Dans notre situation actuelle, il ne m'a pas paru inutile de confronter les prétentions de la philosophie politique depuis ses origines à la réalité des rapports de force et des processus matériels. La question de la politique remonte en effet aux débuts de la civilisation et de la philosophie. Ce n'est vraiment pas nouveau. Les réponses qu'on y a donné ont été, tout comme de nos jours, soit aussi irréalistes qu'effrayantes (comme la République de Platon) soit un simple rabâchage de jugements de valeur ou de condamnations morales sans aucune portée. On en a beaucoup voulu à Machiavel, pourtant on ne peut plus progressiste, de se préoccuper de l'effectivité du politique et de la politique effective telle que pratiquée à son époque comme du temps des Romains, en contradiction souvent avec les discours de façade. Il y a une profondeur historique qu'on s'imagine pouvoir superbement ignorer comme si rien ne pouvait nous empêcher de faire "tout autre chose" que les anciens peuples. Aussi intolérable cela puisse nous paraître, il y a bien une réalité qui s'impose à nous et qu'on peut juste essayer d'améliorer. Maintenant qu'on ne peut plus croire à l'histoire sainte marxiste, on peut y voir une simple variante d'illusions anciennes (victoires éphémères des prophètes armés) nous ayant ramenés au point de départ.
Dans nos sociétés de zapping permanent, il est difficile de croire qu'il n'y aurait rien de nouveau sous le soleil, rien que nous puissions radicalement changer et, il est vrai que notre distance avec ces époques reculées est considérable, en particulier depuis l'essor du numérique, mais il ne faut pas croire que cela rendrait caduque l'histoire ancienne (ce qu'on appelait les "humanités") et tout notre passé. On reste frappé au contraire de la similitude avec les déplorations de notre actualité la plus brûlante. Le constat est toujours le même du gouffre entre les prétentions du politique et la réalité du gouvernement. Plutôt que de s'imaginer être les premiers au monde à vouloir le transformer, comme tout juste débarqués, il faudrait quand même finir par prendre la mesure de tout ce qui s'y oppose depuis toujours, en particulier nos limites cognitives qui nous font adopter des solutions simplistes et surévaluer nos capacités. La question n'est pas théorique mais au plus haut point pratique car il est désormais vital de transformer le monde. D'une part pour s'adapter aux nouvelles forces productives et aux réseaux globalisés, d'autre part pour faire face aux dérèglements écologiques que nous provoquons. Il le faut et pourtant on n'y arrive pas. C'est de là qu'il faut partir et se focaliser sur nos moyens, eux aussi tellement limités, pour aboutir à des résultats concrets au lieu de se déchirer sur nos visions du monde et des objectifs lointains inatteignables.
Notre actualité est celle de la confrontation de conceptions fascisantes de la politique (ou de la démocratie comme volontarisme), ne pouvant que mener au pire, en opposition frontale avec la réalité de la politique et d'une démocratie pluraliste qui sont le lieu de la diversité et du compromis. Rien de révolutionnaire à en attendre, c'est la réalité qui est révolutionnaire avec l'accélération technologique et l'emballement du climat, ce qui rend notre impuissance d'autant plus dramatique et inexcusable, impossible de ne pas bouger, on n'a pas le choix. Le problème, c'est que plus la crise nous réduit à l'impuissance et plus on s'accroche à des rêves de révolutions miraculeuses, de communauté retrouvée, délivrés de nos dettes, de l'argent, du travail, véritable royaume de Dieu sur terre - qui n'est pas seulement trompeur mais en rajoute encore à notre impuissance. D'autres s'y sont essayés tant de fois, au nom de Dieu, de l'amour, de l'altruisme, de la solidarité, de la fraternité ou de la Nation (la race, la civilisation, la tradition, etc.). Toujours la même chanson. Il faut prendre au sérieux ces effusions qui remuent les âmes mais elles n'ont aucune prise sur les choses. Ce n'est pas comme cela qu'on s'en tirera mais en trouvant des solutions concrètes à des questions matérielles et en construisant les rapports de force nécessaires. On ne peut laisser se développer précarité et exclusion ni le creusement des inégalités ni la dévastation de nos territoires mais il faut pour cela désidéaliser la politique, la désenchanter pour revenir au réel enfin, il y a urgence !
La philosophie politique dans l'histoire
En réfléchissant sur la marche des choses humaines, j'estime que le monde se soutient dans le même état où il a été de tout temps ; qu'il y a toujours même quantité de bien, même quantité de mal; mais que ce mal et ce bien ne font que parcourir les divers lieux, les diverses contrées. D'après ce que nous connaissons des anciens empires, on les voit tous s'altérer tour à tour par le changement qu'ils éprouvent dans leurs mœurs. Mais le monde était toujours de même.
Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, livre second, p154
Depuis l'invention de l'écriture, il y a toujours eu des théocraties essayant d'organiser la vie conformément à leur religion, mais se heurtant assez rapidement, dans les grandes cités-Etat comme Babylone, à la diversité des peuples, des langues et des religions, inaugurant déjà la politique comme gestion de la pluralité des cultures, leur cohabitation. Le multiculturalisme et la confusion des langues ne sont pas choses nouvelles, notamment dans les capitales d'empire et les centres marchands. La perte de l'unité collective et de l'enracinement local est une des caractéristiques des grandes villes depuis l'origine ou presque. Dans ces époques guerrières, l'unité des citoyens se retrouvait surtout dans la guerre et de grandes fêtes religieuses ou civiques (les repas en commun pour les Grecs). Le simple darwinisme des vainqueurs va structurer ces cités-Etats sur la domination militaire jusqu'à l'Empire Romain. Ni la diversité des peuples, ni la domination n'ont été voulues, simples résultats de rapports de force, de processus géopolitiques, d'une logique de puissance. Les peuples conquis ne le savent que trop bien. Depuis l'invention de l'écriture et le code d'Hammourabi, des lois rationnelles sont supposées se substituer à l'arbitraire de la force mais seulement à l'intérieur de la cité, pas dans les rapports aux autres puissances et ce qui a force de loi est toujours la loi du vainqueur.
La prétention d'organiser la société sur la raison naît en même temps que la philosophie puisque c'est l'ambition suprême de Platon dans la République jusqu'à son dernier ouvrage inachevé, les Lois, se voulant plus pragmatique (et s'ouvrant sur l'éloge des beuveries : in vino veritas). La philosophie a toujours eu une dimension politique centrale alors que c'est certainement son point le plus faible (y compris chez Marx). Dès le début, en effet, on a la tentation du totalitarisme et son échec. Le premier mouvement du philosophe, c'est très logiquement de vouloir rationaliser la société d'en haut, de s'en faire l'architecte et concevoir la cité-Etat comme un tout, sans propriété privée, communauté se divisant en différentes fonctions où l'individu ne compte pas sinon d'être au service du bien commun. Ce qui est nié par cette raison législatrice, c'est la raison individuelle en acte (la raison examinant les lois), son incarnation subjective. Il est frappant de voir comme la polémique d'Aristote contre le communisme de la République peut être proche des critiques contemporaines. Ce n'est certes pas une raison pour en faire un jugement définitif, valable en tout temps et en tout lieu. Une des faiblesses de la philosophie politique, c'est de ne pas assez prendre en compte ce que certains principes politiques peuvent avoir de datés et spécifiques, on le voit avec les bien communs numériques difficilement imaginables avant.
