Auto-organisation et sélection génétique

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Le vivant post-génomique ou qu'est-ce que l'auto-organisation, Henri Atlan
Henri Atlan faisait partie des membres originaires du GRIT mais cela n'empêche pas que je me situe à peu près à son exact opposé sur des points fondamentaux qu'on peut relier à nos conceptions différentes de l'information. En effet, non seulement il prétend tout expliquer par l'auto-organisation, ce qui me semble très exagéré au moins (et pas du tout aussi original qu'a pu l'écrire Philippe Petit) mais il attaque frontalement tout ce que je crois devoir réhabiliter (voir mon article précédent) : la spécificité de la vie, le rôle de la finalité comme inversion de l'entropie et même la sélection darwinienne comme seul facteur explicatif, ce qu'il appelle "l'épistémologie évolutive" (p134), sans parler de la liberté et du dualisme entre l'esprit et le corps (comme entre l'information et l'énergie ou la matière).

Il est certain que finalisme et vitalisme mêlaient un peu trop téléologie et théologie dans ces notions premières de la biologie qu'elle a dû abandonner pour développer un réductionnisme biochimique qui s'est révélé évidemment bien plus productif jusqu'ici. A l'inverse de ce que préconise l'auteur qui leur oppose une auto-organisation réduite à des causes efficientes, des phénomènes biologiques réduits à des phénomènes physiques, il serait peut-être temps de les réintroduire, bien que sur un mode beaucoup moins mystique (comme la "théorie constructale" pas comme Bergson ni Jonas), afin de sortir de l'impasse actuelle de la biologie et de la génétique réductionnistes qui rencontrent effectivement leurs limites désormais dans la compréhension de l'interactome. La nécessité de réintroduire les effets globaux, la complexité et les phénomènes d'émergence ne devrait pas nous obliger pourtant à tomber dans une sorte d'obscurantisme, expliquant un mystère (l'organisation des organismes) par un mystère encore plus grand (leur auto-organisation miraculeuse) ! Le fait qu'il y ait de l'auto-organisation partout, ce qu'on ne contestera évidemment pas, n'implique nullement que cela lui donnerait un caractère explicatif de quoi que ce soit pour son orientation vers une fin précise (sélectionnée seulement après-coup), ce serait revenir avant Darwin.

L'intérêt du livre consiste indubitablement à porter l'accent sur les phénomènes probabilistes, la variabilité et le fonctionnement en réseau de la cellule ainsi que sur l'importance de l'épigénétique, notamment pour la différenciation cellulaire dans l'organisme, démontant le simplisme du dogme génétique ("un gène, une protéine, une fonction"). Il n'est pas inutile non plus d'insister à la fois sur la nécessité de modèles en même temps que sur leurs limites. On peut s'accorder complétement sur l'état des lieux. Cependant, on peut dire aussi qu'il présente l'avantage de réunir un très grand nombre de travaux de tous horizons (en plus des siens) sur l'auto-organisation et d'en faire une sorte de bilan, de ce qu'on pourrait appeler, de mon point de vue, les illusions à son propos, malgré des résultats qui ne sont pas tout-à-fait négligeables.

Bien sûr, faut-il le rappeler, il est sans conteste incomparablement plus compétent que moi en biologie. Le scientifique, c'est lui, mes critiques paraîtront donc complétement illégitimes mais si on peut lui donner complétement raison sur le remplacement de la notion de programme génétique par celui de réseau où l'auto-organisation et l'aléatoire ont un rôle essentiel, on ne peut en rester là sans prendre un peu plus en considération la sélection, la mémoire, l'information, le feed back qui rendent bien mieux compte de l'évolution et de sa complexification avec le temps, ce qu'il dénonce comme "le piège du finalisme dans lequel tombent les biologistes qui comprennent l'évolutionnisme darwinien et la sélection naturelle comme processus d'optimisation de fonctions" (p252). Pour lui les fonctions naissent d'elles-mêmes ! un peu comme pour Empédocle critiqué déjà par Aristote (Leçons de physique, Pocket, p154-155).

