Théorie de la société

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Dans le prolongement du livre sur la vie, je m'attelle à nouveau à une tâche impossible mais qui me paraît indispensable au vu des différentes idéologies politiques et des projets de transformation sociale. Il ne s'agit en aucun cas de prétendre à une théorie complète de la socialité humaine, ce qui exigerait de toutes autres dimensions, mais de donner simplement quelques repères principaux du fonctionnement des sociétés humaines au-delà des mythes qu'on s'en fait. Ce minimum d'anthropologie n'est pas, en effet, un problème théorique mais pratique au plus haut point en ce qu'il permet de déterminer, contre les rêves d'un "homme nouveau" fantasmé, ce qu'on peut espérer en politique et les limites de la plasticité humaine, au-delà de la fable d'une nature bonne qui aurait été pervertie ou de l'appel aux valeurs morales aussi bien qu'aux hommes de bonne volonté comme si tous nos problèmes venaient de la méchanceté du coeur des hommes. Le problème, c'est bien plutôt que pour comprendre les sociétés et leur rapport aux individus qui les composent, il faut non seulement adopter un matérialisme historique et dialectique complètement déconsidéré mais intégrer des concepts très controversés comme ceux de totalité sociale, de structure, de système ou de cycle (de macroéconomie), de champ social, de discours ainsi que de rationalité limitée, d'information imparfaite, etc.

La société, ce n'est pas la communauté, pas un peuple, ce n'est pas la famille, ce n'est pas seulement nos rapports ou nos échanges avec les autres, c'est une organisation sociale, des rites et des institutions, des textes fondateurs, un mode de vie et de coexistence sur un territoire, avec en premier lieu les systèmes de production assurant la survie matérielle et la reproduction sociale. Toute une tradition nominaliste a prétendu que la société n'existait pas, ce qui est consternant d'aveuglement, en particulier dans les rapports avec d'autres sociétés, pas seulement la guerre. Ce réductionnisme voudrait tout expliquer par l'auto-organisation des individus ou leurs capacités d'imitation alors que la mobilisation générale vient clairement d'un niveau supérieur sur lequel l'individu a peu de prises. Ce qui n'existe pas, c'est plutôt l'individu autonome, le self made man qui ne doit rien à personne et dont Robinson a créé le mythe fondateur. Il faut reconnaître tout au contraire nos interdépendances et nos appartenances, non seulement une langue commune et toute la culture dont nous héritons, mais aussi bien la coopération productive, la monnaie, les circuits du don et des échanges, l'état des techniques et de la médecine, les infrastructures matérielles et le code de la route qui va avec, etc., existence bien réelle de la société au-dessus de nous. Il faut être aveuglé par l'idéologie pour ne pas reconnaître l'utilité sociale, la sphère publique et les biens communs légitimant l'impôt qui les finance et qui doit être approuvé démocratiquement, domaine privilégié de la politique, mais cette société au-dessus de nous peut faire sentir aussi toute son oppression en écrasant les individus. On va donc essayer d'esquisser quels sont ces individus qui font société alors qu'ils en sont le produit, quels sont les principaux déterminismes sociaux et le système de production auxquels ils participent.

La société des individus

La première chose à reconnaître, c'est la part d'arbitraire et de convention des règles sociales tout comme des langages, condition de leur diversité. Les sociétés ne sont pas des organismes mais des organisations qui s'en différencient par le fait qu'elles procèdent d'une norme, extérieure aux individus, aux corps biologiques qui les composent mais qui n'ont pas le même ADN ni le même savoir (contrairement à nos propres cellules). La part d'arbitraire des langues ne doit pas être exagérée face à leurs capacités de traduction de l'une dans l'autre, ni la contingence des lois par rapport aux contraintes de tout ordre qui s'exercent. Cela ne veut certainement pas dire qu'on pourrait faire ce qu'on veut mais seulement qu'il y a de l'indécidable. Les sociétés sont plurielles mais elles ont aussi une histoire où de nombreux processus continuent et se transforment en interaction avec d'autres sociétés. Loin d'être des entités figées dans leur identité, elles ont des divisions internes et des oppositions externes qui les font entrer dans une dialectique éprouvante. Notre expérience est celle de cette réalité mouvante.

Ce n'est pas parce que ces processus dépassent les individus qu'ils n'y ont aucun rôle. Ils ne peuvent cependant qu'être les acteurs d'un drame ou d'une comédie dont ils ne connaissent pas le texte et dont ils ne sont assurément pas les auteurs, comme s'ils pouvaient décider à leur guise de la suite des événements, se retrouvant plus souvent les dindons de la farce ! Tout au contraire d'un peuple faisant corps contre l'ennemi, il y a toujours une certaine discordance de l'individu et de la société, bien soulignée par Canguilhem mais impliquée déjà par l'interdiction de l'inceste et l'exogamie qui brisent la première totalité subjective pour l'ouvrir au groupe comme nouvelle totalité (clôture holistique) elle même ouverte aux autres groupes. Par la nomination (ou l'adoption), l'individu se trouve intégré à des liens de parenté et des structures sociales dans lesquels il doit prendre place et qui déterminent en grande partie son existence, à son insu le plus souvent. Le structuralisme reste ici largement incontournable. On pourrait parler légitimement d'une illusion de liberté dès lors que, selon Norbert Elias, notre sentiment de liberté se trouve directement corrélé à la multiplicité de nos contraintes entre lesquelles ont doit arbitrer sans cesse, si ce n'est à la précarité de notre statut. Il n'empêche, entre individus et société, il y a toujours du jeu, entre deux ordres de causalité dissymétriques : des discours normatifs d'un côté, une société qui nous forme à son image, des processus matériels et massifs ; de l'autre, l'intervention de l'individu qui peut en influer le cours de façon plus ou moins notable en fonction de sa position mais qui reste liée à son moment historique et comme déjà datée. Tout acte humain est susceptible en effet de trouver son explication objective dans ses déterminations sociales tout autant qu'une compréhension subjective, de son désir, de sa motivation et de sa liberté d'action.