Ainsi, bien qu'il soit plus utilisable que Platon, l'ouvrage d'Aristote sur le Politique n'est certes pas le plus recommandable puisqu'il commence par une justification de l'esclavage et de la soumission de la femme qui serait complémentaire de l'homme en ce que l'homme est fait pour commander et la femme pour obéir (il est la tête, elle est le ventre), le pire étant pour lui une femme au pouvoir, ce que favoriseraient les peuples militaristes (p136 1269b 25) ! Les nostalgiques du patriarcat et les Musulmans les plus conservateurs sont donc tout simplement restés aristotéliciens ! Dans la même veine, à couper le souffle, Aristote va jusqu'à prétendre que "le parti vainqueur l'emporte toujours par quelque supériorité morale; il semble par conséquent, que la force ne va pas sans vertu" (p44 1255a 15), de quoi justifier toutes les lâchetés. Il y a aussi de quoi se moquer quand il prétend que les européens seraient courageux mais barbares, les asiatiques raffinés mais pleutres, les Grecs ayant toutes les qualités et aucun défaut : courageux et intelligents (p493 1327b 23) ! C'est vraiment très étonnant de lire de telles âneries quand on voit la sûreté de son jugement sur la plupart des autres sujets - même la physique pas aussi dépassée qu'on le croit. Ce n'est pas pour rien qu'il a dominé deux millénaires. On a là un document exceptionnel sur le pouvoir déformant de l'idéologie à laquelle succombe même le plus grand des esprits (on est loin du macho décervelé), incapable d'aller au-delà de son temps, et qui justifie les inégalités par la nature alors même qu'il étudie des différences de constitutions politiques qui n'ont rien de naturelles. C'est assez désespérant pour la suite et pour l'intelligence collective (p215 1281b).
L'ironie suprême, c'est que toutes ces théories constitutionnalistes sont devenues immédiatement obsolètes à cause des conquêtes d'Alexandre le grand qui était son élève ! Cela n'enlève rien, à la pertinence de pas mal de ses analyses, à condition de ne pas oublier que la politique dont il parle est celle de la cité (la commune), que le réel laisse rarement le choix et qu'il est sûrement de grande sagesse de se ranger du côté des vainqueurs comme il l'a fait... Il montre notamment qu'il ne saurait y avoir de politique sans rien de commun, au moins le territoire (p84 1261a), mais qu'il y a aussi de la diversité (notamment la division du travail), "car la cité est par nature une pluralité", et donc, il y a une limite au commun (p85 1261a 15). "La cité appartient à la classe des choses composées, semblable en cela à n'importe quelle autre de ces réalités qui sont des touts, mais des touts formés d'une pluralité de parties" (p165 1274b 38). C'est la réfutation d'une communauté unie alors qu'elle est divisée et que riches et pauvres s'y affrontent [Machiavel montrera que c'est ce conflit qui fait tenir le tout]. C'est sans doute cette pluralité sociale qui le faisait pencher [tout comme Machiavel] pour un mélange des différentes constitutions : monarchie, aristocratie, oligarchie et démocratie (p114 1266a), comme la constitution de Solon (p159 1273b 40) qui n'était pas seulement démocratique mais (bien qu'il ait procédé à une annulation des dettes) ménageait les intérêts des riches (créanciers) et des pauvres (débiteurs). C'est ce qu'il appelle une république tempérée (p289 1293b 22) et préfigure la division des pouvoirs, leur équilibre à l'opposé d'un supposé souverainisme du peuple (nous vivons nous-même dans une monarchie républicaine aux institutions héritées de la monarchie constitutionnelle plus que de 1789). S'éloigner de cet équilibre était s'exposer aux révolutions (dont il analyse les raisons et qui ne sont donc pas du tout chose nouvelle même si on n'en attendait pas de miracles à l'époque). Il affirmait aussi avec quelques raisons que de trop grandes cités ont de moins justes lois (p484 1326a 27). Une démocratie nationale n'aurait aucun sens à ses yeux, une contradiction dans les termes. On était clairement à son époque dans la démocratie de face à face (lui dit "qu'on puisse aisément embrasser du regard" l'assemblée des citoyens p487 1326b 24) - il était d'ailleurs de pratique courante d'aller fonder une colonie lorsque la population devenait trop nombreuse. Plus généralement, Aristote plaide toujours pour le juste milieu (le possible et le convenable, chacun devant entreprendre de préférence les choses qui entrent dans ses possibilités et qui lui conviennent. p587 1342b 30), opposé aussi bien à une égalité totale qu'à de trop grandes inégalités - même s'il a tendance à les naturaliser comme on l'a vu -, distinguant le droit du fait et la pluralité des qualités inégalement réparties. Ce qui est intéressant, c'est que dès cette époque, la démocratie n'est pas fondée seulement sur l'égalité numérique et la possibilité pour les pauvres de peser sur les décisions, mais Aristote la définit explicitement comme la liberté de vivre comme on veut (p432 1317b 12) à l'opposé de l'esclave, c'est-à-dire aussi à ne pas être gouverné comme un esclave mais comme des hommes libres, ce qui implique de gouverner et d'être gouverné à tour de rôle (p431 1317b), par élection ou tirage au sort, donnant à chacun la possibilité de décider de l'avenir. Il faut d'ailleurs souligner à quel point cette revendication du statut d'hommes libres des citoyens se fondait sur l'existence de l'esclavage, dont il fallait se distinguer radicalement - ainsi que sur leur participation à la guerre - mais une conséquence de cette égale liberté, qu'on désigne désormais sous le nom de droits de l'homme, c'est de restreindre le pouvoir du gouvernement aussi bien que d'exclure un égalitarisme trop strict. C'est absolument l'opposé du totalitarisme platonicien tout autant que d'une dictature populaire (La démocratie extrême, en effet, est une tyrannie 1312b 5, quand le même homme devenait à la fois chef du parti populaire et stratège, les démocraties se changeaient en tyrannies, car on peut dire que la plupart des anciens tyrans sont sortis des chefs populaires 1305a 7 - même s'il prétend que ce n'est plus le cas avec des démagogues manipulant la rhétorique plus que les armes).
