La vie, c'est apprendre à surmonter l'entropie pour éviter le pire et tirer parti de l'occasion.

Ce n'est pas la première fois que j'écris sur le sens de la vie et la trivialité des réponses que j'en donne paraîtra déplacée à tous les croyants comme à ceux qui voudraient rêver leur vie mais ce texte qui prolonge de l'entropie à l'écologie est le premier chapitre d'un livre sur la biologie et la vie comme évolution qui devait rassembler la matière des articles cités à la fin.
C'est de façon complétement inattendue que s'est imposé le thème de l'absence d'un dieu créateur pour comprendre les finalités biologiques, l'essence de la vie et de son autonomie évolutive, la neutralité scientifique n'étant pas tenable à propos de la différence entre une vie qui se construit pas à pas et une création par un supposé grand architecte.
On verra, en effet, que la vie se caractérise bien par sa vitalité qui est à la fois reproduction, sélection, évolution, régulation (boucle de rétroaction), exploration, adaptation, activité vitale constituant sa subjectivité, sa spontanéité, et qui s'oppose constamment aux forces de destruction entropiques grâce à l'information, la correction d'erreur et la mémoire, processus cognitif dès la première cellule introduisant la finalité dans la chaîne des causes, la difficulté étant de comprendre, hors de tout spiritualisme, le dualisme fondamental opposant la vie à la matière inerte, sa réactivité, son dynamisme propre, l'expérience du temps (de l'après-coup) et l'épreuve du réel permettant l'inversion des causes et de l'entropie jusqu'à se complexifier de façon inouïe et coloniser toute la biosphère.
Il y a, bien sûr, des conséquences politiques à en tirer à l'ère de l'information, de l'écologie et du développement humain.
La loi des milieux naturels et humains n'est pas l'équilibre qui les fige, mais le déséquilibre par lequel ils évoluent.
René Passet, Les grandes représentations du monde et de l'économie à travers l'histoire
- Le moment opportun
D'une certaine façon, il n'y a pas grand chose de neuf puisqu'on aurait pu appeler cet article "l'évolution créatrice" si le titre n'était déjà pris mais on verra que c'est quand même assez différent de Bergson tout comme des plus modernes théories de l'auto-organisation et du tourbillon créateur ou du paradigme biologique dominant. Il semble bien que le moment soit venu, en effet, de tirer les conséquences des premiers pas de la biologie synthétique pour la théorie de l'évolution et la définition de la vie en recombinant les éléments du néodarwinisme et ce qu'on sait du fonctionnement de la cellule. S'approcher d'une vie artificielle a permis d'apercevoir justement en quoi ce n'est pas la vie, et donc de mieux cerner la spécificité du vivant, amenant toute une série de révisions des postulats actuels de la biologie, mais permettant aussi de mieux comprendre notre temps et l'évolution jusqu'à notre ère de l'information qui est aussi l'ère de l'écologie et du développement humain (de l'inversion de l'entropie).
On peut dire que la plupart des mystères nous ont été révélées désormais. Sur toute question la réponse nous est donnée : il suffit de demander à un quelconque moteur de recherche pour peu qu'on sache faire le tri. Le seul mystère qui reste, c'est nous-mêmes, notre opacité, notre inconscient, de n'être pas cause de soi mais effet de la parole et de ce qu'on doit bien appeler notre bêtise constitutive, des histoires qu'on se raconte et du sens qu'on donne aux choses. Notre opacité est essentielle à toute parole, la capacité de mentir sans laquelle on n'aurait pas besoin de s'adresser à l'autre, seulement de transmettre un message. En dehors de cette intersubjectivité essentielle qui fait qu'on s'accroche à l'autre comme à sa question, nous allons dissiper ici tous les mystères de nos origines : origine du monde et de la vie (de l'esprit), du numérique et de l'écologie-politique... Bien sûr, on remarquera toujours que ce "savoir absolu" est loin d'être complet nous confrontant au contraire à notre ignorance sur un nombre incalculable de points de détail, mais justement, ces zones d'ombre suffisent à réduire à néant la prétention d'y voir un secret mystérieux et donc l'espoir d'une révélation totale. A rebours du nihilisme post-moderne, nous verrons que, si le monde n'a pas de sens en soi, la vie si (et l'histoire humaine), sens qu'on ne peut que poursuivre mais qui ne peut consister pourtant qu'à faire obstacle à son cours "naturel", à s'opposer au monde et se dresser contre son injustice.
Sur l'origine du monde, il suffira d'établir que c'est l'origine de l'entropie, ce qu'on appelle le second principe mais qui est bien le "premier moteur". Les forces de destructions sont au départ, l'histoire du monde étant celle d'un temps constructeur et d'une évolution créatrice sur les longues durées qui voient l'improbable finir par triompher de la loi des grands nombres. La vie tient une place éminente dans cette inversion des lois de l'entropie, par la grâce de la reproduction et de la correction d'erreur qui l'ouvre à une évolution complexifiante devenue une intériorisation de l'extériorité, in-formation qui est perception de son milieu et processus cognitif par le biais d'une sélection après-coup, qu'on dit "naturelle" mais qui introduit la finalité dans la chaîne des causes, finalité qui se définit par l'opposition à l'entropie (naturelle tout autant), la vie n'étant, selon Bichat, que "l'ensemble des forces qui s'opposent à la mort".
- L'entropie
Le premier principe est indissociable du second car la conservation de l'énergie dans ses transformations n'a de sens qu'à supposer qu'elle se transforme et ne reste pas identique à elle-même, première forme d'entropie. Lavoisier a fondé la nécessité de l'égalité entre les effets et les causes dans les réactions chimiques, "il n'y a que des changements, des modifications" (exprimé ensuite par la formule "Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme", proche de celle d'Anaxagore). Pour illustrer le premier principe en physique, on peut prendre l'exemple de la friction ou de la désintégration comme de la transformation d'énergie cinétique en particules lors d'une collision où la somme des effets doit s'égaler à leur cause (selon la formule E=mC² ou E=1/2mv²). L'expérience de Faraday est ici emblématique d'une pile chimique produisant de l'électricité et un champ magnétique dans une bobine qui fait tourner un aimant, ce "moteur électrique" primitif illustrant bien la transformation de l'énergie chimique en énergie électrique puis en énergie cinétique. Même si le bilan énergétique final reste inchangé, ce qu'il faut expliquer cependant, c'est bien qu'il y ait créations et destructions dans notre monde réel qui n'est pas celui des équations supposées réversibles (comme si, justement, il n'y avait pas de frictions ni de transformations de l'énergie).
