Biologie et déterminisme
Critique, 661-662, Juin-Juillet 2002, Sciences dures ?
Le numéro de Critique consacré aux "Sciences
dures" est assez inégal, dressant une sorte de panorama des polémiques
actuelles, souvent bien décevantes et simplistes, sur l'épistémologie
et la sociologie des sciences, jusqu'au fondamentalisme religieux américain.
Il suffirait pourtant, la plupart du temps, d'introduire un peu de dialectique
pour dépasser le caractère unilatéral et stérile
des positions opposées (réalisme, empirisme, sociologisme,
constructivisme, etc.). Il ne faut pas se fier à la faiblesse supposée
de la position adverse, car ce qui doit poser question c'est pourquoi cette
faiblesse garde une certaine force. Ainsi on peut facilement se donner le
beau rôle de réfuter les intégristes protestants qui
n'ont pas renoncé à enseigner le créationnisme sous
la forme atténuée de l'Intelligent Design (qui prétend
que la sélection naturelle ne peut suffire à expliquer une
évolution orientée vers une fin, par une intelligence supposée).
La réfutation nécessaire de l'adversaire ne suffit pas à
renforcer le darwinisme. Il ne suffit pas non plus comme Dominique Lecourt
(qui rejoint la position d'Henri Atlan) de plaider pour une séparation
de la théologie et de la science afin de mettre un terme à
leur conflit, position raisonnable de coexistence pacifique alors que ce
dont il s'agit, et que les articles précédents suggèrent,
c'est que la théologie s'engouffre ici dans les insuffisances d'une
sélection naturelle qui n'explique pas la dynamique interne du développement
des formes et des sauts qualitatifs (voir Chaline). Il faut s'affronter au finalisme plus sérieusement ainsi qu'à l'indéterminisme de la vie.
On voit bien que la biologie, plus que la physique, touche au coeur de nos croyances, nos représentations,
notre identité. Elle occupe en effet une position clé dans
les sciences : dernière science physique et "première science de l'homme" pour Auguste Comte. "La biologie est un territoire aux frontières problématiques,
perpétuellement menacée d'annexion par les sciences physico-chimiques
et perpétuellement poussée à l'invasion des sciences
humaines et sociales". Cette hésitation se redouble, pour Yves Duroux, de l'incertitude de son objet : "Il y a une limite dans la constitution de son objet par la biologie". Son caractère
problématique contribue certainement à
la centralité de la biologie, mais je pense que c'est aussi la conséquence
du "phénoménisme", de la perte de prestige de la Physique dès
lors qu'elle renonçait à l'accès d'un réel premier
et originaire pour se réduire à rendre compte de ses expériences.
Si la Physique quantique ne peut éliminer l'aléatoire ni rendre
compte des niveaux supérieurs d'organisation, dès lors, tous
les phénomènes ont une égale dignité ontologique,
et le phénomène qui nous concerne le plus est certainement
celui de la vie, pas ce qui se passe dans un cyclotron. C'est une bonne raison
pour s'en tenir ici aux articles concernant la biologie, c'est aussi que
ce sont les plus intéressants, éclairant la question du déterminisme
biologique qui rompt avec le déterminisme physique (sans contredire à ses lois).
La critique par John Stewart du déterminisme intransigeant défendu par Henri
Atlan se concentre sur la réponse donnée par Atlan dans "Questions de vie" (Le Seuil 1994) : "La vie en tant que telle n'existe pas, personne ne l'a jamais vue... [] L'objet
de la biologie est physico-chimique". Or, en admettant avec Atlan un "réductionnisme faible" permettant
de réduire les propriétés d'un niveau n à ses composants de niveau inférieur (n-1), on ne peut pourtant éliminer l'autonomie et la spécificité
du niveau n. On ne peut passer directement du niveau n-1 au niveau n+1 dont les propriétés
émergentes peuvent être étonnantes. "Il y a plus dans l'effet que dans la cause". Le déterminisme
est donc relatif, puisqu'imprévisible, incalculable, et surtout il y a bien une spécificité
inéliminable de la vie. "Ceci nous ramène au coeur de la question : une véritable science
du vivant est-elle possible ? Et plus précisément, les "nouveaux
paradigmes" préconisés par Atlan - les concepts d'auto-organisation
et de complexité par le bruit - sont-ils suffisants pour penser l'organisation
de vivant ?".
Pour John Stewart, la vie étant d'abord la génération,
il faudrait plutôt se tourner vers le concept d'autopoièse de
Varula et Maturana. "Le terme auto-organisation réfère
à des systèmes auto-organisés, mais rate le fait que
les organismes vivants sont auto-organisants". En d'autres termes,
ce qu'il faut penser c'est l'embryogenèse (l'expérience qui ne rate jamais!). Ce dont rend compte
la définition de R. Rosen (Life Itself) pour qui "les organismes vivants sont des systèmes clos sous causalité
efficiente", ce qui conduit à une réhabilitation de la notion
aristotélicienne de cause finale. Le retour de la finalité
dans la biologie est aussi inévitable que problématique car
il semble que cela empêche toute coupure épistémologique,
tout partage justement entre religion et science, cette intercritique
voulue par Henri Atlan au risque d'un double langage. Pour ne pas tomber
dans la religion il faudrait apprendre à distinguer entre
plusieurs types de finalité et de déterminismes.
