Georges Lukács, Prolégomènes à l'ontologie de l'être social
"La genèse de l'être social est avant tout une transformation de l'homme". p337
C'est le dernier livre de Georg Lukács (1885-1971), l'auteur du fameux "Histoire et conscience de classe" (1923) qui avait tant inspiré l'école de Francfort mais surtout Lucien Goldmann et Guy Debord dans la critique du fétichisme de la marchandise et du spectateur passif. Il est donc assez incompréhensible que ce livre posthume vienne seulement d'être traduit en français !
Certes, il n'est pas sans faiblesses mais à défaut d'être un grand livre, il n'en demeure pas moins absolument indispensable, et à plus d'un titre dans le contexte actuel. Pas pour les fausses raisons qu'on en donne en dos de couverture. Pas seulement non plus pour prolonger et corriger les analyses d'"Histoire et conscience de classe", ni juste pour réfuter les post-situationnistes qui sont restés scotchés à une période historique révolue, mais plutôt pour son insistance sur notre historicité et la part active que nous prenons à la détermination de notre avenir même s'il n'est jamais conforme à nos rêves et qu'on ne fait que troquer une ancienne aliénation contre une nouvelle, sans fin de l'histoire pensable. Au soir de sa vie, c'est l'irréversibilité du temps qu'il essaie de penser, en même temps que l'expérience de tous nos échecs sans renoncer à vouloir faire l'histoire, une histoire qui nous dépasse mais qui n'est pas écrite à l'avance et dont nous faisons partie, où nous avons un rôle à jouer même à notre insu.
Au-delà de l'historicité de l'existence et de la dialectique entre sujet et objet comme entre infrastructure et superstructure, ce livre est précieux de rappeler cette évidence, contre une vision trop "socialiste" ou unanimiste de la "volonté générale", que, si les sociétés humaines ne sont pas des corps biologiques intégrant leurs finalités et régulations, ni des troupeaux d'animaux grégaires, et si elles doivent se constituer politiquement (explicitement), elles sont nécessairement divisés et plurielles car faites d'êtres parlants et de travailleurs ayant leurs propres finalités qui se diversifient et ne se totalisent pas, sinon après-coup, même si ces finalités ont pourtant bien une origine sociale.
Finalité et société (langage et travail)
Sans prétendre revenir sur tous les points discutables du livre, il faut commencer par éclaircir la question de la finalité, qui y est centrale. En effet, la finalité y est présentée avec quelque raison comme spécifiquement humaine et d'emblée sociale, liée au langage et au travail. Cela amène l'auteur à nier la présence de toute finalité consciente chez l'animal, ce qui est absurde au moins quand un prédateur cherche à attraper sa proie. En fait, la finalité est constitutive de la vie dès les premières cellules peut-on dire, finalités sélectionnées après-coup par l'interaction avec l'environnement et intériorisées par l'information génétique (information et finalités sont intimement liés) ou par le cerveau qui est l'organe de nos finalités extérieures. Les finalités ne sont pas purement subjectives mais sont le résultat d'un processus objectif par une sorte de causalité descendante unifiant sujet et objet dans ce qu'on peut appeler avec Varela une autopoiesis qui est une exploration des possibles et un ajustement. Les finalités subjectives visent bien un objectif pour l'atteindre, par rétroaction et correction d'erreur comme l'a montré la cybernétique, et ce que pratique tout pilotage. Comme presque tout le monde Lukács n'a pas compris la portée de la cybernétique qui est pourtant la science des finalités humaines et des limites de toute planification, de même qu'il manque à ses démonstrations la notion de système, de circuits et de flux unifiées sous le terme trop général de processus matériel (notons que ce que Lucien Goldmann appelle une "structure dynamique significative" rate tout autant la matérialité des flux systémiques). Ces notions plus précises auraient mieux valu que de faire référence à Kant pour parler de "finalité sans fin" dans le règne biologique, ce qui n'éclaire pas du tout la question ! Il y a des systèmes orientés vers une fin, des organismes poursuivant leurs finalités biologiques apprises et des êtres parlants arbitrant entre des finalités sociales.
La difficulté vient de la volonté de Lukács de garder la prééminence du travail sur le langage par volonté d'orthodoxie marxiste alors que tout son raisonnement implique que ce soit le langage la condition du travail et de finalités conscientes, conformément d'ailleurs à la citation donnée de Marx lui-même qui l'affirme en bon matérialiste : "Le langage est aussi vieux que la conscience - le langage est la conscience réelle, pratique, existant aussi pour d'autres hommes, existant donc, alors seulement, pour moi-même aussi" (p84). On ne peut mieux dire. C'est le langage qui est socialisant ("socialisation de la pensée") et, prendre conscience de ses finalités, ce n'est rien d'autre que les verbaliser, leur passage au langage, en pensée au moins. C'est le fait que la finalité soit explicite qui constitue l'opposition du sujet à son objet. Poser une finalité explicite constitue la condition du travail lui-même, de son caractère social et de la transformation du monde. Le langage, c'est le propre de l'homme et ce qui en fait un être social dans un tout autre sens que les animaux sociaux. C'est, avec l'éducation, ce qui libère les hommes de leurs pures déterminations génétiques ("affranchit de la généricité biologique", "généricité sortie du mutisme"), et leur permet donc de diversifier leurs comportements sans changements génétiques, de se projeter dans l'avenir et de transformer activement leurs conditions matérielles par leurs actions.
Sans parler des castors ou des oiseaux qui construisent leur nid, il est de plus en plus évident qu'il n'y a que le langage qui nous sépare des animaux, notamment des chimpanzés avec lesquels nous partageons presque tout sinon. Ainsi, un chimpanzé dans un zoo prépare à l'avance un tas de caillou pour les lancer sur les visiteurs lors de l'ouverture du zoo. Il peut donc se projeter dans l'avenir lui aussi et faire un "travail" (ramasser des cailloux) en vu d'une action future. Il ne lui manque que la parole, c'est-à-dire la possibilité de rendre son action explicite, de l'universaliser et de sortir ainsi de ce que Lukács appelle le mutisme biologique qui est une sorte d'automatisme inconscient. C'est la capacité réflexive donnée par l'expression en langage clair qui change tout et d'abord la nature de la finalité, devenue explicite et socialisée, de même que change la nature du travail et sa temporalité.
