- Du chaos à la complexité, p96 (La fin du réductionnisme)
"Nul n'est aujourd'hui censé ignorer que
les sciences ont subi, au cours des dernières décennies, de
profondes mutations : fin du réductionnisme, éloge de la complexité,
prise en compte de l'histoire".
On peut suivre Claude Allègre lorsqu'il souligne que :
"- les relations de cause à effet ont changé : "le monde
est non linéaire" et le détail peut engendrer la catastrophe
;
- on croyait que la complexité pouvait se décomposer en unités
élémentaires, or seule l'approche globale est pertinente ;
- le réductionnisme a atteint ses limites et sa fin proche est annoncée ;
- la logique du raisonnement scientifique, que l'on avait crue immuable et
qu'on associait au nom de Galilée ou de Newton, est supplantée
par un point de vue historique qui s'impose déjà dans les sciences
de la vie, de la terre et de la société."
Ce qui est le plus troublant, en effet, c'est qu'on
quitte la conception classique de la proportionnalité des
effets aux causes, le caractère linéaire des lois physiques.
On sait que c'est Edward Lorenz qui est à l'origine des lois du Chaos
en montrant qu'une infime variation (effet papillon) ou imprécision
des calculs menait à des prévisions météorologiques complètement opposées
au bout d'un certain temps (de Lyapounov), ce qui condamnait toute possibilité
de prévision du temps à long terme, trop
sensible aux "conditions initiales" et dont les divergences s'accentuent
exponentiellement avec le temps. Du coup, c'est le déterminisme de
la nature qui en est ébranlé, bien qu'il ne soit pas question
de le supprimer puisqu'on parle même de "chaos déterministe",
il ne s'agit en aucun cas de renier la science et son efficacité, mais reconnaître ses limites, les
effets de seuil introduisant des instabilités, des indéterminations
qui échappent au calcul, et donc des scénarios multiples,
"dépendants du chemin" emprunté dans un environnement d'équilibres
multiples, de bifurcations, etc.
Il ne faut pas confondre cependant cette indétermination
avec celle de systèmes capables d'apprendre au cours du temps, "comme ce peut être le cas en économie, écologie ou sciences
sociales qui ne relèvent plus de la formalisation de la théorie
des systèmes dynamiques".
"Dans les dernières années, la rhétorique du chaos
semble avoir progressivement laissé place à une nouvelle rhétorique, celle
de la complexité... Toutefois, si au fondement de la science du chaos
il y a une théorie mathématique précise, celle des systèmes
dynamiques chaotiques, au fondement de la science de la complexité,
il n'y a rien que le projet d'étudier (et de contrôler) des
systèmes complexes... La véritable innovation est de vouloir
les considérer comme un tout, dans leurs interactions (et rétroactions),
dans leurs aléas et incertitudes".
- L'effet papillon n'existe plus, p37
Un autre article tente de montrer qu'il ne faut pas trop croire pourtant à l'effet papillon. "Les simulations les plus
récentes, si elles confirment les résultats
de Lorenz lorsque le modèle d'atmosphère a un petit nombre
de degrés de liberté, semblent les infirmer lorsque le modèle
est plus sophistiqué, l'amplification de l'instabilité initiale
étant alors plus sage et prévisible". On peut penser,
en effet, que la prévision qu'il fera froid en hiver relève
d'une contrainte globale qui ne dépend pas d'instabilités locales.
Ce qu'on peut en déduire c'est que plus un modèle est approximatif,
plus il est sensible à de petites variations et inutilisable à
long terme mais cela ne peut remettre en cause l'existence de phénomènes
physiques chaotiques qui ne résultent pas de l'approximation des calculs
mais de réelles bifurcations, d'effets de seuil, ainsi que de la sensibilité
aux conditions initiales des processus récursifs (bootstrap), à
leur emballement ou leur effondrement. Des procédures simples comme
"la transformation du boulanger" formalisant le pétrissage d'une pâte
montrent que des points contigus peuvent se retrouver très éloignés
suite au pétrissage, sans qu'on puisse prévoir leurs positions
respectives. Bien d'autres processus non linéaires génèrent
des résultats imprédictibles bien qu'ils soient complètement déterministes
dans leur principe, et donc explicables (mais expliquer n'est pas prédire
comme disait le regretté René Thom disparu ces jours-ci). Toutes
les transitions de phase, les seuils critiques, les instabilités impliquent
un degré plus ou moins grand d'indétermination sensible à
des variations infimes (quantiques), de même que l'issue d'une lutte
ou d'une chasse est toujours incertaine. Ce n'est bien sûr pas une
raison pour ne pas améliorer les modèles ni réduire
cette indétermination autant que possible en contournant la limite
des calculs par d'autres données ou diverses astuces et probabilités.
