Si le pouvoir d'unifier disparaît de la vie humaine et si les oppositions perdent leur relation vivante, leurs interactions, et gagnent leur indépendance, la philosophie devient alors un besoin.
G.W.F. Hegel, La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, p110
La philosophie est à la mode, parait-il. Du moins une certaine forme de philosophie qui procède de l'individualisme et du développement personnel, tout autant que de la demande de sens et de spiritualité, entre la religion et la thérapeutique. On voudrait faire de la philosophie un traité de "savoir vivre", voire un catalogue de recettes pour une vie déjà vécue, pour l'assurance vie d'un bonheur garanti, alors qu'à vrai dire, "le bonheur est toujours pour demain" et "le temps d'apprendre à vivre, il est déjà trop tard" !
Il faut rétablir que le philo-sophe n'est pas le sage puisque, au contraire, la philosophie c'est d'abord la découverte de notre ignorance et de notre bêtise, causes des malheurs du temps. Le philo-sophe est un citoyen, la philo-sophie est une discussion publique, c'est "la recherche de la vérité", la question plus que la réponse. Pour Aristote, c'est l'étonnement, le savoir pour le savoir, le plaisir de la découverte et de la spéculation, mais pour les philosophies existentialistes, c'est plutôt la remise en cause de notre être et de notre propre authenticité. C'est donc à la fois la connaissance la plus désintéressée et la vérité la plus brûlante sur ce que nous sommes, en son incertitude.
Kojève situe la philosophie et les sciences en opposition aussi bien au dogmatisme qu'au scepticisme comme savoir en progrès, la philosophie se distinguant des sciences à devoir rendre compte de son propre discours, de son énonciation, de sa vie et de sa propre éthique. Il oppose ainsi la philosophie aux discours théoriques ou pratiques. En tout cas, elle s'affronte à la vérité dans ses limitations historiques, ce pourquoi elle est d'abord histoire de la philosophie, que cela plaise ou non, depuis Platon dans ses dialogues et surtout depuis Aristote débutant l'examen d'une question par les opinions de ses prédécesseurs. La recherche du bonheur qui peut mener à toutes sortes de techniques du corps tout autant ne constitue ici qu'une porte d'entrée possible à l'initiation philosophique (voir Proclus, sur le premier Alcibiade) pour s'interroger sur ses finalités, un moment daté de la conscience de soi comme fausse conscience et de la recherche de la vérité comme de l'unité perdue.
Le philosophe n'est pas le sage ni le saint, la confusion qui date de l'Empire romain ne devrait pas être possible sur ce point (ni Aristote, ni Platon ne sont en rien des ascètes). C'est pourtant la même confusion qu'on retrouve de nos jours du philosophe avec le savant ou l'expert (quand ce n'est pas avec le journaliste ou le politique qui a réponse à tout). Il n'y a pas plus grande erreur alors que la philo-sophie interroge les savoirs, cultive le doute, l'étonnement devant les évidences, la prudence enfin, découvrant toujours plus l'étendue de notre ignorance et de notre débilité mentale. Elle ne promet ni bonheur ni certitude sinon cette vérité inavouable de nos limites cognitives et des vertus de la discussion publique. Cette position critique, c'est ce qu'on appelle la "docte ignorance", aussi éloignée de l'ignorance crasse et de ses préjugés que d'un scepticisme aveugle ou de ces demi-savants dont Pascal se moquait parce qu'ils "ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde et jugent mal de tout" (327).
Etre philosophe c'est juste savoir un peu mieux ce qu'on ignore, être plus prudent peut-être, mais sur le plan de la sagesse et des savoirs, il faut bien dire qu'on en est tous à peu près au même point. Malgré des différences individuelles qui peuvent paraître considérables, il n'y a pas de quoi se donner des grands airs, encore moins de se donner en modèle. Ce qu'on peut savoir de plus que les autres n'est finalement pas grand chose par rapport à tout ce qu'on ignore encore et l'on n'est jamais à l'abri de dire des bêtises, on ne le sait que trop!
La recherche du bonheur est sans doute très différente des temps anciens à notre époque, plutôt contaminée par le spectacle publicitaire de l'individualisme marchand. Hannah Arendt remarquait très justement que le bonheur est devenu une revendication de salariés consommateurs, une compensation d'un travail aliénant, au contraire d'un homme d'action notamment. Ce n'est pas ce qu'on entend d'ordinaire, et qu'il faut redire avec force, depuis que la psychanalyse existe au moins, et contre les philosophes s'il le faut, car c'est bien notre réalité la plus quotidienne, la plus essentielle, la vérité de l'insatisfaction qui est le vrai passage du temps et nous poursuit jusqu'au bout. On n'en guérit pas plus que de la vie. Etre philosophe serait d'y reconnaître notre condition et renoncer à la maîtrise, au bonheur parfait comme au bien suprême, devenus inutiles fardeaux, sans renoncer à ses rêves de justesse et de justice, sans renoncer à prendre ses responsabilités, sans renoncer à mettre sa vérité et son existence en jeu. L'homme c'est le désir et la liberté, l'appel du large, l'incomplétude de l'être et la difficulté de choisir, le manque de savoir et le besoin d'être reconnu par les autres, de se distinguer et de s'inscrire dans l'histoire humaine, in-dividu social et divisé pourtant entre la souffrance et l'ennui, mi-ange, mi-bête si ce n'est pire encore! mais l'aventure n'est pas finie où nous avons notre part à jouer avant de rire de nos rêves...
- L'apprentissage de l'ignorance
- Une vérité historique
- Philosophie et politique
- Le bonheur de la philosophie
- Combattre la bêtise
- Savoir en rire
- L'apprentissage de l'ignorance
Apparemment, le rêve du philosophe semble bien de maîtriser sa vie et son destin (idéal aristocratique), sinon de connaître tous les secrets du monde (c'est le "sujet supposé savoir", comme Lacan définissait le transfert au psychanalyste). La réalité cachée de la philosophie, son enseignement ésotérique s'approfondissant tout au long de l'histoire (et qui constitue son progrès), c'est d'en montrer toutes les limites, les contradictions, les ratages, le manque de savoir, la folie des hommes mais c'est aussi d'apprendre à corriger ses erreurs et dépasser ses préjugés. En effet, s'il faut reconnaître notre part de bêtise, qui est immense, et notre "inhabileté fatale" (Rimbaud), c'est pour avoir une chance de les surmonter et pas du tout pour décourager l'action ou la réflexion. C'est malgré tout une mise en cause du savoir par la vérité, une vérification de nos connaissances et une réévaluation de nos objectifs, non pas transparence poétique du monde mais contradictions des discours et obscurité des choses dans leur apparence même, inquiétude de l'être et division du sujet entre l'universelle pensée et la singularité des corps (comme entre l'information transmise au loin et son support matériel transitoire).
Ce doute systématique se distingue pourtant radicalement d'un scepticisme irresponsable en se rapprochant du réel au lieu de s'en détourner, passage de l'abstrait au concret, des préjugés généralisants du sens commun à la complexité de la pratique, à l'étude minutieuse et aux tâtonnements de la recherche. Même s'il reste irrémédiablement (et heureusement) controversé, il faut souligner comme le travail de sape minutieux de la critique philosophique produit malgré tout un savoir positif, efficace et vivant, engagé et risqué, en particulier sur la logique et la grammaire de la pensée et du langage, comme sur l'existence subjective et l'implacable dialectique de la rivalité amoureuse ou guerrière d'un désir de désir (désir de reconnaissance). Ce travail de réflexion sur la langue et sur l'histoire est indispensable à la recherche de la vérité comme à toutes les sciences, loin de tout nihilisme ou même du relativisme de l'idiot, discours de la méthode qui doit parvenir à se réaliser dans une institution démocratique. Qu'on ne s'y trompe pas pourtant, les instruments logiques élaborés par l'histoire de la philosophie ne sont le plus souvent qu'un savoir formel sur le savoir, forme sans contenu qui ne donne pas d'un coup de baguette magique la maîtrise de la totalité des sciences mais qui les précède comme condition de l'accord intersubjectif et mode d'accès du sujet à la connaissance, voire comme déconstruction des représentations et des normes sociales. Il est toujours aussi difficile d'avancer dans les sciences, de se faire une raison et de choisir son camp.
Basée sur la controverse, la pluralité des philosophies (et leurs contradictions) se révèle beaucoup plus positive qu'une pensée unique imposée dogmatiquement, et cet indécidable ne l'empêche pas d'être productrice de savoirs, de pratiques et de conceptions du monde éprouvées. En tout cas l'influence de la philosophie est immense à plus ou moins long terme, et très sous-évaluée, aussi bien dans la construction des sciences que dans les révolutions politiques, pour le pire ou le meilleur, car ce sont des pensées qui nous guident (au travers des contraintes matérielles). Cela veut dire aussi que son influence n'a pas besoin d'être reconnue pour marquer les esprits et travailler souterrainement à la transformation du monde.
