Un homme de parole (le sujet du langage)

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Pour finir la série, après avoir survolé l'histoire de l'humanisation du monde et de sa transformation matérielle, il s'agit de comprendre en quoi précisément le langage narratif a pu tout changer de notre vécu au point de nous séparer des autres animaux.

Il n'y a pas de nature humaine, ce qui fait l'homme, c'est la culture qui s'oppose à la nature par construction, la raison qui nous détache du biologique, la civilisation qui réprime nos instincts, l'histoire qui prend le relais de l'évolution. C'est un nouveau stade de la séparation du sujet et de l'objet, de l'autonomisation de l'individu par rapport à son environnement, processus qui vient de loin et n'est pas réservé à notre temps. Tout n'est pas culturel pour autant. Il ne s'agit en aucun cas de nier les mécanismes biologiques étudiés avant, par exemple dans la différence des sexes, mais de ne pas les assimiler trop rapidement à ce que la culture y superpose de systématisation (dans la division actif/passif notamment). Pour les sociétés humaines, rien ne justifie de faire du biologique une raison suffisante, encore moins une norme culturelle, et il faudrait éviter les tentations scientistes de mettre sur le compte de la biologie ce qui résulte d'une longue histoire.

L'essentiel, c'est le lien de la culture et du langage tel qu'il avait été établi par le structuralisme dont l'apport là-dessus est considérable et ne peut être ignoré. On peut regretter le discrédit dans lequel il est tombé de nos jours, certes à cause de ses excès, ses erreurs, ses errements. Le phénomène est on ne peut plus classique et relève justement d'une analyse structurale : chaque génération se construit sur l'opposition à la génération précédente et toute théorie trop dominante est destinée à un temps de purgatoire quand elle est passée de mode ! Il n'empêche que la culture, les contes, les mythes, les rites, les modes relèvent bien d'une approche linguistique et structurale, ce qui n'est en rien une négation de l'histoire comme le craignait Jean-Paul Sartre, ni même de l'humanisme, encore moins de la liberté. On devrait parler plutôt, comme Lucien Goldmann, d'un structuralisme génétique car les structures évoluent, bien sûr. Ce n'est pas parce qu'il y a des règles qu'elles ne peuvent pas changer, simplement elles doivent garder une certaine cohérence, un peu comme l'évolution du squelette doit respecter des contraintes structurelles, évoluant donc plutôt par sauts et changements de paradigme (ou d'épistémé).

Il ne suffit pas de dire que le langage a tout changé, au risque de ne plus reconnaître la part des corps et ce qui nous reste en commun avec les animaux. Dire que "tout est langage" serait pur idéalisme, on peut dire plus justement qu'il recouvre toute chose. Ce que le langage narratif change est extrêmement précis, exigeant de ne pas en rester à une notion vague du langage, réduit à la communication (ni même à l'information). En fait, si on peut dire que le langage change tout, c'est d'abord parce que la première chose qu'apporte le langage, c'est sûrement la notion de totalité. Comme le remarque Jean-Claude Milner (Introduction à une science du langage), la linguistique implique qu'on peut différencier une langue d'une non-langue (d'un code entre autres) ainsi qu'une langue d'une autre langue. En effet, ce sont bien des totalités distinctes au même titre que les différentes cultures. Contrairement à un code étiquetant une série d'objets, ce qui devait être le mode de nomination du proto-langage sans doute, un langage procède plutôt par division d'une totalité, par une série de dichotomies qui en font un système d'oppositions (Omnis determinatio negatio est). D'ailleurs, on peut remarquer que les "noms propres" restent de l'ordre du code ou de l'étiquetage et ne font pas réellement partie du registre lexical, un "nom commun" étant en revanche toujours général, indépendant de l'objet qu'il désigne. On peut en déduire que les noms propres remontent à un proto-langage, accessibles aux animaux domestiques notamment et donnant déjà une certaine permanence dans l'être, mais, à l'opposé d'un code, un langage se caractérise par le fait d'être toujours complet, puisqu'il procède par divisions, et donc de pouvoir "tout dire". La différence est capitale, le sujet du langage se trouvant confronté à un réel classifié où la métaphore et la métonymie structurent sa représentation du monde (prenant la place des fonctions cognitives de l'analogie et de l'indice).