Tout son effort vise en effet à soutenir des paradoxes jugés très profonds mais qui témoignent surtout d'une dénégation obstinée à vouloir absolument éliminer comme le diable toute finalité, rejetée dogmatiquement, même dans le cadre d'une sélection darwinienne et quand ça crève les yeux (bien que, n'y arrivant pas, il se contredise sur ce sujet, comme on le verra). Il tente même de retirer toute finalité à l'intentionalité quand il ne la réduit pas à un épiphénomène sans aucun rôle alors qu'elle reste indispensable pour comprendre la vie, dans l'interaction avec l'extérieur de l'organisme comme un tout. Il faudrait, en effet, un dualisme stricte entre matière et information, là où son monisme spinozien revendique la confusion du corps et de l'esprit. Ce dualisme est celui des causes finales et des causes efficientes aux logiques complétement opposées entre boucles de rétroaction et purs mécanismes, alors qu'ils prétend ramener les premières aux deuxièmes. Le plus curieux, c'est qu'il réintroduit ensuite les causes finales comme répétition, selon une logique de l'après-coup que je partage tout-à-fait, sauf qu'il n'a de cesse d'en faire un processus aveugle. Il a l'explication et n'en veut pas (pas assez matérielle) ! A cause du refus d'une causalité qui part de la fin, du résultat, de l'information et de sa mémoire, ce qui était la découverte de la cybernétique, sa critique justifiée d'un programme génétique mécaniste le fait retomber dans un autre mécanisme bien plus obscur où l'auto-organisation vient à chaque fois comme deus ex machina qui expliquerait tout (nuit où toutes les vaches sont noires).

On peut être d'accord avec le fait que l'ADN n'est pas un processus, étant une molécule "inerte" (que Schrödinger pensait proche d'un cristal) mais il est trop simple de le réduire aux données en opposition à un programme, restant beaucoup trop dans la métaphore informatique. Le vivant ne sépare pas aussi nettement programme et données. Admettre qu'avec les protéines, il s'agit plutôt d'outils (p67) montre qu'on a affaire à des processus plus que des produits. L'exemple bien connu des gènes d'horloge qui s'inhibent eux-mêmes et sur lesquels se greffent de nombreuses fonctions montre que la réduction à de simples données n'a aucune pertinence en dehors de la reproduction elle-même (qui traite des programmes comme des données). Il est vrai, par contre, que l'ADN n'est pas vivant, seule la cellule est vivante. On a souligné tout ce qui oppose la matière à l'information mais cela n'empêche pas que toute information est matérialisée dans un support. Une spécificité du vivant par rapport au numérique, c'est que le support matériel y est beaucoup moins neutre pouvant combiner information et réaction ou bien occuper une place dans une chaîne biochimique (ainsi une hormone peut se désagréger en d'autres hormones dans la chaîne des catécholamines par exemple). Cela rend bien plus difficile de distinguer l'information de sa matérialité et les données des fonctions qu'il ne faudrait pas confondre pourtant (les drogues sont différentes des neuromédiateurs dont elles miment l'action). Même si le rôle de l'ADN doit être réévalué de façon moins simpliste, intégrant une grande part de réflexivité, d'aléatoire et de fonctionnement en réseau, il ne faut pas surévaluer l'hérédité des caractères acquis par épigénétique, qui existe indubitablement mais se trouve aussi bien sélectionnée génétiquement comme lorsque le manque de nourriture d'une mère peut rendre diabétique sa progéniture, voire les petits-enfants. Même si l'ADN n'est pas identique à un programme, c'est malgré tout, le contraire de l'auto-organisation, ce qu'on devrait appeler plutôt, avec Jean-Jacques Kupiec, une hétéro-organisation qui fait ce que nous sommes, en dehors de détails comme nos empreintes digitales, la détermination génétique étant bien supérieure aux plages d'auto-organisation qu'elle laisse dans le développement (même si cela peut être pour quelque chose d'aussi primordial que la constitution du ribosome), c'est de l'auto-organisation très sélectionnée, guidée, canalisée (en particulier pour la différenciation cellulaire) et tout au plus de l'ordre de ce qu'il appelle "l'auto-organisation faible".