La philosophie n'enseigne pas la soumission mais la réflexion, c'est avant tout une épistémologie, au moins depuis Kant, une théorie de la connaissance ou de l'apprentissage, impliquant les limites du savoir et la critique des sciences, ainsi qu'une théorie de la connaissance de soi qui doit rendre compte du sujet du savoir et qui devient avec Hegel l'expérience même de notre apprentissage historique et de ses renversements dialectiques, représentations idéologiques communes dont Marx montrera la division sociale irrémédiable, la vérité étant l'objet de luttes collectives, en particulier d'une "lutte des classes", etc.
- Une vérité historique
Ici comme ailleurs, nous ne parviendrons pas à une vision exacte des choses tant que nous ne les regarderons pas se développer depuis leur origine. (Aristote, Politique)
Pour comprendre la philosophie, il faut commencer par le début, c'est-à-dire Platon et Aristote. Le premier était géomètre et théologien, tourné vers le ciel des idées, alors que l'autre était plus biologiste et moraliste, plus attentif au concret terre à terre (voir le tableau de Raphaël ci-dessus). Il ne fait guère de doute que, malgré les apparences, pour eux comme pour les autres philosophes, la question n'est pas tant celle du bonheur que de la vérité, de la justesse et de la vertu, du bon gouvernement (de soi ou de la cité) et de l'accord avec ses fins.
Le tyran n'est pas heureux (Gorgias), soit ! cela ne fait pas du bonheur le but de la vie mais plutôt une conséquence d'une vie réussie, ce qui paraît d'ailleurs aussi douteux sous cette forme : condition nécessaire ne veut pas dire suffisante. Malgré le caractère apparemment logique et convaincant de ce sophisme, il faut rectifier au contraire que le bonheur ne peut pas être le but de la vie, ce qui serait un vouloir vide, en court-circuit sur soi-même. (L'erreur consiste ici à prendre le moyen pour la fin, car le bonheur n'est qu'un moyen pour encourager l'action, comme effet de la réalisation de nos fins, mais il faut bien dire que cette substitution du moyen aux fins concrètes est solidement ancré dans le principe biologique du renforcement des conduites gratifiantes par le système douleur-plaisir qui est poussé jusqu'à la toxicomanie dans l'espèce humaine). Pour Socrate savoir où est le bien rend les hommes bons (on ne peut vouloir faire mal, ni connaître la justice sans être juste) mais il n'y a aucun doute sur le fait que l'objet de la philosophie n'est pas de parvenir à un bonheur stupide, c'est le bonheur de la philosophie elle-même, le bonheur de la découverte et de la discussion, c'est la mise à l'épreuve dans un débat public de nos convictions et des préjugés dominants, c'est le dévoilement d'une vérité cachée dont nous n'apercevons que les ombres dans notre caverne, d'une science qui n'est pas immédiate mais se construit pas à pas dans la recherche et l'expérimentation, le dialogue et la contradiction. La question est réglée, il n'y a pas d'autre Bien que le Vrai, pas d'autre pouvoir que le savoir.
Aristote, qui fut le maître d'Alexandre le Grand, a été d'abord 20 ans durant l'élève de Platon (jusqu'à sa mort), avant de fonder une nouvelle philosophie sur le rejet du monde idéal, en portant la rigueur logique à une telle perfection qu'il dominera 2000 ans d'histoire, jusqu'à Descartes au moins. Il faut absolument lire Aristote qui n'est pas aussi dépassé qu'on l'imagine mais recèle au contraire un trésor de vérités basiques, dites très simplement (lire au moins "l'Ethique à Nicomaque", "La politique", malgré son début ahurissant justifiant l'esclavage, et "De l'âme", mais Physique et Métaphysique sont aussi indispensables). Il faut savoir que, si les dialogues de Platon, destinés au public, nous entraînent à la philosophie, les dialogues d'Aristote ont été perdus et ce qui nous reste, ce sont ses écrits publiés seulement en - 60 av JC (par Andronicos de Rhodes), plus de 250 ans après sa mort (!), et qu'on dit "ésotériques" bien que d'une très grande clarté la plupart du temps, car ce sont tout simplement ses notes de cours destinés à ses élèves. L'accès au savoir ésotérique est ainsi ouvert à tous depuis longtemps avec les ouvrages d'Aristote.
Or, la grande différence entre les dialogues de Platon et les écrits d'Aristote, c'est qu'au dialogue avec les citoyens sur l'agora, Aristote substitue la confrontation avec les opinions des penseurs illustres du passé. Ce qui subsiste dans les deux cas, c'est la nécessité de la contradiction mais cette discussion des anciennes théories sépare assez nettement la philosophie d'avec les sciences qui s'en détachent en oubliant le processus de recherche dans le résultat. Il faut remarquer que, si la perfection de la philosophie d'Aristote lui a donnée une si longue hégémonie (à travers sa dogmatisation "scolastique" notamment et l'extraordinaire Somme de Thomas d'Aquin), c'est sa remise en cause pourtant (par Galilée et Descartes) qui a permis de relancer la recherche de la vérité et de fonder la science moderne.
On peut dire qu'à partir d'Aristote, la philosophie devra prendre conscience qu'elle n'est pas la même selon les époques et rendre compte de son progrès. Depuis Kant ou Hegel, sa tâche historique est de représenter notre actualité même (qu'elle partage avec l'Art dont le sens ne peut se détacher de l'artiste ni de son temps ni du passé auquel il s'oppose par construction). En tout cas, et malgré Descartes qui reste très aristotélicien quoiqu'il en dise, la philosophie ne part jamais de rien mais du point où elle est déjà arrivée. On ne peut ignorer son histoire, repartir à zéro, c'est seulement grâce aux livres et aux philosophes du passé que nous pouvons voir un peu plus loin car nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants (Bernard de Chartres). Cela veut dire aussi que malgré ce savoir accumulé, nous sommes toujours aussi ignorants, nous n'avons pas tellement évolués depuis l'homme de Cro-Magnon, c'est la technique qui a évolué et les connaissances qui se sont développées, mais nous restons des sujets historiques, limités à notre temps, bien loin de tout savoir quand notre avenir immédiat nous échappe déjà !
On pourrait croire que le "savoir absolu" du système hégélien contredit cet impossible à savoir, alors qu'il l'affirme, tout au contraire, en faisant de la contradiction ou de la négativité le moteur de l'histoire. Paradoxalement, ce que Hegel appelle le savoir absolu n'est rien d'autre que le dépassement de la religion qui projetait le savoir dans une conscience divine, pour finalement prendre conscience qu'il n'y a de savoir que d'un sujet concret, individuel ou collectif, avec toutes ses limitations, ses intérêts et ses passions. Le savoir absolu comme "religion comprise", c'est de savoir qu'il n'y a pas de sujet omniscient et que la logique est une logique entièrement subjective et même intersubjective, vérité qui dépend des autres, dialectique et historique, d'un apprentissage qui n'en finit pas puisque c'est la vie même. La philosophie hégélienne de l'absolu, c'est le savoir de sa propre relativité. Comme toute véritable philosophie, c'est bien l'aveu qu'un homme ne peut être un sage et que la seule chose qu'on peut savoir c'est qu'on ne sait rien ou presque, voire qu'on en sait trop, trop mal, en tout cas qu'on ne peut dépasser son temps, ni prétendre atteindre la suffisance sans tomber dans le ridicule. Rien ne nous épargnera "le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif" (Hegel, Ph I 18). Etre philosophe, ce serait faire avec ce négatif et la déception de tous nos idéaux, c'est l'expression du négatif pour devenir plus responsables, pas pour sombrer dans le cynisme ou bien dans un scepticisme très théorique...
On voit que, si on peut venir à la philosophie pour "réussir sa vie", pour "trouver le bonheur" ou même pour le plaisir de la dispute, ce qu'on y trouve, une fois le seuil franchi, c'est la question de la vérité et de sa logique rigoureuse. Historiquement, la philosophie se construit à la fois contre les dogmatismes, les sophistes et les sceptiques. La liberté est la condition de la philosophie qui en constitue l'élaboration rigoureuse, le travail critique. Sa critique est donc tournée d'abord contre nos traditions dogmatiques, les pensées héritées, mais elle incrimine tout aussi bien les sophistes qui font commerce de leur savoir et manipulent la vérité comme nos modernes "conseillers en communication", s'opposant enfin, avec la plus grande énergie, aux sceptiques qui ôtent tout sens à la liberté en prétendant savoir qu'on ne peut rien savoir sous prétexte qu'il y a une contradiction des discours (Parménide / Héraclite, Platon / Aristote). A chaque fois il faut payer le prix de la vérité et défendre sa liberté pour donner valeur à l'existence.
Comme amour de la vérité la philo-sophie est à la fois éthique de la connaissance ou psychologie (amour) tout autant qu'épistémologie ou logique (savoir). La philosophie se situe à l'articulation de la liberté et de la vérité. C'est une mise en cause du savoir au nom de la vérité qui n'est ni l'identification de la vérité au savoir dogmatique, ni la mise en cause de la vérité par un scepticisme envers les savoirs, ni leur instrumentalisation commerciale ou politique mais l'expression du négatif et la vérification des savoirs, réflexion essentiellement pratique, en mouvement vers l'objectif. Elle partage avec la psychanalyse la conviction de la vérité comme cause (du symptôme) malgré les limites de la conscience et du savoir.