Comment se débarrasser de la finalité en biologie ? Comment éviter le vitalisme ? "Le vitalisme est une des composantes de la philosophie biologique. Il
prend ses racines dans un fait très simple : un organisme vivant diffère
d'un organisme mort". Rien de plus évident qu'un organisme ne
se réduit pas à ses composants mais constitue une totalité
ouverte sur l'extérieur et qui oppose ses finalités biologiques
à la causalité physique (l'entropie). Pour Canguilhem, un corps a sa finalité en lui-même, contrairement à
une société qui n'est pas autorégulée, ne forme
pas un corps et doit se doter d'une finalité explicite, montrant
par là à quel point un corps se constitue par sa mobilisation
sur un objectif commun. La question des finalités introduit celle
de la liberté et de l'indétermination de l'avenir.
Le retour à Henri Bergson proposé par Alain Prochiantz insiste
justement sur la vie comme processus indéterminé, durée, évolution créatrice de formes.
Il croit se débarrasser ainsi de toute finalité alors que c'est
plutôt l'intentionnalité créatrice qui est réfutée,
pas l'orientation de l'évolution. Cela suffit aux yeux d'Alain Prochiantz,
pour donner à "L'évolution créatrice" le statut d'une
véritable théorie scientifique que les données actuelles
permettent de prendre tout-à-fait au sérieux et qui vaut mieux
que le réductionnisme positiviste ou le projet divin. D'abord Bergson
renvoie dos-à-dos matérialisme et finalisme. Le mécanisme
étant donné, la fin est bien inscrite dans les origines : "C'est
pourquoi le finalisme radical est tout près du mécanisme radical
sur la plupart des points. L'une et l'autre doctrines répugnent à
voir dans le cours des choses, ou simplement dans le développement
de la vie, une imprévisible création de forme". Dans
ce retour à l'envoyeur, c'est bien le terme "imprévisible"
qui est important car il marque la part d'indétermination qui procède
à toute création vitale. Le monde de la vie n'est pas
le monde physique, son indétermination n'est pas un simple problème
de mesure. On peut dire au contraire que la vie n'est rien d'autre que la
conséquence de l'imprévisibilité, l'indétermination,
la contingence du monde. C'est ce qui la constitue en durée sans retour,
ouverte à la surprise et l'apprentissage, ce pourquoi elle doit être
aussi capable d'erreur comme dit Canguilhem, et donc capable d'évolution
("points de résistance à une dégradation de l'énergie"). C'est enfin l'imprévisibilité de l'avenir qui donne toute son importance à l'individuation
(au stress et à la réponse individuelle) et fait de chacun le veilleur de l'humanité.
On devrait ainsi identifier la vie avec la liberté et donc une relative indétermination.
En effet que peut vouloir dire être déterminé quand
on ne sait pas quoi faire ni ce qui va arriver ? La seule finalité
restante, mais ce n'est pas rien, c'est d'apprendre à s'orienter dans un monde incertain,
s'attendre à tout, développer la sensibilité, la conscience,
la science. En faisant de l'imprévisible, de l'adaptation, l'objet
même de la vie, d'un processus de création continuelle, on peut
dire que "tout vivant, en tant qu'il est vivant, est pensée". On pense
avec son corps, notre humeur reflète notre représentation du
monde. Le système nerveux et la néoténie constituent
dans ce cadre "un réservoir d'indétermination". On voit que la question de la détermination et de la liberté
prennent un tout autre poids que dans la physique ou la théologie,
le monde de la vie est celui de la contingence des événements.
Dès lors, si on peut dire que l'émergence de la conscience et
de l'homme comme liberté constituent "son point d'aboutissement actuel, il n'était pas tracé d'avance, il s'est
inventé et continue de s'inventer sans aucune fin ni finalité". J'objecterais bien à cela que si l'évolution n'est pas orientée
par une intention divine, en effet, par contre la vie dès l'embryogenèse
ne se comprend pas sans intentionalité (ce qu'il appelle la pensée
du corps). C'est d'ailleurs l'existence des monstres qui a fait distinguer
cause efficiente et cause finale pour Aristote, par l'évidence d'un ratage. On n'en a pas fini avec la
finalité, le désir, le manque qui nous constituent de part
en part.