Cette non coïncidence de l'individu et des totalités effectives qui l'englobent nourrit des rêves d'harmonie "totalitaires" mais surtout condamnés à l'échec. Ce n'est pas tant la légitimité de ces rêves qui est en question, mais le fait qu'ils ne peuvent rester que des rêves ou tourner au cauchemar. Il y a un idéal de société qui nous renvoie aux origines perdues, au foyer protecteur et qu'on n'a pas à renier. Compassion et solidarité définissent très justement notre "humanité". Loin d'être le triomphe de l'individu, le délitement des solidarités collectives est plutôt synonyme d'une déculturation en même temps que d'une perte totale d'autonomie, rien de plus justifié que de s'y opposer. Ce retour de la sauvagerie dénoncée par Hobbes, quand l'homme est un loup pour l'homme, avait bien cependant pour cause les guerres de religions, menées au nom des valeurs les plus hautes. On peut donc dire qu'on sait globalement vers où il nous faut aller, cela ne veut pas dire qu'on sait comment, encore moins qu'on pourrait réaliser le royaume de dieu sur terre comme on le promet à chaque élection et pas seulement les Islamistes qui y croient dur comme fer (Yes we can ? mon oeil !). Il n'y a aucune excuse à subir passivement et ne rien tenter mais ce sont seulement les potentialités d'une configuration historique dont il faut essayer de tirer le maximum, ce qui n'est pas du tout du même ordre qu'une société ordonnée selon nos plans, même si on peut y procéder à des restructurations de grande ampleur. Il y a des chances qu'il ne faudrait pas laisser passer au nom de l'intransigeance dogmatique de quelques religions en guerre les unes contre les autres pour nous promettre leur paradis de pacotille. On ne le sait que trop, la maladie du langage de vouloir se la raconter fait des ravages en politique nourrissant toutes sortes d'utopies et de folies au nom d'idéologies simplificatrices et de la bête croyance en des idées ; ce qui est l'attitude naïve face au langage. Effectivement, le langage a quelque chose de paranoïaque en nous mettant en position d'auteur, avec un manichéisme qui nous fait croire qu'on pourrait triompher du mal et ne garder que le bon, que ce ne serait qu'une question de choix, de volonté et de bonne foi, et qu'on avait attendu jusque là pour que quelqu'un ait cette brillante idée ! Il a fallu hélas bien souvent payer le prix du sang pour admettre à quel point ces utopies sociales sont meurtrières, enfer de bonnes intentions qui se révèlent pas du tout aussi désirables qu'on s'en persuadait avec tant de ferveur. La psychanalyse peut éclairer ici la face sombre de la politique, des mouvements de foule et de l'amour du maître, non pour appeler à une quelconque normalisation des désirs comme on n'a pas peur de s'y ridiculiser, mais pour en dénoncer l'héroïsation et sa folie des grandeurs sinon l'appel au sacrifice, le jeu de l'interdit et de sa transgression, etc. Heureusement, une autre maladie du langage ne nous laissera jamais tranquille, la recherche inlassable de la vérité.

La dialectique cognitive

"Le mouvement réel du processus de développement de la pensée de l'enfant ne s'accomplit pas de l'individuel au socialisé mais du social à l'individuel" (Vygotski)

On ne peut s'en tenir en effet à une "ontologie de l'être social" qui réduit l'individu à sa liberté entendue comme capacité de faire des projets et de poursuivre ses intérêts, il faut y joindre une épistémologie, celle d'une vérité qui n'est pas donnée, d'un savoir qui se construit pas à pas mais aussi de la division des opinions sans aucun garant suprême pour départager les convictions contraires dont aucune n'est vraie (les hommes passent leur temps à s'occuper de choses qui n'existent pas, que ce soient dieux ou diables). Il y a malgré tout accumulation de connaissances effectives mais cela manifeste surtout notre dépendance à l'égard de l'état des savoirs de notre temps, de notre milieu, de ce qu'on a pu en apprendre et du besoin qu'on en a éprouvé. Cette ignorance au coeur de tout savoir est ce qui constitue notre expérience comme historique, épreuve du passage du temps en son imprévisibilité radicale, celle de ce qu'on ne sait pas encore et qui nous empêche de nous projeter dans une éternité immuable.

Se croire d'essence divine a pu nous persuader de notre clairvoyance et de notre culpabilité d'un mal fait en toute connaissance de cause alors que, pour Socrate, nul ne fait le mal volontairement mais seulement par ignorance. En effet, notre première caractéristique, bien qu'on soit incontestablement l'animal le plus intelligent, c'est paradoxalement notre rationalité limitée qui apparaît clairement dans l'histoire passée et les anciennes croyances ou superstitions mais se déduit de notre finitude comme du fonctionnement cérébral. S'il y a un progrès incontestable, c'est bien celui du savoir, ce qui n'empêche pas qu'il reste limité et sujet à l'erreur, enfermé dans le paradigme du moment. Du fait que personne n'a d'accès à l'être ni ne détient la vérité, celle-ci est l'objet de disputes interminables où l'on s'accuse mutuellement de mensonges. Il ne suffit pas d'avoir des idées "claires et distinctes" pour que ce ne soient pas des conneries. Toutes les opinions possibles s'exprimeront dont l'expérience restera toujours le seul juge, après-coup, ce qui nous promet de passer d'un excès à l'autre, principe même de la dialectique cognitive. Il n'y a pas quelque part une vérité bien connue qu'il suffirait de dévoiler ou d'appliquer. On ne peut rien faire qu'arbitrer entre les options du moment sans qu'un côté puisse avoir entièrement raison sur l'autre. On avance plutôt en aveugle par essais-erreurs. La seule chose qu'on partage vraiment, c'est notre ignorance qui est le fondement de notre liberté, notamment politique (cf. JS Mill), liberté d'esprit et de croyance qui rend la laïcité consubstantielle à la démocratie. C'est un peu difficile à admettre sans doute mais il n'y aurait ni conscience ni liberté s'il n'y avait de l'indécidable, questions exigeant réflexion et informations au lieu des réflexes automatiques du bien connu, ce qui n'empêche pas qu'on n'est libre qu'à être informé. Il faut se persuader que les limitations de notre rationalité n'ont pas que des mauvais côtés, les différences de savoir nous individualisant et nous sauvant de l'uniformité, chacun accroché à l'autre comme à sa question. On peut ajouter que le mensonge aussi est une possibilité originelle de la parole, préservant son intériorité mais achevant de brouiller les cartes. Il ne suffit pas cependant de critiquer la rationalité de l'homo oeconomicus au nom de sa folie ou ses affects car une grande partie des acteurs des marchés étant des entreprises, elles répondent bien à l'exigence de rationalité instrumentale, mais par contre ne connaissant pas la vérité plus que d'autres, elles sont ballottées pareillement dans les mouvements spéculatifs et par le vent de l'histoire.