En dépit de la reconnaissance de notre rationalité limitée, la philosophie part de l'idée que le monde est compréhensible car c'est la raison qui gouverne le monde (écrit en langage mathématique) et ce sont les pensées qui nous guident (au travers des contraintes matérielles). Si la position critique caractérise l'exigence philosophique, on peut dire que sa maladie, nécessaire, c'est la généralisation qui est le processus même de la pensée mais la philosophie part de cette vulgaire abstraction pour retrouver le concret de l'existence. En fait la philosophie se situe au coeur de la contradiction entre opinions historiques et vérités éternelles, c'est en cela que son histoire est l'introduction du temps dans le concept (les stades de l'apprentissage et des conceptions du monde). C'est une réflexion après coup qui nous met en question dans nos pensées comme dans notre être, c'est une pensée de la pensée, un discours sur le discours, un discours qui veut rendre compte de lui-même, remonte aux causes premières et subjectives (conceptions du monde et intentionalités), cherchant à se justifier par sa logique sans jamais y parvenir totalement.
Devenir philosophe signifie à la fois une libération de ses préjugés, une prise de recul, de distance critique envers soi, envers ce qu'on pense, ce qu'on veut, ce qu'on désire mais, au-delà de ce travail du scepticisme, c'est aussi affirmer une vérité commune, une objectivité qui nous rassemble, transcendance d'une raison universelle qui nous réunit derrière la diversité des opinions, des lieux, des sexes, des générations. C'est, enfin, tendre au bon gouvernement de soi-même comme de la cité, recherche d'un bien qui n'est pas immédiat mais le résultat d'un travail où c'est la vérité qui compte (la question de la vérité est une question pratique et seule la vérité est révolutionnaire).
- Philosophie et politique (contradiction, liberté, démocratie)
Nous indiquerons d'une manière générale cette concordance des révolutions politiques avec l'apparition de la philosophie ; mais nous ne présenterons pas la chose de telle sorte que ceci soit la cause et cela l'effet.
A propos de l'élément politique, on peut encore demander quelle constitution voit apparaître la philosophie : on doit dire en ce cas qu'elle ne se présente que là où le principe est la liberté de l'esprit. (Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, p189)
Si la philosophie et la science dépendent de la liberté politique et de la démocratie, en retour la démocratie doit devenir philosophie (démocratie cognitive) pour éviter la démagogie et la tyrannie (la démocratie ce n'est pas que toutes les opinions se valent). Loin d'être une technique du corps ou une sagesse de l'esprit la philosophie témoigne du caractère historique de la vérité mais aussi de la nécessité de la contradiction et du dialogue. Plutôt qu'à l'intériorité du sujet, la philosophie (comme la science) est liée à la nécessité d'un débat public contradictoire, à la remise en cause par la raison des traditions héritées et donc des religions mais plus généralement au caractère collectif de la pensée (on ne sait ce qu'on pense qu'après en avoir parlé avec d'autres comme on a pu le vivre avec le référendum sur la constitution européenne). C'est en quoi la philosophie est inséparable de la démocratie, dimension politique essentielle trop souvent méconnue de dissidence du collectif et pour laquelle Socrate s'est sacrifié.
L'histoire occidentale, qui se poursuit depuis les Grecs, n'est pas tout-à-fait comparable aux autres traditions comme on pourrait le croire car la philosophie, la science et la rationalité résultent justement de la confrontation avec la diversité des traditions, révélée notamment par l'Enquête d'Hérodote dont le choc a pu être comparable à notre télévision par satellite ! En effet le miracle grec résulte en grande partie de l'invention des voyelles dans l'écriture, ce qui rendait la lecture accessible à tous et non plus réservée à des scribes professionnels ou des prêtres. Dès lors tous les citoyens pouvaient participer à l'élaboration des lois mais aussi lire Hérodote et savoir que les croyances dépendaient des peuples et des lieux. La civilisation occidentale consiste essentiellement dans cette lente érosion des religions (Le désenchantement du monde) malgré le renouveau actuel, du moins la transformation de leur sens, initialement politique, par leur cohabitation, par le relativisme et l'individualisation de la foi. Le besoin d'une fondation rationnelle est de plus en plus pressant dès lors qu'on ne peut plus croire à une révélation divine mais seulement au difficile cheminement de la science et de l'apprentissage.
On peut considérer que le choc initial qui a donné naissance au besoin de philosophie est comparable au choc des civilisations islamiques confrontées au monde occidental par la télévision et les réseaux numériques. Ce n'est pas pour cela que la philosophie serait considérée comme désirable, toujours suspecte au contraire de corrompre la jeunesse, comme Socrate déjà, opposée aux conformismes, refusant de prêcher la soumission, attachée à la vérité contre tous les pouvoirs et leur propagande mensongère. C'est ce qui distingue le philosophe du sophiste appointé (et des personnalités médiatiques). Le philosophe ne se mesure pas à son efficacité immédiate ni au nombre de ses lecteurs mais à son exigence de vérité qui est bien plus souvent source de nombreux ennuis plutôt que d'une vie heureuse...
N'y a-t-il donc aucun rapport entre le bien et le vrai ? bien sûr que si, puisque savoir c'est pouvoir, mais la philosophie privilégie la vérité sur l'efficacité ou l'autorité, c'est son caractère révolutionnaire, amenant la division au sein des familles. Il n'y a pas de démocratie sans philosophie et sciences pour fonder une vérité commune dans la plus grande autonomie des traditions et des croyances particulières. Il n'y a pas de démocratie sans une histoire de la raison et de ses institutions, mais il n'y a pas de démocratie non plus sans disputes et conflits. Le citoyen révolutionnaire actif n'est pas le simple administré passif, il a un rôle de rétroaction, de formulation, de proposition et participe à l'intelligence collective, dans tous ses errements, ce pourquoi il doit devenir philosophe et développer un argumentaire rationnel. C'est ce qui fait la légitimité des minorités actives et de la démocratie participative comme d'un mouvement social qui se constitue en sujet collectif pour défendre sa vérité.
La liberté ne s'use que lorsque qu'on ne s'en sert pas. Il n'y a pas de liberté octroyée, il n'y a que des libertés prises, mais la première chose à savoir, ce sont les contradictions de la liberté, d'une liberté souveraine qui se retourne en Terreur avant d'être rétablie par un tyran avec le code Napoléon ! d'un libéralisme devenu oppression totalitaire et dictature des marchés au nom de la liberté. Ce n'est donc pas si simple, et la deuxième chose, qui découle de la première, c'est que la lutte contre la barbarie n'a pas de fin et dépend de nous, de notre constante vigilance et de l'expression du négatif en dépit de toutes les intimidations de la bienséance.
En tout cas, mon parcours philosophique se situe sur une ligne qu'on peut dire hégélienne (Hegel/ Marx/ Lukàcs/ Kojève/ Debord/ Lacan...). Ce qui m'intéresse dans la politique et le mouvement social, c'est bien la question de la vérité sur ce que nous sommes et son caractère collectif, la question du sens que nous donnons à notre histoire, ainsi que la question de nos capacités cognitives à nous gouverner nous-mêmes (passage de l'histoire subie à l'histoire conçue, de la destruction de notre environnement à la préservation de l'avenir).
Il faut bien dire que la situation historique actuelle de globalisation marchande, d'un monde dominé par la finance, parait complètement désespérante, mais du point de vue de la dialectique hégélienne, cela pourrait constituer justement le signe d'une sorte de "lutte finale", de réappropriation du monde qui n'est rien d'autre que l'avènement d'une véritable écologie-politique asservissant les marchés financiers, réinsérant l'économie dans son environnement (relocalisation), au profit du développement humain et de l'autonomie de la personne.
Cette transformation révolutionnaire du Monde présuppose la négation, la non-acceptation du Monde donné dans son ensemble. Et l'origine de cette négation absolue ne peut être que la terreur absolue inspirée par le Monde donné, ou plus exactement par ce - ou celui- qui domine ce Monde, par le Maître de ce Monde (...) L'homme ne peut donc se libérer du monde donné qui ne le satisfait pas que si ce Monde, dans sa totalité, appartient en propre à un Maître. (p33)
Il doit le supprimer dialectiquement. C'est-à-dire qu'il ne doit le supprimer qu'en tant qu'opposé à lui et agissant contre lui. Autrement dit, il doit l'asservir. (Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, p21)
(Il faut préciser que cette réappropriation du monde ne peut signifier une réconciliation totale et une fin de toute aliénation ou négativité. L'erreur des révoltés métaphysiques qui voudraient supprimer d'un seul coup d'un seul L'Etat, Le Marché, L'Argent, La division du travail voire Le Travail lui-même et toute La Technologie moderne, c'est de ne pas comprendre que toute négation est partielle, le terme hégélien aufhebung qu'on peut traduire par prendre la relève, signifiant conserver autant que dépasser. Cette pose extrêmiste, idéaliste ou gnostique, est très dangereuse menant aux pires dictatures : Staline a gouverné par l'extrêmisme accusant toujours ses adversaires d'être des social-traîtres, des mous...)