Si on peut relier un langage de signes à la chasse et donc aux hommes, il semble plus probable aujourd'hui que l'origine du langage narratif soit à trouver du côté des femmes et de leurs bavardages, permettant de parler de ce qu'elles n'avaient pas vu et de raconter des histoires aux enfants. Or, c'est bien le langage narratif qui est décisif en donnant matérialité à la pensée mais aussi par son caractère abstractif (p319), universalisant, social (il divise et classe plus qu'il ne désigne). Il est certain que l'outil précède le langage mais le langage précède certainement le "travail" et ce qu'on peut appeler les finalités véritablement humaines. Il y a d'ailleurs certainement un abus à parler de travail avant le néolithique qui nous a chassé du paradis d'une nature luxuriante par la sécheresse suivant le réchauffement climatique de la fin de la dernière glaciation. C'est à partir de là qu'il va y avoir une accélération de l'évolution technique (et le développement de l'esclavage).
Si on s'est égaré dans une si longue digression, c'est pour montrer qu'on peut, malgré des critiques sur l'argumentation, reprendre l'essentiel des conclusions de l'auteur sur le caractère déterminant pour l'ontologie de l'être social du langage, de la liberté humaine et du travail comme capacité de se donner des finalités conscientes, de choisir entre les alternatives qui se présentent et de transformer le monde. Renverser l'ordre des causes entre langage et travail n'est pas nier l'importance du travail et de sa confrontation au réel qui transformera le langage lui-même et le fera passer à l'écrit, mais c'est refuser, tout comme Marx, que la conscience spécifiquement humaine précède sa matérialisation dans un langage commun qui transformera profondément nos émotions animales en leur donnant un sens social et en les civilisant.
La question de la liberté (possibilité et contingence)
"Les déviations opportunistes du marxisme renouent en grande partie avec la vieille conception mécaniste absolutisante du développement socio-économique nécessaire, tandis que les déviations sectaires, le plus souvent isolent artificiellement le moment pratique subjectif de ses fondements ontologiques" p208.
La question de la liberté et de la réfutation de Spinoza ou d'une détermination mécanique occupe beaucoup Lukács soucieux de préserver la participation active du sujet contre un déterminisme rigide des lois de l'histoire, dogmatisation stalinienne éliminant toute dialectique entre sujet et objet. On ne s'attardera pas sur sa démonstration laborieuse de la compatibilité entre une causalité physique statistique et les choix alternatifs qui se présentent à nous (il faudrait introduire la fonction anti-entropique de l'information biologique, voir L'improbable miracle d'exister), sinon pour souligner la distinction qu'il fait de 3 ontologies différentes : matière, vivant, être social (l'être social étant dépendant de l'être biologique qui est dépendant de l'être physique, p361). Chaque niveau a ses règles propres même s'il dépend des niveaux inférieurs, le vivant autonomisant son milieu interne comme la culture se détache de la nature. Ainsi, le fondement de l'être social n'est ni le corps singulier, encore moins la matière, c'est le langage et le travail.
"Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C'est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s'épanouir qu'en se fondant sur l'autre royaume, sur l'autre base, celle de la nécessité". (Marx, le Capital) p392
"L'échange organique de la société avec la nature est le présupposé ontologique, réel, de son être comme processus. Un processus qui, sur le plan de l'être immédiat, se réalise aussi comme une reproduction réelle des hommes réels dans leurs activités, et précisément sous forme de leur adaptation active à l'être de leur propre environnement. La pensée est à l'origine l'organe de préparation des positions téléologiques qui seules permettent à cette adaptation de se réaliser, et au cours du processus de socialisation dans la vie commune des hommes, elle acquiert des fonctions de plus en plus universelles dans toutes les activités humaines. p388
De façon très intéressante, il souligne que cette liberté prise sur la détermination génétique, et qu'on peut dire contre-nature, implique une variabilité culturelle et une pluralité qu'on retrouve dans la pluralité des langues, ce qui n'empêche pas que chacune prétende à l'universel et à la totalité, toujours traduisible en une autre langue. Pour Kojève aussi, l'arbitraire du signe (p86) détachant le signifiant du signifié constitue la véritable origine de notre liberté et de notre désir de reconnaissance qui est passage au discours autant que transformation de soi et du monde par la lutte et le travail. Lukács ajoute le caractère ontologique du pluralisme des discours équilibrant leurs prétentions à l'universel, la question principale du livre étant à la fois celle de notre liberté face à nos déterminations et celle de la division et pluralité des totalités sociales bien qu'elle soient unies dans un même monde historique. Le langage fait bien surgir la notion de totalité mais la dialectique entre différenciation et universalisation, comme entre l'individu et le groupe, est une caractéristique fondamentale de l'être social à la fois uni et divisé. C'est une première évidence à ne jamais oublier.
La société n'a pas ses finalités en elle-même mais nos finalités ne sont pas purement biologiques elles sont d'emblée sociales à être prises dans un langage même si elles entrent en oppositions les unes avec les autres. Il n'y a pas d'individu séparé, aux finalités singulières, alors que nous sommes produits par notre éducation et par la société plus que nous la produisons, constitués par l'ensemble des rapports sociaux et par le langage qui nous précède, parole adressée à l'Autre et à laquelle il nous faut répondre. La deuxième évidence, c'est que les finalités de l'individu et ses valeurs qui déterminent ses arbitrages sont socialement déterminés ("Aucune décision alternative simplement personnelle qui ne soit, dans ses traits décisifs, déterminée socialement", p99).
Comme chez Norbert Elias, l'individuation n'est pas le fait des corps biologiques mais un processus historique, produit de la multiplicité des décisions que doit prendre l'individu (p93) et dont il devient donc responsable individuellement, faisant dépendre l'histoire de son action (sans qu'il le sache souvent). L'individuation vient aussi de la division du travail, de la dénaturalisation des places et de la différenciation des parcours qui renforcent paradoxalement les interdépendances sociales et la contingence de l'existence (p105), loin des prétentions du moi autonome et du self made man de l'idéologie américaine. C'est pourquoi la lutte des classes passe par la prise de conscience individuelle de ce qui nous relie aux autres, permettant de briser notre isolement qui nous fragilise à mesure qu'on s'individualise.
"L'homme, au cours de ce processus général, non seulement se socialise, même intérieurement, à des degrés toujours plus élevés, mais parcourt en même temps progressivement le chemin qui le mène de la pure singularité à l'individualité" p341.