Dans tout ce qui est physique, il y a une limite. Il ne peut y avoir
de théorie du Tout déduisant l'univers et l'évolution
de la vie à partir d'une formule unique. Tout s'ajuste sans doute,
mais seulement à peu près et notre avenir reste incertain,
le monde plein de surprises inattendues dont l'improbabilité constitue
l'information elle-même, sa valeur
d'événement historique qui s'ajoute au savoir, à l'apprentissage
de l'existence dans ce qu'elle a de réel et toujours nous échappe,
intrusion de l'extériorité, de la transcendance du monde, de
la matière et du langage, d'un Être qui ne se confond pas avec
la pensée. Il n'y a donc pas d'immanence, co-naissance du Réel
(pas d'accès à l'être disait Montaigne) mais expérience
indirecte d'une ex-sistence extérieure, "prose du monde" comme Merleau-Ponty
a du s'y résoudre à la fin, c'est-à-dire par le langage narratif,
l'information, une saisie indirecte du sens et non par la poésie du
corps et de ses perceptions immédiates.
- Hasard et reproduction, p16 (l'ordre par le bruit ou la stabilité du cristal)
L'idée
que l'ordre nait du chaos ou du "bruit",
théorie que Shannon refusait (voir l'excellente histoire de l'information de
J. Segal), est contestée fortement ici. C'est Heinz von Förster qui avait émis cette hypothèse
à partir de l'expérience de petits aimants qui s'organisent
spontanément lorsqu'on les agite. Il n'y a pourtant là aucun
rôle du bruit ou du hasard mais simplement une
énergie
extérieure (agitation s'opposant aux frottements) qui amène
les aimants dans une configuration plus stable, vers leur minimum de potentiel.
On ne peut comparer ce phénomène avec celui de la vie par exemple,
sinon en ce que la vie est toujours agitation. Le concept d'ordre est d'ailleurs
très ambigu, tout comme celui de complexité. On devrait sans
doute dire plutôt qu'une instabilité aboutit à une nouvelle
stabilité (ce que formalise la théorie des catastrophes), souvent par changement de niveau.
La création de la vie, d'un ordre biologique
à partir de l'instabilité du monde, son imprévisibilité,
passe plutôt, comme Schrödinger en avait fait l'hypothèse
dans "Qu'est-ce que la vie?" (avant la découverte de l'ADN), par la stabilité absolue du cristal. L'ADN s'est révélé effectivement un cristal apériodique
(ni répétition, ni hasard donc). Structure stable et inerte
indispensable à la reproduction du vivant, sa conservation dans le
temps, sa spécificité. Ce n'est pourtant pas encore la vie elle-même
dans son mouvement.
"Pour rendre compte de la vie, il faut associer
la reproduction et la mémoire de trois processus simultanément
: le métabolisme, la formation des membranes et enveloppes des cellules,
et l'ADN, tous trois se répliquant et évoluant continûment.
Comment imaginer leur génèse ? Il faut envisager un métabolisme
qui, se déroulant à la surface d'un support, d'abord solide,
puis fait des ancêtres moléculaires de l'ADN, crée à
la fois l'ADN et les enveloppes qui vont isoler l'ensemble de l'extérieur,
tout en assurant la reproduction. Ainsi, partant de transformations moléculaires
à la surface des pierres, une suite de structures organisées,
évoluant en structures de plus en plus élaborées, aurait
remplacé les solides par des acides nucléiques, les aurait
compartimentés et aurait abouti aux cellules telles que nous les connaissaons
aujourd'hui."
"En résumé, ce qui est transmis au
cours des générations n'est pas la mémoire de l'objet
mais son algorithme de construction. Et ce qui évolue, c'est cet algorithme".
Tout cela reste bien statique, manque du dynamisme
chaotique et vivant mais, du moins énonce des contraintes incontestables. Il faut convenir que le rôle du
bruit ou du hasard n'est pas suffisant. Il semblerait d'ailleurs que la formule que Monod attribue à Démocrite "Toutes choses dans la nature sont
le fruit du Hasard et de la Nécessité", soit une invention de sa part ou un contresens sur la formule du maître de Démocrite, Leucippe : "Aucune chose ne vient à
l'existence par soi-même
et sans cause, mais tout est le fruit d'un ordre et sous l'empire de la nécessité", ce qui ne laisse aucune place au hasard. Cela ne veut pas dire qu'il n'y
a pas de contingence mais que, si tout n'est pas prévisible, tout
a sans doute une explication (rien n'est sans raison).