- Le bonheur de la philosophie
Avec une philosophie comme éthique de la vérité ou intelligence collective, on est bien loin du développement personnel ou même de la culture mais la recherche du bonheur, que la psychanalyse interprète comme l'immédiateté vide d'un désir jaloux et d'une demande infinie, demande d'être aimé, de posséder ou d'être l'objet du désir de l'autre, cette demande revient malgré tout par la fenêtre. Il faut au moins donner une interprétation de cette face de la philosophie qui prétend à une sagesse des corps ou de l'esprit, loin de toute théorie de la connaissance.
D'abord il faut remarquer que Stoïciens comme épicuriens se veulent plutôt des sages, ce ne sont plus des philosophes. C'est, plus précisément, selon Kojève, une dogmatisation de la philosophie d'Aristote, réduite à une éthique comme le néoplatonisme poussera Platon vers la religion donc en dehors de la philosophie (puisque faisant référence à des expériences silencieuses, une intériorité hors discours, "lacune devenue principe"). Ces sagesses représentent un moment transitoire de la philosophie. Elles sont contemporaines de la perte de toute liberté politique sous la domination romaine et d'un repli sur soi, sur la sphère privée et son jardin secret (épicurien). C'est une philosophie d'esclave enfin, préparant le christianisme comme religion de l'Empire. Voilà pourquoi ces philosophies se résument à une morale privée éternelle, en dehors de l'histoire, pour ne pas trouver de plus haute réalisation que dans le suicide où s'affirme brutalement la liberté de l'esprit envers son corps. Ce dogmatisme individualiste a bien quelque chose de l'abêtissement dont furent accusés les épicuriens car l'homme conscient de lui-même est conscient de son appartenance à la nature, à la société et à l'histoire.
Les idéologies de l'Intellectuel ont pour base l'idée, provenant de l'Esclave stoïcien et adoptée par le Christianisme, selon laquelle l'Homme peut atteindre son but suprême, c'est-à-dire la Satisfaction absolue, en se désintéressant de l'action sociale et politique, en vivant dans n'importe quel Etat, en y vivant dans n'importe quelles conditions (...) Le but de l'Intellectuel, tout comme celui du Religieux, est la manifestation passive d'une valeur abstraite absolue, et non pas sa réalisation active dans l'ensemble du monde empirique concret". (Kojève, Histoire raisonnée, III, p109)
Même à rapporter ces dérives moralistes à leurs conditions historiques, on n'en a pas fini avec la question du bonheur comme bien suprême, avec la question du but de la vie. Le bonheur est effectivement une question morale, au-delà du plaisir, comme nostalgie de l'unité perdue. C'est une question qui se pose inévitablement à la philosophie, celle du vrai bien et d'une liberté véritable. Il n'est pas sûr pourtant qu'il puisse y avoir une réponse générale, c'est tout le problème. La philosophie d'Aristote s'est trouvée confrontée à cette aporie et l'a mal résolue sans doute, en tout cas il n'a pas osé pousser jusqu'au bout les conséquences de sa découverte la plus importante : qu'il n'y a de bonheur que dans l'activité puisque le bonheur est d'arriver à ses fins (ce pourquoi aimer vaut mieux que d'être aimé). Il avoue lui-même qu'on ne peut guère trouver de concept unifiant la multitude des biens. La conclusion aurait dû être qu'il n'y a pas de bonheur en soi ni de bien suprême mais c'était un deuil trop difficile à faire, aussi Aristote n'a rien trouvé de mieux que de faire de l'activité théorique et de la contemplation de la vérité ce qu'il y aurait de plus désirable car autosuffisant! Par ce tour de passe passe, le bien est identifié au vrai, avec le risque d'identifier en retour le vrai au bien. C'est ce que fera St Augustin en déclarant croire en Dieu car cela serait un meilleur objet que l'inconstance des plaisirs, la vérité étant ainsi scandaleusement subordonnée aux plaisirs (tout comme dans le pari de Pascal d'ailleurs) ! Rien de plus opposé à la véritable philosophie qui est avant tout recherche de la vérité (et la véritable cause de la conversion d'Augustin à la religion de sa mère est bien sûr plus oedipienne...).
Mais examinons de plus près l'origine de ce sophisme. Il réside simplement dans une impossible généralisation. On peut dire que la vie introduit la finalité dans la chaîne des causes mais on ne peut pas dire que la finalité de la vie soit sa reproduction alors que la reproduction plutôt est la condition de la vie. La reproduction n'est pas la réponse, c'est la question, question de la forme qui va y parvenir et répond aux contraintes environnementales. On ne peut dire non plus que sa finalité soit le plaisir alors que le plaisir n'est que l'aiguillon de l'action et le signe de sa réussite. Les finalités biologiques sont toujours particulières (telle attirance, telle pulsion, telle prégnance, tel objectif immédiat), ce sont toutes les réponses spécifiques à un environnement spécifique, ce ne sont pas des étapes qu'on pourrait sauter pour arriver directement au but (bonheur ou reproduction du gène). Il n'y a pas de finalité éternelle et abstraite qui ne soit contradictoire car il faudrait dire alors que le but de la vie c'est la mort, voire à prétendre que le but de la vie serait de ne jamais souffrir, prétendre que le but de la vie serait de ne pas être né ! C'est le même paradoxe que celui de l'ensemble de tous les ensembles dont Bertarnd Russell a montré qu'il était contradictoire et donc n'existait pas. La connaissance du troisième genre de Spinoza est tout aussi contradictoire et ridicule, car c'est notre être qui est en jeu, de même que de prétendre comme Leibniz qu'on vit dans le meilleur des mondes possibles : il n'y a pas de point de vue divin qui tienne, de finalité dernière, alors qu'on juge de tout à partir de nos propres finalités, qu'on n'existe que dans l'opposition à l'ordre établi et qu'il n'y a de bonheur que dans l'action (réussie).
Il faut tout de même s'orienter dans la vie. On sait comment Kant a résolu la question : il faudrait faire que notre action puisse être universalisable (au contraire du mensonge et du vol), version rationnelle du principe judéo-chrétien de ne pas faire aux autres ce qu'on ne voudrait pas qu'ils nous fassent, mais on sait aussi que cette morale est impraticable jusqu'au bout et qu'il faut juger au cas par cas, selon les circonstances (c'est "la raison examinant les lois"). Dans une perspective kantienne, on devrait plutôt renoncer non seulement au bonheur mais à toute sentimentalité rejetée comme "pathologique" (pathos perturbant la rationalité du jugement moral). Le problème du kantisme, c'est qu'il peut tout autant justifier l’égoïsme ou le mal par son universalité (de la compétition libérale au biologisme nazi, sans parler de Sade dont Lacan montre dans son "Kant avec Sade" qu'il respecte le critère d'universalité). La véritable éthique d'Aristote est plus raisonnable, celle d'une bonne vie caractérisée par une relative autosuffisance (liberté nécessitant d'avoir les moyens pour ne pas prendre les moyens comme fins), une certaine perfection (vertu, réussite active) et une bonne fonctionnalité (santé, équilibre où le corps se fait oublier, libérant l'esprit). A formuler ces principes comme philia (amitié), gouvernement de soi et juste milieu on y ajoute une dimension sociale. En effet, ce sont certainement les principes du bonheur individuel, et qu'il ne faut pas négliger, pas plus que le plaisir de l'activité qui reste si essentiel, mais en définissant l'homme comme un animal politique, Aristote insiste sur la dimension sociale d'une existence qui ne peut rester séparée de la cité et de la détermination de l'avenir commun. Notre bonheur comme notre vérité dépend des autres. Nous ne nous réduisons pas au corps car nous vivons avec les autres. Ainsi, Aristote interprète les passions comme le contre-coup d'une injustice subie, tentative de rétablir l'égalité avec l'autre et la vérité sur soi (besoin de reconnaissance).
Dès lors vouloir absolument être heureux au nom d'une "pensée positive" voudrait dire s'abstraire du monde et ne plus vivre, vouloir ne rien voir ni rien entendre alors que joie et tristesse répondent à la réussite ou l'échec de nos actions, réaction indispensable aux informations qui ne nous laissent pas indifférents. Notre bonheur dépend des autres et du monde dans lequel nous vivons. Le bonheur absolu est inaccessible, contradictoire, stupide, ce n'est que l'image inversée de notre fragilité humaine et de nos peines les plus profondes, c'est le repos de toutes nos fatigues qui ne peut s'éterniser au-delà sans nous plonger dans le plus profond ennui. Du moins pouvons nous viser la satisfaction d'une vie conforme à nos finalités.