La deuxième chose à retenir, après avoir pris la mesure de nos limitations cognitives, c'est, en effet, que la dialectique n'est pas individuelle car "personne ne touche à la vérité si tous n'y parviennent" même si "la vérité pour tous dépend de la rigueur de chacun" (Lacan). Dès lors, plus les "temps changent", plus l'individu est lié à sa génération. Cette réalité générationnelle se traduit concrètement par la domination des générations les plus nombreuses (actuellement encore celle, finissante, du baby boom et de Mai 68, cf. Louis Chauvet). Si reconnaître son ignorance est le début de la sagesse et ce qui donne sens à notre liberté comme choix réfléchi, par contre le dogmatisme, les certitudes, les préjugés, tout ce qu'on hérite du discours courant mène tout aussi sûrement au pire. On n'imagine pas à quel point ce qu'on croit "spontanément", en particulier sur les autres populations, ne tient pas du tout le coup dès qu'on va y voir de plus près, or la politique joue sur ces préjugés. Il faudrait d'une certaine façon toujours se sortir de l'hypnose collective à laquelle on s'abandonne naturellement. Impossible pourtant de se soustraire au sens commun, pas plus que l'humeur ne peut être indifférente à l'ambiance générale, sauf à s'isoler dans sa folie. Comme on l'a vu, la tension dialectique entre l'individu et le collectif est constitutive des sociétés humaines et de la politique, tension qu'on retrouve entre discours commun ou pensée de groupe et besoin individuel d'esprit critique qui manque toujours (assimilé à une propagande contraire). C'est une contradiction qui ne peut se résoudre dans un individualisme exacerbé pas plus que dans un communautarisme étouffant mais qui alterne plutôt entre compétition et coopération, égoïsme honteux et grands élans collectifs comme entre privé et public dont on doit cultiver la différence au lieu de vouloir réduire l'un à l'autre au nom de principes totalitaires trop beaux pour être vrais.

L'injustice du monde

Au-delà de l'appartenance à un groupe et de la dialectique cognitive, on peut dire que l'exigence de justice fait partie des "maladies" du langage, même si on en trouve des rudiments chez les animaux sociaux sensibles au partage. La théorie de la justice de Boltanski et Thévenot montre à quel point celle-ci n'est pas du tout "au dedans de nous" mais relative aux discours, aux règles du jeu peut-on dire (discours inspiré, domestique, civique, marchand, industriel, de renom, par projet). C'est un peu comme l'éthique médicale par exemple, liée à sa finalité propre. Pour dépasser le "complexe" ou la "multitude" apparente, il vaut mieux remonter aux concepts et aux dispositifs, aux articulations qui structurent une diversité qui est plutôt division du travail et différenciations sociales. Ainsi les liens sociaux sont différenciés selon le moment, la place et le discours dans lesquels ils s'inscrivent (Les 4 discours lacaniens pouvant se distinguer cette fois comme amour, politique, économie ou science). La question du "nous", du discours dans lequel nous nous inscrivons, se réduit à savoir devant qui nous sommes responsables, lieu de circulation de la parole, du désir et de la dette. Je trouve tout aussi indispensable le parcours dialectique des positions morales exposé par Hegel dans sa Phénoménologie et relativisant ces positions un peu trop catégoriques en montrant à quel point nous en sommes les sujets, à notre corps défendant, qu'il n'y a pas seulement le monde qui s'impose à nous mais la façon dont on en dénonce l'injustice et qui change avec le temps.

Il y a pourtant bien une éthique du discours lui-même, le langage et la parole adressée à l'autre impliquant l'universalisation de nos justifications et la responsabilité envers l'autre, sinon une certaine réciprocité, qui n'est certes pas toujours respectée, c'est le moins qu'on puisse dire, mais qui s'est longtemps manifestée notamment par les dettes de sang (vendetta), pas seulement dans l'échange de dons (où l'essentiel, c'est la dette, l'obligation de rendre). C'est du sérieux, perdre la face pouvant nous faire perdre la vie. Malgré ces tendances de fond et ce qu'on peut appeler une éthique de l'énonciation ou de la communication qui imprime sa marque sur la durée (c'est la ruse de la raison pour Hegel), il ne faut pas tomber dans la trop belle utopie d'Habermas réduisant la démocratie à un agir communicationnel alors que s'y joue des rapports de force, des conflits d'intérêt, des contradictions sociales, des réseaux de pouvoir (postes, argent), jusqu'à la loi d'airain de l'oligarchie. La réfutation de cette utopie est patente dans la politique justement. Malgré quelques hommes d'exception, l'agir politicien est ouvertement le moins honnête qui soit et son discours le plus creux et convenu, celui de la communication justement et du storytelling puisque les êtres parlants ont besoin de se raconter des histoires et que, pour être élu, il faut dire ce que les électeurs veulent entendre...

Il ne suffit pas de montrer comme l'aspiration universelle à la justice est contrainte par les discours et les structures sociales, il faut encore abandonner l'illusion qu'il suffirait d'éliminer quelques malfaisants, despotes ou banquiers, pour rétablir la justice. Eliminer les violents n'a jamais mis un terme à la violence, menant plutôt à son exacerbation. La causalité sociale n'est pas individuelle. La tendance naturelle est certes d'attribuer l'injustice à la méchanceté de quelques uns mais c'est une erreur et ce genre d'erreur, assez générale, mène à l'exclusion voire à l'extermination. En toute bonne conscience, sans doute, mais surtout tout-à-fait vainement. Il faut s'en persuader, la première raison du mal, c'est presque toujours le Bien recherché, dans le sens où le mieux est l'ennemi du bien. Cela fait partie, en effet, des maladies du langage de tendre aux extrêmes et aux simplifications par son côté catégorique. La volonté de vouloir régler les questions une fois pour toutes est toujours dévastatrice. Le mal vient de là, qu'on vous fait pour votre bien soi-disant, ou celui des autres... En dehors de ce moralisme vengeur, la plupart pensent que le mal est en nous, égoïsme qu'il faudrait combattre tout comme nos pulsions animales. Il ne manque pas de sagesses millénaires pour prétendre terrasser ce monstre, ni de millénarismes pour annoncer le triomphe définitif sur ces penchants diaboliques. C'est une illusion tellement partagée de croire à la force de l'amour qu'on refuse d'en admettre les ravages et d'abord son détournement en amour du maître bien connu dans toutes les sectes. Il est indéniable que ces discours d'essence religieuse ou fascisante sont dominants bien qu'ayant fait constamment la preuve de leur caractère inopérant et destructeur. L'ascèse individuelle est d'autant plus inutile que la source du mal n'est pas individuelle mais qu'elle relève le plus souvent de ce qu'on peut appeler l'égoïsme de groupe, bien plus impératif que le principe de plaisir quand il s'agit de défendre sa famille, son parti ou sa patrie. Il se vérifie chez les animaux comme chez les soldats, l'ocytocine qui renforce les liens sociaux étant aussi ce qui décuple l'agressivité contre les autres. C'est d'ailleurs le plus souvent la haine qui renforce l'amour, c'est l'agression extérieure qui renforce les solidarités et la fraternité des camarades de combat jusqu'au sacrifice suprême (incompréhensible pour l'individualisme). Même si son anthropologie est pour le moins simpliste, René Girard a eu raison d'insister sur l'importance du mécanisme du bouc émissaire pour souder une collectivité par l'expulsion de son ennemi intime. La nécessité de désigner l'ennemi en politique et de tout simplifier en ami-ennemi, c'est l'embrouille totale. Au lieu de prétendre nous délivrer du mal, il faudrait plutôt admettre l'ambivalence de l'amour, car c'est bien l'amour qui fait le plus souffrir, et justement parce qu'il est supposé donner les plus grandes joies. Comme dit Héraclite, c'est la même, la route qui monte et qui descend ! Le moindre examen des amours réels devrait discréditer les grandes envolées sur un amour idéal - si on ne voulait tant y croire... Ce n'est certainement pas cette voie qu'il faut suivre pour changer le monde ou simplement améliorer les choses. En tout cas on touche ici à des impasses et une ambivalence qu'on ne peut balayer d'un revers de main au nom de notre supposée bonne volonté et qui devrait nous rendre un peu plus modestes et prudents dans la recherche des véritables causes, dans les mécanismes sociaux plutôt que dans le coeur des hommes.