Les chapitres les plus importants, et les plus contestables, sont effectivement les chapitres 6 et 7, la "Typologie des auto-organisations" (p181) et "Modèle mécanique d'intentionnalité" (p219). Répétons-le, lorsqu'il reconnaît que l'auto-organisation est un phénomène sous contrainte (p84), il n'y a absolument rien à redire mais le problème vient simplement du fait qu'il reste dans un déterminisme mécaniste ("finalisme vs mécanisme", p184) qu'il croit dépasser en y introduisant l'aléatoire mais qui refuse encore la détermination par le résultat et la sélection après-coup (refusant l'évidence bien trop naïve à ses yeux que "la fonction crée l'organe" et que "les yeux sont faits pour voir", comme les pieds pour marcher et les ailes pour voler avec perfection, conformément à la "théorie constructale" et au simple darwinisme, par ce qu'on appelle une "causalité descendante", contre-coup de la performance reproductive qui peut être simplement sexuelle ! La perte de la vue chez les animaux qui vivent dans le noir vaut ici preuve comme le remarquait Darwin). Le débat ne date certes pas d'hier, et les noms d'oiseaux entre partisans opposés de ce qui étaient bien des guerres de religion à l'époque, mais vouloir trouver dans les structures elles-mêmes la cause de leurs fonctions (qui s'assembleraient par miracle) me semble une impasse conceptuelle méconnaissant la spécificité du concept d'information, y compris dans la perception ramenée, avec le perceptron, à l'habitude et aux probabilités en ignorant les saillances, les indices, les signes, les "récepteurs" conditionnels. On peut admettre qu'à chaque fois que les choses peuvent s'arranger toutes seules, il n'y a pas besoin d'inventer autre chose ; et donc partout où il peut y avoir de l'auto-organisation, il y en a, permettant de s'adapter au terrain. Cela n'en fait pas le déterminant, ce qui a sélectionné tel organisme plutôt que tel autre avec des fonctions de plus en plus optimisées (c'est un fait). Ce qui caractérise le vivant, c'est sa capacité de réaction de façon adaptée à l'information reçue. Ce qui manque à cette main invisible qui arrange miraculeusement les choses, c'est l'après-coup, l'apprentissage et donc la finalité (la réponse à l'information).

Comme toujours, pour justifier ce côté magique (et la prétendue auto-régulation des marchés), on en appelle à "l'intelligence en essaim" des oiseaux ou des fourmis, ce qui relève indubitablement de l'auto-organisation mais pas toujours de l'intelligence pour les moutons de Panurge ou les mouvements de foule. Il vaudrait mieux distinguer comme Joël de Rosnay l'intelligence collaborative, très réelle, d'une intelligence collective trop souvent absente. Ce qui fait l'intelligence n'est pas la masse mais l'information. Non seulement il faudrait tenir compte du fait que ce qui est un gain d'intelligence pour des fourmis est un effondrement de l'intelligence pour les humains en foule braillarde, mais surtout du fait qu'on reste dans la pure immédiateté, sans intervention de sélection après-coup, sans véritable intelligence, donc, et qui ne peut être généralisé pour évacuer la finalité de tous les comportements vitaux. Il n'est pas étonnant que le cerveau ou le système immunitaire offrent de bons exemples d'auto-organisation car ils sont les moins "programmés", les plus plastiques, leur fonction étant d'interaction avec l'extérieur. On est là dans la mémoire plus que dans la sélection après-coup mais cela ne veut pas dire qu'ils seraient intégralement auto-organisés, intégrant au contraire différentes temporalités qui réduisent la part d'auto-organisation à chaque fois car apprendre, c'est éliminer, réduire le champ des possibles.

La plus grande originalité du livre, c'est sans doute la théorie "spinoziste" de l'intentionnalité ramenée à un mécanisme (ou du moins à quelque chose comme le système immunitaire). Il lui semble d'ailleurs nécessaire de nous faire croire que c'est dans l'après coup seulement que le scientifique adhère au système dogmatique de Spinoza alors qu'il a le plus grand mal à rendre compte du vécu intentionnel. Il tient semble-t-il à ce qu'il ne puisse y avoir d'élan de l'être et seulement quelques réactions biochimiques, qu'on ne puisse être attiré par l'autre sexe mais seulement poussé par une force mécanique. On pourrait presque s'accorder sur la formation de l'intentionnalité par la répétition du plaisir ou l'évitement de la peine, finalité apprise, sauf qu'il y a aussi des intentionnalités sélectionnées génétiquement (prégnances) et qu'il faudrait ajouter que ce système de plaisir et peine a été sélectionné pour ses finalités cognitives. Plutôt qu'une auto-organisation on pourrait peut-être parler d'une auto-construction pour signifier qu'il y a différents niveaux avec des couches plus ou moins profondes, plus ou moins contraintes. Ce n'est pas parce que les finalités biologiques sont toujours des répétitions que ce sont des répétitions "mécaniques" (p211, 225). On ne peut tout ramener au réflexe alors qu'on peut dire que dès l'apparition du plaisir et de la peine, il y a réflexion possible, hiérarchisation en fonction de l'échelle des plaisirs et non pas une "fonction de satisfaction" aveugle qu'il se donne beaucoup de mal à réduire à l'effet purement mécanique d'accumulation sans tenir compte de ses médiateurs spécifiques (par exemple la dopamine pour le plaisir).