Le second principe vient de la thermodynamique introduisant avec Sadi Carnot, l'irréversibilité (impossibilité du moteur perpétuel) que Rudolf Clausius appellera l'entropie. Avec l'interprétation par Maxwell et Boltzmann de la chaleur comme résultant de l'agitation des molécules, l'entropie va cependant changer radicalement de sens, ainsi que la notion d'énergie désignant désormais "l'énergie utilisable" ou "énergie libre" qu'on oppose à la chaleur ou "énergie liée". Dès lors, l'entropie va s'expliquer simplement par les probabilités et "la loi des grands nombres" qui fait passer un colorant concentré à sa dilution dans un liquide, tout comme un gaz comprimé va se détendre dès qu'on relâche la contrainte de même que la chaleur finit toujours par s'égaliser dans un système fermé. D'une certaine façon le deuxième principe est une tautologie résultant du caractère statistique de la thermodynamique puisqu'il énonce simplement la plus grande probabilité qu'un système tende vers son état de plus grande probabilité dès lors que rien ne l'en empêche ! Il vaut mieux parler de probabilité que de "désordre" concept flou à l'origine de nombreuses confusions (il n'y a pas de désordre qui ne crée de l'ordre) mais il faut bien comprendre que ce mouvement irrépressible d'un état initial improbable à l'état final de plus grande probabilité est justement ce qu'on appelle couramment énergie, la force qui permet un travail. L'énergie qu'on utilise à partir d'un carburant ou d'une différence de potentiel est une énergie entropique qu'on peut interpréter comme une perte de contrainte (libération d'énergie), l'entropie n'est donc pas seulement destructrice, c'est aussi une puissance qui peut être canalisée.
A l'origine de notre univers, il y a ce qu'on appelle le Big Bang. Ce n'est pas un commencement absolu car, selon différentes théories, il pourrait avoir été provoqué par un trou noir (se transformant en fontaine blanche) ou par une collision de "membranes" (théorie des cordes) ou succéder à un Big Crunch (gravitation quantique à boucles). Dans tous les cas, c'est une gigantesque création d'entropie, véritable création du temps dans une explosion[1] dispersant sa fabuleuse énergie, inaugurant ainsi le temps de l'entropie dans son irréversibilité qui nous mène inexorablement vers la mort thermique ou l'anéantissement. Le temps est mouvement (relatif) qui tend vers l'immobilité. On peut dire qu'à partir de là, les dés sont jetés mais si, à l'origine ne règnent que les forces de destruction, pourquoi y a-t-il donc quelque chose plutôt que rien ? Question de la métaphysique et des cosmogonies religieuses. La réponse apportée par la cosmologie est bien plus triviale, mais il faut bien qu'il y ait construction, pas seulement destruction, même si c'est seulement aux marges, sur les bords.
Au niveau matériel, en dehors d'un léger déséquilibre inexpliqué entre matière et anti-matière qui laisse un reste infinitésimal, deux facteurs principaux sont en cause : les forces de liaison électro-magnétiques et la gravitation. Le refroidissement entropique réduisant l'agitation des quarks provoque une sorte de cristallisation qui ordonne les atomes où l'on peut dire que de l'énergie se trouve piégée qui sera libérée un jour sous l'effet de l'entropie encore, mais d'une entropie qu'on peut dire retardée et qui a créé son propre contraire dans une sorte de négation de la négation (toujours partielle). Là-dessus, la gravitation va amplifier les différences de densité jusqu'à former des étoiles qui exploseront ensuite non sans disperser des atomes et molécules bien plus complexes et diversifiées, sauf à s'effondrer en trous noirs autour desquels s'ordonnent galaxies, amas de galaxies, etc. Le temps se révèle bien constructeur dans ce qu'on appelle la "pyramide de la complexité" qui va des quarks aux atomes et aux molécules, etc., mais on est cette fois dans des durées astronomiques.
Nul besoin d'une quelconque intervention divine dans cette création du monde qui ne ressemble en rien à une hypothétique pensée de Dieu réduit ici tout au plus au rôle de starter, d'impulsion initiale, de choc, d'explosion où il est difficile de voir quoi que ce soit de divin. La théorie du "premier moteur" d'Aristote est d'ailleurs assez contradictoire puisqu'il procède par régression jusqu'à la cause première du mouvement mais considère pourtant que c'est une cause perpétuelle, "éternelle, immobile et séparée des êtres sensibles" (Métaphysique, tome II, p685) ! L'identification de cette cause première à Dieu est d'ailleurs curieusement référée à "l'opinion courante" (Métaphysique, A, 2, p19) mais ne se comprend chez lui qu'à en faire un "immatériel" (Tome II, p667), une aspiration à rejoindre sa destination, l'intelligence (le nous d'Anaximandre) à la fois principe de l'ordre (cosmos), du bien et du mouvement des êtres (A, 3, p36), confondant ainsi la cause efficiente (le moteur qui lance le mouvement) avec la cause finale, l'attraction (gravitationnelle, magnétique, sexuelle) en dépit de sa propre théorie des 4 causes basée sur leur distinction rigoureuse (on pourrait cependant admettre cette causalité "immatérielle" à l'identifier à l'entropie comme attraction, mais vers le désordre plutôt). Bien qu'il reste toujours aussi indispensable, même le plus grand des philosophes témoigne ainsi de notre rationalité limitée et des égarements de la métaphysique, tout comme de sa dépendance des préjugés de son temps qu'on retrouve en politique à propos des esclaves et des femmes. Depuis le temps, il faut s'y faire : Dieu est une hypothèse dont la physique peut se passer, aucune trace de son intervention n'étant décelable ni aucun intelligent design dans cette débauche d'entropie. L'univers matériel ne répond d'aucun sens. Même si les constantes de la physique devaient être plus ou moins finement ajustés pour permette notre existence, selon le principe anthropique, nul besoin d'un Dieu pour cela, il suffit de l'existence d'univers multiples (ce qu'on appelle "multivers").