Les changements historiques sont décisifs mais on les surestime facilement, tout comme notre différence avec l'animal qui se réduit au langage. Je conseille souvent de lire Aristote pour constater qu'on n'a pas tellement changé depuis ce temps là, sauf justement sur l'esclavage (et les femmes). L'existence a toujours été contingente mais cela n'empêche pas que la trajectoire des individus est de plus en plus contingente et que c'est une dimension essentielle de l'individuation. En fait Lukács introduit la contingence sur deux plans différents. Non seulement comme contingence individuelle et salariale mais d'abord comme dimension de l'être social lui-même, le fait ne de pouvoir déterminer les effets globaux de nos actions sinon dans l'après-coup introduisant une contingence qui augmente nos degrés de liberté en même temps qu'elle peut décourager l'action puisque le risque de l'échec ne peut être éliminé, risque d'ailleurs consubstantiel à l'être biologique et à tout processus finalisé (p362). La contingence est à la fois la condition de possibilité de toute liberté et ce qui la limite irrémédiablement. Le travail participe d'ailleurs à cette contingence par ses effets extérieurs non prévus mais il l'intègre aussi dans le travail lui-même par la discrimination des "hasards favorables et défavorables" (p215) entre lesquels il doit naviguer, hasards qui n'ont de sens que rapportés à nos finalités mais qui se multiplient dans les processus complexes caractérisés par l'hétérogénéité de leurs éléments (p221). On voit qu'il s'approche ainsi de la notion très générale de travail comme lutte contre l'entropie (le travailleur est un démon de Maxwell) mais qu'il lui manque la boucle de rétroaction pour atteindre l'objectif.
S'il s'agit de sauver la liberté et l'activité en introduisant la contingence dans l'être et en réfutant la nécessité mécanique au nom de lois statistiques, c'est malgré tout une liberté bien limitée, strictement réduite même à la possibilité effective, c'est-à-dire qui ne soit "ni nécessaire, ni impossible". On voit qu'on est loin de l'idéalisme et d'une subjectivité capricieuse alors qu'elle est un produit de l'histoire et doit se plier aux contraintes objectives. La liberté comme "faculté de décider en connaissance de cause" (p337) est entièrement dépendante des potentialités de l'être, de ses marges de manoeuvre (p222), des choix alternatifs qui se présentent. Il ne s'agit donc pas de vouloir réaliser une utopie arbitraire (chacun la sienne) mais uniquement de libérer des potentialités historiques ("La classe ouvrière n'a pas à réaliser d'idéal mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que porte en ses flancs la vieille société bourgeoise qui s'effondre", Marx). Naturellement, déterminer ces potentialités n'a rien d'évident, d'où l'importance d'une analyse scientifique préalable mais qu'il faut soumettre à la vérification pratique post festum, dans l'écart avec nos finalités premières. "Possibilité objective et possibilité subjective ne se distinguent ontologiquement que dans la praxis sociale" (p225).
L'objectivation du sujet (finalité et sciences)
"Cette situation fondamentale de toute praxis humaine contient déjà la polarisation de l'acte en moments subjectifs et objectifs (...) les moments de la subjectivité et ceux de l'objectivité doivent, dans l'acte même, se séparer ontologiquement avec précision, malgré leur lien indissoluble" p226.
"Nous sommes donc ici face aux deux aspects de la conditio humana envisagée par Marx. D'un côté, celui du subjectif, de l'activité, la praxis comme ce qui engendre l'humanité de l'homme, et qui fait naître le monde de l'homme de la dialectique interne de leurs pratiques conjuguées, de l'autre l'objectivité, par l'intermédiaire de la société, des objets de cette praxis, dans les faits de la nature, transformés ou non par la praxis sociale". p317-318
Il n'y a pas une essence humaine et un ciel des idées détachés des réalités matérielles avec, comme chez Kant,la connaissance d'un côté et la chose en soi de l'autre alors qu'il y a, aussi bien pour Hegel que pour Marx, un processus dialectique d'apprentissage où la connaissance se règle par approximations sur l'objet dans leurs interactions, processus cumulatif et donc en progrès. Le travail et la praxis en général obligent effectivement à connaître avec de plus en plus de précision ("la question de la vérité est une question pratique"). Dès lors, les catégories ne sont pas des "catégories de la connaissance" mais bien des déterminations de l'existence elle-même, en quoi la dialectique n'est pas un subjectivisme ni un cognitivisme mais le mouvement autopoietique de l'intériorisation de l'extériorité, par le passage au discours de l'objectivité (la révélation de l'être) aussi bien que l'extériorisation de notre intériorité par l'expression orale et la transformation de la matière (travail) caractérisant l'être social de notre humanité dans ses deux faces subjectives et objectives (finalités et savoir/pouvoir).
L'insistance sur cette dialectique entre individu et société comme entre sujet et objet oblige à tenir compte de la réalité dans nos objectifs qui doivent recouper les possibilités effectives de la situation. C'est pourquoi il faut partir à chaque fois d'une analyse de la réalité matérielle dans ses dynamiques effectives, de même qu'il faut juger de notre action non pas à ses bonnes intentions mais à ses résultats tangibles et donc après-coup (post festum). De quoi renvoyer aux poubelles de l'histoire les délires idéalistes d'une hégémonie purement idéologique, d'un totalitarisme de l'imaginaire et du contrôle des esprits (de Stiegler à Matrix). De quoi se débarrasser enfin du scepticisme relativiste, de "l'illusion de l'illusion" comme si la question de la vérité n'était pas une question pratique et qu'il n'y avait pas un monde et un langage commun, comme s'il pouvait y avoir une disparition du réel ! Il n'y a pas la connaissance ou l'idéologie d'un côté et la réalité de l'autre mais construction réciproque où l'erreur certes a sa part, mais l'idéologie (ou le spectacle) n'est pas tant une fausse représentation que l'expression de contradictions réelles et la défense d'intérêts catégoriels (expression de la lutte des classes dans la théorie). Il ne s'agit donc pas tant de convertir les coeurs comme s'il s'agissait de changer simplement de religion alors qu'il s'agit de changer de mode de production !
"Ainsi, précisément parce que le moment subjectif de la praxis se réalise dans la fixation consciente d'une fin, son activité fondant la praxis doit surtout consister en la connaissance la plus adéquate possible de la réalité objective (...) Celle-ci se trouve dans un rapport d'opposition stricte avec la subjectivité immédiate. En soi elle est une conséquence de la formation de la relation sujet-objet dans le processus de travail et c'est pourquoi ce n'est que la socialité qui permet de parvenir à une vision désanthropomorphisante de l'être" p232.
Cette unité du sujet et de l'objet comme processus historique et cognitif va plus loin qu'on ne croit. Le plus troublant, en effet, c'est lorsqu'il montre que la déshumanisation est le péché originel de tout savoir objectif, de toute science qui vise à l'objectivité pour des raisons pratiques (pas seulement utilitaires). C'est la nécessité de réaliser ses objectifs qui oblige à une connaissance qu'il caractérise comme "désanthropomorphisante" où l'on peut voir une perte de sens comme perte de la dimension poétique au profit de l'abstraction universelle et de la manipulation technique. Ce qui se perd c'est la magie des rapports entre personnes sans doute, rapports qui vont de la séduction à la terreur. En comparaison, le monde des lumières est un monde froid, trop mathématique. Pourtant, le paradoxe, c'est que la finalité subjective appelle ce savoir objectif, c'est le désir brûlant qui a besoin d'un regard froid, c'est le règne téléologique de la possibilité qui débouche sur la catégorie opposée qui n'est pas le néant mais l'impossibilité (p233). En effet, le réel, c'est l'impossible !
