Les finalités de la vie (information et autonomie)
Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre.
Pascal, 47-172
Il n'y a pas de vie sans finalités, au point qu'on
peut identifier la vie et les causes finales. C'est ce qui implique le
rôle de l'information, constitutif de la biologie
au moins dans
la reproduction et la traduction de l'ADN à l'ARN et aux
protéines. On ne
peut séparer vie, information et finalités mais dans un
sens qui exclut tout finalisme dès lors qu'on y fait intervenir
l'information et l'activité vitale. Les finalités de la vie ne sont pas la
reproduction ou le bonheur mais des finalités partielles
sélectionnées par l'évolution ou produites par l'histoire.
Lorsqu'on
évoque la finalité du vivant, la première
finalité qui s'impose, c'est la reproduction ou la persistance
dans l'être, voire la volonté de puissance (ou
volonté de la volonté!) mais aussi, à
l'opposé, l'homéostasie, le retour à l'équilibre, le repos voire la pulsion de
mort... On tombe sur les mêmes contradictions à vouloir
faire de la conservation ou de l'adaptation le but de la vie. Toutes
ces généralisations sont absurdes car
toute finalité est particulière puisqu'elle est active :
il n'y a pas de finalité sans un acteur pour l'atteindre, pas de
finalité sans organe approprié, pas de finalité
effective qui ne soit
intégrée à une boucle de rétroaction. On ne
peut comparer l'évolution cosmique ou le progrès
historique qui ne dépendent pas de nous avec une finalité
vivante, informée et active, sauf à construire l'image
d'un dieu personnel dont ce serait le dessein, providence qui nous
gouverne, attentive
à ne pas trop s'écarter du chemin. Il faut distinguer
radicalement le
discours religieux, qui donne un sens originaire aux choses, d'avec une
construction du sens qui engage l'avenir et donne forme à notre
humanité. Dans le premier cas, c'est un sens qui peut se passer
de nous, dans l'autre cas, c'est parce qu'il y a non-sens, c'est parce
que le sens vient à manquer que nous lui donnons consistance de
par notre existence même, corps dressé contre le temps, en
lutte avec le néant qui l'entoure et qui finira par le vaincre,
assurément, mais singularité ineffaçable qui
témoigne pour l'avenir de son improbable miracle et participe
à donner forme à notre humanité. Et certes nos
actes vont bien au-delà de nos finalités
immédiates mais il faut distinguer finalités "inconscientes" et "conscientes", ce qui ne dépend pas
de nous
et ce qui dépend de nous, ce vers quoi nous dirigeons nos pas !
Il y a certes un finalisme biologique qu'on peut dire matériel :
c'est la reproduction,
ce qu'on appelle le darwinisme ; non pas
reproduction des gènes (conception imbécile, comme si le
but d'un livre était d'en reproduire les lettres) mais
reproduction de son organisation, de sa stratégie reproductive.
C'est une causalité qui part du résultat, où c'est
l'effet qui devient cause (par répétition). C'est donc ce
qui fait intervenir la finalité dans la chaîne
des causes mais ce n'est pas la finalité des organismes
eux-mêmes qui n'ont jamais affaire qu'à des
finalités dérivées et spécifiques,
sélectionnées par l'évolution passée sans
aucun doute mais où c'est le futur désormais qui
détermine le présent. C'est bien la
reproduction qui sélectionne les finalités du vivant en
dernière instance mais
la reproduction n'est presque jamais la finalité effective. Nous
ne nous réduisons pas à nos gènes, nous n'en
sommes pas les porte-paroles, nous avons des instincts et des
désirs particuliers. La finalité
reproductive est une contrainte matérielle mais justement, c'est
une finalité subie alors que les finalités du vivant sont
des finalités actives vers des objectifs concrets que les
organismes poursuivent en se guidant par l'information.
Pour
Hegel l'idéalisme est lié à l'action mais ce qui
différencie les finalités imaginaires des
finalités effectives, c'est de se guider sur l'information.
C'est la boucle
de rétroaction "cybernétique" qui
caractérise le vivant, la vérification par les sens, ce qui veut dire que les organismes se
donnent un but pour l'atteindre, but qui est lui-même
répétition et résulte le plus souvent d'un
apprentissage, mais qui n'est pas gagné d'avance, qu'on peut
rater alors que la finalité reproductive est le résultat
automatique de l'évolution qui n'est pas guidée par
l'information, seulement par le résultat (sans
régulation). Il est donc absurde de
prendre à notre compte cette finalité extérieure
jusqu'à se croire simple reproducteur de ses propres
gènes (quand ce n'est pas de ses propres parasites) ! Le
dogmatisme fait toujours autant de ravages. Prendre cette
finalité matérielle pour
objectif procède de l'erreur symétrique qui voudrait que
notre désir se réduise à la finalité
subjective du bonheur, idéal mortifère. Les
finalités du vivant ne visent jamais
ces absolus (où la boucle est bloquée) mais toujours des
finalités particulières à plus ou moins long terme
(objectivement efficaces et dont la réussite fait plaisir).