Si j'ai cru devoir faire une excursion dans la théologie, ce n'est pas par athéisme militant comme si le Dieu personnel à qui on s'adresse, et qui est donc relié au langage, devait forcément être un Dieu créateur du monde matériel. C'est seulement qu'on aura besoin de distinguer clairement une supposée création divine de l'évolution créatrice tout comme d'une production artificielle. En tout cas, à ce stade, il n'y a aucun projet préalable, aucune intention, rien qui ressemble à une pensée de Dieu, ni potier mettant la main à la pâte, ni architecte concevant d'avance les plans futurs mais seulement des forces aveugles et des phénomènes purement aléatoires obéissant à la loi des grands nombres jusque dans ses exceptions. Inutile d'ailleurs de vouloir expliquer l'existence du monde par l'existence de Dieu, ce qui ne ferait que reculer la question : pourquoi y aurait-il un Dieu plutôt que rien ? Au commencement, il y a bien le chaos dont partent la plupart des cosmogonies antiques et dans ce tourbillon où des particules se créent et s'annihilent en masse, toute existence relève de l'improbable, d'un reste infinitésimal, d'un ordre par le chaos dont on sait à quel point il est incalculable (trop récursif et sensible aux conditions initiales) même si, un fois en place, on peut croire y voir un ordre éternel à notre échelle de temps. Bien que la physique soit le règne de l'entropie et du probable, ce caractère improbable de toute existence s'avérera absolument essentiel pour la constitution du vivant (voir "L'improbable miracle d'exister"). Nous ne pourrions pas vivre dans un monde de lois physiques monotones, diversité et imprévisibilité du monde précèdent la vie qui a besoin de ces degrés de liberté pour croître et prospérer. Il fallait que l'entropie se retourne déjà contre elle-même avant que de pouvoir y naître.
- L'origine de la vie et l'évolution
Dans ce monde de l'entropie, on a voulu assimiler la vie à une "création d'ordre à partir du désordre" ou bien à des "structures dissipatives" (Prigogine) mais cela reste beaucoup trop dans la physique. On se rend bien compte que le vivant contredit les lois de l'entropie alors on imagine que ce serait une sorte de pompe à entropie qui maintiendrait son organisation intérieure par une augmentation de l'entropie extérieure, mais ce n'est pas ça du tout et d'un tout autre ordre que ces phénomènes physiques qui le précèdent puisque c'est uniquement par des réactions informées que le vivant peut inverser localement l'entropie et les lois de la probabilité.
Une théorie assez répandue, notamment aux USA, voudrait expliquer l'origine de la vie par une "auto-organisation" assez miraculeuse, une émergence soudaine à partir de la rencontre fortuite d'un nombre incroyable d'éléments, version moderne de la génération spontanée. Conscients des difficultés de cette explication qui n'en était pas une (façon plutôt de se passer d'explication), on a essayé bien sûr de réduire la complexité initiale au minimum, des vacuoles sans véritable métabolisme ni robustesse dont on se demande comment elles pourraient durer, se reproduire et se complexifier. Une fois qu'on aurait trouvé des conditions exceptionnelles permettant à une cellule de s'animer soudain d'un mouvement auto-entretenu, on n'aurait rien expliqué encore puisqu'il faudrait acquérir par dessus le marché, on ne sait comment, les capacités de reproduction de cette merveille. En fait, ces conceptions sont très influencées par l'idéologie néolibérale valorisant "l'ordre spontané" (Hayek). Il ne s'agit pas de prétendre qu'elles n'ont aucune validité ni même qu'il n'y aurait pas un très grand nombre de processus biologiques qui relèvent de l'auto-organisation (on peut même dire qu'il y a toujours des zones d'auto-organisation entre les différentes contraintes), c'est un acquis décisif mais on ne peut rendre compte ainsi de l'évolution complexifiante et il faudrait tout de même des conceptions un peu plus rigoureuses de l'auto-organisation et de l'émergence.
Pour expliquer l'origine de la vie, il ne faut pas supposer d'abord la cellule puis sa reproduction mais il faut partir de la reproduction elle-même. C'est d'ailleurs l'avis d'une grande partie des biologistes. Bien sûr, on a besoin de ce qu'on appelle les "briques du vivant" dont une partie pourrait d'ailleurs venir de l'espace. On a retrouvé, en effet, des acides aminés, entre autres, dans des météorites, ce qui renforce l'hypothèse que la vie serait à peu près la même dans tout l'univers, la chimie organique à base de carbone se caractérisant par la multiplicité assez unique de ses combinaisons. La découverte de bactéries extra-terrestres serait indispensable cependant pour établir la balance entre les constantes de la vie (les ribosomes?) et ce qui dépend de l'environnement planétaire. En tout cas, sur notre planète, les composants de la vie sont principalement formés de sucres, de phosphate et d'azote alors que le milieu cellulaire est celui de l'océan primitif. C'est à partir de là qu'il faut imaginer l'inauguration d'une chimie reproductrice et sélective qu'on imagine dans les pores de pierres ponces ou d'argiles. L'hypothèse la plus répandue, est celle d'ARN autocatalytiques, c'est-à-dire de molécules d'ARN favorisant la catalyse de molécules identiques. Il y a d'autres possibilités. Il ne s'agit pas de prétendre qu'on saurait exactement comment cela a pu se passer, l'important est de comprendre comment s'enclenche dés lors le processus d'évolution par la sélection après-coup où ce qui importe ce n'est plus ce qu'est une protéine mais ce qu'elle fait, quittant la chimie pour tout autre chose qui est déjà le monde de la vie.