Une autre caractéristique qui oppose classiquement le langage narratif au proto-langage phonétique, c'est une séparation radicale du son et du sens, condition à la fois de la diversité des langues et de la "double articulation" entre mots et phrases. C'est ce qu'on appelle un peu abusivement l'arbitraire du signe, où Kojève voyait la condition de la liberté humaine, et qui signifie non pas que les noms seraient attribués au hasard et ne seraient pas rigoureusement articulés, ce que l'étymologie réfute, mais qu'il n'y a pas de liaison nécessaire entre le son et le sens, entre le signifiant et le signifié, qu'en dehors de la poésie ce n'est pas la musique des mots qu'il faut écouter mais leur assemblage. Les langues monosyllabiques comme le chinois ne font pas vraiment exception car c'est la phrase qui détermine le sens et sort le mot des ambiguïtés de l'homophonie. Le plus remarquable, c'est bien que, malgré une diversité infinie, toute langue soit traduisible dans une autre même si traduire c'est toujours trahir un peu (traduttore traditore) du fait que le découpage et le contexte diffèrent selon les cultures. L'important, c'est que ce ne soit pas le son qui fasse sens par lui même, pure expression de l'intériorité comme dans le signal animal ou le cri, mais seulement l'agencement des mots. Cela n'empêche pas de pouvoir définir une langue par les homophonies permises...

Au regard de la linguistique, les langues se caractérisent enfin par leur grammaire, c'est-à-dire par des positions qui déterminent la signification des termes employés comme dans la structure sujet-verbe-objet où René Thom voyait l'équivalent de la prédation (le chat mange la souris), sauf que ce n'est qu'un cas très particulier d'une multitude de grammaires épuisant toutes les combinaisons possibles... Malgré les tentatives de Chomsky et de sa grammaire générative pour en chercher les bases génétiques, il ne semble pas qu'il y ait de grammaire universelle alors même qu'on peut supposer que toutes les langues viennent de la même langue mère. On est bien dans le culturel même s'il y a toujours une grammaire, assurant à peu près les mêmes fonctions. Ce qui est universel, c'est la combinatoire mais toute langue doit être apprise (langue maternelle), non pas innée et biologique mais acquise et culturelle. Cela n'empêche pas que la capacité linguistique ait des bases génétiques et neuronales mais, par exemple, l'aire de Broca qui est considérée comme un marqueur du langage servirait surtout à la phonation, à la capacité physique de parler.

Cet aperçu rapide suffit à montrer la spécificité du langage humain très éloigné de toutes les ébauches qu'on trouve dans le règne animal. Le principal, c'est ce qu'un tel langage permet et qui est inaccessible aux autres animaux, en premier lieu la capacité de récit, de discours indirect, possibilité de se raconter des histoires et donc aussi de tromper (ce que souligne Aristote) dès lors qu'on parle de ce qu'on ne voit pas mais qu'on ne fait que relater, faisant exister un monde commun en dehors de nous et surgir la question de la vérité, de l'adéquation entre le récit et l'événement tel qu'il a été perçu. C'est sans doute plutôt là ce qui constitue la véritable origine de la liberté humaine mais c'est aussi la porte ouverte à tous les fantasmes ("Toute phrase est un fantasme, et tout fantasme une narration" Julia Kristeva) et surtout aux mythes, à la reconstruction des faits et de nos origines, car c'est aussi l'ouverture à la temporalité (au temps du verbe) ainsi qu'à la causalité dans la narration de la succession des événements, ce qui est aussi l'ouverture à l'Histoire elle-même dont nous sommes partie prenante, à notre vie comme histoire redoublant son vécu immédiat et qui est bien ce qu'on appelle habituellement la conscience de soi, non pas tant du côté de notre vérité supposée que des histoires qu'on se raconte (l'injonction "connais-toi toi-même" ambitionnant d'y faire exception). Il ne s'agit pas de prétendre que le récit (l'énoncé apophantique) serait le seul mode de langage, qui peut prendre la forme du commandement, de la séduction ou de la prière, mais c'est bien ce qui bouleverse le plus nos représentations et structure notre monde, d'autant qu'une autre de ses caractéristiques (soulignée aussi par Aristote), c'est sa nécessaire cohérence, même et surtout quand il est fait pour tromper, la logique se constituant à l'intersection de la grammaire et de la vérité. Le récit est totalisant. Chacun sait que les romans (qui sont romans des origines comme l'a montré Marthe Robert, récit de soi) créent leur propre monde. Bien que Heidegger veuille en faire une condition du langage, c'est plutôt une conséquence du récit de nous faire configurateurs de mondes en fonction de nos finalités et nous permet de nous projeter dans l'avenir, même si cette possibilité est inscrite dans la chasse notamment et toutes les actions finalisées des animaux voire déjà dans les affects. C'est quand même le récit qui fait de nous des créateurs à l'égal des dieux.