Ce qui manque le plus, en effet, ce sont les médiations et les systèmes correctifs ou spécialisés, une complexité organisée loin d'une auto-organisation globale. Ainsi, les neurones ne sont pas seulement des réseaux de neurones, ils passent par les neuromédiateurs chimiques qui en modulent les réponses, servent de feed back, dépendent du milieu, etc. La vie est apprentissage beaucoup plus qu'auto-organisation, intégrant non seulement ses finalités vitales mais évolutives. L'auteur s'approche d'ailleurs très près de la clé du vivant quand il dit "Un projet sur l'avenir ne serait que le résultat du retournement d'un effet en cause dans la représentation" (p211), effet d'après-coup, mais c'est aussitôt pour prétendre que cette intentionalité ne serait pas "visée vers" l'objet (la proie ? le terrier ? le partenaire ?), ce qui serait comme de prétendre que la chatte n'y retrouve pas ses petits ou même que le regard ne vise pas l'objet de la vision (ce pourquoi il conteste la phénoménologie : pas de noèse déterminant un noème). Il faudrait au contraire étendre à la sélection génétique cette intériorisation des finalités vitales comme sensibilité, émotion et sentiment (qui s'étendent à l'ensemble du corps, dans une mobilisation générale). Un organisme étant sélectionné comme un tout, la sélection favorise les organismes qui fonctionnent comme un tout, voire qui ont un sentiment de soi, tout le contraire de la mécanique à laquelle on réduit le vivant ici. On est donc très étonné quand il finit par admettre "qu'un ensemble de buts vitaux a pu être sélectionné à travers un long processus d'évolution" (p239), ce qui renverse complétement la question et contredit tous ses efforts précédent pour éliminer ces finalités qu'on retrouve dans toute cellule cherchant à maintenir son homéostasie.

Les enjeux ne sont pas seulement biologiques puisqu'ayant la prétention de s'appliquer dans toutes sortes de domaines. Or, on sait que mettre trop l'accent sur l'auto-organisation en économie, mène à l'irresponsabilité néolibérale ainsi qu'à surestimer le caractère hasardeux des marchés (p89) et leur imprédictabilité, comme si les processus matériels sous-jacents n'étaient pas déterminants en dernière instance, plus que les cours de la Bourse. Prétendre que les sociétés seraient auto-organisées alors qu'elles sont tellement organisées, notamment par le Droit, c'est on ne peut plus excessif, bien qu'il y ait incontestablement des zones d'auto-organisation (dans le trafic routier par exemple, aussi organisé soit-il par le code de la route) et qu'une société historique constituée de traditions empilées n'a rien à voir avec une société artificielle (utopique) incapable d'intégrer une complexité pourtant vitale.