La reproduction a la caractéristique de pouvoir multiplier ad libitum une configuration improbable, inversant localement l'entropie et les strictes probabilités. L'acquisition d'un système de correction d'erreur est indispensable pour assurer la conservation de l'acquis avec une efficacité redoutable ne laissant qu'une marge étroite, bien qu'essentielle, à l'évolution. Sur le long terme la reproduction rend de moins en moins improbable une complexification qui n'a besoin de se produire qu'une seule fois au cours des millénaires pour se reproduire ensuite à foison par ses performances reproductives et servir de base à une nouvelle complexification. Cependant, pour évoluer, la vie ne peut se réduire à une reproduction qui doit être assez robuste pour se conserver et assez souple pour se modifier aux marges. Le deuxième acteur, aussi essentiel que la reproduction à laquelle il est lié, c'est ce qu'on appelle la "sélection naturelle" qu'il vaut mieux appeler la sélection après-coup, consistant à procéder par essais-erreurs (donc en aveugle, sans pré-conception). Au premier niveau, la sélection élimine tout ce qui n'est pas viable et se trouve incapable de se reproduire.
Ensuite, ce qui intervient, ce sont les limites du milieu où la reproduction est confinée, enclenchant une compétition pour les ressources qui favorise les plus performants, les plus adaptés à leur environnement immédiat, avec toute une série de correctifs sur des temporalités plus longues et l'épreuve de changements de milieu. Il reste une part d'arbitraire et d'aléatoire mais qui n'empêche pas d'épouser avec une grande précision les contraintes physiques ou écologiques. On peut dire que c'est le milieu qui sculpte l'organisme et ses organes. Ce ne sont pas les plus forts ni les mieux adaptés cependant qui durent le plus longtemps. En effet, un organisme trop bien adapté a de grandes chances de ne pas survivre à la nécessité d'une nouvelle adaptation et si les stratégies compétitives sont les plus efficaces à court terme, la coopération l'est bien plus à plus long terme. A des organismes trop voraces épuisant leurs ressources succèdent d'autres qui défendent leur territoire, intègrent des limites et des régulations, se réglant sur l'extérieur par perception ou feedback. Au lieu de l'adaptation, c'est plutôt l'adaptabilité qui est sélectionnée sur de longues durées, c'est-à-dire les capacités cognitives, perceptives et réactives. Bien qu'il y ait construction réciproque des organismes et de leur environnement, il n'y a donc pas simple identité du sujet et de l'objet dès lors qu'il faut intégrer le temps (différentes temporalités) et les changements d'environnement (surtout pour l'homme). Il y a toujours une part qui excède le donné et l'immédiat, excès qui porte la vie au-delà d'elle-même, part de risque et d'exploration. De même, malgré tout ce qui relie un organisme à la biosphère planétaire, on ne peut parler d'harmonie naturelle ni de symbiose pour ce qui est quand même basé la plupart du temps sur le conflit, pas seulement entre prédateurs et proies mais tout autant sur des contradictions internes à l'origine de son dynamisme et des cycles du vivant (anabolisme contre catabolisme), la sélection après-coup jouant à tous les niveaux, jusqu'à intégrer le suicide cellulaire. On ne peut parler non plus de continuité entre le vivant et le non vivant puisque la sélection inverse les causes en partant du résultat et que la vie s'oppose à l'entropie physique d'un monde fondamentalement hostile bien que familier. On ne peut confondre la vie avec des systèmes chaotiques et si une ville peut être qualifiée de vivante, c'est d'être habitée par des êtres vivants. On ne peut concevoir d'état intermédiaire entre le biologique et l'inerte dés lors qu'il doit y avoir inversion des causes. Les virus ne font pas exception car s'ils ne sont pas vivants, ils font bien partie intégrante du vivant dont ils sont "l'information circulante".
Si la vie commence avec la reproduction, la prolifération ne suffit absolument pas à la définir. C'est l'évolution qui la modèle et en constitue le dynamisme menant à la complexification et l'intériorisation de l'extériorité. Contre le dogme d'aujourd'hui, il n'est pas inapproprié de parler d'énergie vitale pour cette activité incessante (une boucle de rétroaction positive - un emballement auto-entretenu - contrôlée par des boucles de rétroaction négatives) qui dénote la présence du vivant mais ne se réduit pas non plus à son métabolisme interne. On pourrait imager la surabondance du vivant produisant des semences par milliers comme une projection sur le monde qui en épouse les formes. Dès le début, la vie est un processus cognitif d'exploration et d'in-formation (ou engramme[2] comme on disait avant de parler d'information) où la causalité s'impose de l'extérieur, à partir du résultat, où la finalité s'introduit dans la chaîne des causes par la sélection ou l'apprentissage (la répétition), l'état interne n'étant que le reflet de l'extérieur. Lorsqu'on dit qu'une espèce a appris à se méfier des hommes, ce n'est pas par une transmission culturelle mais la plupart du temps parce que les animaux qui n'étaient pas assez craintifs ont été exterminés. C'est malgré tout une forme d'apprentissage, génétique et non pas neuronal. Dès la première cellule, le processus de sélection comme choix après-coup des réactions adaptées peut être vu comme l'apprentissage de la survie. Le savoir du corps, c'est le savoir des gènes et la force de l'habitude (notre seconde nature). Ce n'est pas pour autant de l'ordre de l'automatisme, l'aléatoire y restant dominant, et plutôt "hétéro-organisé" qu'auto-organisé, trouvant sa cause dans l'extériorité avant même d'assurer sa propre survie et sa persistance dans l'être (un organe s'atrophie de n'être pas utilisé). L'aléatoire a un rôle variationnel (générateur aléatoire de diversité), mais le hasard n'est jamais une cause en soi, ce qui est déterminant, c'est la pression sélective. Ce n'est pas l'individu (ni la cellule) qui est l'unité du vivant mais, de par la reproduction, l'espèce avec sa mémoire génétique et sa niche écologique, déterminant notamment sa longévité. En effet, si la vie, c'est l'évolution, c'est aussi la mort, le rythme des générations constituant le rythme du renouvellement génétique (ce qu'on appelle "destruction créatrice"). Le nombre de reproductions des cellules est pour cela en général strictement limité par les télomères (véritable "obsolescence programmée"!) et pas mal de plantes ou d'animaux meurent après avoir procréé (la reproduction et l'évolution sont favorisés en l'absence de concurrence des anciens organismes). Cependant, du fait que c'est l'espèce qui évolue, il y a bien continuité par delà la mort, survivance, transmission au-delà de l'individu qui l'actualise. L'hétéronomie est on ne peut plus manifeste dans la sexualité comme dans le "suicide cellulaire". La sexualité a incontestablement un rôle de différenciation mais elle a aussi un rôle cognitif dans la rencontre du partenaire donnant plus d'importance à l'information et la communication, ce dont témoignent les parades du paon notamment avec sa débauche de signes et serait un facteur de spéciation relativement déconnecté de l'adaptation. Le fait même que les virus soient spécifiques à une espèce témoigne qu'ils sont la partie externe, circulante, de notre génome participant à la régulation des populations. La variabilité individuelle y a tout de même un rôle crucial aussi bien dans l'amélioration de la viabilité de l'espèce que l'exploration de son environnement, savoir toujours en progrès à l'opposé d'une identité figée et refermée sur elle-même.