- La dynamique de l'ordre p48 (dissipation de l'énergie et amplification des champs)
Un autre article montre que les motifs stationnaires physiques et biologiques
résultent d'un mouvement constant, d'un processus dynamique et ne
se maintiennent que par cette énergie qui les traverse. "De l'énergie
chimique est consommée et, progressivement, à partir d'une
solution initialement homogène, un motif chimique stationnaire constitué
de variations périodiques de concentration des réactifs se
développe". "Quand le mouvement
s'arrête, quand il n'y a plus d'énergie dissipé dans
le système, le motif disparaît, et le système revient
vers un état uniforme et homogène".
Ce sont donc bien des "structures dissipatives" (Prigogine, Turing) qui sont
à l'origine de la vie (du mouvement,
le milieu cellulaire étant toujours très agité). "On voit donc à travers ces exemples que les systèmes complexes présentent des comportements généraux
en grande partie indépendants des propriétés des constituants
individuels, que ceux-ci soient des molécules, des gouttelettes d'eau,
des fourmis dans une colonie ou des étoiles dans une galaxie".
Il ne s'agit pas de pur hasard, au contraire il y a ici matière à
une science générale des formes combinant fractales et théorie
des catastrophes, ainsi qu'à une théorie des systèmes,
sans doute réduite à quelques lois trop générales
justement.
"
En plus de leurs propriétés d'auto-organisation,
certains systèmes hors équilibre possèdent des propriétés
dites de bifurcation. Tôt dans le processus, il existe un moment
critique où le système devient instable. A cet instant, l'application
d'un champ externe faible (par exemple un champ gravitationnel ou un champ
magnétique) peut déterminer l'état qui se développera
ensuite. Le système se comporte alors comme s'il possédait
une sorte de mémoire primitive".
L'instabilité
a donc un rôle d'amplificateur de forces externes qui interviennent
dans son organisation (et non pas un bruit simplement aléatoire).
Cela m'évoque le poids démesuré que prend l'islamisme
dans une période d'instabilité économique et politique,
voire anthropologique. On peut assimiler cette influence extérieure
à un bruit de fond dans son caractère constant plutôt
que par son indétermination (
pour Shaw
la propriété de sensibilité aux conditions
initiales se trouve tout à fait secondaire dans la définition
des phénomènes chaotiques : cela obscurcit le trait essentiel
de la turbulence qui est la génération continue d’information intrinsèque
au flux lui-même) mais ces perturbations ont bien un caractère structurant
; ainsi les processus vitaux ne peuvent se stabiliser en l'absence de
pesanteur. "
Le fait que l'organisation d'un système
biologique dépende de la gravité soulève bien évidemment
la question de la viabilité de certaines formes de vie en apesanteur
sur des périodes très longues, sans substitut correctif...
D'autres facteurs externes comme les champs magnétiques intenses peuvent
avoir un effet semblable à celui de la gravité. Les processus
de ce type pourraient former une classe générale de mécanismes
dans lesquels des facteurs environnementaux faibles sont transduits dans
les systèmes biologiques". Les phénomènes de transduction
orientant les processus vitaux semblent liés aussi aux effets de seuil,
conformément à la discontinuité de l'information à
la base de la vie, de l'échange conditionnel à travers une membrane entre
la cellule et son environnement.
Le vivant serait constitué ainsi par "
d'un côté le
cristal (image de l'invariance et de la régularité des structures
spécifiques), de l'autre la flamme (image de la constance d'une forme
globale extérieure) en dépit de l'agitation incessante interne" p81, à la fois reproduction du même et dynamique du mouvement.
Le concept d'information manque ici cruellement mais sans
lui le cristal n'a pas de sens ni le mouvement de direction. C'est l'information
pourtant qui fait de la vie l'intériorisation de l'extériorité et le foisonnement des formes.
- Fonction du désordre, p56 (générosité
des formes)
Après avoir voulu réfuter l'idée que l'ordre puisse
être produit par le simple bruit et le hasard, il semble qu'on y revienne
à la fin par la fonction du désordre qui est bien essentielle
dans l'évolution, ce que manifeste la sexualité introduisant
le hasard de la rencontre dans la reproduction, mais le désordre se
trouve au coeur du génome lui-même. On peut montrer que la complexité
d'une espèce ne se mesure pas par sa quantité d'ADN. Il y a
au contraire de nombreux gènes parasites qui
se reproduisent sans intervenir dans la morphogénèse. Ainsi
moins d'un cinquième du génome humain est constitué
de gènes actifs. L'essentiel est que ces gènes inactifs ne
perturbent pas la reproduction mais, ces parasites peuvent-ils apporter un
avantage compétitif ?
"Le génome eucaryote est finalement un bien
curieux édifice. C'est moins un chef-d'oeuvre d'optimisation qu'un
assemblage de séquences aux intérêts très divers,
parfois divergents".