En tout cas, ce mouvement de la vie où l'animal se construit sur le
végétal et le végétal sur le chimique, n'est
pas préprogrammé mais au contraire de plus en plus ouvert
à la contingence, ce qu'illustre encore l'homme chevauchant l'animal dont
il se sépare par le langage. C'est une version du darwinisme qui
laisse toute sa place à un développement endogène (ce
qu'on appelle Evo/devo) unifiant génétique, embryologie et
théorie de l'évolution dans une "physiologie de l'hérédité", tout en permettant de maintenir une différence radicale entre l'homme
et l'animal, jusqu'à parler de l'"anature" de l'homme, sorte
de version biologique de l'existentialisme sartrien pour qui l'existence
précède l'essence, notre liberté étant totale
bien que limitée. La culture comme négation de la nature n'est
pas vraiment chose nouvelle et si on peut approuver la formulation, il faut
prendre garde qu'elle présente comme acquis une fois pour toute ce
qui est une finalité justement, un combat de tous les instants, l'arrachement
de notre nature animale qui nous accompagne tant que nous vivons et qui n'appartient
pas à un passé dépassé mais participe à
notre humanité. Notre nature reste irrémédiablement
double, divine et animale. La séparation de l'animalité n'est
pas achevée. Cela n'empêche pas qu'il y a bien rupture par rapport
à l'animalité avec la conscience de la conscience, la réflexivité
permise par le langage (pensée de la pensée), la dimension de l'histoire qui
nous dépasse, constituant bien une "différence de nature", "une
frontière qui ne bouge pas entre l'homme et l'animal" (je n'en
suis pas si sûr, quand on leur apprend un langage notamment). Ce qui
nous constitue comme histoire subie n'est pas une finalité préalable
mais plutôt la capacité du langage à garder le récit
en mémoire, son effet d'écriture, d'inscription, de permanence,
d'engagement sur lequel une véritable création innovante peut
se construire et se conserver, capacité d'apprentissage et d'adaptation.
Cela ne veut pas dire que ce soit possible sans des finalités humaines
partagées, ni surtout qu'on ne doit pas passer à l'histoire
conçue pour apprendre à maîtriser notre avenir.
Parer à l'imprévu est une bonne définition de
la vie qui introduit une séparation entre l'organisme et son environnement
(sujet et objet, savoir et être), séparation qui s'exprime dans
une souplesse de réaction (régulation, plasticité et
prévoyance) permettant à l'organisme de se maintenir, de s'adapter.
La vie est la contingence même, interrogation sur un monde qui nous
surprend toujours et auquel il faut rester attentif, aux aguets. Ce qui semble
manquer ici pourtant, c'est le concept d'information
par lequel toute vie s'insère dans un réseau et n'est pas
isolée ni aveugle. On ne pense pas tout seul. Il semble important de préciser comme Rossi
que "la vie est une qualité de la matière qui surgit du contenu
informationnel inhérent à l'improbabilité de la forme". En retour, la vie prend un autre sens comme apprentissage de l'imprévisibilité,
réactions conditionnelles (sortes de transistors chimiques). Rien
à voir donc avec les théories farfelues du "gène égoïste"
se reproduisant par l'intermédiaire de formes animales sans importance
puisque, au contraire, c'est la forme qui cherche à répondre
à l'imprévisible par l'échange d'informations avec
ce milieu capricieux, intériorisation de l'extériorité,
adaptation et apprentissage (ce qui se transmet, ce sont des stratégies
d'adaptation). Ce ne sont pas les mêmes organismes qui survivent selon
les durées prises en compte, mais en l'absence de catastrophes trop
importantes, le développement est un processus de complexification
et d'optimisation de l'énergie, plus ou moins résistant au stress
et aux aléas du milieu.
C'est cette ouverture primitive de la vie à l'indétermination
et à l'ignorance qui introduit de plus en plus de liberté dans l'individuation (de désadaptation). Certes, "nous ne savons pas ce qu'est un corps",
"le corps n'est qu'une des multiples représentations d'un organisme vivant" qu'on peut prendre en groupes ou en espèces, mais, pas plus que la
vie, le corps n'est éliminable comme niveau essentiel, lieu d'individuation,
de réflexion, de liberté et porteur d'un apprentissage particulier.
La vie est ce qui fait face au monde, croisement du déterminisme
de l'embryogenèse avec les risques plus ou moins catastrophiques
de l'indétermination de l'avenir qui font sa fragilité essentielle.
Dans ce cas croire au déterminisme est un acte de foi ou bien un
désir de savoir, c'est-à-dire un effet de notre liberté
mais pas de notre expérience. Notre liberté n'est donc pas
une liberté théologique, dont nous serions entièrement
coupables, en toute connaissance de cause, mais est constituée plutôt
par notre ignorance et notre questionnement (voir Heidegger, "L'essence de
la Vérité"), ce qui n'empêche pas que nous devons devenir
désormais responsables de notre ignorance même. C'est cela
le principe de précaution, un principe vital, encore faudrait-il
le savoir à temps, réorienter nos finalités sociales
avant qu'il ne soit trop tard. Cela dépend de chacun.
12/08/02
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