Si l'objectivité scientifique est la contrepartie de nos finalités subjectives, on peut dire que l'artificialisation de la nature est le résultat de notre travail en ce qu'il nous sort du "mutisme" biologique et participe de notre conscience de soi sociale. La prétendue perte de sens, le désenchantement du monde, n'est que son explicitation, son passage au langage, au public, dans ce que cela peut avoir de déceptif (un peu comme les hiéroglyphes ont perdu leur mystère à être déchiffrés). C'est l'exact contrepied d'Heidegger, de l'histoire de la technique comme oubli de l'être (de la présence) même s'il est vrai que tout savoir recouvre l'événement sous ses préjugés. Au lieu d'une dégénérescence de l'expérience individuelle dont la civilisation et l'écriture ont été accusés dès l'origine, on peut y voir au contraire une complexification de l'être social et un progrès cognitif. Pour Lukács, le progrès des sciences se construit en contradiction avec nos représentations subjectives, c'est une débiologisation et une défétichisation (dé-sidération) ; mais la subtilité, c'est qu'il faut malgré tout ajouter le subjectif à l'objectif pour faire l'histoire (et non pas en juxtaposant simplement économie et poésie, comme si c'étaient des mondes séparés, pas plus que la lutte et le travail). Cette objectivité du sujet qui ne peut être éliminée d'une dialectique qui n'a rien de mécanique suffit à la subversion de l'objectivité qu'elle transforme activement par ses finalités et son travail.
Il ne fait pas de doute que le savoir, la technique, le travail sont parties intégrantes de notre humanité au même titre que le langage et la folie, il faut en admettre les conséquences universalisantes et objectivantes mais cela n'empêche pas qu'on peut penser que nous avons un pas de plus à faire dans cette dialectique inachevée, une "négation de la négation" que Lukács détestait et qui est sa forme de résistance dogmatique au mouvement réel et aux leçons de l'histoire. On ne peut se passer de la critique mais pas plus d'une "critique de la critique" qui est un retour au réel même si elle est toujours partielle, n'annulant pas du tout la nécessité critique. De même il nous faut bien reconnaître le négatif de notre industrie et les limites à l'artificialisation du monde, notre inadéquation à l'universel enfin, qui est notre maladie originaire (§ 375 Ency. Hegel) !
Le difficile est de penser l'unité du sujet et de l'objet dans leur division même et de faire la part de l'actif et du passif dans leur dialectique. C'est là que Lukács est irremplaçable, à égale distance de l'idéalisme volontariste et du matérialisme mécanique, préservant cette complexité où l'on se perd facilement en voulant arrêter l'histoire au moment présent. Son ontologie de l'être social ne se fonde pas sur une communauté originaire implicite, sur le sentiment d'appartenance, d'identité, de peuple mais sur la temporalité des interactions entre individus et société, par le langage et le travail, débouchant sur une politique explicite, une société en constitution. En effet, il faut le redire, ce qui caractérise l'être social comme être parlant, c'est la liberté, ce qui caractérise les sociétés humaines, c'est d'être constituées d'individus actifs, capables de dire ce qu'ils font et pourquoi, porteurs de finalités qui sont d'emblée sociales et médiatisées par le langage, la culture, l'éducation, ainsi que par une connaissance objective, désanthropologisée mais dont on ne peut éliminer pour autant la contingence et la pluralité des fins légitimes qui sont la conséquence de la sortie de l'animalité et des automatismes biologiques, grâce au langage.
A la fois notre humanité consiste dans nos finalités (nos désirs, notre subjectivité) et dans notre impartialité (connaissance objective, technique). Il s'agit non pas de prendre nos désirs pour la réalité mais au contraire de prendre conscience de ce qui sépare nos désirs de la réalité, le sujet de l'objet, "vouloir et pouvoir" (p258). C'est la résistance qu'il oppose à nos désirs qui fait l'objectivité du monde, son indépendance du sujet et son caractère de monde commun. La diversité même de nos finalités et la complexité de l'être social le rendent imprévisible, contingent, échappant en partie au moins, à nos finalités (p237), et ce, bien que cette diversité tende vers l'unité (p249), unité dès lors ressentie comme perdue. C'est dans cette tension entre individu et société qu'il y a aliénation (p260) et que la société devient une réalité objective, voire menaçante, en face de l'individu, dans l'écart avec ses propres finalités et dont il dénonce l'injustice, mais c'est justement ce qui fait l'historicité de l'existence et notre implication active dans les luttes du temps. Sans la contingence de l'être, l'irréversibilité du temps et l'incertitude du monde nous n'aurions tout simplement aucune existence (politique). Sans plus aucune question, aucune révolte, aucun pari sur le futur, il n'y aurait plus besoin de vivre...
L'historicité de l'existence (irréversibilité, action, totalité)
"La thèse marxienne de l'historicité comme fondement de tout être et donc de toute conscience juste de celui-ci, thèse que nous avons de façon répétée présentée comme porteuse d'un principe nouveau et à même d'ouvrir de nouvelles voies, n'acquiert une figure concrète que lorsqu'elle est comprise comme inséparablement liée au caractère ontologique des catégories en tant que conséquence nécessaire de l'objectivité originelle de tout étant, et à la praxis, aux positions téléologiques fondées sur des décisions alternatives en tant que fondement élémentaire de l'être social. Cette forme de l'historicité, hautement développée, avec ses catégories concrètes, éclaire rétrospectivement les processus irréversibles (historiques) qui ont déterminé les formes d'être précédentes, plus simples. Marx parle en détail de cette possibilité de connaissance post festum" p316.
"L'historicité de tout le processus de l'être engendre donc l'exigence méthodologique d'une scientificité exacte de l'investigation" p317.
Nous sommes ici au coeur de la philosophie de Lukács et de sa difficulté puisqu'elle s'attache à une réalité mouvante, un processus dialectique parcouru de tendances contradictoires et de phénomènes aléatoires. L'historicité consiste d'abord à remplacer l'être par un processus dynamique mais aussi à y replacer le sujet qui y participe avec son point de vue d'acteur engagé. Ce sujet étant lui-même produit par le processus, pris dans sa généalogie temporelle et ses transformations s'efforce cependant, pour atteindre ses objectifs, de dépasser son point de vue subjectif pour accéder à l'objectivité des possibilités effectives du processus historique, L'historicité n'est rien d'autre que ce mouvement de la conscience de soi dans le monde, qui se confronte à la pratique et doit intégrer les dures leçons de l'histoire selon un point de vue qui se transforme à chaque expérience, dévoilant de nouveaux horizons au fur et à mesure qu'il avance.