La démagogie est née presque toujours de ce qu’on a prétendu rendre absolue et générale une égalité qui n’était réelle qu’à certains égards. Parce que tous sont également libres, ils ont cru qu’ils devaient être égaux d’une manière absolue. p338 1301a 30
On connaît l'opposition de Platon désignant le ciel des idées et d'Aristote observateur du réel, faisant place à la part des corps, mais la grande différence avec Platon, au niveau politique, c'est l'insistance sur l'individu d'Aristote, pour qui l'homme est un animal politique. Il n'est donc pas l'objet mais le sujet de la politique, intéressé au bien commun et à la communauté, développant sa philia (p210 1280b 38), la solidarité et le désir de vivre ensemble (entretenus par les banquets républicains et la musique, rites d'unité artificielle recouvrant les divisions sociales réelles). En cela, la politique a pour Aristote une dimension morale, vertueuse, mais, contrairement là encore à Platon, ce bien commun doit viser le bonheur individuel (le bien vivre, qui n'a donc rien de nouveau) et la participation active des citoyens. Sinon, la vertu des gouvernants est dans la "prudence" p187 (ou φρόνησις, le contraire du dogmatisme puisque désignant la sagesse pratique, opposée à la sagesse théorique bien que ce soit toujours la raison qui doit déterminer l'action).
Pour des esprits modernes, ce qui est frappant, c'est que jamais ne lui vient à l'idée que la vertu puisse être dans l'erreur, que la raison soit trompeuse, et le philosophe pas mieux qu'un autre, alors qu'il en avait l'exemple devant lui. Les transformations dont il a été le témoin auraient dû le convaincre que les déterminations étaient matérielles plus que morales. Le souci dominant à l'époque était celui de la guerre, structurant la société, et le rôle décisif des marins athéniens avait été la base de la démocratie mais les empires macédonien puis romain ont sonné la fin de l'autodétermination des cités qui ne reposaient plus désormais sur la philia des citoyens mais sur l'autorité du souverain. Il faudra attendre Machiavel, qui rêvait lui aussi d'une république d'hommes libres, pour admettre la vérité effective des rapports de force et des conflits sociaux derrière les apparences de la vertu et du droit.
C'était le début de l'histoire. Longtemps après, Hegel faisant le récit de tous ses errements où la ruse de la raison universelle triomphait des motivations particulières des acteurs, il s'est imaginé que l'homme prenant conscience de soi - par la Révolution Française et dans sa Phénoménologie de l'Esprit - il ne serait plus ensuite le jouet d'une dialectique extérieure mais pourrait passer de l'histoire subie à l'histoire conçue, ce que Kojève appelait indûment la fin de l'histoire car la période post-révolutionnaire qui commence avec Napoléon, sera plutôt celle des grandes idéologies et conceptions de l'histoire qui se sont affrontées dans des guerres d'anéantissement. En effet, l'histoire conçue se heurte à la diversité des conceptions du monde, justement, et la pluralité des valeurs. Le passé ne dicte pas ce que l'avenir sera qui est l'objet de violentes controverses. L'histoire conçue ne sera donc là encore que celle du plus fort, essentiellement force de la technique (des premiers chars, aux ingénieurs italiens jusqu'aux USA actuels) et donc histoire de la technique plus que la nôtre. Les risques écologiques, on ne peut plus matériels, devraient nous obliger pourtant à la préservation de notre futur, mais il faudrait pour cela pouvoir se mettre d'accord (par méthode scientifique ou démocratique ?), ce qui ne semble possible dans nos sociétés étendues et complexes que dans la panique de l'imminence d'une catastrophe.
Il y a un paradoxe avec Marx qui se distinguait justement des idéologies post-révolutionnaires par son matérialisme dialectique faisant du système économique la détermination en dernière instance, après-coup (post-festum), laissant une certaine liberté aux acteurs dans l'immédiat mais décidant finalement de notre destin à partir de l'extérieur sans égard pour nos préférences subjectives, et nous sortant donc de l'arbitraire des utopies. On ne peut pas dire qu'il aurait pour autant complètement abandonné la prétention que le collectivisme soit la réalisation de la philosophie comme production rationnelle et abolition des classes, faisant preuve d'une étonnante naïveté politique sur cet avenir radieux alors qu'il était d'une si grande lucidité sur la politique de son temps. Il savait que la morale était l'impuissance mise en action mais était trop confiant sur le sens de l'histoire qui nous était promis et la supériorité matérielle du collectivisme sur le système capitaliste (celui-ci ayant gagné haut la main malgré toutes ses destructions et contradictions internes).
Fascisme et nazisme sont directement inspirés du marxisme qu'ils ramènent simplement à une conception de l'histoire particulière et dont ils rejettent surtout le matérialisme pour tout ramener à des valeurs (en premier lieu la nation ou l'unité du peuple), au choc des idéologies et au souverainisme de l'Etat (supposé populaire et pouvoir faire ce qu'il veut). Gramsci, s'inspirant du théoricien du fascisme et du totalitarisme, Gentile, ne faisait que ravaler le marxisme au rang d'idéologie (totalitaire) avec son concept d'hégémonie très éloigné des conceptions de Marx d'une idéologie déterminée par les conditions de vie matérielle et non l'inverse. Le thème de la souveraineté populaire résulte d’un malentendu car il signifie seulement qu’il n’y a pas de souveraineté d’essence supérieure mais certainement pas que le peuple lui-même serait souverain, animé par une volonté générale introuvable alors que nous sommes si divisés. D’avoir coupé la tête d’un souverain, on s’imagine qu’à cette place vide viendrait quelque chose comme un peuple. Pure fiction, ceux qui gouvernent n’étant jamais les mêmes que les gouvernés.
On peut donner corps à cette fiction dans de grands moments d’enthousiasmes comme les fascismes en ont connu mais ce sont les minorités qui en font les frais, et la fiction finit par se dégonfler quand on se rend compte que ceux qui dénoncent la corruption sont aussi corrompus que les autres… La force du marxisme, c'était de partir de la production matérielle, d'une analyse rationnelle, pas de sentiments élevés ou du dévouement à la communauté qui caractérisent au contraire les fascismes comme foules en fusion et culte de la personnalité - qui gagnera d'ailleurs tous les régimes se réclamant du communisme. Car ces sentiments grégaires sont beaux et puissants, mais facilement manipulables. Ce sont ceux des guerriers, de la camaraderie des combats (creuset du fascisme), des émotions fortes de l'assaut contre l'ennemi et du sacrifice pour les siens. On peut admettre que "l'enthousiasme, c'est donc avoir en partage la conviction que l’on peut faire l’histoire, que l’histoire nous appartient". Cette ivresse de puissance et d'unité, affirmation de notre liberté et de la dignité d'une existence qui peut décider de l'avenir, répond incontestablement à la demande des individus qui adhèrent en masse à cette fiction, en éprouvant la nostalgie même après leur chute dans l'horreur. Nous qui sommes faits des autres, nous avons besoin d'affirmer un nous que nous ressentons intimement dans l'exaltation révolutionnaire ou les grandes manifestations comme dans les concerts et les stades. Il ne serait pas mauvais pourtant, à rebours de toutes les campagnes électives, de détourner de la politique ces effusions collectives et solidarités de tribune qui se paient au prix fort après, en vies humaines souvent. En effet, la meilleure façon de souder une population, c'est contre une autre (on se pose en s'opposant) et la célébration de l'unité ne tolère pas ceux qui s'y refusent, menant à l'élimination des marginaux avant de s'en prendre à d'autres catégories suspectes d'amener la division dans la société (juifs, francs-maçons, musulmans).
