Jacques Robin, souvenirs mêlés

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A part mon intérêt pour les sciences et une interdisciplinarité qui s'exprimait déjà dans mon "Prêt-à-penser" de 1994, rien ne me destinait à m'intéresser au GRIT, un de ces rares think tank à la française que Jacques Robin avait fondé sous le nom de "groupe des dix" en 1966 avec Henri Laborit et Edgar Morin. J'étais dans un tout autre univers, plus préoccupé de Debord et Lacan, bien que prenant mes distances avec l'un comme avec l'autre, et plutôt entre Rimbaud et Brel. En tout cas cela me semblait bien trop biologisant, presque hors sujet. Ce en quoi je me trompais lourdement car la théorie de l'information et la théorie des systèmes qu'ils exploraient sont bien au coeur de notre époque.

Pour les post-soixante-huitards comme moi, leur démarche paraissait bien trop réformiste mais là aussi, j'avais tort sur toute la ligne, encore pris dans un certain romantisme révolutionnaire et une conception de la politique qu'on peut dire religieuse à laquelle le marxisme participait pleinement. Jacques Robin était d'ailleurs moins réformiste qu'on aurait pu le croire (il avait été proche de Marceau Pivert avant-guerre) ou alors d'un réformisme radical visant l'autonomie de la personne, tout-à-fait comme André Gorz, et les pistes qu'il traçait (développement humain, économie plurielle, revenu garanti, monnaies fondantes) ont plus de chance de transformer le monde vraiment que les rêves si vains d'une grandiose révolution finale où tous les coeurs seraient à la fête et notre nature retrouvée !

Ce qui a provoqué ma rencontre avec Jacques Robin, c'est l'écologie et d'abord les articles que j'avais écrit sur l'économie et la démocratie dans les tout premiers numéros tirés à la main d'EcoRev' (en 2000). Ce qui l'avait amené à soutenir (avec André Gorz) cette nouvelle revue que nous avions créé à une dizaine pour essayer de sortir l'écologie d'un vide théorique de plus en plus criant.

Nous nous sommes retrouvés en 2001 aux EGEP (Etats Généraux de l'Ecologie-Politique), initiative dont il était partie prenante et que j'avais rejoint en quittant les Verts mais qui n'a jamais pu déboucher sur rien. Je venais juste, à la demande des copains d'EcoRev', d'écrire un livre "Ecologie-Politique, la révolution à venir" qui ne leur a pas plu du tout, sans doute avec raison mais ils n'ont rien su m'en dire... Seul André Gorz y a trouvé des conceptions nouvelles, trop rares disait-il, notamment sur l'histoire du travail, mais sans rien en reprendre apparemment. Je manquais incontestablement de métier alors et préfère de toutes façons écrire des articles sur une question précise que des livres trop englobants mais ma situation de plus en plus précaire et les premières atteintes de l'âge m'avaient replongé dans une profonde dépression qui durait depuis plusieurs années déjà, après un surmenage qui avait été bien trop long. C'est paradoxalement les idées suicidaires qui nous ont rapprochés ! De son côté il était fier de faire partie de l'association pour le droit de mourir dans la dignité. Il venait de perdre brutalement sa femme adorée emportée par une maladie nosocomiale, à cause d'une hospitalisation pour une broutille au départ. Je ne vous raconte pas l'histoire romanesque à souhait mais il n'est pas vrai qu'il n'y en ait pas quelques uns qui ne rencontrent l'amour, comme Gorz avec Dorine ou Robin avec Mone...

Le piquant, maintenant qu'on en connaît la suite, c'est qu'il ne parlait plus du tout de suicide ni même de dignité à mesure que son état se dégradait à vue d'oeil. Au dernier moment, paraît-il, il aurait même eu un sursaut contre sa fin programmée. Il ne faut jamais préjuger de rien, notre avenir ne nous appartient pas qu'on peut jurer autant que l'on veut mais qui ne restera jamais enfermé dans nos serments. En tout cas, cette complicité première a mené à une relation qui consistait essentiellement à des livres qu'il me donnait, surchargés de remarques au stylo bleu, ou des questions qu'il me posait, et j'y répondais à chaque fois avec mes critiques argumentées. Ce qu'il appréciait, semble-t-il, contrairement au restant des hommes... Je n'avais aucune légitimité en quoi que ce soit mais mon caractère suicidaire en ce temps là me délivrait du moins de toutes sortes de préventions ou conventions sociales et c'était le défi à chaque fois de bien formuler la question en m'affrontant sans gène aux plus grands penseurs. Avoir une oreille attentive est toujours un encouragement et rien ne m'intéresse que d'écrire, de travailler un texte, de l'améliorer, d'y porter le doute. Une fois sortie de ma dépression, je n'ai fait que continuer sur la lancée, avec moins de sentiment d'urgence peut-être, ayant perdu mes deux seuls véritables interlocuteurs.