Ce n'est en aucun cas une lubie du structuralisme d'avoir fait du langage le propre de l'homme puisque c'est le sens de l'expression zoon logikon utilisée par Aristote, et devenue en latin "animal rationnel" alors qu'on devrait plutôt la traduire par "animal parlant", voire "animal de discours", ce qui expliquerait beaucoup mieux que ce soit équivalent à en faire un "animal politique", la raison n'en étant qu'un éventuel sous-produit plutôt minoritaire. Il faut y insister, dans le langage narratif ce ne sont pas les capacités expressives qui sont essentielles, ne faisant que prolonger le proto-langage, mais bien le récit des événements en ce qu'il peut être vrai ou faux dans la chronologie des faits et structure la temporalité de l'existence. Les conséquences sur la représentation des choses et de soi-même sont innombrables. On en a déjà signalé certaines : la permanence des êtres, la question de la vérité, la temporalité, le besoin de cohérence (de logique), la reconstruction des origines sous forme de mythe ; il faut y joindre bien sûr la conscience de la mort où le récit s'achève (ce qui fait de nous les seuls véritables mortels) mais aussi la libération de l'imaginaire aussi bien dans les fantasmes que dans les projets, bien au-delà de l'animal et de son imagination bornée. En revanche, et même s'il y faudra des millénaires pour s'en dégager, on peut dire aussi que le discours indirect inaugure déjà le désenchantement du monde par la séparation du mot et de l'émotion (le mot chien n'aboie pas) laissant place à la froide raison sinon au pur dogmatisme. Loin d'être le morne résultat d'une modernité achevée, cette montée de l'insignifiance et de l'indifférence ne serait ainsi qu'un processus continuel de prise de distance, de rationalisation, d'arrachement à nos fixions, à l'ensorcellement animal des sens, ce qui ouvre à l'objectivité des choses et au temps de la réflexion, décuplant une évolution cognitive déjà présente chez les animaux supérieurs. Last but not least, le langage narratif permet enfin l'expression de nos pensées et de notre subjectivité, leur matérialisation, leur objectivation pour nous comme pour les autres.

Le langage est aussi vieux que la conscience, - le langage est la conscience réelle, pratique, existant aussi pour d'autres hommes, existant donc alors seulement pour moi-même aussi. (Karl Marx, L'idéologie allemande)

La matérialité du langage est ce qui permet une véritable conscience réflexive, conscience de nos propres pensées dans leur déroulement mais la citation de Marx fait ressortir avec raison son caractère originellement social, qui nous met littéralement hors de soi. Comme dit Héraclite, "penser est le commun" et "ceux qui parlent avec intelligence, il faut qu'ils s'appuient sur ce qui est commun à tous" de même que nous nous exprimons dans une langue commune, langue héritée, langue maternelle la plupart du temps. Un mot qui n'est pas commun n'est qu'un idiotisme, un peu comme une monnaie qui n'aurait plus cours. Cette dimension originellement communautaire du langage et de la culture fait de l'intelligence et de notre intériorité un fait social dans un tout autre sens que pour les animaux grégaires. Non seulement ce n'est plus le corps qui s'exprime mais la culture s'oppose explicitement à la nature, symbole qui se détache avec ostentation de toute attitude naturelle dépourvue de signification et dont le sacrifice est la manifestation la plus exemplaire (le signe de la valeur des signes). Pré-historiquement, les sociétés primitives témoignent de leur inscription dans l'univers symbolique de la parole par le sacrifice comme négation de soi. Le poids de la communauté et de la culture se fait sentir aussi dans l'interdit qui noue l'animal humain à la parole, comme la loi à sa transgression (que le sacrifice devra réparer). Ces systèmes d'interdits déterminent chez toutes les sociétés humaines jusqu'ici des "structures élémentaires de la parenté" très complexes organisant l'échange de femmes. Il ne faut pas en tirer pour autant des conclusions trop hâtives au regard de notre évolution la plus récente, passant de façon injustifiée du fait à la norme, sinon qu'on se dégage difficilement de ces contraintes formelles originelles. Là aussi, il faut des siècles au moins, mais on ne se dégagera pas d'une langue commune.