On croit s'en tirer par la réduction de la population en ligne de mire au petit nombre, opposant le peuple aux riches, à la caste ou aux élites (les 99% aux 1%) comme si la chose était simple, voire purement technique, retour à une démocratie qui avait été dévoyée et corrompue (il suffirait qu'ils s'en aillent tous!). C'est sans doute ce qui inspire la plupart des révolutions, quand la corruption devient trop visible et que les élites se sont déconsidérées, devenues parasitaires et perdant toute légitimité. Il est certain que les inégalités atteignent des sommets, qu'une petite oligarchie confisque les richesses et qu'il faut mettre un terme à ces dérives, revenir aux taux d'imposition des années d'après-guerre pour égaliser les conditions. Des révolutions sont incontestablement nécessaires périodiquement, pour débloquer des situations, s'adapter aux nouvelles forces productives, chasser des tyrans, abolir des privilèges, hélas, les élites se reconstituent toujours, y compris au sein des forces révolutionnaires malgré toutes les dénégations (le leader "démocratique" devenu inamovible et irremplaçable, la loi d'airain de l'oligarchie s'appliquant d'abord aux partis). Sur toutes ces questions, il suffit de lire Aristote pour ne pas se faire trop d'illusions sur la suite des événements. Même si les révolutions peuvent amener un progrès, corriger des excès, trouver un meilleur équilibre social, rétablir la justice, il y a un réel qui ne change pas quelque soit la constitution, des processus économiques et matériels qui s'imposent au nouveau pouvoir comme à l'ancien (au-delà de toute hégémonie idéologique).
Pire, on sait depuis Freud (ou La psychologie des foules de Gustave Le Bon) que l'aspiration à l'unité de la foule ne va pas sans identification au leader et l'amour du Maître qui nous rassemble par son discours et nous renvoie l'amour qu'on lui porte. Il y a une projection de sentiments familiaux, qu'on peut dire "socialistes" et naturels dans de petits groupes, sur une figure charismatique lointaine (médiatique) et des entités abstraites (race, nation, Etat, religion). Une bonne partie des illusions qu’on se fait sur la politique viennent de la personnification du pouvoir ou du peuple (incarnation individuelle qui semble incontournable pour Hegel), conception qu’on peut dire dictatoriale ou paranoïaque qui est naturelle à notre mode de pensée mais peu compatible avec la démocratie véritable. Du coup, au nom de la démocratie et des meilleures intentions du monde, on peut supprimer toute démocratie. C'est exactement ce qu'a fait le fascisme qui était bien un démocratisme faisant appel au peuple, appuyé sur des plébiscites, et non un simple pouvoir autoritaire sans base sociale. On a vu la même chose du côté des "démocraties populaires" dont aucune n’a résisté à de véritables élections mais qui revendiquaient tout autant l'unité du peuple, les classes supposées abolies. D'ailleurs, la Corée du nord incarne encore de nos jours ce paternalisme socialiste autoritaire dont on admettra qu'il se distingue difficilement du fascisme et témoigne d'une débâcle économique qui ne peut vraiment pas faire reposer le régime sur des causes matérielles mais seulement sur des valeurs morales (d'auto-suffisance, très aristotélicienne) et une répression implacable.
Bien qu'il n'ait pas eu que des mauvais côtés, loin de là, le collectivisme bureaucratique n'ayant pu rivaliser avec le libéralisme, la faillite du communisme, pour des causes très matérielles, a inauguré ce qu'on a appelé, à tort là aussi, la fin des idéologies car non seulement cela n'était pas du tout la fin des représentations de classe mais c'est d'abord l'idéologie néolibérale qui régnait en maître comme "pensée unique" avant que ne se réveillent les idéologies fascisantes avec le volontarisme de maîtriser son destin face à la crise financière et une globalisation qui nous submerge - quand ce ne sont pas les djihadistes qui prennent la place des guérillas communistes pour s'opposer à l'Occident et à la domination marchande. Ces basculements idéologiques entre périodes libérales et autoritaires sont un classique de la dialectique historique qui va d'un extrême à l'autre plutôt que de se fixer sur la voie moyenne. On a là le témoignage renouvelé de notre égarement, d'un esprit qui ne sait pas où il va mais avance en se cognant sur le réel, en testant ses limites. Il y aura donc sûrement de nouveaux renversements idéologiques et un renouveau de l'émancipation après ce retour de l'obscurantisme - mais dans combien de temps et après quels désastres ? La question qui se pose à nous, c'est de savoir quel rôle peut-on avoir dans ces mouvements tectoniques qui nous entraînent et nous dépassent ?
Les limites du politique
On est dans une situation absurde car, si nous sommes confrontés à des problèmes d'une ampleur inégalée, sur le plan écologique ou social, il apparaît qu'on aurait tout-à-fait les moyens matériels et techniques de s'en sortir mais ce qui nous manque, ce sont les moyens politiques et cognitifs, la capacité de s'entendre sur ce qu'il faut faire et le mettre en oeuvre. Ce n'est pas, en effet, parce qu'on aurait raison sur les critiques du système, et les risques vitaux qu'il nous fait courir, qu'on saurait très bien quoi mettre à la place, que ce serait très simple et juste une question de bonne volonté ou de démocratie. Les limites de la démocratie sont d'abord les limites de la politique. Nous ne sommes plus les premiers à vouloir changer le monde, on ne peut faire comme si l'expérience n'avait pas déjà été faite maintes fois, notamment au siècle dernier, et comme si nous étions les seuls à en avoir eu la merveilleuse idée. Au lieu d'en remettre une couche dans l'utopie et l'imagination, comme si ce qui nous manquait, c'était l'irréalisme et le pur volontarisme (Yes we can, on a vu !), ce qu'il faudrait, c'est essayer de tirer les leçons de nos échecs répétés [nouvelle donne, tout autre chose, indignés, etc.], évaluer de façon plus véridique ce que peut la politique par rapport aux processus matériels effectifs qui nous imposent leurs contraintes.