Une des formes privilégiées par Henri Atlan depuis toujours, c'est l'auto-organisation par le bruit qui a une zone de validité mais où l'on ne devrait pas confondre ce qui relève de l'aléatoire ou du mouvement (permettant aux divers éléments de s'ordonner en fonction de leurs relations et du milieu). L'illustration inaugurale par des aimants qui s'auto-organisent sur une plaque vibrante montre qu'il ne s'agit pas du tout de bruit, sinon pour nos oreilles, mais seulement d'une énergie qui réduit les frottements et libère assez les aimants de la gravitation pour que les forces électro-magnétiques l'emportent. De même, l'agitation d'une cellule facilite les mouvements (par exemple pour la localisation des chromosomes) mais sans rapport avec le bruit dans les communications. Il vaudrait mieux parler ici "d'ordre par les fluctuations" (p188). On a par contre montré récemment que le bruit électrique du cerveau pouvait avoir une fonction de renforcement par résonance, comme pour les ponts qui amplifient des ondes bien précises mais ce n'est qu'une fonction particulière et située qu'il ne faut pas vouloir généraliser alors que le vivant se caractérise quand même par sa grande résistance au bruit dans la reproduction comme dans l'homéostasie. Il y a incontestablement un rôle de mutations génétiques aléatoires, ce qu'on peut appeler effectivement un bruit cette fois, mais qui n'est valorisé qu'après-coup par la sélection, en éliminant le bruit qui n'a qu'une fonction exploratoire, sur plusieurs temporalités, non pas directement de façon mystérieuse mais après-coup par sa reproduction (sa fonction, son adaptation, sa performance ou sa séduction sexuelle). Le bruit n'est ici qu'un reste infinitésimal d'un processus de correction d'erreur d'une efficacité redoutable pour le réduire, mais il est vrai que le vivant n'est pas l'équilibre ni la pure répétition, c'est plutôt le déséquilibre, l'évolution, le mouvement seulement ils ont un besoin impérieux de stabilité, de robustesse pour se complexifier en construisant sur l'ancien. On n'admettra pas non plus de réduire la poésie au bruit, ce qu'elle peut sembler pour un étranger, alors qu'elle donne sens, ajoute de l'équivoque, touche juste, loin d'étouffer la voix. C'est le contraire du bruit, c'est plutôt une augmentation de la quantité d'information et de la bande passante, ce qu'on peut appeler une perte de redondance cette fois, mais il y a une sorte d'impérialisme du concept qui, pour se justifier dans son caractère paradoxal, voudrait s'appliquer un peu à tout...

Ne pouvant nier l'existence de fonctions vitales, et donc de finalités, il parle de "redondance fonctionnelle" lorsque la suppression d'un gène ne supprime pas la fonction mais il vaudrait mieux parler d'équifinalité, ce qui est la propriété d'essayer d'atteindre une finalité (un retour à l'équilibre) par tous les moyens et renforce la détermination par le résultat par rapport aux processus chimiques qui peuvent être difficiles à démêler dans leur multiplicité. En parlant plutôt de redondance, cela lui permet de réduire l'évolution à des causes internes, déjà là on ne sait comment et sans intervention de la sélection apparemment ! Pourtant, ce n'est pas tant qu'il y aurait perte de redondance (ce qui brouillerait le message jusqu'à le rendre inefficace) mais bien qu'il y a une différenciation (augmentant l'efficacité), éventuellement par recopie et mutation ou virus, ou bien encore par inhibition conditionnelle ou tout autre "bricolage". Il y a, en tout cas, un gain entropique net, sélectionné comme tel. Un se divise en deux. La complexification par différenciation n'a rien à voir avec la complexité mathématique purement aléatoire, c'est une "différence qui fait la différence", c'est l'organisation qui précède toute auto-organisation et permet d'évoluer sans rester dans l'immédiat. Pour l'étudier, il faut passer de la statistique uniformisante à l'organisation interne, plus difficilement formalisable sans que ce soit impossible non plus, dans les grandes lignes tout au moins, ce dont témoignent les performances (et les limites) des biotechnologies.