On voit qu'on est loin d'une sagesse du corps ou d'une simple discipline de la volonté. Il y a bien sûr des règles du bien vivre et de la bonne santé mais le sens de la vie n'est pas dans le corps ni dans la culture (la tradition, les rites, les mythes, les techniques), ce n'est pas seulement un rêve, c'est un enjeu de vérité ici et maintenant car nous décidons d'une vérité qui décide de nous, nous nous prononçons sur notre propre origine, nous nous dressons contre notre passé, nous passons d'un extrême à l'autre mais pour réaliser notre liberté comme approche vers le réel des possibles. L'apprentissage de la liberté est la révélation de l'interaction du sujet et de l'objet dans son historicité. Cela veut dire aussi que tout savoir reste risqué, incertain, provisoire, qu'il sera dépassé, approfondi, corrigé. C'est cette part de mystère inéliminable qui fait la valeur absolue de notre existence, nous singularise et nous donne le pouvoir de changer l'avenir (de même que c'est en découvrant que nos parents ne savent pas tout que nous devenons des individus, munis d'une intériorité inaccessible aux autres).
L'injonction "connais-toi toi-même" inscrite sur le temple de Delphes, suppose les limites de la connaissance de soi et notre inconscience première, injonction à sortir de notre irresponsabilité, à nous arracher à notre bêtise. La psychanalyse ne peut que redoubler cet enseignement de la philosophie, des limites de la conscience de soi, de la vérité interdite qui ne peut être que mi-dite (sortant du puits à moitié nue), du refoulement de la jouissance au nom de l'amour, de l'expérience du ratage (Errare humanum est) comme de la vérité du symptôme, de tout l'appareil fantasmatique et métapsychologique par lequel nous construisons notre réalité (il faut l'éprouver, par l'analyse, par le dérèglement des sens ou par l'histoire des idées, pour apercevoir ce processus d'élaboration de la pensée). La psychanalyse complète les connaissances sur notre système de perception, de déformation, de catégorisation du réel, de passage au récit, et met en évidence le pouvoir hypnotique de la parole, la structure intersubjective de nos représentations et le tranchant de la vérité qui ne cesse de nous surprendre. Le bonheur ici n'est rien d'autre que la jouissance de l'autre, un désir jaloux, l'identification à l'idéal du moi ou la réalisation du fantasme (voire la transgression) mais c'est toujours le bonheur de l'autre, le bonheur qui manque. Le bonheur imaginé est ici la cause même du malheur vécu (la cause du mal est le bien rêvé), image d'un monde plein où tout est déjà connu et qui n'a pas besoin de nous.
Malgré cela, et malgré tout, la question du bien suprême reste posée, pas seulement à cause de la promesse publicitaire de bonheur pour le travailleur consommateur, mais tout simplement à cause de la conscience de la mort, toujours à portée de main, de cette négativité absolue qui nous révèle la totalité du monde dans l'angoisse de sa totale disparition pour nous (Heidegger). C'est en cela qu'on peut dire que la philosophie nous apprend à mourir ou que le suicide est le problème philosophique le plus sérieux (Camus), en ce que la conscience de la mort prochaine nous oblige à prendre position et à prendre conscience de soi comme désir de vivre et de participer à l'aventure humaine. Rien de tel pour goûter chaque instant comme s'il était le dernier, mais le bonheur ici c'est tout simplement d'exister, il n'y a pas à le chercher. C'est bien ce qu'on appelle ordinairement être philosophe, faire la part des choses et s'émerveiller de l'improbable miracle d'exister mais cela ne suffit pas à nous débarrasser du malheur de la conscience et de l'inquiétude de l'être ou des déchirements du temps qui nous constituent de part en part sous le masque grimaçant d'une bonne humeur de façade. Cela ne nous débarrasse pas d'un devoir-être qui est au contraire exacerbé par la fin prochaine et l'interrogation sur une vie qui vaudrait vraiment le coup d'être vécue aussi bien que sur la marque que nous laisserons dans les mémoires.
Réaliser son désir, ce serait le réaliser à la fin, faire coïncider la finalité et l'être, finir en beauté (pourquoi pas en se faisant exploser), être justifié de sa vie, avoir rempli son rôle, avoir été responsable et voir s'ouvrir les portes du paradis. Mais le désir ne se réalise jamais, il ne trouve de satisfaction que momentanée et partielle. Le salut n'est pas individuel et il y aura toujours des problèmes à résoudre. Le but final n'est pas dans un avenir lointain, une société idéale, une gloire éternelle. Il s'agit toujours de risquer sa vie pour relever l'humanité de sa chute, de son désastre actuel, par notre attitude, notre lutte constante, notre constante vigilance. (L'improbable miracle d'exister)
- Combattre la bêtise
Tout le monde semble tellement satisfait de soi et de ce qu'il fait (voulant du moins en donner l'apparence) ! Ce n'est absolument pas mon cas (ni pour ce texte que je trouve encore bien décevant), et ce n'est pas feinte modestie car je suis souvent consterné par ce que j'ai pu écrire et plus encore par tout ce que je n'ai pas lu ou que j'ai déjà oublié... Je vous assure, je me corrige tout le temps, je retire plein de bêtises, donc je sais bien que j'en dis sans arrêt et qu'il faut travailler, ne pas s'en tenir à la spontanéité première mais se sentir coupable d'un savoir trompeur, de formules hasardeuses. L'aveu de ma part de bêtise n'est pas une contingence personnelle, une faiblesse de constitution, c'est le premier pas de la philosophie dans la connaissance de soi-même, c'est-à-dire dans la réflexion et l'apprentissage qui est l'aveu de notre ignorance originelle, avec la capacité de se transformer et de grandir en connaissances. Combattre la bêtise commence par avouer la sienne, sinon c'est pire encore, un redoublement prétentieux de la bêtise, un mépris général envers les autres qui ne sont pourtant pas plus bêtes que nous mêmes, du moins pris un par un. Pour rire des autres il faut d'abord savoir rire de soi.
On voit que les deux premiers obstacles sont le conformisme social et notre propre narcissisme, c'est-à-dire le désir de reconnaissance, ce qu'on appelait au XVIIè l'amour-propre, qui est pourtant tout aussi nécessaire pour oser s'isoler du groupe et se mettre en rupture avec son milieu. La politesse et l'amour, certes indispensables aux relations sociales, sont inévitablement le règne du semblant, de l'hypocrisie et du mensonge, de l'échange d'amabilités sans consistance, voire du refoulement. Introduisez la vérité et vous apportez la guerre, la division, une contradiction déchirante, bien loin d'un débat dépassionné comme on le voudrait idéalement (il n'y a que la vérité qui blesse!). La bêtise est tenace comme une teigne, c'est ce dont il faut se persuader.
Notre plus grand ennemi c'est la bêtise triomphante, la nôtre tout autant que celle de nos ennemis, la bêtise qui s'ignore et accuse les autres de bêtise ! Non vraiment, ce n'est pas l'intelligence qui nous caractérise. Une bande de crétins, vraiment désespérants, voilà plutôt ce que nous sommes. Pour s'en sortir il faut d'abord le reconnaître, rendre la honte plus honteuse! Non, nous ne partageons pas le même savoir ni les mêmes informations. Impossible de communiquer tout ce qu'on a appris sans passer par le même apprentissage, lire les mêmes livres, faire les mêmes expériences. Ce que nous partageons tous, spécialistes ou non, c'est du moins notre ignorance commune de la plupart des questions, en dehors du témoignage de notre vécu et de notre petit domaine. C'est même cette ignorance et l'incertitude de la raison pratique qui justifient la démocratie (selon Aristote), pas de s'imaginer cultivé et tout savoir pour surtout ne rien faire, en justifiant toujours ce qui est, la pire saloperie, les pires dérives, jusqu'au retour de la barbarie sous couvert de "libéralisme" ! Rien de pire que les défenseurs de la culture qui font preuve d'un esprit borné et réactionnaire, sûrs de comprendre la nécessité d'un ordre du monde que les autres ne comprennent pas, sans penser un seul instant qu'ils puissent se tromper complètement, victimes de l'air du temps. Plus on s'élève dans la société et plus la fatuité s'enfle jusqu'à des niveaux de bêtise insoupçonnés ! La véritable culture reste le plus rare.
En tout cas, impossible d'ignorer plus longtemps encore cette part de bêtise inéliminable, ni d'ignorer non plus qu'on puisse en prendre conscience, ce qui est déjà le début de la sagesse (faute avouée...). La morale ou la pensée positive, qu'on voudrait prendre pour la philosophie, s'arrêtent avant de toucher à la vérité au nom de leur certitude subjective alors que la philosophie s'y mesure dans la plus grande incertitude, s'expose au négatif, à l'aveu d'une sagesse de plus en plus hors de portée, expérimentant plutôt l'écart entre le devoir-être et l'être présent. La Vraie Vie est absente. Oui, la philosophie c'est apprendre l'étendue de notre bêtise plus encore que de notre ignorance, c'est remettre en cause nos préjugés et l'évidence première du déjà vu ou du bien connu. C'est l'étonnement, la question, la critique, le négatif, la dialectique et la reconstruction. Penser c'est perdre le fil, disait Valéry, ne pas tenir les choses pour dites mais s'interroger, réfléchir, se renseigner (et on ne peut se passer pour cela de consulter à chaque fois les opinions des grands philosophes qui nous parlent à travers les siècles).