Voilà pourtant ce à quoi on se refuse, constituant le premier obstacle à surmonter. Alors même qu'on expérimente continuellement l'impuissance du politique, à l'évidence, on ne veut pas renoncer à transformer le monde à notre image, cela paraît même notre devoir le plus sacré d'être pensant, sans égard à la faisabilité d'un chantier aussi démesuré qui est ramené à une question purement subjective de volonté ou de foi. On peut voir l'origine de cette revendication tenace dans ce qui constitue la subjectivité elle-même. En effet, pour Sartre ou Lukàcs, entre beaucoup d'autres, l'homme se définit bien par ses finalités, ses outils, son projet de vie. Ce serait à la fois ce qui ferait notre particularité - d'avoir l'idée avant sa réalisation - et ce qui permettrait de nous comprendre puisque comprendre l'autre serait comprendre son projet, ses intentions, son désir (à la différence de son explication sociologique). On est là dans l'idéalisme le plus pur, celui des finalités, auquel le matérialisme oppose le monde des causes. Nos finalités configurent certes des mondes mais le monde extérieur configure nos finalités plus qu'on ne croit. L'existentialisme athée conclut un peu vite que, du fait qu'il n'y a plus de Dieu créateur, nous ne serions plus des créatures car nous créant nous-mêmes à notre convenance. Le monde et l'homme ne seraient ainsi que le produit de nos choix...
Dans ce fantasme d'auto-engendrement, ce qui disparaît, c'est la transcendance du monde, sa matérialité et son historicité. Il y a un monde, c'est le cas de le dire, entre ce qu'on voudrait et la triste réalité avec ses injustices. De plus, se donner des objectifs pour les atteindre, les animaux, la vie en général, ne font que cela, fonction du cognitif comme inversion des causalités (la finalité devient cause), principe de l'apprentissage et de l'inversion de l'entropie, qu'on ne peut réserver aux plans de l'architecte ou la fabrication d'outils puisque présents dans toute intentionalité. Ce qui nous caractérise serait plutôt le langage dans son extériorité, son lexique partagé, sa grammaire commune, la transmission de savoir-faire, mais nos finalités sont toujours apprises, nos désirs mimétiques, nos croyances datées et variant avec l'ambiance générale. S'il n'y a donc pas de nature humaine figée d'avance, ni de politique universelle, c'est que notre existence est forgée par l'extériorité du langage, de la société, de la technique et de l'écosystème, loin d'être un lieu vide qui ne se fonderait que sur soi et sa propre histoire. C'est le lieu où s'affrontent les discours du temps, où ça parle tout le temps...
L'homme est d'abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d'être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur ; rien n'existe préalablement à ce projet ; rien n'est au ciel intelligible, et l'homme sera d'abord ce qu'il aura projeté d'être.
Si vraiment l'existence précède l'essence, l'homme est responsable de ce qu'il est.
Ainsi je suis responsable pour moi-même et pour tous, et je crée une certaine image de l'homme que je choisis ; en me choisissant, je choisis l'homme.
Sartre, L'existentialisme est un humanisme
Il faut objecter à cette prétention de maîtrise et de conscience de soi qui rendrait riches et pauvres responsables de leur état, c'est que, même si ce sont les hommes, incontestablement, qui font l'histoire, ce n'est pas comme fait l'artisan, en toute connaissance de cause - car l'avenir reste incertain. Au fond, cette maîtrise absolue revendiquée n'est que celle du travail (répétitif), cet homme n'est qu'un travailleur prévisible alors que les acteurs de l'histoire ne connaissent pas leur texte à l'avance et sont bousculés par les événements, pris dans le tourbillon d'un monde dans lequel nous sommes jetés et qui n'est pas le nôtre. On choisit si rarement. C'est la vie qui choisit pour nous la plupart du temps et ce n'est pas forcément plus mal même si c'est toujours un peu déceptif. On se voudrait auteur de sa vie, en faire un roman, mais ce serait ne pas vivre, ne pas faire l'épreuve de l'existence et sa confrontation au monde pour rester en permanence dans la représentation. En réalité, on se donne bien des objectifs concrets mais auxquels on se soumet et qui nous attachent comme à une dette.
Au niveau politique, que la société démocratique ne soit pas un organisme avec une volonté unifiée ni une entreprise mais un lieu de débats, de compétition électorale, de conflits d’intérêts et de compromis, limite à l’évidence la capacité à remodeler les rapports sociaux en fonction de nos finalités. Les régimes qui ont prétendu le faire ont montré leur caractère totalitaire et leurs conséquences funestes. Il faut donc faire en grande partie avec le monde tel qu’il va - ce qui ne veut pas dire laisser faire et nous transformer en simples spectateurs de notre vie, abandonnant toute finalité. Spectateur, on l’est presque tout le temps, à découvrir un monde que nous n’avons pas voulu, mais on n’est pas fait pour rester passifs, le vivant étant forcément actif dans la tâche d'inverser sans répit l’entropie, à son petit niveau de finalités triviales, pour simplement résister à la mort qui nous ronge. Il y a toujours une marge de manoeuvre locale, des degrés de libertés à prendre sans que cela engage des finalités métaphysiques ni le destin de l'humanité (comme si notre excellence pouvait laver tout le sang versé). Inciter à l'action est de bon conseil (pour Aristote il n'y a de plaisir que dans l'action). Cependant, de nombreuses situations nous réduisent effectivement à l’impuissance - par exemple lors de la montée du fascisme et du nazisme. Le Nazi qui participe aux rassemblements de masse s’imagine être un acteur de l’histoire, mais ceux qui ne participent pas à la folie ambiante se sentent isolés et sans réelle possibilité de peser sur les événements, un peu comme se retrouver tout seul devant l'armée ennemi. Il y aura toujours des activistes pour faire n’importe quoi, encourager les maigres troupes, croire pouvoir renverser des montagnes, pour, en fin de compte, ne servir absolument à rien. On est là au coeur de la réalité humaine et de son errance, pas assez pensée par la philosophie politique (soit déniée au nom de la démocratie, soit attribuée au peuple ignorant alors que nos grands intellectuels et dirigeants ne sont guère plus brillants dans l'action).