Ce désordre ne se retrouve pas dans les procaryotes (bactéries)
qui survivent dans les milieux les plus extrêmes sans beaucoup évoluer mais seulement dans
les organismes plus développés (eucaryotes). "Le désordre
du génome eucaryote serait-il le prix à payer pour parvenir
à la complexité ? Je tenterai de défendre une idée
différente : on peut voir le génome eucaryote comme un ensemble
assez mal organisé structurellement, mais qui tirerait de ce désordre
une inventivité inégalable". "Il faut croire que l'organisation même du génome eucaryote permet cette multiplication, cette diversification, là où
la rigidité fonctionnelle et l'optimisation
stricte du génome procaryote élaguent de tels édifices.
Le prix en est peut-être toutes ces scories, tous ces rebuts de génomes
: séquences répétées, microsatellites, hétérochromatine...
Beaucoup de désordre par rapport au monde des bactéries, mais
c'est peut-être le prix à payer pour l'inventivité et
la complexification qui font le succès planétaire des eucaryotes".
On peut remarquer que seuls les eucaryotes
ont vraiment une forme, une morphogenèse, et que la diversité des formes doit avoir sans
doute un caractère fractal, du génome à la diversité des individus et des espèces.
La complexité implique un certain désordre et une grande souplesse,
une générosité de la nature qui doit être surnuméraire
pour survivre, comporter beaucoup d'inutilités, de puissances inactives.
Non seulement nous ne nous servons pas de toutes nos capacités mais
plus les logiciels sont complexes, plus ils comportent de fonctions dont
nous n'avons le plus souvent aucune idée n'en ayant pas l'usage. "Pour qu’un système reste dans un petit nombre d’états
dits acceptables, il doit disposer d’un nombre de réponses d’autant plus
élevé que les perturbations auxquelles il peut être soumis
sont diversifiées" (Ashby). Enfin, le fait
que certaines séquences inactives se répètent et "se comportent comme de véritables virus intragénomiques", suggère que la sensibilité aux virus
soit partie intégrante
de l'évolution des eucaryotes (et donc de nous-mêmes), fragilité
nécessaire à l'évolution. Remarquons encore, qu'à
ne pas introduire le concept d'information après celui d'énergie,
on rate l'essentiel du vivant comme écologie, organisation, rétroaction conditionnelle et apprentissage.
- La gravitation
fractale, p47
Il est intéressant enfin, bien que ce
soit un peu hors sujet, de considérer le caractère fractal
de la gravitation, ce qui veut dire que la gravitation a commencé
à l'échelle des atomes et molécules avant de s'étendre aux nuages
interstellaires, aux galaxies puis aux amas de galaxie. A un certain niveau
de globalisation, l'effet de la gravitation n'a pas eu le temps de se faire
sentir encore. "Aujourd'hui, alors que l'univers atteint
20 milliards d'années, cette transition a lieu à l'échelle
des amas de galaxie. Les structures plus grandes, superamas et super-superamas,
ne se sont pas encore effondrées". "Il est intéressant de noter que la luminosité d'une galaxie,
due essentiellement à ses étoiles est du même ordre que
son énergie gravitationnelle".
Selon Michel Cassé (Libération du 2/11/02) il semblerait
pourtant que l'expansion de l'univers s'accélère, à
cause de l'énergie du vide quantique (ou quintessence) qui supplanterait la
force de gravité par un pouvoir répulsif
qui augmente avec la distance (ou ne serait-ce pas plutôt que cette énergie,
par sa présence, brouille la transmission de la gravitation, lui fasse
écran ?)
Critiques de livres :
- L'intelligence de la complexité, Edgar Morin et Jean-Louis Le Moigne
"Cependant, le cadre de sa réflexion
sur les savoirs scientifiques, exclusivement épistémologique
et méthodologique, ne suffit sans doute pas à orienter l'action.
Sous peine de verser dans une version renouvelée de scientisme, il
semble encore y manquer une pensée propre du politique et du social
contemporains." p111
- Self-organization in biological systems, Scott Camazine, Jean-Louis Deneubourg, Nigel Franks, James Sneyd, Guy Theraulaz, Eric Bonabeau
"Fondée sur les
théories des dynamiques
non linéaires, elle montre, dans certains systèmes, qualifiés
de "complexes", que l'apparition de phénomènes majeurs n'est
pas due aux propriétés individuelles de chacun de ses composants,
mais naît de la dynamique de leurs interactions, de la façon
dont ils communiquent entre eux. Une telle approche, si elle était
généralisée en biologie, montrerait les limites du réductionnisme
et annoncerait un retour partiel à la dynamique." p113