Les sources de l'injustice du monde sont plus matérielles que morales, en premier lieu les privilèges de la naissance qui démontrent à quel point on ne se fait pas tout seul mais qu'on hérite d'une histoire, d'une formation, d'une organisation sociale. Les injustices les plus importantes et les plus concrètes sont sans aucun doute les injustices économiques qu'on attribue là aussi à tort à la méchanceté et la cupidité humaine alors qu'il ne s'agit pas du tout de morale mais bien d'un système, d'un fonctionnement qui a sa propre logique, effectivement guidée par le profit mais qui ne dure qu'à satisfaire aux conditions de sa reproduction et donc à prouver son efficacité matérielle, sa productivité, sa capacité à mobiliser des forces supérieures. On quitte cette fois le discours, les structures, l'idéologie ou le cognitif pour l'infrastructure matérielle en tant qu'elle est globale et s'impose à tous. Ce qui caractérise un système, en effet, c'est que son fonctionnement ne dépend pas de ses éléments mais de l'organisation de ses circuits d'énergie, de matière et d'information. Une grande partie des effets indésirables sont imputables incontestablement au système lui-même qu'on peut toujours tenter de perfectionner, complexifier ou réguler mais sûrement pas en faisant n'importe quoi. On ne fait pas ce qu'on veut en économie où les effets pervers peuvent annuler très rapidement les bienfaits des mesures prises. Les marges de manoeuvre sont bien réelles mais assez étroites quand même, exigeant du doigté, de la réactivité. On a vu que les organisations humaines n'étant pas l'expression des organismes biologiques, elles gardent un côté arbitraire, artificiel, fabriqué qui garantit qu'on peut les changer, ce qui ne veut pas dire qu'on pourrait le faire à notre guise mais qu'on peut les adapter à de nouvelles situations. Il y a là tout un ensemble de contraintes de fonctionnement et d'inertie sociale sur lesquels on se cogne si on n'en tient pas compte comme en 1968 où les augmentations de salaire ont été annulées par l'inflation avant de provoquer la réaction néolibérale pour sortir de la stagflation...

Une des façons les plus sûres de faire reculer les inégalités et les injustices, ce sont les luttes sociales, à l'intersection de l'idéologie et de l'économie. La lutte des classe est bien réelle tout au long de l'histoire mais on ne peut réduire la question du capitalisme et de la plus-value à un rapport de force, ce serait ne rien comprendre au Capital. Là-dessus les "critiques de la valeur" ont mille fois raison, ce qui est déterminant c'est bien le système de production lui-même mais ils négligent un peu trop le fait que ce système s'impose matériellement par sa productivité en le réduisant au fétichisme de la marchandise et au travail abstrait qui précèdent le capitalisme pourtant. La lutte des classes reste déterminante pour le partage de la plus-value mais le capitalisme ne se limite pas à l'exploitation encore moins à la prédation, son principe étant la production de la plus-value par l'investissement qui augmente la productivité des salariés. Il ne suffit pas d'être du côté du prolétariat encore moins de vouloir supprimer la classe dominante (bourgeoise) pour que les classes soient abolies et que règne la justice, comme les expériences communistes l'ont montré. Il n'est pas vrai que le travail soit productif en lui-même, on ne s'expliquerait pas sinon l'existence du chômage, il ne suffit même pas qu'il ait accès aux moyens de production, il faut qu'il trouve à se valoriser et dans ce processus se créent des inégalités de richesse et de pouvoir. Il faudra toujours se battre pour rétablir un partage plus équitable et faire reculer les injustices ou défendre nos libertés. Impossible de baisser la garde sous prétexte qu'un nouveau pouvoir se prétendrait de notre côté, alors qu'il serait déjà gangrené par l'ambition et la corruption. La lutte des classes est permanente contre l'injustice mais ce n'est pas ce qui peut transformer radicalement les choses, surtout pas par la victoire totale d'une classe contre l'autre, la classe dominante renversée étant immédiatement remplacée par une nouvelle classe bureaucratique, militaire ou religieuse. Ce qui peut changer, c'est le système de production, ses bases matérielles, en fonction des nouvelles forces productives, mais c'est une toute autre affaire...