La dimension cognitive et adaptative a beau relever plus de l'hétéronomie de contraintes extérieures que d'une auto-organisation aveugle, la vie se caractérise bien cependant par une activité spontanée et ce qu'on peut appeler sa subjectivité consistant dans son autonomie et sa relative imprévisibilité mais surtout dans son interaction active avec son milieu, pas seulement réactive. A partir d'un certain moment, la vie est dans cette inquiétude même qui apparaît bien en contraste avec la "vie artificielle". A mesure qu'on progresse dans la biologie synthétique, on s'aperçoit, en effet, que la vie artificielle n'est pas la vie car, soit on la prive de ses capacités évolutives pour en contrôler les spécificités et on affecte gravement sa survie tout comme sa reproduction, soit on la laisse évoluer et elle perd largement son caractère artificiel imitant n'importe quelle autre cellule sélectionnée par son milieu et ne constituant que de nouveaux OGM dont le fonctionnement serait juste un peu mieux contrôlé. Ni auto-organisation miraculeuse, ni création artificielle, la vie, c'est à la fois la reproduction et l'évolution, un processus cognitif et adaptatif, introduisant la finalité dans la chaîne des causes en intériorisant l'extériorité, l'in-formation au principe de la réaction informée qui s'oppose à l'entropie (ce qu'on pourrait formuler, avec Hegel, comme "ôter au monde son caractère étranger").
Le processus de l'évolution est aveugle, imposé de l'extérieur par le résultat sans que le mécanisme interne en soit toujours très clair, mettant un jeu tout un réseau d'interactions avec toute une série de systèmes correctifs d'inhibition et d'inhibition de l'inhibition, etc., qu'on ne peut réduire à une simple auto-organisation, procédant plutôt par une sorte de sédimentation, de couches successives, mais sa fonction de résistance à la mort et à l'entropie nécessite une activité constante de réaction informée et de régulation par feed back. L'information est donc bien à la base de la vie, de la reproduction et de la perception, ainsi que de la correction d'erreur qui permet d'ailleurs au numérique aussi de s'affranchir de l'entropie en assurant des copies identiques, sans perte (contrairement à l'analogique qui se dégrade à chaque duplication). On ne peut lutter contre toute entropie, notamment l'entropie thermique car il faudrait un "démon de Maxwell" microscopique pour inverser l'entropie à ce niveau moléculaire et on peut démontrer que l'énergie nécessaire pour l'information pertinente à cette échelle serait bien supérieure au gain espéré. Ce n'est plus vrai au niveau "macroscopique", dès la cellule où l'information, en grande partie par le biais de récepteurs qui déclenchent une action (ouvrent un canal, etc.), permet d'éviter le pire et de tirer parti des occasions, des ressources disponibles. Le fabuleux développement de la biosphère en est la preuve vivante, contre les affirmations de Georgescu-Roegen d'une entropie matérielle irréversible. La chaîne du vivant est basée sur un recyclage qui s'est largement affranchi de cette entropie matérielle jusqu'à produire ses propres éléments (en premier lieu, l'oxygène). Bien sûr, il faut pour cela des régulations intériorisant la contrainte. Ces hétéro-régulations impliquent l'information pour se régler sur l'extérieur par des boucles de rétroaction, premières formes de perception où l'activité n'est pas déterminée par des causes internes mais par les sens et la réalité extérieure (menace ou ressource). C'est bien la tâche de l'écologie-politique d'appliquer cette règle du vivant, grâce aux informations sur les déséquilibres écologiques que nous provoquons, afin de préserver nos conditions de vie, ce qui n'est qu'une extension de l'activité vitale de lutte contre l'entropie (le travail n'est pas autre chose).
A partir de là, il y a effectivement différents seuils à franchir, certains mettant des milliards d'années comme le passage des bactéries sans noyaux (procaryotes) aux cellules avec noyaux (eucaryotes) qui formeront longtemps après les organismes pluricellulaires (en commençant par les éponges). Une fois qu'un stade est passé, sa descendance est innombrable. Les sauts de complexité restent assez mystérieux mais témoignent justement par les durées en jeu qu'ils sont loin d'être programmés d'avance, exigeant des conditions improbables, notamment toutes sortes de catastrophes incitant pour les traverser sans encombre à toujours plus d'autonomie (homéostasie) et de souplesse (réactivité). Bien que la critique du progrès ait sa nécessité devant les naïvetés d'un progressisme béat dépourvu de toute négativité, on peut être consterné devant le déni de ces progrès en complexité et en capacités cognitives qui nous placent, quoiqu'on en dise sur le dessus du panier, haut la main, en aboutissement actuel indiscutable de l'évolution, ce que prouve suffisamment notre colonisation de toute la Terre jusqu'à devoir prendre les commandes de la régulation d'une biosphère que nous perturbons. On ne peut tout mettre sur le même plan et la comparaison avec des bactéries bien plus nombreuses ne tient pas sérieusement, dénégation de l'évolution elle-même et de ses différentes étapes. Il est tout aussi indéniable que, par rapport aux premiers hommes, nous avons accumulé des savoirs au moins, même si cela ne nous a peut-être pas rendu tellement meilleurs (c'est à voir).