Après Freud et Lacan, on ne peut plus ignorer non plus notre part d'ombre, comme nous sommes le jouet de notre inconscient et des perversions du désir de désir, du besoin de reconnaissance et des histoires d'amour impossibles, tous les pièges du narcissisme, de l'identification, du symptôme et l'univers morbide de la faute, assez pour ne plus rêver d'un surhomme dévoué au bien commun et transparent. Il est très dommageable qu'on ne tire pas les conséquences politiques de la psychanalyse qui vont à l'opposé du sexo-marxisme simplet de Wilhelm Reich tout comme des nouveaux apôtres réactionnaires de la restauration de la loi du père (psychanalyse et politique). Il ne s'agit pas seulement d'anthropologie mais de discours, de rapports sociaux, de dialectique intersubjective, de la déconstruction des fantasmes d'un homme total et de l'idéal du moi. A partir de là, ce qui est fustigé par quelques fanatiques comme un manque de détermination révolutionnaire est la nécessaire résistance à la normalisation, au renforcement des contraintes sociales et du moralisme ambiant, que ce soit au nom de la communauté, du peuple, de l'unité politique, voire de l'émancipation supposée.
Le constat de ce qu'on peut appeler "l'inconscient politique" est intolérable, tout comme d'accepter nos déterminations matérielles (inconscientes) alors que nous sommes constamment obligés de réagir et faire des choix raisonnés. Impossible de se contenter de notre défaite, se satisfaire d'une opposition purement subjective mais non seulement nous avons peu de poids face aux basculements idéologiques, qui assurent une certaine unité sociale par leur effet de masse, mais, en plus, nous sommes divisés en une multitude d'opinions, souvent délirantes, et de petits groupuscules. En dehors de moments révolutionnaires qui nous échappent ou d'enjeux immédiats qui nous mobilisent, il n’y a guère de raisons d’espérer pouvoir se mettre d’accord entre nous sur un quelconque objectif final et donc encore moins de le réaliser ! Il ne fait aucun doute que les raisons de s’indigner ne manquent pas, les combats à mener mais si on essuie défaite sur défaite, c'est qu'il n’y a aucun parti qui vaille, l’offre politique est nullissime, dépassée, archaïque. On aurait besoin de radicalité mais on n’a absolument pas besoin de Trotskistes ni de radicalisme religieux ou idéologique. On a besoin d’écologistes mais pas de technophobes ni de retour à la terre ou de moralistes. On a besoin de syndicats forts mais pas de lobby des salariés protégés accrochés à leurs avantages acquis sans souci pour les précaires. On a besoin de militants mais pas de dogmatisme, d’utopistes ou de complotistes (tout étonnés qu’une fois le complot dénoncé tout continue comme avant!). Attendre une lucidité soudaine de l'humanité est sans conteste se nourrir d’illusions. Notre rationalité limitée nous condamne à ne réagir qu’à la catastrophe, au dernier moment, la dernière extrémité…
L'exemple de la menace climatique est frappant car les scientifiques ont vraiment fait leur boulot mais se heurtent à l'inertie politique. On a tout les éléments pour nous obliger à agir sans arriver à convaincre vraiment. La complexité du climat et l'impossibilité de prévoir nos émissions ni des éruptions volcaniques pouvant refroidir la planète, font qu'on ne peut absolument pas "prédire" le climat futur, on peut juste se prémunir des désastres les plus probables. Cela suffit pour que certains trouvent intelligents de se déclarer "sceptiques", c'est-à-dire croire dur comme fer ce qui les arrange en s'imaginant plus intelligents que les autres ! La pratique des sciences devrait pourtant nous apprendre à ne pas trop s'attacher à des théories évoluant avec le temps et les données. Les sciences reconnaissent la bêtise humaine et la fausseté de nos représentations. C'est de là qu'elles partent pour explorer la réalité et remettre en cause nos croyances précédentes. Le plus étrange, c'est de voir à quel point de nombreuses théories contradictoires peuvent paraître absolument convaincantes a priori. Même en physique, fleurissent toutes sortes de théories plus ou moins farfelues mais cohérentes, qui peuvent se soutenir et il est très difficile d'abandonner de belles théories qui semblaient tellement explicatives. Au moins, dans ce cas, c’est l’expérience qui tranche, contrairement aux religions, mythes révolutionnaires ou idéologies qui continuent à cohabiter, persuadés même de s’appuyer sur l’expérience (de la présence divine éprouvée ou de la Commune de Paris). Comment voulez-vous qu'on s'en sorte ?
A rebours des démagogues qui flattent leurs électeurs, il faudrait intégrer dans la politique toute la connerie humaine qui va bien au-delà d'une information imparfaite et de limites purement cognitives, même si on peut dire que c'est d'avoir la mémoire courte qui fait revenir les cycles de la mode y compris dans l'économie. En effet, au-delà du réel keynésien de circuits qui se bouclent, d'autres facteurs matériels, politiques et sociaux rentrent en jeu aux temporalités distinctes (l'injection d'argent ne produit pas tout de suite d'inflation tout comme les bulles spéculatives peuvent durer plus d'une décennie). Impossible de faire entendre raison trop longtemps dans ces conditions, reproduisant le cycle. L'expérience immédiate a forcément des effets de masse déterminants auxquels une pensée juste ne peut résister mais, de plus, il n'y a pas de pensée tout-à-fait juste, il n'y a pas de sages qui pourraient nous épargner les préjugés de la foule. A vouloir faire la liste des "biais cognitifs", on n'en voit pas le bout ! On a déjà vu qu'il fallait tenir compte de la psychologie des foules et de l'amour du maître, de l'idéologie de classe, on pourrait ajouter une tendance à sur-réagir, l'imitation, la pensée de groupe, l'illusion de l'unanimité (sinon de l'universalité), la simple erreur de perspective, le narcissisme, l'ambition, la cupidité, la mauvaise foi, les tricheries (aux élections), les réseaux de pouvoir (répartition des postes), toutes névroses et folies, etc. Par-dessus tout, la difficulté à comprendre le fonctionnement d'un système (de production), comment s'imposent à nous les causes globales (macroéconomiques, monétaires) venues d'ailleurs, ce qui a pour conséquence politique la personnalisation du pouvoir et la recherche de boucs émissaires avec un volontarisme pour lequel rien n'est impossible.
A ces limites cognitives s'ajoutent encore des solutions imaginaires. Pour tous les complotistes et ceux qui désignent les boucs émissaires de la crise, il ne fait aucun doute, en effet, qu'il suffirait de se débarrasser des profiteurs et réunir les bonnes volontés pour trouver des solutions à tous nos problèmes. Il y a pour cela l'argument imparable que nous sommes incontestablement l'espèce la plus intelligente du règne animal mais, hélas, cela n'empêche pas du tout qu'on soit tout autant l’espèce la plus conne de la Terre. Il suffit de voir le succès sur internet des théories les plus fumeuses mais les experts patentés ne témoignent pas tellement plus de leurs lumières sur tant de questions controversées, en premier lieu l'économie sans doute, avec tous ces avis contradictoires sur la monnaie, la réduction du temps de travail ou notre remplacement par les robots, sans parler de toutes les fausses bonnes solutions portées par les démagogues et les ignorants. Tous les intellectuels que je connais, tellement sûrs d'être dans le vrai, disent pourtant beaucoup de bêtises à mes yeux. Pire, on peut dire de tous les grands philosophes qu'ils affichent chacun leur part de bêtise, dans ce qui constitue leur propre dogme (ce qui n'empêche pas que ces grands philosophes, en si petit nombre, restent indispensables).