Notre relation se voulait assez égalitaire (pas comme avec Gorz). Ce n'était en rien un maître pour moi, je le prenais même un peu de haut parfois avec mes références philosophiques. Y compris sur l'essentiel pour lui, sur le concept d'information, je prétendais lui apprendre ce que c'était ! Il insistait pourtant depuis des dizaines d'années sur l'opposition fondamentale entre l'ère de l'énergie et l'ère de l'information mais n'en avait pas plus que les autres une conception extrêmement claire pour autant, trop attaché notamment à sa dimension physique ("nouvelle dimension de la matière"). En tout cas, je la trouvais très floue et insatisfaisante. Lorsque j'ai essayé de clarifier ce concept d'information, il a voulu signer le texte, ce qui m'a très étonné. Il pensait me faire honneur ainsi, sans aucun doute, alors que je ne comprenais pas que quelqu'un veuille signer le texte d'un autre, sinon de penser que j'y exposais ses propres idées, ce qui n'était pas tout-à-fait exact. Je ne m'y suis pas opposé mais voyais bien qu'il gardait sa conception trop physiciste de l'information, avec en contrepartie un certain mysticisme spinoziste de l'unité de l'univers qui devait se renforcer à mesure que la fin approchait. Une autre fois, il a voulu signer un appel écologiste que j'avais écrit et qu'il avait fait signer par d'autres écologistes, y compris Corinne Lepage, mais au prix de modifications où je ne m'y retrouvais plus du tout. Trop conscient de notre désaccord, qui portait aussi sur une prétendue "transformation personnelle" assez débile, j'ai refusé par contre d'écrire son dernier livre avec lui. Il n'en demeure pas moins que je suis persuadé avoir mieux exprimé que lui la vérité de sa pensée sur l'information (ce qui l'oppose à l'énergie) et qu'à me positionner presque toujours contre lui dans nos joutes amicales, il m'a imposé ses thèmes et notamment celui de l'information qui ne m'avait pas retenu assez jusque là. En quoi je lui dois vraiment beaucoup.

Il me louait aux yeux de tous et avait voulu que je participe au GRIT malgré mes désaccords (qui empêcheront de continuer après sa mort). Il ne faut pas croire nos relations idylliques pour autant, affables sans aucun doute mais plutôt distantes, ce à quoi aidait mon éloignement dans ma campagne profonde, et passant surtout par l'écrit même si on se voyait régulièrement, notamment pour qu'il me donne des livres. Sans doute pour ne pas perturber notre relation intellectuelle par des considérations bassement matérielles, il ne m'a guère soutenu financièrement pendant tout ce temps, sauf quand j'ai fini par être embauché quelque temps par le GRIT, sur le tard. Ce qui a été le plus désespérant, c'est qu'au moment où je me suis retrouvé absolument sans ressources, le lui ayant dit sans assez de pathos et donc aucun effet, il est monté ensuite sur ses grands chevaux parce que j'avais osé appeler à l'aide sur mon blog, m'envoyant une lettre de rupture comme un amoureux dépité, avant de se reprendre 15 jours plus tard, ne pouvant "évidemment" se passer de notre relation, mais ne m'aidant pas plus pour cela... Heureusement des inconnus y ont pourvu, cahin-caha, auxquels je dois une éternelle reconnaissance.

La dernière expérience à laquelle il m'a mêlé, a été d'intervenir dans un machin de l'ONU qui s'appelait le collegium avec Michel Rocard notamment et qui m'a définitivement convaincu, malgré la présence du merveilleux Stéphane Hessel, que je n'étais pas fait pour ces cercles d'influence un peu ridicules, préférant la parole publique, fût-ce un simple blog. Sur ce point au moins, nos routes étaient radicalement différentes. Je ne crois pas du tout à une espèce d'élitisme scientiste ou intellectuel, persuadé que la bêtise est la chose du monde la mieux partagée, y compris chez nos intellectuels et grands scientifiques.

Nos différences sont patentes, il était beaucoup plus amène et sympathique que moi, si jaloux de mon indépendance et de ma solitude. En ce cinquième anniversaire de sa mort (le 07/07/07) je mesure cependant tout ce que je lui dois et comme deux existences qui se croisent peuvent se nourrir de leurs différences, de leurs oppositions même. Si je ne l'avais pas connu, je n'aurais pas su ce que je manquais, je n'aurais pas compris ce qui me semble depuis la clef de l'univers qui s'ouvre devant nous avec ce passage de l'ère de l'énergie à l'ère de l'information - thème qu'il avait repris à Laborit mais dont il avait martelé avec constance l'importance décisive (notamment dans son livre, "Changer d'ère" qui faisait la synthèse de son parcours).

Cette sensibilité historique et la capacité d'accueillir le nouveau est tout ce qui manque à une métaphysique qui se veut trop logique et hors du temps, dans une quelconque utopie. Et c'est cet événement que je garde de lui et dont je ne suis qu'un prolongement pour une bonne part dans mes explorations de l'information, du vivant, de l'écologie, sans être lié en quoi que ce soit par aucun dogme mais simplement par un objet commun.