Le récit trompeur fait surgir aussi la question de l'interlocuteur, de l'Autre comme tel. Etre un homme de parole devient plus important que la vie même, avec un nom propre à défendre ainsi qu'une responsabilité "morale" devant l'interlocuteur, question de dignité nous obligeant à tenir notre rang par rapport aux autres hommes et ne pas être ravalé au statut d'animal. Etre accusé de mauvaise foi ou de mensonge nous fait perdre la face, sinon la vie parfois. La question de la vérité suscitée par le langage nous met ainsi en cause dans notre être même, donnant force au désir de reconnaissance avec une revendication de réciprocité et d'égalité qui n'est pas vaine utopie mais l'exigence de tout dialogue et du circuit du don (de la dette, y compris la dette de sang!), trouvant petit à petit sa réalisation dans le Droit sinon dans les faits.

Cette intrusion de la vérité et du discours social au coeur de l'être a bien d'autres conséquences pour notre subjectivité, suspendue au discours de l'Autre, d'un homme qui est parlé plus qu'il ne parle, pris dans des rites obsessionnels ("tout le quotidien est rituel") et qui prend conscience de soi notamment dans la culpabilité désormais, forme qu'on peut dire supérieure de l'angoisse et de l'inquiétude du vivant. On peut renvoyer là-dessus à Jacques Lacan ("le sujet se constitue dans la recherche de la vérité") aussi bien qu'à "L'ordre du discours" de Michel Foucault, qui montrent la force du symbolique et qu'on ne peut pas dire n'importe quoi mais que chaque dispositif de vérité contraint une parole qui n'est pas aussi libre qu'on voudrait bien le croire, conformisme qu'on trouve tout autant dans les discours critiques. De la place où l'on est assigné et du rôle social qu'on y joue, chacun reçoit son message de l'autre (sous une forme inversée où "tu es ma femme" veut dire "je suis ton homme"). Il est bien difficile, voire suicidaire, de ne pas vouloir répondre à la demande, ce qui revient à s'exclure de la communauté.

Dès lors, désir de reconnaissance et narcissisme se combinent dans le refoulement et la dénégation qui procèdent directement des capacités de mensonge et du récit de soi (mythe individuel du névrosé). Tout cela va jusqu'aux subtilités de la "signification du phallus" dans le triangle oedipien et les montages pulsionnels fantasmatiques d'un désir de désir, désir de l'Autre qui n'est pas seulement désir mimétique. Là encore, rien de nouveau, il ne faut pas y voir une invention de notre modernité ni de la psychanalyse. Ainsi, dans sa Rhétorique, Aristote définit la passion comme retour à l'équilibre, réaction à la représentation qu'on se fait de la représentation que les autres ont de nous. Ce sont donc des représentations au second degré, qui ne sont pas absentes des animaux sociaux, notamment dans la compétition sexuelle, mais qui prennent avec le langage de toutes autres dimensions, sans parler de symptômes chargés de significations inconscientes...

A l'évidence on est là très loin des animaux, traversés de bout en bout par les discours, hommes de culture et d'histoire, ce qui rend très difficile pour nous d'évaluer correctement ce qui relève de la subjectivité animale contaminés plus qu'on ne croit par le langage, y compris dans la défense des animaux et de leurs droits. Une autre façon de mesurer cette distance à l'animal et l'incidence du langage sur notre subjectivité, c'est de l'étudier tout simplement dans son ontogenèse plutôt que sa phylogenèse, dans le développement de l'enfant, et son long apprentissage qui s'appuie sur sa néoténie (peut-être par le "stade du miroir" entre autres), sur sa prématuration qui en fait l'être le plus inachevé qui soit, pour assurer sa profonde imprégnation comme sujet du langage et donner force à son surmoi bien avant d'avoir l'âge de raison. Cette éducation qui vise pourtant bien l'auto-nomie a toujours une part répressive, même si c'est heureusement de moins en moins (quoique remplacée par le chantage affectif souvent). Elle se distingue en tout cas radicalement d'un simple dressage, ou d'un apprentissage sensori-moteur, en nous transmettant la loi symbolique avec des récits fondateurs et l'héritage des savoirs accumulés (externalisation de l'apprentissage, matérialisation du savoir), très loin d'une "proto-culture animale" et de la transmission de simples traits comportementaux ou tour de main (ou recette de cuisine), sans parler du fait que l'apprentissage ne s'arrête jamais vraiment pour nous alors qu'il est beaucoup plus réduit chez les animaux adultes. Cette plasticité s'ajoute à la liberté donnée par le langage pour faire qu'on ne soit jamais complétement programmés, ce qui veut dire aussi capables du pire puisque nous manquons de limites internes, à la différence de l'animal comme le souligne Rousseau.