C'est l'historicité de l'être qui fait de la scientificité une exigence philosophique, la philosophie ne pouvant pas plus se passer de la science que l'esprit ne peut se passer de la matière. L'historicité du savoir ne contredit donc pas aux vérités universelles, tout au plus au sens qu'on leur donne, mais il met une limite à toute planification et projection dans l'avenir. Voilà qui relativise, sans l'annuler, le passage de l'histoire subie à une "histoire conçue" qui semble bien inatteignable, notamment à cause de l'imprévisibilité des finalités subjectives, et qui ne se comprend complètement que dans l'après-coup. Ce n'est pas une raison pour rester les bras croisés et nous laisser faire, restant les acteurs de notre histoire par notre passivité même.
Non seulement on ne fait pas ce qu'on veut mais la marque du réel, c'est sa rugosité, sa résistance, ses surprises, ses ratages, toutes choses qui sont intégrées dans l'action et le travail. La finalité n'agit pas par elle-même et doit passer par la chaîne des causes matérielles, par un travail donc. "Vouloir n'est pas pouvoir", aussi une dialectique se met en place entre le subjectif et l'objectif sans que puisse s'imaginer une quelconque fin de l'histoire, seulement de sa préhistoire peut-être, du fait d'en avoir conscience.
S'il n'y a pas d'histoire sans notre participation active et si nous sommes le résultat de notre activité, ce n'est pas pour cela que le résultat correspond à nos finalités ! Pourquoi se donner tout ce mal alors ? Parce que ce n'est pas sans résultat malgré tout (on ne rate pas tout) et que nous devons préserver l'avenir, ne pas lui fermer les possibilités. On ne peut rien espérer cependant, sinon le passage d'un stade de développement à un stade supérieur, adaptations qui dépendent de nous mais sont des adaptations à des transformations déjà effectives dans la production, et qui, elles, ne dépendent pas de nous.
Non seulement les choses ne sont jamais à hauteur de nos rêves mais les acteurs semblent faire à leur insu les choix qui s'imposent matériellement en fin de compte. C'est un peu comme la ruse de la raison pour Hegel où l'intérêt particulier réalise l'universel à devoir passer par la parole et pas du tout par ses bonnes intentions, ni même par ses finalités conscientes. L'histoire avance par ses mauvais côtés et ne se comprend qu'après-coup. On est donc aux antipodes de l'idéalisme, mais aussi réduite soit-elle, notre intervention reste décisive pourtant. C'est le point sur lequel il ne faut pas céder : si l'économie comme mode de reproduction de l'être social constitue bien sa base matérielle, les hommes font l'histoire en y intervenant par leurs finalités, grâce au langage qui nous unit et nous universalise.
"Tous les actes sont indissociables de leurs caractéristiques sociales hic et nunc, et ont tous le caractère d'un événement spatio-temporel et historique unique. Par ailleurs, dans le même temps, tous les modes d'expression de la généricité humaine sortie du mutisme qui se développent ainsi tendent aussi inévitablement vers une unité ultime". p249
"Ni ces questions des hommes ni les réponses sociales qui les synthétisent n'ont le caractère d'un déroulement téléologique qui "réaliserait des valeurs". L'essence du travail nous montre qu'il se fonde sur des décisions alternatives". p347
"La protestation individuelle même lorsqu'elle s'exprime dans des positions téléologiques effectives reste d'habitude inefficace dans les faits (...) Sur le plan objectif, le processus général devient ainsi le porteur du progrès social, mais sans qu'il y ait la moindre trace d'intentionnalité" p257.
Ces rappels basiques sont nécessaire pour réfuter tous les idéalismes ou moralismes qui fleurissent sur notre impuissance face aux événements. Pour être réelle notre liberté n'en est pas moins strictement limitée matériellement. L'historicité combine la genèse passée comme origine, le quoi et le comment du moment présent mais aussi les perspectives futures de l'action et l'après-coup qui nous oblige à réviser nos conceptions antérieures. Répétons-le, l'historicisme n'implique aucun relativisme ni l'absence de vérités éternelles dont le sens change pourtant avec les conditions matérielles, et qui s'approfondissent. De sorte qu'on peut dire que la vérité reste la même, connue dès l'origine, et pourtant doit à chaque fois être reformulée. Ainsi, loin de prétendre que tout le monde aurait raison, l'historicité est une prise de conscience de soi progressive (verbalisation, passage au langage, écriture) en même temps que le développement de processus matériels historiques (forces productives). Ce n'est pas seulement un déterminisme objectif mais tout autant subjectif, ce qui ne veut pas dire imaginaire, le subjectif s'objectivant et l'objectif devant être subjectivé (ou subverti).
Même si l'évolution n'est plus biologique, l'histoire subie reste inévitablement dans le cadre de l'ontologie darwinienne d'une sélection par le résultat, après-coup, d'une causalité qui part de la fin, de sa viabilité matérielle et de sa reproduction sociale, avec pour contrepartie d'en améliorer à la longue l'efficience ou la soutenabilité. Le passage à une "histoire voulue", consciente d'elle-même (ce que devrait être une écologie préservant l'avenir), impliquerait de tenir compte de cette contrainte et même de la précéder par nos propres régulations afin d'éviter des régulations par catastrophes où le réel se rappelle brutalement à nous dans sa matérialité. Le matérialisme historique garde un air de mystère nourrissant une sorte de religiosité et des crispations dogmatiques alors qu'il faut comprendre la "détermination en dernière instance" comme une contrainte matérielle par le fonctionnement effectif et ses capacités de reproduction qui sont absolument déterminantes, plus que la force brute, à moyen et long terme au moins. Hélas, il manque pour la démonstration les notions de système, de contraintes systémiques, de circuits et de boucles de rétroaction où l'extériorité s'intériorise et la totalité impose ses déterminations écosystémiques à ses éléments (après-coup effectivement).
"Ce qui est ici fondamental, c'est la notion selon laquelle, d'une part, tout - même le donné matériel "chosal" - est réellement un processus complexe irréversible, et d'autre part que l'être de ces processus ne peut jamais être isolé, "précisément" délimité d'autres processus, qu'ils sont toujours reliés par des interactions, de telle sorte que leur nature réelle ne peut être comprise adéquatement qu'en relation avec la totalité du processus dans lequel ils se synthétisent effectivement, que dans le processus total de la société toute entière. Nous voulons souligner de nouveau que la totalité est toujours pour Marx une totalité de totalités". p314
Non seulement on ne peut séparer un être de son passé historique et l'isoler dans le temps en le figeant dans l'espace mais on ne peut non plus l'isoler dans l'espace, relié matériellement au monde entier comme à tout l'univers. Lukács unifie la totalité de l'être dans l'histoire, pensée comme un processus de processus, sphères qui ne sont pas "simplement juxtaposées" (p157) mais qui se totalisent dans l'existence concrète (l'autonomie des différentes sphères est donc toujours très relative). La contemporanéité qui nous rassemble et le devenir dans son irréversibilité nous solidarisent dans le temps et dans l'espace, tous embarqués dans la même aventure. Il y a pourtant du jeu, du négatif, des contradictions, différentes temporalités et non pas unité compacte du devenir (nous ne sommes pas tous contemporains et un se divise en deux).