L'infrastructure matérielle

On le sait, des effets indésirables peuvent être imputés à l'évolution des techniques qui illustrent qu'il n'y a pas de positif sans négatif et que ce qu'on gagne d'un côté, on le perd toujours un peu de l'autre. On n'a certes aucune prise sur le progrès des connaissances techniques au point qu'il y a une ambiguïté sur le fait de savoir si c'est l'homme qui utilise les techniques ou les techniques qui s'imposent à lui et l'utilisent pour continuer leur évolution mais c'est une situation très générale. On a là un parfait exemple de l'identité entre le sujet et l'objet qui se forment réciproquement, exactement comme en biologie. Du fait que la technique change le monde, qu'elle est "configurateur de monde", le mauvais dualisme, celui de Kant et de Matrix, tentera en vain de faire de la technique une idéologie, un délire plaqué sur la réalité, une simple dénaturation, espérant retrouver une chose en soi dans sa pureté naturelle comme si nous n'avions aucun rôle dans l'affaire et que la technique n'était qu'un corps étranger avec la supposition corollaire qu'on pourrait en maîtriser à volonté l'évolution. La dialectique de l'extériorité intériorisée et de l'intérieur extériorisé rétablit au contraire l'interaction entre sujet et objet, le processus historique dans sa dynamique, ses cycles, sa complexification. On peut dire que c'est l'homme qui se produit lui-même, s'artificialise, se domestique mais ce serait oublier qu'il est tout autant le produit de son milieu et de son temps, forgé par ses outils, et qu'il n'évolue pas dans un éther immatériel purement auto-référentiel. Voilà en tout cas une autre dimension du réel dans son côté implacable bien qu'apparemment entièrement un produit des hommes, un réel fabriqué. On peut bien sûr choisir entre les techniques, voire décider de s'y soustraire individuellement, mais sans avoir aucun impact global alors que cela a souvent par contre un coût significatif. Quand ce n'est pas la puissance guerrière qu'elles procurent, c'est bien l'économie qui a le dernier mot sur ce point. En tout cas, on sait que le capitalisme est complètement lié à l'accélération de l'évolution technique puisqu'il vise toujours à investir dans des moyens de production plus performants, ce qui nous ramène au paragraphe précédent, à notre dépendance matérielle limitant inévitablement nos libertés, ce qu'on peut appeler notre facticité ou notre finitude, d'être né ici et maintenant.

On ne peut faire l'impasse sur ce matérialisme historique où l'économie et l'évolution des techniques restent déterminantes, en dernière instance au moins, c'est à dire sur le long terme, quitte à prendre en compte la place grandissante de "l'immatériel", du software qui s'impose bien matériellement aussi. Notre actualité, en effet, c'est notre entrée dans l'ère de l'information qui introduit une rupture au moins comparable à celle du néolithique, nouveau stade cognitif qui nous donne la possibilité de passer de l'entropie à l'écologie. Il y a une telle rupture, un tel changement de logique entre l'ère de l'énergie et l'ère de l'information que toutes les données précédentes sont devenues obsolètes. La différence entre le hardware et le software est du même ordre que celle entre le corps et l'esprit. C'est donc une véritable révolution anthropologique dont on a du mal à mesurer toute l'étendue mais qui aura bien plus de conséquences que l'écriture ou l'automobile. C'est, là encore, une révolution subie plus que voulue mais qui jette aux poubelles de l'histoire l'ancien monde. Ce n'est pas une raison pour croire que tout devrait s'arranger tout seul ni pour dire n'importe quoi comme si plus aucune loi ne devait s'appliquer désormais alors que c'est plutôt que d'autres lois s'y ajoutent. Il faudrait détailler de plus près les implications du numérique et de ses capacités de reproduction, notamment sur sa gratuité qui fait la force des logiciels libres mais oblige à une restructuration des anciens rapports de production salariaux qui entrent en contradiction avec ces nouvelles forces productives. Bien qu'on y gagne en libertés et en valorisation de l'autonomie (mais avec plus de contrôle, de précarité et de stress, nous livrant à ce que Alain Ehrenberg appelle la fatigue d'être soi), on peut dire qu'on n'a pas le choix de toutes façons et que si on ne fait pas volontairement les réformes nécessaires, les crises nous y obligeront dans l'urgence. L'ennemi ici, c'est la sclérose cognitive, l'incapacité à intégrer le nouveau et comprendre son temps ou se projeter dans le futur. C'est là où on en est, le monde dans lequel nous vivons et qui manifeste de façon exemplaire le caractère structurant de l'état des techniques sur l'organisation sociale.

La superstructure idéologique

On a vu que, même si c'est le langage qui nous poussait à lutter contre l'injustice du monde, c'est l'infrastructure qu'il faut changer plus que les hommes, mais cela n'empêche pas que nous sommes pris dans une boucle où l'infrastructure détermine une bonne part de nos idéologies. Marx avait raison au début de ses Thèses sur Feuerbach de vouloir réintroduire dans le matérialisme le côté subjectif de l'activité humaine mais il surévaluait ainsi l'importance de l'activité "révolutionnaire", de l'activité "pratiquement-critique" et de nos capacités à transformer le monde qui ne sont certes pas nulles mais entièrement surdéterminées. Se vouloir révolutionnaire n'est d'aucune garantie d'avoir raison, encore moins d'avoir un impact pratique. Surtout, il n'y a aucune chance que la transformation du monde laisse intact le révolutionnaire lui-même comme si on n'avait plus qu'une vérité à appliquer. Si la vérité est révolutionnaire, c'est au contraire de faire irruption pour contredire les discours officiels et faire bouger les places. On en revient à notre rationalité limitée mais cette fois, l'opposition de la vérité au savoir oblige à réintroduire la temporalité du sujet et de ses représentations avec ses retournements dialectiques qu'on ne peut réduire à une essence bourgeoise ou prolétaire dans leur immuabilité. Je voudrais rendre sensible dans ses changements périodiques à quel point l'idéologie n'est certes pas qu'un épiphénomène sans aucune consistance propre, car elle a une histoire, mais qu'elle doit avant tout parler de l'expérience commune et justifier l'ordre existant.

Comme la base matérielle est elle-même changeante, avec des phénomènes cycliques, il y a donc aussi un cycle des idéologies correspondant aux cycles du Capital (innovation/risque, appropriation/rente, concentration/financiarisation, Étatisation/guerre/protectionnisme). Ce n'est pas du même ordre que la théorie cyclique de Polybe ou la Social Cycle Theory de Prabhat Rainjan Sarkar qui peut avoir une certaine pertinence sur d'autres plans (voyant succéder aux guerriers conquérants les intellectuels législateurs qui finissent dans la corruption et le pouvoir des riches avant de susciter la révolte des travailleurs) mais plus proche des 7 années de vaches maigres après les années de vaches grasses ou du jubilé juif avec l'annulation des dettes tous les 50 ans. Dans les cycles économiques, ce qui est le plus frappant, c'est de voir à chaque phase du cycle comme la notion de justice, par exemple, passe de la valorisation du risque de l'aventurier à la justice égalitaire et collective des années de croissance et d'inflation. La justice se fait ensuite plus relative, identitaire et légitimiste au moment du repli sur soi protectionniste des avantages acquis. Puis on passe de cette justice conservatrice et communautaire à une justice individualiste de la proportionnalité des gains avec la productivité effective, au moment de la Bulle spéculative amplifiant les inégalités ! Pendant la dépression, la justice n'est plus qu'une solidarité familiale, un sauve-qui-peut devant la misère qui gagne. C'est le moment protestant où il faut bien se persuader que les perdants sont coupables de leur sort et ceux qui s'en sortent des élus de Dieu, la justice va aux vainqueurs alors même que personne ne peut s'illusionner sur leurs mérites d'être bien né. On assiste là, en direct peut-on dire, à la détermination de la superstructure idéologique par l'infrastructure économique qu'il faut considérer dans sa dynamique et non une essence supposée immuable, manifestant d'autant plus à quel point elle contraint les discours, les fait changer et contredire ce qu'ils disaient la veille avec à chaque fois la folle prétention que ce serait pour toujours cette fois ! Les théories critiques et révolutionnaires n'y échappent pas.