- Création divine ou finalité biologique (vie artificielle ou sélection après-coup)
Bien qu'on n'en ait nul besoin, ni aucune trace, il n'y a pas de contradiction en soi à imaginer un dieu titubant à l'origine du Big Bang, le réduisant à donner la "chiquenaude" initiale (ce que reproche Pascal à Descartes) en allumant simplement l'allumette d'une gigantesque explosion (c'est ce qu'on appelle un deus otiosus, dieu étranger au monde qu'il crée). On voit par contre tout ce qui peut opposer une création divine (ou artificielle) des finalités biologiques sélectionnées après-coup. Pour éviter la confusion avec un projet conçu d'avance, on a préféré parler de "téléonomie" pour les fonctions du vivant orientées vers une fin mais, dès lors que la sélection après-coup part du résultat, il est certain qu'on ne peut absolument pas se passer du concept de finalité pas plus que de celui de fonction en biologie comme on s'y était senti obligé pour sortir de la théologie. On ne peut absolument pas réduire la vie à la biochimie alors qu'elle est entièrement interaction avec l'extérieur et téléologie acquise, ce que manifeste bien la perte de fonctions devenues inutiles (comme la vue pour les taupes, ou les protées cités par Darwin) mais que démontre encore plus ses ratés (c'est l'existence de monstres qui avait convaincu Aristote de distinguer la cause efficiente de la cause finale, la génération ne résultant pas d'une auto-organisation miraculeuse alors que c'est une expérience qui marche presque à tous les coups).
Les processus biochimiques sont bien sûr indispensables, tout comme l'information doit forcément se matérialiser, sans se confondre pourtant avec son support (l'esprit n'est pas l'envers de la matière car, à l'inverse de celle-ci, l'information se transmet et se reproduit). Seulement, il est très souvent problématique de comprendre comment on arrive à un résultat qui seul compte en réalité. On parle même d'équifinalité pour signifier qu'on arrive au résultat par tous les moyens disponibles et des stratégies parallèles en partie aléatoires, dans une mobilisation générale jusqu'au signal de la résolution du déséquilibre qui avait déclenché la réaction de panique. Il est vain de vouloir en reconstituer tous les mécanismes internes même si on ne doute pas qu'il n'y a aucune magie derrière cette agitation mais des réactions en chaînes très complexes avec une part d'aléatoire et d'auto-organisation relativement contrôlée cependant, tout est là, puisque sélectionnée par son résultat.
Le concept de boucle de rétroaction implique de se régler sur le résultat plutôt que de le programmer, de même qu'en réglant le niveau de température avec un thermostat, on n'a pas à se préoccuper de la quantité de chauffage utilisée (impossible à calculer d'avance). La biologie est vraiment dans une impasse à ne pas vouloir partir de là, en feignant d'ignorer l'évidence de finalités génétiquement sélectionnées par leurs performances reproductives. Une boucle de rétroaction n'est pas un phénomène local mais une fonction globale d'un organisme qui est pris comme un tout par la sélection, par ses performances globales. C'est non seulement une impasse mais une faute en biologie de refuser, au nom de la vraie science, toute explication "holiste" en revendiquant un réductionnisme obnubilé par les réactions chimiques comme d'autres voudraient rendre compte des phénomènes sociaux par un individualisme méthodologique souvent tout aussi absurde. Il est pourtant indéniable que les organismes sont sélectionnés comme un tout, ce qui favorise bien leur fonctionnement comme un tout.
Il faut, bien sûr, étudier les interactions biochimiques, c'est à l'évidence productif, mais sans oublier que la boucle de rétroaction est avec la correction d'erreur ce qui permet la vie en surmontant l'entropie universelle localement grâce à l'information perçue ou mémorisée. Le génome lui-même est constitué par une boucle de rétroaction entre mutations génétiques et performances reproductives qui amplifient les effets positifs tout en éliminant les organismes non viables. A partir de là une dialectique s'enclenche d'intériorisation de finalités favorables à l'organisme tout entier, évoluant avec le temps (dans la course entre prédateurs et proies notamment mais aussi en fonction des modifications de l'environnement, y compris par l'organisme lui-même). Dès les premières reproductions de cellules, la sélection darwinienne est un processus qui n'est plus essentiellement chimique mais cognitif, informationnel, spirituel même, où l'on peut dire que l'esprit prend déjà petit à petit conscience de lui-même dans sa confrontation au réel matériel, climatique et biologique.
Il faut ajouter qu'il est tout aussi important de ne pas faire d'anthropomorphisme en identifiant un peu trop le biologique avec le cognitif dans une dématérialisation ou une personnalisation abusive de la nature et des processus biologiques. Il y a une continuité dans l'évolution entre tous les organismes vivants qui partagent un ancêtre commun mais il y a aussi des ruptures, le langage étant avec l'écriture et le numérique un saut cognitif considérable par rapport à la sélection génétique et la simple perception, l'accumulation du savoir accélérant l'évolution technique de façon quasi exponentielle. Pour rester des animaux, nous n'en sommes pas moins hommes et civilisés, ce qui nous oppose d'une certaine façon au biologique. Pour nous, l'état de nature, c'est l'enfer, le monde humain est tout autre. Le développement de la technique où la finalité devient explicite oblige en effet à bien différencier les finalités biologiques de toute fabrication aussi bien que de l'idée d'une finalité divine comme si le vivant était une création artificielle semblable à celle de l'artisan ou de l'architecte, et ceci bien qu'il possède des gènes architectes et intègre ses propres finalités. C'est un fait, on ne peut accepter en biologie un dieu créateur qui aurait réalisé ses plans d'avance alors que le vivant est un processus historique autonome de transformation et de construction de soi pas à pas en interaction avec son environnement, ce que Varela appelait autopoiésis. Répétons-le, il serait trompeur de réduire l'évolution à une auto-organisation ne tenant pas compte de la temporalité ni de la sélection qui en fait plutôt une hétéro-organisation mais sans intention préalable et en aveugle (tâtonnement par essais erreurs). Cependant, même si l'aile n'a pas été inventée pour le vol au départ, elle épouse finalement complétement les lois de l'aérodynamisme après des milliers d'années d'évolution et de sélection, sans rien d'aléatoire dans le résultat bien que l'aléatoire soit présent à tous les niveaux (un peu comme avec la physique quantique). Ainsi les plumes sont apparues pour protéger du froid bien avant de permettre aux oiseaux de voler. On peut dire, conformément à la "théorie constructale", que l'aile trouve sa finalité chemin faisant, dans l'expérience du réel, et qu'elle la trouve à la fin, non pas au départ. La fonction crée l'organe mais à partir de l'existant dont elle oriente l'évolution.