On voit que la philosophie n'a pas tellement de raisons d'être portée aux louanges de notre humanité, de nos bons sentiments, de notre intelligence même. Elle est plutôt du côté de la critique, de l'imprécation, de la dénonciation, de l'ironie au moins, car la vérité c'est qu'on est toujours dans l'idéologie, la vérité c'est qu'on pense par grille et par analogies, qu'on pense par répétition de ce qu'on entend et par oppositions de camps. Sans être toute puissante, la propagande d'Etat est d'une force immense, tout comme la publicité et tous les Appareils Idéologiques d'Etat (AIE!) mais on ne peut se passer d'institutions pour "partager notre bêtise" au-delà des foules qui sont encore plus bêtes que nous, pris individuellement !
On ne sort jamais de la religion, même à se prétendre athée, car toute la bêtise des religions se retrouve dans les divers rationalismes et scientismes trop réducteurs et fiers de l'être. L'ethnologie et l'histoire servent ici de démonstration, relatant des croyances dépassées qui nous semblent si incroyables qu'on se sent vraiment supérieurs (!) alors que nous vivons toujours autant d'illusions bien sûr, et par les mêmes mécanismes naturellement! Nous sommes toujours des sauvages, juste un peu plus domestiqués. Ainsi, il est risible de voir des anciens maoïstes nous faire la leçon au nom de leur stupidité d'alors, bêtise dont ils accusent leurs anciens camarades et dont ils croient s'être débarrassés depuis en se ralliant au camp ennemi ! Il vaut mieux savoir qu'on n'y échappe pas et qu'il faut sans arrêt se méfier de ce qu'on croit, essayer de savoir quel rôle on joue, dans quelle pièce, au nom de quels discours, quels intérêts, pour qui ?
On peut trouver assez incroyable que les religions puissent survivre à l'histoire des religions ! Il faut vraiment une bonne dose d'aveuglement pour ignorer comment ces religions se sont formées historiquement, cela donne la mesure de notre capacité de dénégation. Qu'une nouvelle religion planétaire (écologiste?) prenne forme semble inévitable à terme comme médiation entre sciences et politique, mais comment croire à ces traditions si dépassées et construites pour des pouvoirs politiques disparus depuis si longtemps ? Cette évidente stupidité dogmatique n'est pas réservée pourtant à la théologie, qui n'est qu'une des innombrables manifestations de faux savoirs. On ne peut en faire le tour, de la psychologie à l'économie qui remplacent la religion dans le formatage du sens commun. Les physiocrates, qui s'appelaient eux-mêmes la secte des économistes, sont le modèle du dogmatisme économique, raillé par Voltaire dans "L'homme aux quarante écus", à ne vouloir voir de valeur que dans la terre (ni dans le commerce, ni dans l'industrie!). Les explications données en Europe aux causes du chômage sont aussi ridicules, somme des préjugés de l'époque, alors que c'est une question largement monétaire (et générationnelle) ! Il ne s'agit pas ici de se moquer de la droite seulement alors que la gauche n'est pas en reste. Sans parler des marxistes-léninistes les plus archaïques ou des utopies les plus naïves, on peut prende l'exemple du mythe d'une réduction du temps de travail uniforme pour tous censé partager le travail et mener à la décroissance économique, ce qui témoigne d'une débilité profonde au regard des nouvelles forces productives et de leur intermittence, sans parler des justifications chiffrées qu'on en donne, complétement mythiques elles aussi. C'est vraiment un mythe où le passé d'une réduction du temps de travail qui était vitale (les trois huits) empêche de comprendre les enjeux actuels et s'illusionne sur le fait qu'on pourrait atteindre par une simple "réduction" l'indispensable décroissance matérielle de nos sociétés développées alors qu'il faut construire des alternatives locales à la globalisation marchande !
Ce ne sont que quelques exemples (impossibles à entendre sans doute pour la plupart car le problème c'est bien leur caractère convaincant et surtout qu'on veut y croire!), il faudrait parler aussi de la médecine, de la physique même où la spéculation s'égare souvent, etc. (sans oublier les prétendus philosophes) ! On est bien souvent consterné quand on va y voir de plus près. Ce n'est malgré tout pas une raison pour ne plus croire en rien, comme le sceptique, mais pour faire le tri et pour essayer de constamment "nuire à la bêtise" comme disait Deleuze. En tout cas, être philosophe c'est avoir peur de dire des conneries, et d'essayer d'en dire le moins possible en faisant bien attention à ce qu'on dit, c'est-à-dire en corrigeant ses erreurs et donc en assumant sa part de bêtise, puisqu'un philosophe essaie d'assumer complètement ce qu'il dit jusqu'au fait de le dire et de se corriger (c'est-à-dire qu'il doit essayer d'être responsable et conscient de soi, rendre compte du sujet de l'énonciation dans son énoncé, comme de son échec à y parvenir).
Il faut bien dire que le combat semble désespéré, en tout cas il est infini et sur ce plan, il n'y a guère de progrès depuis les temps anciens. Il ne faut pas se leurrer, les nazis et les staliniens sont toujours parmi nous, toujours les mêmes salauds, avec leur réalisme borné, qui aujourd'hui ne veulent pas payer pour les autres et s'imaginent que leur richesse leur appartient, que leurs ressources ont été bien méritées, sans l'aide de personne, et que les pauvres ont sans aucun doute bien mérité leur sort, méritant même d'être éliminés sans doute... Les conceptions du monde ne dialoguent pas entre elles mais se mesurent l'une à l'autre, ce que savaient bien Hitler et Staline. Notre combat actuel contre la barbarie néolibérale est du même ordre que le combat contre le fascisme et le communisme, combat pour une conception écologiste et conviviale de l'humanité, contre le prosaïsme des intérêts et des calculs à court terme, contre la réussite extérieure au nom d'une vérité intérieure et de notre avenir commun, combat pour la philosophie mais, encore une fois, ce n'est pas parce qu'on combat la bêtise qu'on en serait protégé en quoi que ce soit, et c'est peu dire que nous sommes trop bêtes entre simples gestionnaires du système, extrêmistes irresponsables et réactionnaires nostalgiques. Pas de quoi être fier ni optimiste alors que notre pouvoir pourrait être décisif et que l'urgence est si grande !
Mais comment combattre la bêtise, concrètement ? Par l'étude, bien sûr, en lisant des livres, en faisant des recherches, des expériences, en organisant des échanges, des confrontations, en faisant circuler l'information, en ne prétendant pas parler au nom de tous et savoir tout mieux que les autres sans même avoir travaillé la question. Etant donné que savoir c'est relier et qu'apprendre c'est éliminer, à un niveau immédiatement pratique il me semble qu'il est utile de souligner qu'une bonne partie du travail philosophique consiste à "faire des listes", aligner une diversité de réponses et d'opinions (comme le fera Aristote après Platon), ne pas rester à la première impression mais dégager la multiplicité des possibles et des situations (par la consultation de dictionnaires et d'encyclopédies par exemple). C'est le premier stade de l'écriture qui est le moment le plus important de la réflexion. On ne pense rigoureusement que par écrit, mot à mot, ensuite tout est question de liberté d'esprit, de travail et de temps, sans oublier une bonne dose de dialectique. Hélas, la pensée est lente, inlassable répétition et reformulation du même où imperceptiblement les inflexions changent, de nouveaux éléments entrent en jeu et se recomposent, nous précipitant dans une nouvelle époque de la pensée qui rejette l'ancienne aux poubelles de l'histoire, tout en produisant inévitablement des excès inverses et des bêtises d'un nouveau genre...
- Savoir en rire
Nous ne serons jamais sages, il faut s'en faire une raison. La philo-sophie c'est le sentiment de l'inachevé, de l'infini, du manque, de l'incomplétude, c'est un apprentissage permanent et le désir de savoir ce qu'on ignore. Un philosophe n'en sait pas tellement plus qu'un autre, plutôt moins, car ce qu'il sait, c'est qu'il se trompe mais il ne veut pas en rester là.
Il faut partir du non sens du monde qui est la réalité première. Il n'y a pas de sens donné sur lequel se reposer, d'harmonie préétablie. Le sens est toujours à construire et dépend de nous, même s'il est souvent imitation et discours ou simple fonction sociale. Il ne suffit pas de suivre le mouvement d'une réalité sociale qui ne se soutient pas d'elle-même mais a besoin de notre confiance, de notre soutien, de notre participation qui lui donne existence. Les réalités sociales sont des réalités certes "transcendantes", représentées habituellement par des dieux, mais réalités fragiles qui dépendent de notre foi en elles et se désagrègent sans cesse sous les coups de nos infidélités. Seulement, c'est bien parce que tout va à sa destruction, que tout est perdu sans nous, que notre action peut être décisive et que notre existence peut avoir un sens!