La dialectique est requise là aussi car l'affirmation de l'unité au nom de raisons trop logiques serait bien trompeuse, ou plutôt de la pure idéologie. Non seulement il faut préserver la pluralité des langues et la négativité temporelle mais tout autant la négation de l'unité en reconnaissant divisions sociales et lutte des classes car l'universel est loin d'être réalisé même si toute parole y tend. "La société ne peut être un sujet unique" (p336) car il n'y a pas unité des finalités individuelles mais division des classes (impossible à abolir?). C'est bien le marxisme-léninisme et son parti unique, pas seulement le stalinisme, qui sont réfutés là, avec la notion naïve d'un communisme unanimiste débarrassé des éléments asociaux et de toute domination. Notons toutefois qu'une société fait corps malgré tout et agit comme un sujet unique lorsqu'elle est confrontée à d'autres, dans la guerre notamment, ou qu'elle se trouve un bouc émissaire. Pour qu'il y ait de l'Un, il faut qu'il y ait de l'Autre, dimension absente qu'il faudrait réintroduire (avec la pensée de groupe et les mouvements de foule). En tout cas, l'aliénation prend source dans cette contradiction entre unité et division.
L'aliénation
"L'aliénation est objectivement apparue entre la généricité de la société elle-même et celle de celui qui en est membre" p260.
"L'aliénation est une dimension de l'être lui-même. Elle fait partie en premier lieu de l'être social même, dans son être propre aussi bien que dans ses effets sur les individus". p271
"La disparition progressive du mutisme de la généricité, est en même temps une histoire de l'aliénation, au cours de laquelle une forme d'aliénation ne disparaissait que pour être remplacée par une autre" p348.
Si les développements précédents peuvent être considérés comme un prolongement et un enrichissement de la conception dialectique de l'histoire qu'il avait défendue dans "Histoire et conscience de classe", sur l'aliénation il y a un revirement presque complet puisqu'il rejette ici la possibilité même d'une fin de l'aliénation, et se trouve même très en retrait sur la critique du fétichisme d'un Marx qui pensait qu'il suffirait de prendre conscience que nous sommes victimes de nos propres actions pour ne plus en être les jouets, tout comme la prise de conscience de l'origine humaine des religions devait ramener le Ciel sur la Terre. L'orthodoxie de la référence répétitive à l'utilisation par Marx de jugements historiques "post festum" est peut-être bien douteuse, mais elle n'en reste pas moins essentielle. On peut penser que Lukàcs ayant mis au premier plan dans sa jeunesse la critique de l'aliénation, il avait dû ensuite en dénoncer lui-même les limites et le caractère idéaliste ("critique artiste") par rapport aux enjeux matériels ("critique sociale"). L'aliénation devient dès lors structurelle dans ses figures historiques successives, métamorphose d'un manque et non plus altération d'une nature originaire, ce qui n'empêche pas de la combattre politiquement.
"Le fondement de l'aliénation est nécessairement un fondement social objectif (...) Bien qu'il soit évident que l'aliénation reste fondamentalement un phénomène social, qui donc ne peut être dépassé également, en dernière instance, que de manière sociale, néanmoins, dans la conduite de vie de l'individu, elle prend toujours la place d'un problème central, celui de la réussite ou de l'échec du développement de la personnalité, en tant que dépassement ou persistance de l'aliénation dans son existence individuelle". p261
"Plus l'exploitation capitaliste, du moins à un haut niveau de développement, abandonne la forme directe originelle (augmentation du temps de travail, diminution des salaires) et transforme la subordination formelle du travail sous le capital en subordination réelle, plus disparaissent de la praxis du mouvement ouvrier la coïncidence immédiate entre le lutte contre l'exploitation elle-même et la lutte contre les conséquences aliénantes pour les hommes (...) La lutte évidemment toujours nécessaire contre l'aliénation acquiert, suite au changement économique, un caractère principalement idéologique (comment l'homme doit-il employer son temps libre ?)". p331
La fixation sur l'aliénation sert le plus souvent de paravent à l'individualisme, à la transformation personnelle abandonnant les luttes sociales contre les inégalités. On ne sera pas étonné que cette idéologie pseudo-révolutionnaire séduise quelques fils de bonne famille égarés, qui se prennent pour la plèbe et cherchent un salut métaphysique ! La dénonciation de l'aliénation de la marchandise est devenue la chose la plus commune, intégrée à la vulgate écologiste et souvent forme renouvelée du mépris aristocratique pour le vulgaire. Pourtant, l'évidence, c'est qu'on ne se sauvera pas tout seul et qu'il ne suffit pas de prendre conscience du fétichisme de l'argent pour supprimer en quoi que ce soit sa fonction de fétiche dans les échanges marchands. Le volontarisme échoue toujours et sombre dans la dénégation catastrophique de la réalité s'il n'épouse pas les possibles et ne tient pas compte des contraintes "systémiques" et matérielles en surestimant la puissance de l'idéal. Il ne s'agit pas pour autant de tomber dans le défaitisme, l'action révolutionnaire ne devant être ni folle, ni servile pour porter le coup décisif. En effet, il n'y a pas effacement du sujet au profit d'une causalité mécanique, loin de là, mais la dialectique entre le subjectif et l'objectif est très subtile dans leurs interdépendances et leurs interactions réciproques. C'est la difficulté qu'il faut penser : un sujet entièrement dépendant de sa position sociale mais qui intervient activement par les choix qui s'offrent à lui et détermine la totalité, souvent sans le savoir sinon après-coup. Tout se joue cependant dans cette marge de manoeuvre (ou d'erreur), dans la pluralité des langages qui s'y confrontent et tentent de formuler les opportunités de notre actualité.
Dans ce cadre, la critique de la réification n'est plus la critique des rapports sociaux qui disparaissent derrière la marchandise, ni la critique d'une déshumanisation, dont on a vu qu'elle était constitutive, mais elle devient une critique de la chosification au sens d'un être figé, isolé, et d'un temps arrêté. Ce réductionnisme se retrouve dans l'individualisation du héros ou du génie détachés du processus et de la dynamique dans laquelle ils s'inscrivent. C'est par un regard extérieur objectivant (onto-théologique dirait Heidegger) que l'être est identifié à son apparence alors qu'il y a priorité ontologique de l'actif et du processus sur le résultat (p156), de même qu'il y a complète interdépendance des éléments dans le processus historique. La réification est dénoncée ainsi comme isolement (séparation) et passivité constituant la négation de la liberté et de nos solidarités sociales alors que nous devons participer activement et collectivement à la construction de notre avenir, par nos luttes qui nous divisent mais avec la conscience de l'unité du devenir dans son irréversibilité. C'est ce caractère actif qui donne toute son importance au travail, à l'économie, à notre existence même. Notons qu'il y a une totale opposition entre la critique du fétichisme comme retour à des rapports sociaux préexistants, voire "naturels" et la critique de la réification comme processus actif en devenir.