C'est comme une entreprise qui ne doit pas "faire du profit" comme on
dit, mais d'abord
"faire
son travail", être une bonne entreprise et n'en tirer profit que
par surcroît !
Il n'y a pas de finalité sans auto-nomie,
c'est-à-dire sans capacité de réaction à
l'information, sans une causalité intériorisée,
sans capacité de se donner un objectif et de le suivre. Toutes
ces notions sont équivalentes ou plutôt se
complètent car elles font système : vie, autonomie,
information, finalité, sauf qu'on peut avoir une information
sans autonomie et des finalités extérieures, c'est tout
le domaine de la commande et de la programmation. Autrement dit, la vie
ne se réduit
pas à la reproduction car elle est activité,
contre-aléatoire ou plutôt contre-entropique, la vie n'est
pas seulement l'information, c'est la réaction à
l'information, elle a un caractère cognitif dans le
système immunitaire déjà. L'information n'a aucun
sens en dehors de la poursuite d'un objectif qui détermine sa
pertinence ("on n'entend que ce qu'on
attend"). Cet objectif ne peut
être le tout de l'être, point où l'information
s'annule, il
ne peut être le bonheur suprême, point où la vie
s'arrête. Il se résume
à rendre probable l'improbable sur un point précis,
à profiter de la chance,
éviter le pire, améliorer un peu les choses, objectifs
partiels dont nous héritons en grande partie, voire passions
dans
lesquelles nous sombrons pour un rien parfois mais finalités qui
se jugent à hauteur des actions qu'elles entraînent. On
pourrait accepter la
définition générale de nos finalités comme
"lutte contre l'entropie" à condition de
reconnaître qu'il ne peut être question de supprimer toute
entropie et qu'une lutte contre l'entropie est toujours située,
subjective, particulière, très partielle voire exclusive.
Freud s'était bien rendu compte qu'il n'y avait que des pulsions partielles
au regard des fonctions biologiques de reproduction. Il avait dû
forger le concept d'étayage de la pulsion
pour rendre du compte du fait qu'il fallait séparer la fonction
biologique d'avec le désir et la jouissance qui semblent y
aboutir par surcroît, tout
comme l'érotisme aboutit à la reproduction
sans la viser directement. Ce qui caractérise le vivant c'est
effectivement de convertir une contrainte externe plus ou moins
générale en finalité interne particulière.
Nous sommes sans aucun doute le dessus du
panier du monde animal mais cela n'empêche pas que nous ne sommes pas des dieux, loin de là. Notre
rationalité est très limitée, notre vue est
courte, elle se brouille dès qu'on regarde au loin. Il y a ce
qui ne dépend pas de nous, dont nous savons bien peu, et il y a
ce qui dépend de nous et des informations qui nous parviennent,
limitées presque toujours à notre petit milieu, à
notre
désir obnubilé et l'état de nos connaissances. Ce
n'est pas un défaut regrettable mais la vie elle-même, inséparable de son environnement, et
s'il faut essayer de s'élever pour penser l'avenir, on ne
pourra, même avec de bonnes lunettes, viser très loin pour
autant.
Mieux vaut le savoir. Nous habitons le provisoire, toujours à la merci de nouvelles
informations.
Non seulement le bien suprême est hors de notre
portée (l'erreur de Platon) mais cela n'a aucun sens pour un corps vivant. Nous ne
pouvons qu'améliorer les choses sans cesse, faire un peu mieux
à chaque fois, essayer de réussir son coup (Aristote a raison!). Le point de
vue de Sirius n'appartient pas au
monde du
vivant, ni un bonheur sans fin, ni un repos éternel, mais une
perpétuelle inquiétude et de multiples joies, poursuite
de finalités concrètes avec son lot quotidien de
victoires et de défaites, responsables de l'avenir à
hauteur de nos actes mais livrés à la suite incertaine de
l'histoire
et du monde, de toutes les découvertes qui viendront,
toutes les surprises historiques bonnes ou mauvaises, toutes les
informations qui ne nous
sont pas encore parvenues... Nul ne peut aller au-delà de son
temps et de l'actualité où se décide, maintenant,
l'histoire du monde et du vivant.
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