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6 réflexions au sujet de “Jacques Robin, souvenirs mêlés”

  1. Témoignage utile qui montre que malgré des désaccords et des pensées qui se croisent parfois à angle droit, il en sort parfois quelque chose quand même. Je ne crois pas à la transformation personnelle, mais une amélioration me parait possible bien que très délicate à trouver et n'enlevant en aucune manière notre potentiel de dinguerie, de régression et de bêtise. Dans la mesure où l'on a acquis que ces dernières sont toujours à l'affut au coin du bois, alors c'est déjà un progrès, certes mince et peu solide.

    Peu à peu, je prends presque une sorte de plaisir à considérer avec une forme d'humour certaines de mes considérations ou autres élans qui parfois, souvent, font flop... Une façon de transformer le plomb en or et vice versa aussi.

  2. très beau récit , un date anniversaire , c'est jamais facile . et ce parfum de suicide qui flotte dans "l'ère" ; qui dit aussi le néant de l'époque . celle que bill Gates a mis en cloque ... mais qui y a t'il à l'horizon ? qui s'avance .... ?

  3. Il ne faut pas confondre ce qui était un désordre individuel conséquence d'un stress trop prolongé avec le destin du monde (ce qu'on a toujours tendance à faire, fonction de l'émotion). On peut dire de toutes les époques ou presque qu'elles étaient décadentes et suicidaires. Sans remonter au pseudo-Aristote qui reliait "l'homme de génie et la mélancholie", le spleen et le suicide étaient à la mode chez les romantiques, tout comme il a été pratiqué par quelques surréalistes et l'après 68 a connu aussi une vague de suicidés désespérés par la dissolution de leurs rêves dans un pompidolisme mou.

    Vraiment, ce n'est pas une caractéristique de l'époque comme on se rassurerait à le croire, mais, comme le montre Durkheim, il y a effectivement des moments plus propices au suicide, ce qu'il appelait l'anomie, quand la vie perd tout sens dans une société sans repère. On comprend bien la montée des suicides en Grèce, tous ces gens qui ne peuvent plus faire face à leurs dettes ni tenir leur rang. Cependant, pour ma part, je trouvais quand même l'époque beaucoup plus désespérante avant la crise quand le mauvais goût et la bassesse morale tenaient le haut du pavé, quand les pauvres étaient traités avec mépris et que les riches paradaient sans vergogne.

    La situation est plus difficile pour la plupart (la mienne était bien pire avant) mais l'ambiance est quand même un peu plus saine depuis les révolutions arabes malgré leur échec apparent. Ce sont les indignés qui ont le vent en poupe désormais malgré leur relative vacuité. On peut tomber bien plus bas matériellement encore mais intellectuellement, on a eu le pire, ce n'est pas le moment de flancher. Tout semble perdu sur tous les plans, sauf d'une nouvelle conscience qui s'éveille. Sur le plan intellectuel et artistique on a sans doute touché le fond, les années qui viennent devraient donner quelques raisons de se sentir à nouveau vivants même si pour le reste les perspectives sont plus que sombres.

    Il ne faut pas s'attendre à des miracles, la vie n'a jamais été un chemin de roses (sauf pour quelques uns) mais ce n'est pas le premier désastre de l'humanité qui a su être créative dans le pire, pas seulement dans le meilleur, et la vie n'a jamais été rien d'autre que survivre au désastre (c'est ce qu'on appelle le darwinisme) ! Pour ne pas être trop déçu, il ne faut pas se monter la tête ni voir des révolutions partout, mais il va falloir sans conteste être de nouveau plus combattif même s'il faudra aussi être plus efficace et avisé qu'on a pu l'être jusqu'ici, plus modeste enfin quand c'est notre survie effectivement qui est en cause.

  4. "Tout semble perdu sur tous les plans, sauf d’une nouvelle conscience qui s’éveille. Sur le plan intellectuel et artistique on a sans doute touché le fond, les années qui viennent devraient donner quelques raisons de se sentir à nouveau vivants même si pour le reste les perspectives sont plus que sombres".? je ne le vois pas complètement hélas . . qu'est ce qui te permet de le dire ?

    • Cette remarque m'étonne quand même sauf à s'imaginer que je disais que tout le monde était devenu formidable. La période qui va de l'effondrement de l'URSS au bling-bling de Sarkozy était désespérante intellectuellement si elle l'était moins matériellement. Même s'il y a beaucoup à critiquer dans les bêtises qui sont dites et la vacuité des indignés ou l'islamisation des révolutions arabes, il n'empêche que les riches ne tiennent plus le haut de pavé intellectuellement, les banquiers rases le murs et il y a une revalorisation partout des valeurs humaines. Comme tous les changements de mode, il n'y a qu'une minorité pour faire entendre la nouvelle musique mais la légitimité a changé de camp. On peut dire que cela nous fait une belle jambe car cela ne mène à rien pour l'instant mais je trouve que cela rend quand même l'air plus respirable. Les jeunes sont à nouveau dans la rue et c'est assez joyeux.

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