S'il ne s'agit plus d'atteindre un quelconque idéal ("homme total" ou "hommes nouveaux") puisqu'on est dans un processus historique, il s'agit toujours dans la critique de la réification de sauver notre part de liberté, liberté qui, même strictement limitée, est, répétons-le, la caractéristique de l'être social (langage, pluralisme, processus complexes, téléologie, travail), à la différence de l'animal où la finalité est donnée dans le patrimoine génétique. La critique de la réification est fondamentalement une critique de la domination puisque cette liberté reste essentielle à l'animal politique que nous sommes, liberté porteuse à la fois de la différenciation et de l'unité du sujet et de l'objet (comme du signifiant et du signifié).
Pour bien marquer en quoi la critique de l'aliénation ne vise pas un retour à l'être naturel, Lukács interprète d'ailleurs la critique de la publicité comme une extension de la critique de la tradition qui contraint le désir (p237), et donc comme la revendication d'un désir libéré de la norme et de la mode, loin de se vouloir l'extinction du désir ou son refoulement (en même temps c'est à vouloir se distinguer qu'on fait comme tout le monde!). Cependant, la lutte contre l'aliénation n'est jamais que le processus qui mène au développement d'un état supérieur, d'un nouveau stade de la conscience de soi, d'une explicitation plus complète générant malgré tout une autre aliénation...
"Le stade atteint par la généricité s'affirme chez les individus en termes économiques immédiats, dans la superstructure et dans l'idéologie, en une large gamme qui va de la contrainte immédiate et indirecte aux tendances purement idéologiques de la persuasion et de la conviction (...) Ce complexe doit donc tenter d'imposer également l'aliénation, posée avec elle, comme unique mode d'être possible ; s'il se retourne contre elle de manière critique, réformiste ou même révolutionnaire, cela veut dire que dominent en lui, plus ou moins consciemment, les conditions ontologiques d'un stade de développement qui va le remplacer". Ici aussi doit prédominer le motif selon lequel celui-ci est fondé en tant que progrès nécessaire, sans que soit pris en considération (le plus souvent sans que soit connue) la nouvelle aliénation qui dominera la vie sociale". p271
Histoire et conscience de classe
Non seulement nous devons tenir compte de la réalité objective mais notre marge de manoeuvre se réduit à nous adapter au développement de la technoscience et de l'infrastructure économique en remplaçant les aliénations traditionnelles par leurs versions plus modernes. La conscience n'y a semble-t-il pas beaucoup de part, sinon de jouer le rôle de dindon de la farce (ce que Lénine appelait les "idiots utiles" en parlant des intellectuels compagnons de route du Parti Communiste) ! On comprend bien que cette prétention à la scientificité du marxisme débouche sur une théorie mécaniste dépourvue complètement d'esprit. L'intérêt de Lukács, mais aussi ce qui en fait la difficulté, est justement de ne pas s'arrêter à ce matérialisme mécanique et d'y réintroduire la dialectique du sujet et de l'objet, revendiquant un matérialisme "spirituel" sans tomber dans l'idéalisme pour autant. La conscience et la superstructure gardent une place essentielle, en particulier dans la constitution d'une conscience collective qui n'est pas donnée mais doit être construite comme conscience de classe, passage à la conscience, et donc au langage, de notre historicité.
"Contrairement aux causalités dans la nature, les prises de conscience déterminées par un état (tendanciel) donné de l'être social représentent un espace de liberté pour la naissance de nouvelles décisions alternatives portant sur les positions téléologiques accomplies par les hommes. La vulgarisation du marxisme a fait disparaître ce problème décisif qu'est l'espace de liberté. Le matérialisme vulgaire, qui se dit souvent "orthodoxe", a tenté de faire de l'objectivité des processus économiques une sorte de "seconde nature", et considère donc que l'économie représente dans la société l'équivalent des lois matérielles (avant tout de la nature inorganique). Le fait que toute dimension "spirituelle" ne soit donc rien d'autre que le produit des forces matérielles qui s'exercent ici n'appartient pas à l'essence véritable du marxisme, mais provient du fait qu'une proportion non négligeable et tout à fait influente de ses prétendus représentants, sans doute subjectivement sincères, a fait de l'économie précisément cette "seconde nature" aux effets mécaniques, et du marxisme lui-même, par conséquent, une sorte de science de la nature d'un ordre plus élevé (et donc une discipline scientifique spécialisée)". p389
"Dans ses bases philosophiques, en particulier dans les derniers développements du positivisme, l'idéologie du mouvement ouvrier se rapproche toujours plus de l'idéologie bourgeoise. Une fois parvenu à ce point, il n'est alors pas difficile de remplacer cette science économique spécialisée "vieillissante" et même "désuète" par une autre science plus actuelle, purement bourgeoise cette fois-ci. p389-390
La superstructure n'est pas plus un épiphénomène de l'économie que la pensée n'est un épiphénomène du cerveau (ou l'envers de la matière), ayant ses lois propres : celles de l'information pour le cerveau et de l'idéologie (justification) pour la société qui doit fournir un langage commun aux finalités individuelles. La superstructure fait partie intégrante du processus historique, matériellement, de même que les idées peuvent devenir des forces matérielles en s'emparant des masses. En effet, les hommes pensent, ou plutôt ils parlent et doivent pouvoir répondre de leurs actes (on peut "désigner l'homme comme un être qui répond", p402).