Changer le monde

Ce qu'on peut faire dépend de la situation et de l'ambiance générale plus que de nous. Sans qu'on n'ait aucun besoin d'avoir recours à une quelconque "servitude volontaire", invoquée par ceux qui sont persuadés savoir ce qui est bon pour nous, notre autonomie de pensée et d'action se trouve donc extrêmement réduite, bien plus qu'on ne croit - sauf la liberté de se raconter des histoires, bien sûr. Il est assez incompréhensible qu'on invite les gens à imaginer des utopies ou même simplement à "penser par soi-même", symptôme de l'étendue de notre impuissance, comme si on pouvait en attendre un miracle alors que c'est la meilleure façon de ne pas penser mais renforcer plutôt ses préjugés, de s'éparpiller et d'être sûr de n'arriver à rien. Comme le dit Héraclite, "ceux qui croient avoir une pensée particulière, éveillés ils dorment". On a besoin d'un trop rare esprit critique ne cédant pas à l'hypnose collective mais, prise à la lettre, la prétention de penser par soi-même n'est rien d'autre que de vouloir ignorer nos déterminismes culturels. Il faudrait plutôt réfuter toutes ces utopies pour tenter de s'accorder sur une alternative possible. On n'invente rien. Pour penser, il faut s'informer et soumettre les idées au feu de la critique plus qu'aux déclarations militantes. Tous les projets de société pondus par des cerveaux illuminés ne valent rien à cause même de leur trop grande logique. C'est de la mauvaise science-fiction comme les socialismes utopiques qui ont prospéré dans le prolongement d'une Révolution Française inachevée. Les sociétés ne sont pas des constructions arbitraires et ne peuvent rentrer dans le moule d'idéologies unidimensionnelles telles qu'on en a connu avec les idéologies post-révolutionnaires (qu'elles soient fascistes, léninistes ou néolibérales). Nous sommes à l'étape d'après, post-totalitaire, plus prudente et réaliste, celle du principe de précaution et d'une connaissance de la connaissance reconnaissant l'ignorance au coeur de tout savoir et le négatif du positif. Il faudrait partir du fait qu'on ne sait pas quoi faire et que notre tâche est de construire une intelligence collective encore largement à venir car les obstacles y sont bien plus insurmontables que dans les sciences. Cependant, la réalité, c'est que l'urgence pousse à faire n'importe quoi (ou plutôt toutes les fausses solutions qui se présentent), c'est comme cela que ça marche à rebours de nos prétentions à maîtriser notre destin ou prendre les décisions optimales.

Ce n'est pas parce que l'intérieur dépend de l'extérieur (techniques, langage, culture, modes, institutions, économie, météo, ambiance) que nous ne sommes pas partie prenante des luttes politiques, notamment dans le conflit structurant entre la droite et la gauche comme entre possédants et travailleurs. A une autre époque nous aurions pu être communistes ou fascistes. Non seulement nous sommes pris dans les contradictions sociales de l'époque mais nous faisons l'épreuve de la temporalité dans nos propres changements d'opinion avec le temps. Comme pour les sociétés, il n'y a pas seulement l'opposition extérieure, il y a notre propre division intérieure dans un tout autre sens qu'entre le bien et le mal. Après des périodes d'unification on assiste à des périodes de dislocation et si on ne peut nous réduire à l'homo oeconomicus, pas plus qu'à l'homo sovieticus, nous sommes plutôt tiraillés entre individu et collectivité comme entre vie privée et vie publique (Hirschman). C'est bien parce qu'il n'y a pas stabilisation dans un équilibre optimum qu'il y a des cycles autour du point d'équilibre dans tout organisme vivant, et c'est aussi pour cela qu'il faut périodiquement refonder la société, redonner force supérieure à l'intérêt général, ce que les guerres[1] obtenaient traditionnellement et qui rend désormais nécessaire des révolutions sociales périodiques pour renverser l'oligarchie (c'est on ne peut plus d'actualité), révolutions qui ne dépendent pas tellement des individus qui ne font qu'y participer avec plus ou moins de fougue.

Faire la révolution peut abattre une dictature et refonder les solidarités sociales mais ne suffit pas à changer le monde, encore moins à nous faire accéder à une fin de l'histoire rayonnante. La seule chose qu'on peut faire, c'est faire reculer les inégalités, abolir des privilèges, gagner de nouvelles libertés et de nouveaux droits sociaux mais surtout adapter les rapports de production aux nouvelles forces productives avec une meilleure répartition des revenus, en intégrant les contraintes écologiques et relocalisant l'économie, avec toutes sortes de régulations et mesures fiscales. On peut discuter dans ce cadre d'une sortie progressive du capitalisme et du salariat, pas de l'étatisation de l'économie, l'abolition de l'argent ou du travail, etc. ! Il faut certes aller au maximum des potentialités du moment et ne pas se laisser faire ni se contenter d'un réformisme minimaliste mais l'extrémisme ne mène à rien. La nécessité d'une relocalisation est salutaire à nous obliger à raisonner au niveau local et quotidien, ce qui ramène aux réalités du terrain et de notre réelle capacité d'action. Ce qui est certain, c'est que pour connaître le monde, dans sa résistance à nos désirs, il faut essayer de le transformer. Changer le monde n'est d'ailleurs pas si difficile puisqu'il n'arrête pas de changer et parfois de façon inouïe mais pas forcément dans le sens qu'on voudrait et sans qu'on n'y soit pour grand chose la plupart du temps (sauf localement). Bien que je n'ai jamais utilisé un de ses produits, on peut bien dire que Steve Jobs a changé le monde, tout comme tant d'autres, mais, cela n'a rien de si extraordinaire alors qu'en général, ceux qui veulent changer le monde voudraient surtout mettre un terme à ces changements incessants et arrêter le temps, tout-à-fait vainement...

