopher" ou "d'apprendre à penser par soi-même", hors des institutions d'Etat (...).
Jamais la psychologie du conditionnement et de l'aliénation sexologique ou échangiste n'a été aussi prégnante qu'aujourd'hui. Au point que l'on assiste désormais à une amplification de toutes les plaintes (...) Comment ne pas voir dans cette curieuse psychologisation de l'existence qui a gagné la société entière, et qui contribue à sa dépolitisation grandissante, l'expression la plus sournoise de ce que Michel Foucault et Gilles Deleuze appelaient "un petit fascisme ordinaire", intime, désiré, voulu, admis, célébré par celui-là même qui en est tantôt le protagoniste et tantôt la victime ?
La critique de l'utilitarisme cognitiviste et de l'idéal de la "grande santé" passe donc par la philosophie et par l'histoire, à l'opposée de l'introspection narcissique et d'une prétendue transparence à soi. Pas étonnant donc que le livre commence par Georges Canguilhem, philosophe de la médecine méconnu du grand public mais qui a eu une très forte influence sur la Sorbonne, ne serait-ce qu'en présidant le jury d'agrégation, et qui fournit la critique la plus aboutie sans doute de la psychologie avec sa thèse de médecine (soutenue en 1943!) sur "Le normal et le pathologique". Effectivement, qu'est-ce que la normalité en 1943 ? Aucune norme issue de la vie, et mieux encore qu'aucune norme incluant la mort dans le processus de la vie, ne saurait conduire à préférer Pétain à de Gaulle, le fascisme à l'antifascisme (p34).
Le paradoxe, souligné par Michel Foucault qui fut son élève, c'est que Georges Canguilhem, philosophe du concept apparemment bien loin de toute philosophie de l'engagement, fut un résistant de la première heure tout comme Jean Cavaillès qui en est mort. "Parmi les philosophes français qui ont fait de la résistance pendant la guerre, l'un était Cavaillès, un historien des mathématiques, qui s'intéressait au développement de leurs structures internes. Aucun philosophe de l'engagement politique, ni Sartre, ni Simone de Beauvoir, ni Merleau-Ponty n'ont fait quoi que ce soit" (Dits et écrits IV, p586). C'est un peu injuste pour Sartre malgré tout, et l'on pourrait en conclure qu'il y a ceux qui parlent et ceux qui agissent... En fait c'est plutôt que la philosophie du concept est plus rigoureuse et plus clairvoyante, la liberté y prend un sens plus concret que celle du caprice subjectif dans une société de marché puisque c'est la liberté bien plus exigeante des lumières et de la raison où c'est le savoir qui libère.
Tout homme devait être à ses yeux un rebelle, mais toute rébellion avait pour visée l'instauration d'un ordre supérieur à celui de la liberté subjective : un ordre de la raison et du concept. p25
L'action est toujours fille de la rigueur avant d'être la soeur du rêve. p36
Ce n'est pas la psychologie qui éclaire l'acte mais la situation du moment toute chargée d'histoire qui dicte ce qu'il faut faire, en suivant des règles bien précises si on veut arriver à ses fins.
C'est l'étude de la médecine qui devait amener Canguilhem à remettre en question la frontière entre le normal et le pathologique situés sur un continuum, il n'y a pas de critère biologique de la normalité (Les phénomènes pathologiques sont identiques aux phénomènes normaux aux variations quantitatives près p39. Aucune guérison n'est retour à l'innocence biologique. Guérir c'est se donner de nouvelles normes de vie, parfois supérieures aux anciennes p41). On est donc dans un flou bien éloigné d'un mécanisme cybernétique comme de toute normalité juridique ou morale caractérisée par la faute qui exige réparation. On ne peut tirer enfin une politique de la vie, une bio-politique le plus souvent impitoyable, car il n'y a pas de normes naturelles. Il est d'autant plus impossible de définir une norme biologique (ou écologique) que la vie est ce qui est capable d'erreur et que la mort fait partie de la vie !
Si toute normalité est relative, à une moyenne ou un état précédent, il y a bien un fonctionnement normal des organes, consistant à se faire oublier et libérer l'esprit des causes matérielles immédiates. En effet, si "la santé, c'est le silence des organes" (Leriche), elle se confond avec la liberté comme oubli du corps. Toute pathologie est donc une pathologie de la liberté (c'est ce qui constitue son pathos, son sentiment d'impuissance, son caractère de jugement réflexif), dont la dimension sociale est primordiale, au point de pouvoir définir une maladie de l'homme normal, inapte à ses capacités maladives qui sont pourtant une dimension essentielle de la vie (ce n'est pas un sophisme, on le voit quand la baisse des infections augmente les allergies, ou lorsqu'une petite infection peut vacciner contre une plus grande. Plus généralement, être trop adapté c'est ne plus pouvoir évoluer). L'abandon d'une notion figée de normalité au profit d'une dynamique variationnelle (à la fois systémique, temporelle et localisée) qui ne peut s'aborder que par la clinique (le témoignage du sujet et de sa souffrance) se révèle une philosophie de la liberté, à l'opposé de toute psychologisation des déviances.