On n'a pu que survoler l'étendue des conséquences du langage narratif et de la culture mais assez pour prendre la mesure de tout ce qui peut éloigner notre monde de celui des animaux et qu'on réduit trop souvent à l'intelligence et la moralité supposées au dedans de nous alors que c'est plutôt le travail du langage, de la culture et de la civilisation. Il vaudrait certes mieux parler d'amour où se conjuguent les différents niveaux et qui est un bien meilleur point d'observation de l'âme humaine pour en démonter nos idéalisations et sortir de jugements trop unilatéraux. On ne peut ignorer, en effet, la part animale, instinctuelle, hormonale de la sexualité, sans pouvoir y réduire l'amour pour autant qui y rajoute bien des complications au moins, jusqu'à pouvoir dire qu'il n'y a pas de rapport sexuel au regard des exigences du discours ! On se fait des plans qui n'ont pas grand chose à voir avec la réalité, on délire, on s'affole, on se jure, on se ment, avec peu de chances que les choses s'arrangent harmonieusement... L'amour peut d'ailleurs se détacher de la sexualité, étant plutôt de l'ordre d'un désir de désir, ou manifester dans l'homosexualité (la pédérastie pour les Grecs), voire la transsexualité aujourd'hui, son caractère culturel et sa liberté par rapport à la nature. Ce n'est pas seulement une sublimation des instincts, cependant, mais bien une contradiction vécue puisqu'il faudrait, dans les amours charnels, à la fois se tenir à bonne distance d'une bestialité inadmissible (dépourvue de réciprocité) tout en réveillant la bête en nous (voire en la simulant). Pas étonnant que ce soit le lieu de toutes les perversions et qu'on y retrouve tous les signes cliniques de l'aliénation même si c'est une maladie dont on ne voudrait pas guérir et qui nous fait plutôt vivre. C'est surtout un domaine où il apparaît tout aussi clairement que nous appartenons à l'Histoire et que les amours d'hier étaient bien différentes des amours d'aujourd'hui malgré, là encore, des constantes bien sûr. Les cultures, les normes changent et ce qui était interdit peut devenir obligatoire désormais ! Dans un cas comme dans l'autre, nous restons toujours aussi soumis aux diktats de la mode et des bonnes moeurs, y compris dans la transgression et la volonté de distinction. L'esprit du monde auquel nous participons nous est bien extérieur.