"Ce n'est que dans l'être social que chaque étant apparaît à cause d'une position téléologique, dont les fondements indispensables sont nécessairement de nature idéelle. Bien sûr, ceux-ci ne deviennent alors des éléments de l'être que si ils déclenchent - directement ou indirectement - des processus sociaux matériels réels. Mais cela ne supprime pas leur caractère idéel". p390
"Le caractère matériel compact et homogène de la sphère économique de l'être social semble donc un mythe du matérialisme vulgaire. Et il n'en va pas autrement de l'idéalité pure de la superstructure (Droit, Etat, etc.)". p391
La conscience ne se distingue pas de la liberté puisqu'elle consiste à se prononcer en conscience pour une branche de l'alternative, ce pourquoi aussi il n'y a de conscience que dans l'action (de même qu'il n'y a de communication que dans l'action commune). Sinon il n'y a pas vraiment de conscience de soi mais plutôt fausse conscience (p406), sauf dans l'après-coup, comme toujours. On voit qu'il y a une contradiction entre notre rationalité limitée qui nous fait choisir notre camp dans le feu de l'action et la connaissance scientifique qui en sanctionne après-coup la réussite ou l'échec, conformément d'ailleurs à la logique biologique procédant par essais/erreurs. Il y faut bien malgré tout la participation active du sujet et de sa liberté, il y faut le subjectif, c'est-à-dire le langage de l'universel et des finalités humaines. L'histoire ne se réduit pas à l'entropie physique ou la singularité matérielle, ni à l'évolution biologique et au corps animal mais rien ne se fait tout seul sans l'intervention du sujet parlant. Il n'y a pas seulement l'objectif, il y a le subjectif aussi ! Subjectif qui ne tombe pas du ciel des idées, même dans ses plus graves errements, mais s'inscrit dans une histoire et sert des intérêts ou représente des forces matérielles. Aucune idéologie, aussi folle soit-elle, n'est sans raisons ni séparée de la pratique dont elle exprime des enjeux actuels qui expliquent sa généalogie.
La dialectique ne se situe pas seulement entre sujet et objet mais aussi, on l'a vu entre individu et société. L'intervention du sujet parlant se traduit ainsi à différents niveaux. Au niveau individuel, on peut décrire son action comme la volonté de dépasser les derniers restes de mutisme pour "devenir, en tant que personnalités pleinement développées, des sujets actifs d'une authentique histoire de l'humanité" (p115), rêve d'une conscience de soi jamais achevée pourtant, d'un devenir homme de l'homme (p159) par ses luttes et son travail (qui est pourtant une désanthropologisation, soulignons aussi que l'appartenance à cette aventure commune gomme à la fois les divisions sociales et les rivalités impliquées par le désir de reconnaissance). Langage et travail accentuent l'individuation et la contingence mais le règne de la liberté ne commence qu'une fois assurées les nécessités biologiques, dans les limites des ressources matérielles.
"Il ne fait pas de doute que nous avons ici affaire à une des tendances du développement ontologique et social qui permettent une généricité humaine authentique en laissant loin derrière elle tout "mutisme" naturel de l'espèce, tout "accomplissement borné" de formations primitives. Le fait que le fondement social de l'existence humaine devienne contingent est, malgré toute la négativité et le caractère problématique initiaux dans le capitalisme, une condition indispensable de cette évolution" p217.
L'historicité de l'être social rend illusoires les tentatives de donner sens à la vie individuelle alors que le sens ne vient que du discours qui nous relie aux autres, d'une histoire qui oriente nos actions et d'une généalogie qui nous donne un nom et une place (une dignité à défendre, un rang à tenir, un rôle à jouer). Si la société (mondialisée) n'existe pas "en soi", n'étant que la résultante des finalités individuelles et l'ensemble des rapports sociaux, elle doit exister "pour nous", afin de sortir de la préhistoire et d'accéder à une conscience de soi collective, universelle et réflexive, qui nous permette de sauvegarder notre avenir plutôt qu'être les jouets de la sélection biologique. La condition de possibilité de cette conscience universelle, semble malgré tout la conscience de classe, conscience de la division de la société qui ne peut venir que de ceux qui en subissent l'injustice, l'opposition de l'individu et de la société se doublant de l'opposition entre classes (liées au système de production) dont l'une a intérêt au statu quo et la falsification (négation de l'histoire), représentant la particularité quand l'autre a intérêt à la transformation révolutionnaire et à la vérité (expression du négatif), partisan de l'universel.
"La généricité, qui dans la nature ne pouvait se présenter que comme être en soi, se présente sous la forme d'un sentiment communautaire réel, devenu conscient, puisque non seulement chaque membre d'une telle communauté doit prendre conscience de cette appartenance, mais qu'elle doit devenir une détermination décisive de la conduite de sa vie. Et le fondement économique d'une généricité unitaire de l'humanité, le marché mondial, apparaît certes jusqu'à présent sous des formes extrêmement contradictoires, puisque pour le moment il exacerbe au lieu d'atténuer, et encore moins de supprimer les contrastes entre les groupes individuels, mais c'est précisément par là, en raison des interactions réelles qui interviennent jusque dans la vie des individus, qu'il est un moment ontologique important dans l'être social actuel". p410
Le plus daté, dans ce livre de 1971, c'est bien sûr un marxisme-léninisme revendiqué et auquel il n'est pas question de revenir dans un retour en arrière fort peu dialectique. Il ne suffit pas d'expliquer le stalinisme par l'abandon de la dialectique au profit d'un économisme mécaniste, façon de dénier les raisons de l'échec du communisme et de le protéger d'une remise en cause dialectique, comme Badiou se suffit d'une critique de son militarisme ! De quoi mener à cette énormité idéaliste par quoi s'ouvre la préface que nos problèmes viendraient d'une mauvaise ontologie (on croit rêver) ! N'ayant pour ma part jamais été léniniste, je n'ai pas tant cherché à rendre compte du livre, visiblement inachevé, qu'à en tirer ce que j'y ai trouvé de plus utile pour notre temps, toute l'historicité de l'être social et la dialectique individu/collectif qu'on ne peut ignorer sans se condamner à la bêtise et à l'échec. L'auteur lui-même n'y échappe pas, autant dire que c'est désespéré... Il faut avouer qu'il y a aussi beaucoup de lourdeurs, de répétitions et quelques discussions pénibles de Spinoza, de la notion d'Être dans la logique hégélienne ou d'une "négation de la négation" dont il ne comprend pas qu'elle ne résout pas la contradiction puisque c'est seulement la limitation de la négation précédente, toute négation étant partielle.
Plus généralement, on est étonné, pour un dialecticien de sa trempe, de la mécompréhension dont il témoigne de la dialectique hégélienne, vue exclusivement à travers Engels et Lénine. On a bien l'impression d'une pensée servile qui doit composer avec un dogmatisme officiel ! Il faut dire que la dogmatisation du marxisme était inévitable : d'une part à cause de la nécessité de simplifier une pensée dialectique si difficile à comprendre, mais aussi parce qu'elle fonctionnait comme arme idéologique et qu'il fallait choisir son camp. Réduire la politique ou l'idéologie à une guerre entre classes, ou bien entre amis et ennemis, c'est supprimer toute vérité au profit d'une propagande simpliste (voire d'une prétendue science prolétarienne) qui mène inévitablement au désastre par la dénégation de la réalité. Il faut bien dire qu'il est toujours extrêmement difficile de garder son indépendance d'esprit et que c'est le plus souvent au prix de l'inefficacité (du moins à court terme) !