Reste enfin la question de la liberté qui reste engluée (p85-86 et tout le chapitre 8, p243) dans la vision religieuse du libre-arbitre dont il voudrait sortir. Il se s'agit pas de prétendre qu'on pourrait être cause de soi et que nous ne serions déterminés ni par nos gènes, ni par nos positions sociales et tous les discours. D'être entièrement déterminés nous laisse entièrement libres et responsables. Vouloir identifier la liberté à l'arbitraire de l'acte gratuit est absurde alors qu'elle n'est évidemment qu'une décision autonome, le choix par soi-même de l'action à mener, fonction de la conscience, des enjeux et de nos capacités cognitives. Dire, après Spinoza, que le sentiment de liberté est dû à l'ignorance des causes n'a aucun sens quand on ne sait pas quoi faire, quel choix nous devons prendre, où l'ignorance est bien cause de notre liberté mais dans un tout autre sens. Laisser croire que nous serions submergés par nos pulsions sans capacité de réflexion pour les accorder à nos raisons est tout aussi étranger à notre expérience quotidienne. Tout est dans l'écart entre le sujet et l'objet, la conscience et son objet, nos déterminations et nos raisons, la réflexion n'étant qu'un détour. Il est encore plus risible de vouloir faire de l'intentionalité et de l'action des processus parallèles sans influences l'un sur l'autre (p249), même si certaines expériences peuvent laisser croire que la conscience ne serait qu'un reflet, un simple épiphénomène négligeable pour la conduite du corps. On peut trouver que ces machines désirantes frôlent le délire scientiste ou bien une schizophrénie deleuzienne (c'est l'esprit qui se nie avec la force infinie de l'esprit). Heureusement que la plupart de nos actes sont sur le mode automatique mais s'il n'y avait pas de liberté, de choix multiples qui nous posent question, il n'y aurait certes aucun besoin de philosophie, ni même de vie... On peut d'ailleurs identifier liberté et conscience en définissant celle-ci, comme manque d'information conformément à ce qu'en disait Henri Laborit.

La question de savoir comment l'esprit pourrait commander au corps n'est pas si insoluble puisque l'information a toujours une matérialité et que c'est ce que réalisent tous les automatismes informatisés, la commande d'un relais pouvant déclencher n'importe quel mécanisme (on peut même le faire par la pensée de nos jours!). Descartes situait sans trop de raisons (comme souvent) dans la glande pinéale le lieu de la transduction entre l'esprit et le corps mais on sait que le cerveau sécrète des neuromédiateurs et des hormones qui affectent le corps de même qu'il peut commander ses membres par les nerfs, à partir de zones spécifiques. On en sait déjà un bout, l'imagerie cérébrale permettant de lier un état mental avec l'activité neuronale, et notamment que l'auto-organisation a un grand rôle dans la maîtrise du corps (par exemple pour contrôler une prothèse) mais il semble bien que la conscience implique un centre de commande malgré tout, avec ce que Jean-Pierre Changeux appelle un espace de travail, et non pas juste l'émergence bottom-up d'un ordre spontané qui doit passer par de nombreux filtres. Une étude toute récente montre d'ailleurs que la conscience se signale par des connexions top-down. Cela ne signifie absolument pas l'absence de rationalisation après-coup encore moins une absence de déterminations, seulement leur hiérarchisation, leur internalisation et leur inhibition toujours possible (l'auto-nomie est une auto-discipline), le cerveau associatif ayant la fonction d'inhibition du cerveau reptilien, à l'opposé d'une émergence immédiate dépourvue de négativité. L'inhibition a une très grande part dans le vivant, s'opposant à chaque fois à une simple auto-organisation par un contrôle conditionnel. La subjectivité est un calcul (l'affect est puissance d'agir, disposition à l'action) mais toujours avec une part réflexive (boucle de rétroaction).

La question n'est pas tant de l'importance plus ou moins grande qu'on donne à l'auto-organisation mais de la négation de l'histoire et de l'apprentissage, c'est de savoir si la vie est un mécanisme aveugle ou un processus cognitif, dès la première cellule comme effet en retour de la reproduction et de la sélection. La question porte sur la conception de l'information comme inversion de l'entropie par sa capacité réactive et non par quelque propriété physique ou chimique intrinsèque, bien qu'il y ait toujours à la base des réactions chimiques et des propriétés physiques. On n'a pas affaire à un phénomène chaotique ni à des structures dissipatives mais à une boucle de rétroaction positive contrôlée par des boucles de rétroactions négatives en fonction du résultat, assurant le maintien de l'homéostasie par des réactions informées (des récepteurs) sélectionnées après-coup par leurs performances reproductives. Le monde de la vie n'est pas celui de la chimie ni des forces physiques, c'est celui de la reproduction et de la sélection après-coup. La vie n'émerge pas de la matière comme une structure dissipative, elle se construit pas à pas, expérience après expérience, information par information, contre l'entropie qui la menace toujours mais dont elle triomphe dans une exubérance de formes.

Voir aussi, ce compte-rendu que j'avais fait en 2002 d'un numéro de Critique où John Stewart notamment faisait à peu près les mêmes objections aux théories d'Henri Atlan.

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