S'il ne faut pas surévaluer notre maîtrise des instincts, toujours insistants, ou notre capacité de "gouvernement de soi" souvent prise en défaut, il ne faut pas se tromper, des millénaires de domestication et de civilisation, prolongeant les mécanismes d'inhibition et d'apprentissage, nous donnent tout de même un peu plus de liberté et de raison, liberté qui consiste essentiellement à pouvoir mener nos propres projets et donc à se projeter dans le futur (nécessitant de pouvoir en faire le récit d'anticipation). L'être parlant n'est certainement pas réductible pour autant à un animal "raisonnable", encore moins à l'Homo oeconomicus calculateur. Comme le répète souvent Edgar Morin, Homo sapiens est tout autant Homo demens. Même si notre intelligence surpasse largement les autres animaux, notre rationalité reste très limitée, notamment par notre époque historique ("nul ne peut sauter par dessus son temps") ainsi que par le conformisme de groupe. Si le langage, et plus encore l'écriture (et plus encore le numérique), nous met à disposition tout le savoir du monde, il produit aussi toutes sortes de pathologies. "La langue est fasciste" prétendait avec quelques raisons Roland Barthes car elle nous assujettit par la nomination à une identité figée, elle nous classe et nous impose ses préjugés, tendances dogmatiques qu'on peut combattre et détourner mais dont on ne peut jamais se défaire complétement. D'ailleurs, une des plus constantes manifestations de ce dogmatisme qui va aux extrêmes, se trouve dans l'aspiration on ne peut plus ordinaire à une béatitude nous exilant par là même d'une jouissance qui ne peut plus être dès lors qu'interdite ou simple identification au maître. Les folies des hommes ne sont souvent qu'un excès de logique et viennent de généralisations trop précipitées, passion de l'universel au coeur du langage et de la nomination, prolongeant la capacité d'abstraction du plaisir et de la peine (voir "La subjectivité du vivant"). Une autre "pathologie" du langage, si l'on veut, en tout cas une de ses conséquences à peu près universelle justement, c'est de vouloir faire de sa vie un roman, nécessité de donner sens à sa vie, de s'inscrire dans les discours, de se la raconter. La recherche du sens de la vie est liée à la narration, à la subjectivité comme projet mais qui se heurte au non-sens du monde, d'un monde auquel notre existence doit s'opposer pour continuer l'histoire (à la fois continuité et rupture). Rien ne serait pire pourtant qu'une vie ne faisant que réaliser un scenario écrit d'avance, le hasard et les ratés de l'existence en faisant tout le prix. Dans les faits et à l'opposé de ce grand récit sensé unifier notre parcours, le sens de la vie oscille perpétuellement entre jouissance (répétition), satisfaction (succès) et dur apprentissage (progrès), écartelé entre une éthique du bonheur (véritable toxicomanie) et une éthique de responsabilité (morale) qui en constitue comme l'envers, mais surtout pris dans des discours divers et leur éthique relative (cf. Boltanski).

Pas plus qu'on ne peut réduire l'amour au sexe, on ne peut réduire la moralité à la sociobiologie, ce qui n'est pas seulement une erreur mais une faute, y compris par rapport à un darwinisme bien compris pour lequel seul compte le résultat. Malgré son extrémisme, la morale de Kant qui procède de l'universel témoigne de son origine dans le langage, tout comme l'éthique de Buber ou Lévinas prend son origine dans la parole adressée à l'autre. On peut certes s'attendre à ce que les règles éthiques ne contreviennent pas aux exigences de la survie et de la sociabilité, cela ne veut pas dire que leur justification soit biologique. Freud ne faisait pas cette erreur de logique (qu'on trouve chez Schopenhauer et beaucoup de biologistes) de croire que la finalité biologique puisse être directement la cause efficiente sous prétexte que ce serait une "cause suffisante". Ainsi l'amour se réduirait à la reproduction puisqu'il l'assure effectivement ! Freud se rend bien compte que cela ne marche pas du tout ainsi et parle de la nécessité d'étayage de la pulsion qui doit trouver à se satisfaire à l'occasion d'une autre satisfaction et comme par accident (l'enfant non désiré). La sélection après-coup reste déterminante, notamment en économie, mais pour étudier les causes efficientes et les processus effectifs, il faut mobiliser toutes sortes de savoirs spécialisés de la phénoménologie à la psychologie, de la psychanalyse au cognitivisme, de la sociologie à l'ethnologie, de la linguistique à l'histoire...

Pour être des animaux, on n'en est pas moins hommes et nous habitons un monde humain, sous la loi du langage, monde auquel les autres espèces n'ont pas accès, du moins pas dans sa dimension de récit. Ce n'est pas du tout cependant une question biologique, ce n'est pas l'exclusivité de l'espèce humaine par quelque miracle divin mais la caractéristique de tout être parlant, ce pourquoi d'improbables extraterrestres feraient entièrement partie de notre humanité s'ils parlaient, même sans aucune parenté génétique. Ce qui rendrait la communication difficile serait bien plutôt une différence de développement car, répétons-le, tout autant que le récit, et permis par lui, il faut tenir compte de l'Histoire, qui est en grande partie l'histoire des techniques mais pas seulement. La Phénoménologie de l'Esprit tente de rendre compte d'une dialectique morale et politique que beaucoup contestent mais qui fait pourtant bien partie de notre apprentissage historique. Un trop grand écart sur ce plan comme sur celui des technologies peut faire obstacle à la compréhension mutuelle, comme on l'éprouve de nos jours entre le monde paysan patriarcal, héritier du néolithique, et l'ère de l'information qui commence à peine mais nous a déjà changés complétement, nouveau stade de notre devenir langage et de l'externalisation de notre intériorité.