Pas de quoi s'en réjouir vraiment, ni se réconcilier avec le monde qui nous donne si souvent à désespérer. La mauvaise humeur est une vraie touche du réel, disait Lacan, c'est en tout cas le résultat des nouvelles lorsqu'elles ne sont pas bonnes. Ce qui serait plutôt ridicule pour un philosophe, c'est la foi béate de l'imbécile heureux et l'auto-suggestion de la pensée positive (même prétendue spinoziste). La joie du philosophe ? laissez-moi rire... Aucune satisfaction n'est permise devant le désastre écologique, devant tant de possibilités gâchées comme à loisir, tant d'inconscience et d'irresponsabilité d'un monde de fous, devant notre impossibilité d'aimer, devant notre propre violence, nos errements et nos emportements, devant la difficulté de vivre ensemble et de s'entendre. Nous sommes trop en dessous de tout, en dessous de nous-mêmes. Il nous reste toujours la possibilité d'en rire, pas de se renier. C'est le rire de Démocrite, le rire de Kojève, un rire inquiétant qui devrait balayer la bêtise régnante, les importants du jour, loin de la célébration du sens commun, des bonnes intentions, de la normalité, de tout positif ; rire diabolique sans doute où le négatif censuré des discours éclate soudain, libérant nos liens et relâchant les contraintes sociales, mais rire qui ne baisse pas les bras et ne joue pas les indifférents.
On pourrait dire comme Héraclite que le philosophe est un enfant qui joue avec le monde et n'a pas renoncé à l'apprentissage, qui n'a jamais tout-à-fait fini de grandir, un enfant rieur mais sévère envers ses piètres professeurs et ce monde qui ne tient pas ses promesses, n'est pas ce qu'il prétend, ne justifiant ni de la rationalité, ni de la moralité qu'il revendique un peu trop fort, à coup de canons parfois. Mais qui donc se soucie d'un enfant râleur? On ne peut se contenter de comprendre le monde quand il y a une telle urgence à le transformer!
On n'est plus des enfants cette fois, lorsqu'on agit avec les autres et qu'on devient un acteur politique responsable. Socrate était bien engagé dans la cité, loin d'une contemplation théorique, et l'a même payé de sa vie. La philosophie est fondamentalement politique et collective, c'est ce qui la différencie de la psychanalyse par exemple, sa fonction est d'éclairer le débat public, de former la conscience collective par l'argumentation, ce n'est pas de s'imaginer connaître la vérité mais d'essayer de la formuler, de mettre à l'épreuve ses arguments et risquer le dissensus, ne pas hésiter à contrer l'opinion. Le philosophe est là pour déranger, ce n'est pas l'arbitre ni l'homme d'action, ni l'enseignant, il n'est pas là malgré tout pour ajouter à la confusion mais pour clarifier et mettre en forme autant que démasquer la bêtise et mettre en garde contre les risques prévisibles, fonction critique indispensable aux décisions collectives et aux conflits sociaux.
C'est bien sûr tout ce qu'il y a de plus difficile mais s'il faut amener la pensée à plus d'humilité, c'est aussi pour plus de dignité et d'exigence sociale. Le citoyen doit devenir philosophe pour que la philosophie se réalise dans l'activité politique, dans une position active par rapport à la totalité sociale, engagement dans une histoire, où l'enjeu n'est pas tellement tel résultat immédiat, l'enjeu est bien cognitif, métaphysique, éthique, esthétique même, c'est notre rapport au futur, le sens que nous voulons donner à l'aventure humaine et à notre existence par notre action, c'est donner forme à l'avenir par notre attitude qui est le seul garant qu'il y aura toujours d'autres hommes pour réagir contre la barbarie triomphante... même si, devant la somme cumulée de nos échecs et de nos renoncements, il y a bien parfois de quoi rire de nos rêves !
La pensée est la séparation de l'être, il faut dès lors s'assurer toujours qu'on ne rêve pas, critiquer ses propres présuppositions, dialoguer avec les autres. La négativité de la liberté est mouvement vers le réel. La fin de la philosophie est la réalisation de la philosophie comme prise de conscience de l'humanité dans des institutions et des pratiques démocratiques, réalisation du dialogue comme principe de contradiction. (De la phénoménologie à la psychanalyse, 1997)
Le travail du philosophe est bien de "déconstruire", c'est ce que je dis, me semble-t-il, mais cela n'empêche pas des vérités éternelles (ni de reconstruire). Husserl qui cherchait à fonder la philosophie comme science rigoureuse a montré dès "L'origine de la géométrie" que la certitude est subjective (logique ou mathématique). C'est du côté de l'intentionalité (on se donne un triangle) qu'il y a de la certitude (la somme des angles fait 180°) alors que du côté de l'objet il n'y a que des mesures imparfaites et des modèles approximatifs, projections inévitables (on n'entend que ce qu'on attend, on ne voit que ce qu'on vise) pour approcher l'objet (noèse du noème) mais qui masquent et simplifient le réel en même temps qu'ils permettent sa manipulation.
C'est dans un autre sens que Hegel fait de la vérité un sujet historique, vérité qui se déploie dans l'histoire, inséparable de l'erreur à laquelle elle répond. Mais il n'y a pas de pluralité des vérités, même au niveau historique, il y a la lutte contre les erreurs à la mode. Nous vivons dans un monde commun lorsque nous sommes éveillés disait Héraclite.
C'est bien le défi de la philosophie de penser à la fois la vérité et ses limites, faire la part de l'éternité et du temporaire, non pas juger tout en bloc mais examiner de près ce qui relève d'une tautologie subjective (ou de l'implicite) et ce qui relève de l'observation objective (ou de l'idéologie, des représentations actuelles). On ne juge pas pareil de la logique, des sciences expérimentales ou des sciences humaines et des idéologies politiques ou religieuses. Au contraire du dogmatisme comme du scepticisme, il faut à chaque fois exercer son jugement pour déterminer la part de vérité et d'incertitude sans jamais pouvoir être sûr de ne pas se tromper.
Encore un grand bravo pour cette production intellectuelle qui s'inscrit dans l'action. Je partage, en tout point, votre sentiment sur l'urgence.
La référence à "la vérité", par son atemporalité, revêt un caractère mystique surprenant. Autrement dit, parler de "la vérité" signifie implicitement reconnaître son unicité. Dès lors, la formulation fait référence à un absolu, à l'idée d'un prédéterminisme et/ou du fatus, voir à l'idée de Dieu. Ne s'agit-il pas là d'un contre-sens et ne devrait-on pas parler plus prudemment de vérités en tant que produits de l'histoire dès lors qu'on admet l'idée de la temporalité ?
Quant aux vérités "éternelles", elles restent construites sur des représentations fournies par des modèles. Le modèle est le moyen utilisé par la science pour accéder aux savoirs. La complication, pour le scientifique, est d'être en capacité, à partir de ses savoirs, de produire de nouveaux modèles. Albert Jacquard, très récemment, évoquait cette question pour conclure que les modèles constituaient les principaux obstacles à la démarche scientifique alors qu'ils en sont un élement constitutif majeur.
Dès lors, Le travail du philosophe n'est-il pas de chercher à déconstruire pour permettre l'émergence de nouvelles représentations ?
Il me semblait que, chez Hegel, la vérité était à la fois la réalisation et le produit de l'histoire. Vous faites référence à Hegel et, pourtant, je ne crois pas que vous parliez tout à fait de la même chose. Ou bien quelque chose m'échappe ou bien n'ai-je pas bien compris Hegel ?
Dans votre remarque sur la nécessité de la catégorisation des champs, je dénote une certaine forme de relativisme. Cela serait en contradiction forte avec l'idée d'une vérité unique.
Il y a un relativisme des positions, un relativisme des points de vue, pas de relativisme mathématique. Tout est relatif sauf la relation elle-même. Je maintiens le dualisme du relatif et de l'absolu, de l'éphémère et de l'éternel.
Bien sûr la vérité est à la fois réalisation et produit de l'histoire, on ne sait la vérité qu'après-coup, elle est donc incertaine et l'objet de disputes, mais il n'y a pas plusieurs vérités (vérité comme cause et symptôme).
Du moins c'est quelque chose qu'on peut soutenir mais tout dépend de quoi on parle, ces dialogues philosophiques peuvent être infinis car chaque mot devrait être défini rigoureusement (on peut appeler philosophie ou vérité tout autre chose). Je ne cherche pas à convaincre mais attirer l'attention sur un certain nombre de faits et de contradictions.
L'écologie politique est effectivement une anti-thèse et s'inscrit pleinement dans la dialectique de l'histoire. L'obscurantisme religieux avec l'islamisme, le retour des mouvements sectaires, l'ésotérisme galopant, l'évangélisme en est hélas une autre. L'irrationel peut encore surgir de l'histoire !
Le capitalisme pour surmonter ses crises de production a su s'adapter en acceptant l'intervention de l'état. En 1929, il n'avait pas le choix. Le retour à l'état-nation qui a produit la seconde guerre mondiale a montré que le capitalisme avait besoin d'un régulateur.