C'est ainsi logiquement qu'en 1956, Canguilhem dénonce la psychologie comme une "philosophie sans rigueur, parce qu'éclectique sous prétexte d'objectivité, une éthique sans exigence, parce qu'associant des expériences sans jugement critique, et enfin une médecine sans contrôle" (p57), voire "une barbarie des temps modernes". En lieu et place de son impossible unité, on ne trouvait que les professionnels de la soumission, c'est-à-dire d'une instrumentalisation de l'homme menaçant sa liberté (aujourd'hui il faudrait y rajouter les professionnels de la communication qui sont les nouveaux sophistes...). On est dans l'imitation, l'éducation, la persuasion, l'hypnose, l'ordre impératif, la culpabilisation, l'aveu et, plus généralement, la défaite de la pensée avec une mise au rencart de la question de la vérité. Il terminait ainsi sa présentation de la psychologie :
Quand on sort de la Sorbonne par la rue Saint-Jacques, on peut monter ou descendre. Si l'on va en montant, on se rapproche du Panthéon qui est le conservatoire de quelques grands hommes, si on va en descendant, on se dirige sûrement vers la Préfecture de police. p59
En acceptant de devenir, sur le patron de la biologie, une science objective des aptitudes, des réactions et du comportement, cette psychologie et ces psychologues oublient totalement de situer leur comportement spécifique par rapport aux circonstances historiques et aux milieux sociaux dans lesquels ils sont amenés à proposer leurs méthodes ou techniques et à faire accepter leurs services. p61-62
Il récusait aussi la réduction de la pensée au cerveau ou à un simple mécanisme cognitif, comme si on pouvait avoir un jour L'autobiographie d'un ordinateur à défaut de son Autocritique (p66). On peut dire, en effet, que le cerveau n'est pas la plupart du temps l'unité pertinente d'une structure sociale ou de la pensée. Il n'est déjà pas équivalent de parler du cerveau ou de l'individu, spécifié par sa position historique et sociale. Surtout, le symbole se distingue de sa matérialité par définition. Les mathématiques, les langages, les relations sociales, le complexe d'Oedipe, etc, ne sont pas dans le cerveau qui doit les découvrir ou les apprendre avant de s'en servir. La réduction de la pensée au cerveau, de l'homme à l'animal, du politique au biologique, est toujours un asservissement, confusion de la fin et des moyens.
Critique (le corps et l'esprit)
Bien que tout cela soit fort bien venu dans l'affrontement avec les forces de normalisation sociale, on n'est pas obligé pour autant d'adhérer à une position qu'on peut juger parfois un peu trop idéaliste. Ainsi, on peut prendre ses distances avec Elisabeth Roudinesco lorsqu'elle croit pouvoir invoquer cette "ultime barbarie" afin de contester les "raisons biologiques neuronales ou cérébrales pour expliquer de prétendues différences innées entre les sexes et les races, réinventant ainsi des discriminations que l'on croyait abolies" (p68). C'est un sujet délicat (et dangereux) mais il ne devrait pas être si difficile pourtant de faire la part de l'esprit immatériel (ou de l'information) indépendant des corps qui le reproduisent et la part des corps matériels avec leurs différences génétiques qui en modifient l'expression (les prédispositions génétiques). D'ailleurs si Roudinesco peut accuser le cognitivisme de ne pas être sexué, la sexualité est comme désexualisée chez elle, d'être coupée du corps sexué dans ses différences anatomiques et hormonales. Or la sexualité est traumatisante d'être inscrite dans le corps et la séparation, charnelle, de l'autre sexe. Cela n'empêche pas que la division sexuelle soit toujours un fait de culture aussi, omniprésent même, mais où dès lors les rôles peuvent s'inverser, de même qu'on ne peut ramener l'amour au sexe sans une bonne dose de cynisme et de mauvaise foi, ce n'est pas prétendre que le corps n'y a aucune part.
Le difficile est de tenir 2 choses à la fois : 1) la pensée n'est pas l'étendue, le symbole n'est pas le signal, l'information n'est pas la matière, on peut mourir pour des idées (c'est l'esprit qui guide le corps) 2) la pensée dépend du cerveau, le signal peut être déformé, l'information altérée, l'esprit troublé et submergé par ses pulsions. La seule façon pour l'organe de se manifester, c'est dans le dysfonctionnement!