On peut s'en désoler mais certainement pas au nom d'une vie "naturelle" ni d'un monde paysan qui n'a rien d'originel, déjà le fruit d'une histoire qui ne fait que se poursuivre et à laquelle nous participons. Le néolithique lui-même a représenté pour beaucoup une dégradation des conditions de vie par rapport au paradis des chasseurs-cueilleurs, ce qu'on peut dire aussi de l'industrialisation pour les prolétaires, etc. Si on n'a pas beaucoup de prise sur ces évolutions globales, ce n'est pas prétendre qu'on ne pourrait rien y faire, au moins localement (tout comme on ne peut inverser l'entropie que localement). Il ne s'agit pas de se contenter, comme la plupart des sagesses, d'une contemplation passive de l'histoire, comme si nous étions déjà morts et sans plus aucune capacité de réaction, alors que nous en sommes bien les acteurs... oui, mais pas les auteurs pour autant, ce que le langage nous fait croire, et comme tous les volontarismes ou vaines utopies l'imaginent avec un peu trop de complaisance mais surtout avec bien trop de certitudes sur la vie qu'il faudrait mener et au nom d'une vérité un peu trop définitive alors que nous sortons à peine de notre enfance. Notre action se limite à ménager nos intérêts, préserver nos conditions de vie et faire advenir les potentialités de l'époque historique (profiter du meilleur, éviter le pire). C'est bien encore le langage qui nourrit là-dessus toutes sortes d'illusions métaphysiques et de récits religieux sensés combler nos désirs pour l'éternité (des histoires pour nier l'histoire). C'est le verbe qui nous fait croire en un Dieu personnel qui nous parle, qu'on pourrait prier, qui pourrait nous exaucer et auprès duquel on pourrait se plaindre de l'ordre du monde et de ses injustices... On peut toujours travailler à réduire l'entropie, améliorer les choses, réorienter certains processus, arrêter de dangereuses dérives, changer de système et d'institutions mais non pas arrêter le temps, ni l'évolution technique, ni les progrès cognitifs ; ni arrêter de se raconter des histoires non plus, ce qui est le sel de la vie !

Il est tout aussi inutile de vouloir combler définitivement le manque, que nous ressentons tous, en projetant sur l'animal ou les temps anciens notre nostalgie de l'enfance, pathologie du langage encore. La vraie vie est absente, principe d'incomplétude qui s'applique déjà à l'animal et le différencie d'une biologie artificielle, inquiétude de toute vie portée au-delà d'elle-même dans une exploration de l'espace et des formes qui n'est jamais sans risque. Même si le principe de l'information et de tout apprentissage est la réduction du risque celui-ci fait partie intégrante de l'évolution (et la vie, ce n'est rien d'autre que l'évolution) qui procède par essais-erreurs dans une sorte de désir de savoir ontologique, de confrontation au monde constitutive. "Sauf que nous, plus encore que la plante ou l'animal, allons avec ce risque, le voulons, et parfois même risquons plus (et point par intérêt) que la vie elle-même" (Rilke). Pas de réconciliation finale dans un monde apaisé d'un désir inassouvi, désir de désir qui ne connaît pas de fin. L'homme sera toujours le lieu d'un conflit, à la fois contre sa propre nature et contre l'ordre établi, d'un effort toujours à recommencer pour continuer l'histoire tout en changeant son cours, en s'ouvrant aux possibles et à la justice, au-delà de notre réalité immédiate et prosaïque, au-delà des corps. Comme l'avait bien compris le jeune Schelling, une vie est faite de contradictions sans lesquelles elle meurt.

Au fond, nul ne sait ce qu'est une vie qui reste à inventer, lancée vers l'inconnu, et heureusement ! Une vie qui serait vécue d'avance ne serait pas une vie, ôtant à la fois tout son charme et son prix à notre existence historique dans une aventure humaine qui n'a pas dit son dernier mot, dont on ne connaît pas la fin mais à laquelle nous participons activement et qui nous tient toujours en haleine, jusqu'à notre dernier souffle...

Pour la suite, voir de l'entropie à l'écologie.

Ce texte fait partie d'un ensemble :

- La vie incréée
- La subjectivité du vivant
- La part animale de l'homme
- L'humanisation du monde
- Un homme de parole (le sujet du langage)
- De l'entropie à l'écologie

Annexe :

- Auto-organisation et sélection génétique

L'ensemble a été regroupé dans un pdf.

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