Changer les hommes

Il n'est pas plus difficile de changer les hommes puisqu'on n'arrête pas de changer nous aussi à passer du rire aux larmes comme de l'amour à la haine. Ce qui est impossible par contre, et pas pour rien, c'est de faire des hommes ce qu'on veut, de les éduquer ou les gouverner (les analyser ajoutait Freud). L'utopie la plus commune et la plus dommageable à détourner des véritables combats à mener, c'est bien pourtant de vouloir transformer les hommes, témoignant d'une conception complètement erronée de la société comme de la nature humaine. Il faut marteler contre les aspirations religieuses et les romantismes révolutionnaires que l'action politique ne peut prétendre générer un homme nouveau, ce n'est pas de son champ s'arrêtant au seuil de la vie privée. Il ne s'agit pas de "devenir révolutionnaire" pour se voir en héros mais bien de faire la révolution pour un peu plus de justice. Créer les hommes à notre image est une tentation bien compréhensible mais qui ne peut avoir aucune effectivité, juste de nous pourrir la vie voire mener à quelques massacres. Le délire éducatif est double, de se considérer comme modèle idéal et de prêter à l'éducation le pouvoir exorbitant de modeler l'humanité à notre convenance, comme si l'éducation n'était qu'un appareil idéologique d'Etat aussi arbitraire que la propagande politique et dont la finalité serait de produire des dominés dociles. On est de nouveau dans Matrix avec un manque cruel de dialectique mais il faut constater que ce sont les régimes communistes qui ont créé des camps de rééducation. Il ne fait aucun doute que l'éducation change les hommes mais surtout de leur apprendre à lire, écrire et compter ! On peut essayer de développer l'esprit critique bien que ce soit beaucoup plus hasardeux mais le résultat ne sera jamais conforme à nos espérances. Vouloir changer les hommes est d'autant plus vain que c'est plutôt l'évolution du monde qui nous change. Nous ne sommes pas en position divine, capables de décider du sort du monde, et les autres ne sont pas en position passive ni aussi sages que des images, mais la véritable raison pour laquelle on ne pourra jamais changer les hommes, c'est d'en avoir une conception trop simpliste, fausse et pour tout dire invivable, aussi merveilleux nous paraisse ce royaume enchanté. L'éducateur aussi devrait être éduqué ! Il faut s'appuyer ici sur une solide anthropologie, admettre plutôt notre nature contradictoire (les systèmes opposants) et les limites de la plasticité humaine ou des processus cognitifs. Ainsi, l'éducation n'y peut pas grand chose si nous pensons par grilles et traditions héritées, c'est en conformité avec le fonctionnement social, la justification des divisions sociales, leur naturalisation mais il ne suffit pas de le dénoncer pour y échapper à tomber dans une autre pensée de groupe, plus sectaire. Il ne suffit certes pas de se croire du "bon côté", il faudrait ne pas dire des bêtises et soutenir des propositions crédibles.

Un certain matérialisme peut mener à l'idéalisme le plus complet en poussant le constructivisme à l'absurde. Ce n'est pas parce que les hommes sont le produit de leurs conditions de vie matérielle qu'on pourrait changer les hommes du tout au tout en modifiant simplement leurs conditions de vie, un peu comme des animaux de laboratoire. Poussée à ces extrémités, la profession de foi matérialiste revient paradoxalement à nier les déterminismes (qu'on pourrait modifier à notre convenance) en même temps qu'on affirme un déterminisme absolu de l'individu dont on s'exclue soi-même. Le résultat, c'est que ces révolutionnaires exaltés rejoignent la droite la plus répressive dans le rejet des sciences sociales qu'on pourrait ignorer tout simplement. La seule différence, c'est que les néolibéraux en prononcent dès maintenant la nullité, persuadés de mériter leur réussite tout comme les pauvres seraient responsables de leur incurie, alors que les utopistes prétendent nous libérer des lois de la gravitation seulement après leur prise de pouvoir sur le monde et la reconfiguration de l'organisation sociale ! Dans les deux cas, on veut nier le déterminisme au nom de la valeur absolue de l'individu et de sa liberté alors même qu'on le culpabilise dans un cas et qu'on le formate dans l'autre.

L'histoire, la sociologie et les études politiques devraient pourtant nous enseigner à ne pas reproduire toujours les mêmes erreurs et enthousiasmes déplacés, à tenir compte des difficultés et favoriser l'expression du négatif au lieu de s'auto-hypnotiser de nos bonnes intentions et délirer sur notre force collective capable de soulever des montagnes. Il est tout aussi fou de croire pouvoir se débarrasser de toute la "science" économique malgré ses excès et ses ratés. Pour être un véritable révolutionnaire, le minimum serait de revenir sur terre et se soumettre à la critique. Pour beaucoup, toute forme de réalisme est inacceptable car le monde est inacceptable mais croit-on vraiment qu'on puisse aller contre l'anthropologie ? Il n'y a guère qu'un contre-exemple, celui de l'égalité des sexes et de la fin du patriarcat, sauf qu'il y a des raisons matérielles pour cela (éducation, salariat/services, pilule, machine à laver). La victoire du féminisme est un cas d'école de la transmission des transformations de la production au niveau idéologique et pas seulement le résultat des luttes féministes qui en ont découlé. Cette illusion que ce serait la combativité de quelques femmes qui aurait déterminé les conquêtes féministes justifie l'illusion qu'on pourrait gagner d'autres batailles par l'effet simplement de notre volonté. Eh bien, non ! Le réel fait de la résistance et il ne suffit pas de vouloir fermement l'abolition de la prostitution pour y arriver, de même que la prohibition de l'alcool ou des drogues est non seulement ineffective mais contre-productive, ne faisant que mener au pire, illustration encore une fois d'un Bien supposé, cause d'un Mal bien plus grand, au lieu d'une politique de réduction des risques comme pour l'avortement que personne ne peut considérer comme désirable mais dont il fallait bien limiter les dommages. Toutes les tentatives moralistes visant un homme nouveau purifié sont fascisantes dans leur aveuglement car elles relèvent d'une éthique de conviction permettant immédiatement d'être très content de soi au lieu d'une plus exigeante éthique de responsabilité attentive aux conséquences pour les individus de ces trop bonnes intentions justifiant les répressions les plus féroces, l'extension du contrôle social et le recul de nos libertés. L'excès d'idéal mène à un excès d'indignité. On peut toujours inhiber, contraindre mais il y a des limites à ce qu'on peut exiger de tous les hommes de par toute la Terre...