Ainsi, il n'y a pas de "création" de la vie, qui se crée toute seule continûment et ne se réduit pas à sa biochimie mais à la reproduction et l'évolution qui intègrent des finalités et régulations sélectionnées dans son génome d'abord, puis dans le système nerveux destiné à l'apprentissage renforçant les stratégies efficaces par la sensation de plaisir ou de peine avant de les automatiser en habitudes acquises. Ni organisme artificiel fabriqué en vue d'une finalité figée, ni auto-organisation aveugle, la vie est une évolution autonome tâtonnante dans son interaction avec le monde, constituée de finalités et régulations plus que de processus biochimiques qu'il faut bien sûr étudier mais dans un cadre évolutif où l'aléatoire a une grande part, le génome se révélant très éloigné d'une programmation linéaire puisque sélectionné par le résultat. La programmation des automatismes s'inspire d'ailleurs du fonctionnement du vivant par boucles de rétroaction depuis la cybernétique, dont c'était la découverte principale avec le constat des limites de la programmation pour atteindre nos objectifs et la nécessité d'un pilotage pour corriger le tir, redresser la barre, ajuster l'action au résultat. Si la cybernétique et la théorie des systèmes ont très mauvaise presse dans les milieux intellectuels et politiques, cela n'empêche pas leur pratique universelle, du numérique aux directions par objectifs du management moderne, prenant maladroitement modèle sur les processus biologiques en milieu complexe, mais avec une finalité préconçue, le côté fabriqué d'une rationalité utilitaire, et sans prendre assez en compte l'autonomie de chaque niveau, son auto-engendrement.
Le projet d'une vie artificielle constitue donc bien une contradiction dans les termes (une contradiction vivante!). On peut bien sûr asservir des organismes génétiquement modifiés pour nos propres finalités productives mais soit ces organismes sont privés de capacités évolutives pour assurer leur fonction et ils perdent leurs capacités reproductives, soit ils continuent à évoluer au risque de perdre leur fonction artificielle. Tout ceci reste relatif bien sûr, il y a beaucoup à apprendre et assez de marge pour la recherche, mais rend un peu vain de vouloir inventer une vie complétement artificielle sur de toutes autres bases car la théorie des systèmes a montré que la matérialité des éléments avait peu d'importance dans un système, le phénomène de convergence qui a donné aux mammifères marins l'apparence de poissons le prouve assez. On ne fera ainsi qu'une vie assez peu différente de celle que nous connaissons, sans doute, et qui prend déjà une infinité de formes.
Ce qui spécifie le vivant comme tel et le différencie d'un automatisme comme d'un produit fabriqué, c'est son autonomie et son évolution adaptative, ce qu'on peut appeler sa subjectivité dans son rapport au monde et qui constitue sa part de mystère, d'imprévisibilité, d'intériorité sans laquelle il ne peut y avoir de liens réciproques entre organismes vivants. Cela ne veut pas dire que tout processus évolutif ou qui s'autonomise serait vivant. On ne peut réduire la vie à une seule caractéristique (pas plus qu'il n'y a d'information en soi mais seulement pour un récepteur). Ce n'est ni un automate auto-reproducteur qui ne produirait pas ses propres composants et serait dépourvu d'évolution propre jusque dans la moindre cellule, ni des programmes de simulation numérique dépourvus de corps matériel. Le vivant est dès le départ, et dans ses moindres composants, matière et information, sans aucun programme ni plan pré-établi, cet auto-engendrement étant essentiel, constituant sa vitalité. Le mystère du vivant ne disparaît pas, avons-nous dit d'entrée de jeu, mais reste entier du fait même de son autonomie et de n'être justement pas l'oeuvre d'un créateur, ayant véritablement sa finalité en lui-même, finalité qui ne se réduit pas à la persistance dans l'être ni à la reproduction mais intègre l'exploration de l'espace et des variations du temps, non seulement la résistance aux forces de destruction entropiques, mais la complexification, l'apprentissage. Il n'y a pas de vie qui n'aille au-delà d'elle-même, ne serait-ce que dans la sexualité, cette inquiétude, ce risque étant au coeur de sa dynamique.
Sauf que nous plus encore que la plante ou l'animal allons avec ce risque.
(Rilke, Elégies de Duino)
- Le sens de la vie
Dés lors, on ne peut plus parler du non sens du monde pour le monde de la vie puisque la vie a sa finalité en elle-même, finalité anti-entropique qui se dirige donc contre un monde physique dépourvu, lui, de sens et de toute finalité, monde de la destruction et de forces aveugles. La vie se situe tout au contraire dans l'évolution créatrice à laquelle tout organisme appartient. Le monde du vivant nous lègue incontestablement un sens en héritage de milliards d'années, même si on n'est jamais à l'abri de régressions (qui n'auraient pas de sens sinon). Sans vouloir confondre des niveaux trop différents, ni réduire l'humanité au biologique dont elle se dégage par le langage, on peut remarquer que c'est bien sûr encore plus flagrant lorsqu'on est un être historique, être parlant destiné à continuer l'histoire, ce qui veut dire continuer l'apprentissage, un sens en construction qui est aussi celui de l'écologie-politique contre nos propres destructions mais qui doit, comme tout apprentissage se construire à la fois en continuité avec l'oeuvre de nos pères, le savoir accumulé, et en rupture avec nos préjugés anciens, avec le savoir précédent et des institutions dépassées. Le sens de notre vie ne s'épuise pas dans le vivre quand il doit se projeter dans l'avenir pour, comme on dit, "faire un enfant, écrire un livre et planter un arbre". Il s'agit toujours de continuer l'histoire tout en s'opposant au cours du monde...