La situation paraît bien désespérée. Cependant, notre plus grande limitation n'est peut-être pas malgré tout celle de notre subjectivité puisque, lorsqu'on examine notre histoire, on voit bien que la question n'est pas tant celle de la volonté des acteurs mais des rapports de force et que si les valeurs morales changent avec le temps, elles n'ont jamais changé les hommes autant qu'elles pouvaient le prétendre. Ce n'est pas la vertu qui décide du sort des conflits mais des puissances matérielles, extérieures, il faut s'y faire. Ce qui devrait retenir l'attention de l'historien, ce sont ces déterminations extérieures par des processus matériels ainsi que l'écart entre les finalités affichées et les faits.
Répétons-le, ce n'est pas qu'on puisse pour autant se passer de finalités ou d'action. Le laisser-faire ne marche pas contrairement à ce que prétend un libéralisme extrémiste, il faut sans arrêt prendre des décisions vitales, réagir aux signaux d'alerte, se défendre. La politique se définit incontestablement par ses finalités. Le but de la politique n'est rien d'autre qu'agir plutôt que subir (si tu veux la paix prépare la guerre), le but de toute action politique étant théoriquement de poursuivre le bien d'une communauté politique (ou plutôt de sa classe dirigeante?). Le volontarisme est donc bien d'une certaine façon consubstantiel à la politique et s'exprime dans des programmes qui ne sont pourtant que rarement respectés ensuite car c'est un volontarisme très contraint à ce qu'on est obligé de faire, quelque soit l'élu - le pouvoir se limitant dès lors au pouvoir de nomination qui constitue des réseaux d'influence. Il est assez évident que la politique effective reste largement celle de l'histoire subie, ce qui est certes intolérable mais la réalité même qu'il faut bien reconnaître (comme la guerre en Ukraine qui peut nous contaminer ou la crise financière qui nous a touché en venant d'outre-atlantique). Le nécessaire volontarisme n'est plus aussi triomphant quand il se heurte au réel extérieur qui lui résiste, un réel qui ne se plie pas à sa volonté. On le sait depuis quelque temps de l'économie qui ne se laisse pas diriger à sa guise, ne se plie pas facilement aux injonctions politiques et se venge souvent de ceux qui prétendent la soumettre à d'autres lois que les siennes (le grand bond en avant était un grand bond en arrière faisant des millions de morts que personne n'a voulus). L'économisme, longtemps identifié au marxisme, étant devenu l'argument d'autorité du néolibéralisme a beau être rejeté désormais par une gauche qui n'y voit qu'idéologie, cela n'empêche pas que les politiques radicales s'y cassent les dents. De nos jours, c'est surtout l'accélération technologique qui rend sensible une évolution qui nous dépasse, qui n'est pas voulue, comme s'en persuadent un peu vite les technophobes, mais qui s'impose immanquablement après-coup, ce qui justifie incontestablement une certaine naturalisation de la technique comme de l'économie et de l'histoire.
On ne peut se passer d'agir au plus vite mais on ne peut faire comme s'il suffisait d'avoir des finalités pour qu'elles soient réalistes, encore moins comme si on pouvait tout changer, simplement parce que c'est notre volonté, notre exigence la plus profonde (ce que Hegel appelle la loi du coeur). Il faudrait juste changer de méthode pour définir nos finalités, non pas à partir de nos valeurs ou espérances mais des opportunités effectives, c'est-à-dire à peu près le contraire de ce qu'on nous serine qu'il faut faire pour mobiliser les foules (en vain...) ! Il ne s'agit pas de croire que la lutte des classes permettrait de tout obtenir, que ce ne serait qu'une question de combattivité, mais si des luttes syndicales ont été nécessaires pour toutes les "conquêtes ouvrières", elles n'ont perduré que par leurs effets bénéfiques sur l'économie, ce qu'on appelle le compromis fordiste où possédants comme salariés trouvaient leur compte alors que les manifestations contre les réformes des retraites n'ont abouti à rien car la situation n'est plus aussi favorable et les contraintes financières de l'allongement de l'espérance de vie incontournables. D'autre part, il est indéniable que le chômage de masse affaiblit considérablement les revendications salariales, c'est ce qui est le plus décisif et contre quoi l'activisme tourne à vide.
Il ne faut pas oublier non plus que si l'horrible Thatcher a pu mener sa politique antisociale, c'est que la situation économique qu'elle a trouvé était catastrophique et qu'elle s'est nettement améliorée sous sa férule. C'est un fait aussi déplaisant qu'on puisse le trouver. La défaite des luttes prolétarienne n'est pas due à une mystérieuse démobilisation mais à des circonstances objectives qu'il faut connaître, comprendre, intégrer. Le matérialisme ne laisse là-dessus aucun espoir car il ne s'agit pas de ce que nous pouvons vouloir mais de juger aux résultats et s'il est inacceptable que l’économie profite aux riches et ne puisse se passer de pauvres, cela n'empêche pas qu'une politique volontariste pour y remédier peut créer plus de chômage et devenir rapidement financièrement intenable, etc. Le début de la présidence de Mitterand l'illustre parfaitement, de dévaluation en dévaluation jusqu'à la reddition finale à l'Europe. Le problème n'est certes pas d'affirmer ses convictions mais de pouvoir tenir sur la durée et par rapport aux autres puissances, impossible de faire comme si on était seul au monde, hors de l'économie comme de la géographie ou de l'histoire...
L'histoire conçue
Pour arriver à une véritable "histoire conçue" et non plus subie, il faudrait donc prendre d'abord conscience que si l'humanité fait son histoire, et non pas une volonté divine, elle ne sait pas l'histoire qu'elle fait. Ensuite, il faudrait prendre conscience de quelle humanité on parle, avec toutes ses limitations cognitives, loin d'un savoir absolu lui permettant de s'accorder pour prendre les bonnes décisions. Déjà en retard sur le présent, l'accélération technologique décourage toute projection dans un avenir trop lointain. Enfin, il faudrait prendre en compte les processus matériels, les rapports de force, les transformations de l'économie à l'ère du numérique, les nouvelles forces productives aussi bien que les contraintes écologiques et menaces climatiques.