Parmi les illusions dont le marxisme a cru triompher, il y a la religion qu'on a vu revenir pourtant dès que le communisme n'a plus incarné l'espérance des peuples. Le marxisme ayant lui-même dégénéré en religion du salut, on peut dire qu'on n'a jamais quitté la religion. Il y a pourtant des raisons objectives de dépasser des religions millénaires qui ont perdu leurs bases matérielles mais la place vide du discours commun, de la justification de l'ordre existant et de nos souffrances quotidiennes, n'est pas laissée vide longtemps. Nous sommes toujours des sauvages, incapables de vivre sans mythes et légendes qui nous saisissent et nous ensorcellent mais qui ne sont pas aussi arbitraires qu'on pourrait le croire, on ne peut plus structurés, au contraire, jouant à notre insu sur des oppositions culturelles et sociales. C'est la manifestation massive qu'on ne fait que répéter les dogmes de notre tribu et que l'expérience mystique est elle-même surjouée arrivant à donner corps à dieu et diable, pourtant constructions apprises et purement verbales. Preuve enfin qu'on ne peut s'en passer. Ce n'est certes pas une raison pour se lancer dans une nouvelle religion supposée plus raisonnable, comme Robespierre dont l'Etre suprême a précipité la perte. Il faut juste laisser place à la folie humaine et tenter de respecter une stricte laïcité. Vraiment, mieux vaut abandonner les prétentions de changer les hommes ou de les délivrer de leurs illusions et connaître plutôt nos divisions comme l'étendue de notre bêtise amplifiée par les médias au lieu de mimer une sagesse usurpée avec le mythe du citoyen rationnel et des foules démocratiques. C'est un peu plus compliqué et hasardeux comme on le sait très bien en pratique.

Il n'y a pas d'alternative

Comprendre la société et toutes nos déterminations devrait nous remettre en position d'acteur, parmi d'autres, d'une conjonction historique et de ses rapports de force plutôt que dans celle de maître du monde. Il ne peut s'agir de se laisser faire et ne pas réagir mais de ne pas se battre contre des moulins. On peut dire qu'on n'a pas le choix, pas plus que lorsque la guerre est déclarée. Il ne s'agit jamais que de faire ce qu'on a à faire et choisir son camp. Dès lors, on peut dire qu'il est vrai qu'il n'y a pas d'alternative. La crise le rend sensible forçant les dirigeants européens à prendre sous la pression de l'urgence des décisions qu'ils ne voulaient pas prendre la veille. On peut le dire aussi dans le sens qu'il n'y a pas d'alternative crédible : la force de la droite étant surtout la faiblesse de la gauche et de son "projet". Bien sûr beaucoup diront qu'ils ont des alternatives, mais elles sont plusieurs, des plus timides aux plus radicales (impossible d'arbitrer entre elles) et aucune vraiment viable. Que signifie une alternative qui aurait besoin pour s'imposer d'autres forces, d'autres stratégies, d'autres hommes ? Par contre, là où il n'y a pas non plus d'alternative, c'est face aux contraintes écologiques qui s'imposent malgré toutes les réticences et les reculades. C'est pour cela et parce que la globalisation des réseaux rend indispensable la relocalisation de la production qu'on peut penser que s'imposeront des alternatives locales à la globalisation marchande, non par la seule force de notre volonté. De même, c'est parce qu'avec le numérique le monde a changé de base qu'il faudra adapter les rapports de production aux nouvelles forces productives.

On a essayé de réduire la focale sur le possible et le nécessaire plutôt que sur l'idéal ou même le souhaitable, afin de réduire les erreurs de diagnostic et pouvoir se focaliser sur ce qui est faisable (le combat contre les inégalités et la précarité, avec un revenu garanti notamment). En tout cas, c'est par ces tentatives de la transformer qu'on peut faire une théorie de la société, certes très différente de ce qui se fait ordinairement, en se confrontant aux structures sociales, aux cycles économiques comme aux effets du langage. Nous avons essayé de montrer toutes les contraintes qui s'imposent à l'action collective sur la société, qu'elles soient de nature cognitive ou discursive, économique ou systémique. Notre souveraineté est beaucoup plus limitée qu'on veut nous le faire croire. La démocratie ne donne aucun pouvoir absolu de transformer le plomb en or, seulement d'arbitrer dans la répartition voire de servir de rite de soumission. Sur ce que peut la politique et la loi, il y a beaucoup d'exagération, le volontarisme faisant comme si c'était une question de volonté plus que de justesse, or la question de la vérité devrait primer sur celle de l'engagement et de la logique ami-ennemi.

Qu'on ne se méprenne pas. Cela ne veut pas du tout dire qu'on ne pourrait rien faire, les luttes sociales restant absolument essentielles tout comme d'aider à l'émergence d'alternatives locales, d'un nouveau système de production. Impossible de se reposer sur ses lauriers, la liberté s'use si on ne s'en sert pas. Le politique peut avoir un rôle décisif, à condition de ne pas se tromper sur les enjeux du temps. La vérité est ici une question pratique au plus haut point, en ce qui concerne la société comme les individus. En fait, si notre liberté politique est si restreinte, cela met en évidence par contraste à quel point ce qui nous reste de libertés effectives, ce sont surtout des libertés construites socialement, des droits sociaux instituant des libertés concrètes. C'est une fable qu'on aime se raconter que celle de notre liberté naturelle bridée par une société répressive alors qu'il n'y a pas de liberté sans production sociale de l'autonomie (ce que Robert Castel appelle les supports sociaux de l'individu). Nous devons continuer ces conquêtes sociales et ne pouvons nous détourner de la politique si l'on veut gagner de nouvelles libertés, la véritable égalité étant celle de nos libertés concrètes, d'être libre de faire sa vie et de choisir son activité. Il faudrait juste être conscient qu'on a surtout affaire à des processus cognitifs ou idéologiques déterminés par la situation plus que la déterminant mais ce qui devrait nous encourager, évolution qui va dans notre sens, c'est la valorisation de l'autonomie par la production immatérielle et la spécialisation des savoirs qui pourraient avoir raison d'une société de contrôle menacée de blocage, mais pas sans notre intervention décidée.

Notes

[1] "Pour ne pas laisser les systèmes particuliers s’enraciner et se durcir dans cet isolement, donc pour ne pas laisser se désagréger le Tout et s’évaporer l’esprit, le gouvernement doit de temps en temps les ébranler dans leur intimité par la guerre ; par la guerre il doit déranger leur ordre qui se fait habituel, violer leur droit à l’indépendance, de même qu’aux individus qui s’enfonçant dans cet ordre se détachent du Tout et aspirent à l’être-pour-soi inviolable et à la sécurité de la personne, le gouvernement doit dans ce travail imposé donner à sentir leur maître, la mort. Grâce à cette dissolution de la forme de la subsistance, l’esprit réprime l’engloutissement dans l’être-là naturel loin de l’être-là éthique, il préserve le Soi de la conscience, et l’élève dans la liberté et dans la force". Hegel, Phénoménologie II, p23

Voir aussi Individu et société (2001).

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