En bonne logique kantienne il peut paraître raisonnable de penser que c'est le cerveau qui structure la connaissance. C'est pourtant largement une erreur car c'est plutôt la connaissance (analogique et dichotomique) qui structure le cerveau, ses capacités de perception, d'adaptation et d'apprentissage. On sait que ce sont les neurones activés qui survivent, sélectionnés par leur fonction, par leur interaction avec l'environnement, épousant l'extériorité sans véritable dynamisme propre. Le cerveau est l'organe de l'extériorité dont la fonction principale est l'inhibition des réflexes primaires pour se projeter dans des stratégies à plus long terme et arbitrer entre déterminations multiples (même chez l'animal, bien qu'on puisse dire avec Thomas d'Aquin qu'il est déterminé ad unum par rapport à notre division et multiplicité ouverte à l'universel). On peut dire que c'est l'organe de la liberté mais la pensée n'est pas tellement intérieure, sinon qu'elle dépend de l'apprentissage de chacun, de son histoire et de sa mémoire propre. La pensée c'est le commun quand on ne dort pas, disait Héraclite, pensée de l'extérieur, de l'éveil, sens commun, sensation, émotion, réaction, réflexion, imagination. La proie doit pouvoir être atteinte et incorporée. On n'apprendra rien sur notre monde par l'étude du cerveau qui n'en est qu'un reflet. Le biologisme et le réductionnisme sont ici contradictoires, si ce n'est pire...
Il y a donc bien un royaume de l'esprit, un domaine symbolique, un champ de la parole et du langage, des produits immatériels qui se détachent des corps et se reproduisent. Cependant, admettre la réalité de tout notre être de relations ne doit pas amener à occulter le poids du corps et de son passé, du stress, de la fatigue, des cycles biologiques, de la maladie ou des drogues, sans tomber pour autant dans le désir machinique, la tyrannie des humeurs ou des instincts dont l'inhibition est la fonction première du cerveau, s'il n'est pas toujours le lieu où ça pense pour nous...
L'humanité chevauche l'animal par le langage, surmonte perpétuellement son animalité, tout en restant en grande partie animale ! Il semble difficile aussi bien aux philosophes qu'aux psychologues de reconnaître les parts respectives de l'esprit et du corps, des finalités et des causes matérielles, de reconnaître la réalité des faits dans leur intrication, mais la philosophie préserve du moins la liberté et la responsabilité en s'interrogeant sur ce qu'elle fait, sur le bien connu et sur la norme, en prenant conscience de toute l'étendue de notre ignorance (c'est le sens du "connais-toi toi-même"), rejoignant la psychanalyse dans l'analyse du transfert, c'est-à-dire la mise en cause du sujet supposé savoir et de l'hypnose ordinaire des discours normatifs pour s'affronter à la vérité comme telle au lieu de vouloir s'en protéger.
Tout ceci demanderait approfondissement. Il aurait fallu rendre compte aussi des autres philosophes tourmentés par la causalité psychique :
- De Sartre, dont le scénario Freud est monté en épingle, et qui voudra réintégrer la liberté dans l'inconscient comme "mauvaise foi", interrogeant sa propre biographie (Les Mots) comme celle de Flaubert pour rendre compte d'une liberté en situation qui peut aller jusqu'au reniement de soi.
- De Foucault, de sa rigueur critique, sur le partage de la raison et de la folie comme sur lui-même et sur notre participation aux micro-pouvoirs.
- De la réduction de la philosophie d'Althusser, et de son procès sans sujet, à une psychologie criminelle !
- Du désir machinique de Deleuze, férocement antinormatif, aux prises avec sa toxicomanie.
- Du deuil impossible de Derrida, enfin, dans l'inconsolable hommage qu'il rendait à ses amis disparus, à chaque fois uniques...
Tout cela déborderait le cadre de ce qui n'est pas tout-à-fait un compte-rendu, et si ces philosophes de la rébellion sont bien plus connus que Canguilhem, on peut dire qu'ils lui servent surtout de faire valoir ici (sauf Foucault qui le prolonge), quand on ne s'égare pas dans l'anecdote. Malgré les faux-philosophes qui voudraient nous faire croire que la philosophie ne serait qu'une sagesse du corps, ce qui sépare la philosophie de la psychologie, c'est bien l'esprit critique, la question de la vérité et du savoir derrière celle de la liberté et de la norme, de maintenir la question ouverte (la docte ignorance), celle de la dignité de l'homme, comme disait Pic de la Mirandole à l'aube de la Renaissance, dignité qui est de pouvoir se tromper mais aussi pouvoir de négation et de construction, de transformation de l'avenir. Mystère de l'interlocuteur, porteur de vérité, qu'on ne devrait jamais traiter comme un moyen dans des manipulations psychologiques ou dans une "gestion technique des populations", véritable déshumanisation des rapports sociaux.
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