Très concrètement, car l'enjeu est vital et pas du tout théorique, il ne s'agit donc plus tant de démontrer la nécessité de politiques plus écologiques et sociales, encore moins de se disputer sur l'idéal, mais de mettre en lumière tout ce qui s'oppose à des mesures de salut public, d'abord matériellement, ensuite nos limites cognitives, enfin la divergence des intérêts, le recrutement des élites ou le processus électoral, etc. Ce qu'il faudrait faire entendre (mais est-ce audible?), c'est que la question ne devrait plus être celle de l'excellence de nos finalités mais celle de nos moyens trop souvent surévalués à mesure même de notre impuissance. Au lieu d'opposer à l'absence d'alternative (TINA) un supposé renversement des valeurs qui rendrait magiquement tout possible, il faudrait s'attacher aux alternatives effectives qui nous restent, à nos marges de manoeuvre qui ne sont pas nulles même si elles sont essentiellement locales et fédératives, dans une démocratie de face à face (des possibilités existent à tous les niveaux mais avec une inertie qui augmente avec la taille). Au lieu de se prendre pour le Bon Dieu, les questions qu'il faudrait se poser, c'est : que peut-on changer, sur quoi peut-on peser, comment s'y prendre et briser notre isolement ? Il ne suffit pas de prier ni de faire des pétitions. Il s'agit, d'une certaine façon, de faire ce dont on a horreur : prendre les moyens comme fin. Les élus locaux le savent bien, ce n'est qu'à partir des moyens disponibles, en "prenant plutôt pour point de départ les nécessités pratiques", qu'on aura une chance de pouvoir améliorer les choses et arriver à quelque résultat (le plus radical possible), pas en rêvant de conversion religieuse et d'un homme nouveau fantasmé, n'ayant plus rien de commun avec le siècle dernier, pas plus qu'avec l'époque d'Aristote qui voulait déjà améliorer les hommes par l'éducation et célébrait la vertu - mais s'inclinait devant la force...
Il faut y insister, l'urgence serait maintenant de se focaliser sur les moyens plus que les fins, les possibilités effectives plus que les grands discours, prendre conscience de notre part de bêtise, des insuffisances des processus démocratiques et de la pression médiatique tout aussi bien que des mouvements sociaux. Nous devons résoudre la contradiction entre la nécessité de préserver notre avenir et l'incapacité d'une volonté politique de décider du futur. L'échec des totalitarismes était déjà l'échec d'une "histoire conçue" qui se brisait sur la réalité et continuait une histoire subie dans la confrontation brutale des visions du monde. La prétention de prendre notre destin en main ne fait ainsi qu'en renforcer les errements tout comme la guerre sainte des djihadistes ne fait qu'ajouter du malheur au monde - au nom du Bien comme toujours. Impossible de se fier à la vertu pas plus qu'aux bonnes intentions dont l'enfer est pavé. Depuis les philosophies du soupçon, le structuralisme, jusqu'aux biais cognitifs, impossible de ne plus tenir compte de notre finitude et des limites de notre rationalité. Cette contradiction qui semble rendre tout objectif inatteignable, n'est pas seulement celle de la politique mais a déjà été rencontrée par la programmation qui en a tiré un art du gouvernement basé, à l'imitation du vivant, sur une direction par objectifs et la correction d'erreur plus que sur l'instruction impérative (autoritaire ou démocratique). La cybernétique, si décriée (souvent avec raison), en se focalisant sur les effets plus que sur des causes indéterminées, est pourtant bien la réponse à l'impuissance du pouvoir comme à l'échec du volontarisme, gouvernement qui ne regarde pas la société de haut (comme Platon) mais part de la réalité matérielle, du résultat, de l'extériorité et de ce qui ne marche pas ou dysfonctionne. C'est la seule voie qui nous reste ouverte, celle d'un matérialisme écologique qui devrait limiter le volontarisme tout en augmentant notre réactivité, en restant plus attentifs à la complexité des processus dans lesquels on intervient et surtout en se réglant sur le feedback des politiques suivies. Au lieu de vouloir former le réel à l'image de notre idéal dans une lutte à mort et la négation de ce qui nous résiste, il y aurait ainsi une autre façon d'aborder le réel en lui donnant réponse à chaque fois, autant que faire se peut, pour corriger nos erreurs, profiter de l'aubaine, éviter le pire et progresser petit à petit sans jamais pouvoir baisser la garde face à une extériorité si souvent menaçante (et à quoi on participe).
On peut en discuter théoriquement, cela ne résout pas le problème. En admettant qu'on ait là le seul cadre viable d'une politique écologiste, il faut admettre aussi qu'il ne sert apparemment à rien de le dire. La première question reste celle de notre impuissance, de prendre conscience de tout ce qui s'oppose à une volonté politique, à sa constitution comme à sa mise en oeuvre. Non seulement on ne peut pas en rester à un matérialisme qui s'imposerait sans médiations mais s'il faut prendre en compte la subjectivité c'est qu'elle y introduit de l'illusion, de l'erreur, du fantasme, de l'obstination, tout les "biais cognitifs" nous faisant prendre des vessies pour des lanternes et croire plus facilement ce qui nous arrange, faisant obstacle au changement en voulant le précipiter. De toutes façons, en général, les gens préfèreront toujours qu'on leur mente, comme dans l'amour, si possible un mensonge sincère, avec des étoiles dans les yeux. C'est en leur faisant croire à l'impossible que les foules vont vous suivre comme l'amoureux suit sa belle et parfois, cela peut donner de grandes choses, mais la plupart du temps, c'est un lamentable échec. Il faut le marteler, la première réalité, c'est la diversité des opinions jusqu'aux plus débiles. Héraclite disait que penser, quand on est éveillé, c'est penser ce qui est commun. Il avait raison en ce qu'on utilise pour cela le langage commun, il faut pouvoir se faire comprendre, mais aussi certain que ce socle commun, nos convictions sont non seulement diverses mais irréconciliables sans personne pour trancher. Il ne suffit certes pas d'avoir des idées claires et distinctes pour que ce ne soient pas des conneries !
Non seulement nous sommes incapables de nous accorder sur ce qu'il faudrait faire mais de toutes façons nous n'aurions pas le pouvoir de l'imposer alors qu'un emballement du climat est possible et que la destruction des anciens rapports sociaux est bien irréversible, quelque puisse être la puissance d'un mouvement social. Difficile d'être optimistes sur la prochaine conférence sur le climat (même si des résultats commencent à se faire sentir) tout comme sur de nouvelles protections sociales qui n'existent pas encore alors qu'on détruit les anciennes. Notre avenir est de plus en plus incertain et rien ne sert de nourrir la nostalgie d'un paradis perdu qui est souvent outrageusement embelli par rapport à la dureté de l'époque. Tout cela laisse penser, qu'encore une fois, ce sont les événements qui vont décider pour nous, n'agissant jamais que sous la pression de l'urgence (la crise européenne étant exemplaire sur ce point).
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