Certes la finalité de l'histoire n'est pas donnée d'avance mais se découvre et se construit elle aussi pas à pas. Elle nous provoque, nous déçoit, nous surprend, nous dément à chaque fois, chemin qui se fait en marchant sans mener nulle part, je veux dire sans fin de l'histoire pensable où elle trouverait sa destination dernière. L'énergie vitale ne connaît pas de repos dans sa lutte contre l'usure du temps, l'apprentissage n'a pas de fin, pas de bien suprême où s'arrêterait l'aventure, pas de vie parfaite, pas de résolution de toutes nos contradictions ; seulement la mort des corps qui tombent en masse sur le bord du chemin sans ralentir pour autant la course d'une évolution complexifiante et d'un savoir en progrès, sans arrêter, malgré les menaces et d'immenses destructions, le triomphe quotidien de la vie et de l'information, de l'improbable enfin contre la mort qui nous ronge et les forces cosmiques implacables, contre le temps et les lois de la probabilité même.
Bien sûr, pour chacun, le sens de sa vie est tout autre chose, inscrit dans son histoire propre qu'on ne peut réduire à un biologisme inhumain. Ce qui nous concernera toujours le plus intimement de ce qui nous arrive est encore le pur hasard qui nous semble s'adresser à nous comme d'un message divin, improbabilité constituant notre propre réalité et mobilisant nos capacités cognitives sur le sens à lui donner, le sens que cette rencontre singulière donne à notre vie, sans jamais aboutir à une interprétation définitive. A l'image du vivant, tout bonheur ne peut être que transitoire, simple encouragement à continuer encore à nous surprendre à chaque fois, malgré les défaites, malgré les risques de tomber au champ d'honneur, malgré les ratages dont est faite toute vie ("La vie est ce qui est capable d'erreur", disait Canguilhem, et, pour Michel Serres, "le moteur de l'histoire c'est justement les ratés").
Tout à la joie de notre commun secret
Qui est de savoir en tout lieu
Qu'il n'est pas de mystère en ce monde
Et que toute chose vaut la peine d'être vécu.
(Fernando Pessoa, l'enfant nouveau, Le gardeur de troupeaux).
Chapitres suivants :
- Auto-organisation et sélection génétique
Sources :
- L'improbable miracle d'exister
- Qu'est-ce que l'émergence
- La nature et la vie
- Sélection naturelle et finalité
- La finalité biologique
- L'origine de la vie
- Le sens de l'évolution
- Le sens de la vie
- Le sens de la vieillesse et de la mort
- La vie artificielle n'est pas la vie
- Les limites de l'auto-organisation
- De l'entropie à l'écologie
Notes
[1] Nous n'entrons pas dans les subtilités qui voudraient distinguer le Big Bang d'une explosion, car c'est une dilatation de l'espace ou une inflation, la différence étant qu'il n'y a pas de centre de l'univers (ou de l'explosion). On ne donnera pas de crédit non plus au postulat qui fait du Big Bang un état d'entropie minimum, ce qui permet d'éviter de se poser la question d'une diminution de l'entropie aux marges, conformément aux probabilités, en affirmant dogmatiquement qu'il n'y a jamais de création qui ne se paie de destructions supérieures, ce qui est souvent vrai mais pas toujours, ce qu'on appelle les phénomènes d'auto-organisation ou de brisure de symétrie. Avec le vivant, la création d'ordre, la diminution locale de l'entropie, se fait le plus souvent grâce à l'information et la mémoire du passé. Sinon, il y a bien des raisons de soutenir que le Big Bang est un événement hautement improbable, ce qui l'assimile à une entropie minimale, son "organisation" se réduisant au fait d'être confiné dans un volume minimal mais le plus grand désordre régnant à l'intérieur, tout comme dans un trou noir qu'on assimile pourtant à un maximum d'entropie (et qui pourrait malgré cela être à l'origine d'un autre Big Bang en devenant fontaine blanche...). On peut considérer aussi que sa chaleur initiale est le carburant entropique en contraste avec la froidure extérieure mais l'entropie minimum est pourtant bien celle du zéro absolu ! Ces sophismes n'ont plus rien à voir avec la formule de Boltzmann (S=k log W) où l'important, c'est W, les degrés de liberté d'une combinatoire. Quelqu'un comme Brian Greene en vient à considérer que cette homogénéité de départ serait de basse entropie sous prétexte que la gravitation n'avait pas encore fait son oeuvre organisatrice, un peu comme un barrage est un réservoir d'entropie qu'il relâche quand la gravité libère les masses d'eau qu'il retenait ; mais faire passer le passage de l'inorganisé à l'organisation comme une augmentation de l'entropie est un peu trop paradoxal, l'augmentation de la probabilité de l'improbable avec le temps constitue une bien meilleure explication de l'évolution biologique ou cosmique.
[2] "La mémoire n'est pas une propriété de la conscience, mais la qualité qui distingue le vivant de la matière inorganique. Elle est la capacité de réagir à un événement: c'est-à-dire une forme de conservation et de transmission de l'énergie inconnue du monde physique. Chaque événement agissant sur la matière vivante y laisse une trace, que Richard Semon (dans Mneme) appelle engramme. L'énergie potentielle conservée dans cet engramme peut être réactivée et déchargée dans certaines conditions. On peut dire alors que l'organisme agit d'une certaine manière parce qu'il se souvient de l'événement précédent". E.H. Gombrich, Aby Warburg. An intellectuel Biography, 1970, p242 (Agamben, 2011, p152)
Ce texte fait partie du livre "Le sens de la vie" (pdf) :
- La vie incréée
- La subjectivité du vivant
- La part animale de l'homme
- L'humanisation du monde
- Un homme de parole (le sujet du langage)
- De l'entropie à l'écologie
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