Aujourd'hui, nous vivons la troisième mondialisation sans aucune régulation, de façon parfaitement débridée. Osons croire à ce que l'histoire ne puisse se répéter. Les conséquences sur les ressources non renouvelables sont tout à fait désastreuses et mettent en péril l'humanité dans son existence. A 6.5 milliards d'habitants, l'organisation de l'humanité devient de plus en plus difficile ! Kyoto aurait pu être le premier acte de la régulation mondiale écologique. C'est un succès et aussi un échec relatif. L'Europe, parce qu'elle consitue le premier marché mondial, avant que la Chine ne le devienne, a encore la possibilité de mettre en oeuvre un unilatéralisme social et écologique qui n'est toutefois pas sans risque sur la stabilité du monde. La taxation sociale et écologique que beaucoup d'entre nous appellent de leurs voeux constitue un risque non négligeable.
Avant que l'histoire n'ait choisi sa vérité, tâchons d'en construire une autre. Vous avez compris que je n'étais pas tout à fait sur la même longeur d'onde sur la question de "la vérité". Elle est un instant choisi de l'histoire, sachant que d'autres choix sont possibles. A posteriori, elle peut être considérée unique. Au présent, elle est multiple.
Je suis en train de lire l'institution imaginaire de la société de Cornelius Castoriadis. Je crois que ce débat sur la vérité dépend que de la vision que l'on a du poids des superstructures. Je rejoins sa thèse sur le fait que l'économie n'est qu'un instant de l'humanité.
En tout cas, ce débat m'a permis de comprendre que je devais réviser ma copie et lire Kojeve d'urgence.
Que la vérité soit une (et divisée) par principe, ne veut pas dire bien sûr que je la détiendrais (ni qui que ce soit) !
Je voulais surtout préciser que si je lis toujours Kojève avec un très grand plaisir (et même avec gourmandise) la clarté de son style étant à l'opposé de l'obscurité de celui d'Hegel, je ne suis pas du tout d'accord avec son interprétation du savoir absolu (j'ai modifié l'article de wikipédia sur le sujet) ni de la "fin de l'histoire" (entre autres). Il faut bien dire que l'usage que je fais des citations peut aller jusqu'au détournement, ce qui compte, c'est que ce soit bien dit !
je pensse que la philosophie commence par un mécontentement de la vie en
perspective ,car c'est en étant contre quelque chose qu'on se cré une structure pour prouver la cause et la raison de ce malheur
Un tel commentaire pose la question de ce qui peut donner valeur de vérité à une telle pensée vide et sans aucune réflexion qui croit réfuter ainsi toutes les autres pensées... C'est l'esprit qui se nie avec la force infinie de l'esprit ! Bien sûr la réduction de la raison à une simple rationalisation n'est pas nouvelle mais n'est elle-même qu'une rationalisation sans aucune valeur...
La deuxième partie de votre texte me semble étrange et indu. Votre insistance à d'écrire la bêtise comme étant un élément fondamental qui court-circuiterait le travail de l'esprit est une bêtise en soi.
C'est l'orgueil, la vanité, la satisfaction envers soi-même qui nous rend bêtes et nous empêche d'atteindre une certaine objectivité. La bêtise se manifeste en raison de l'ignorance crasse et de la double ignorance, en raison de l'inculture, de la prétention, et du manque d'instruction, mais n'est pas si fréquente de votre part ni de la mienne.
Je n'aime pas cette façon négative de concevoir le savoir et l'ignorance, en prétendant qu'à force d'avancer dans la connaissance, on se retrouve plus conscient de notre ignorance. C'est plutôt la vastitude des champs de discursivité qui s'élargit et qui nous donne un vertige certain devant le travail à abattre pour assimiler et continuer à comprendre et bénéficier, par l'analyse, des points d'appui qui vont probablement encore générer d’autres discours.
Bien sûr je sais bien que c'est difficile à accepter pour notre narcissisme mais je suis vraiment persuadé que nous sommes trop bêtes. Je ne suis pas le premier à parler de "docte ignorance" et Giordano Bruno a prouvé à ses dépends qu'il fallait être trop bête pour se croire intelligent. Le signe de la bêtise au coeur de la pensée c'est la dialectique qui nous fait aller d'un extrême à l'autre.
Rien de mieux que l'expérience de la recherche transversale pour en prendre la mesure car, non seulement plus on avance et plus on découvre tout ce qu'on ignore encore, l'impossibilité parfois de comprendre même de quoi il s'agit, mais en plus on découvre bien des naïvetés, bien des bêtises partout, des expériences faites n'importe comment ou dont on tire des conclusions erronées.
Pire, il faut bien constater que le plus grand philosophe du XXème siècle a été nazi ! Ce n'est pas un cas isolé, il y a Gentile pour le fascisme italien, etc. Il vaudrait donc mieux se poser la question de notre propre bêtise, car moi, en tout cas, je ne suis pas sûr d'être plus intelligent que ces philosophes. Reconnaître la bêtise des philosophes n'est pas défendre la bêtise et l'ignorance, c'est essayer d'en tenir compte dans la prudence de nos jugements. Quand on voit l'évolution des représentations du monde données par la physique, on se dit qu'on est dans la même position que celui qui croyait voir le soleil tourner autour de la Terre (comment s'imaginer que c'est la Terre qui tourne autour tout en tournant sur elle-même!). L'orgueil, c'est de croire atteindre une objectivité pourtant bien fragile dans ses dimensions historique, sociologique, psychologique, biologique, linguistique... L'objectivité on l'atteint dans la pratique, dans l'expérience où les aveuglements ne manquent pas mais se frottent à la réalité.
Pour moi, je suis trop bête et ne le sais que trop. Je tremblerais qu'on me donne le pouvoir, je sais que je ferais des bêtises, qu'il faut que ce soient les gens qui décident de leur sort, que je n'ai pas de solution. Je sais que je ne connais un peu que le sujet sur lequel je travaille et que je dis déjà des bêtises sur ce que j'ai fait avant sans y repenser. Quand je dis cela, ce n'est pas que les autres me paraissent moins bêtes ! Il y a même de quoi désespérer (il n'y a qu'à ouvrir sa télé). Comment montrer ce que tout le monde connais de ses propres bêtises ? Comment dire que de connaître un peu mieux son ignorance et sa bêtise n'est pas négatif, c'est bien un progrès de la connaissance et de la liberté. Avancer dans le savoir ce n'est pas seulement faire reculer l'horizon mais c'est bien découvrir comme on se trompait et comme on ignore encore ce qu'on croyait connu, c'est perdre ses illusions. Non seulement le savoir est dispersé mais il est impossible à totaliser, chacun n'en sait qu'un bout. Ce n'est pas qu'il y a du travail à abattre, c'est qu'on ne peut en voir le bout. Il ne faut voir là aucun engagement à ne plus rien apprendre, au contraire, c'est insister sur notre responsabilité d'apprendre ce qu'on ignore et de s'y mettre collectivement (par la coopération des savoirs) pour faire un peu moins de bêtises! Je crois en savoir plus que la plupart et c'est pour cela que je tremble de voir tant de certitudes sûres d'elles-mêmes, tant de mépris de tout ce qu'on ne connait pas, tant d'idéologies et de préjugés, tant d'impossibilité à penser et réagir alors qu'il y a urgence...
la philosophie est pour la démocratie ce que le snobisme est pour l'art.
Evidemment, si la "philosophie" c'est BHL, sinon quelle bêtise de dire cela si c'est la réflexion et la construction de l'intelligence collective...
La philosophie est toujours incarnée, portée par un homme, une voix, un style. Il n'y a pas de philosophie sans philosophe. A cét égard il est toujours possible de faire des distinctions.
Il y a au moins trois sortes de philosophes. Il y a le philosophe public (Diogène, Socrate), le philosophe domestique (Kierkegaard), le philosophe académique (Hegel).
Une philosophie est inséparable d'un site, du choix d'un site, et d'un contexte d'énonciation. Il y a des philosophes qui se promènent dans les bois (Thoreau), dans les montagnes (Nietzsche). Il y a ceux qui parlent dans les rues, dans les médias, ceux qui parlent dans des salles de classe.
Il y a aujour'dhui principalement deux sortes de philosophes : les philosophes - professeurs, et les philosophes médiatiques. Les philosophes professeurs se caractérisent, outre par le fait qu'ils enseignent (plus ou moins bien), par leur absence du champ de parole public (comme il est bien difficile d'identifier une place publique physique, une agora, disons qu'il s'agit des média).
En ce qui concerne les philosophes médiatiques, disons après Dominique Lecourt qu'ils se caractérisent par 1/un certain opportunisme 2/ opportunisme dit générationnel, ils ont évité toute confrontation sérieuse avec la génération de leurs prédecesseurs : ni Ferry ni Renault, ni Glucksman ni BHL, ni Finkelkraut ni Onfray n'ont fourni de critique probante de la génération de leurs prédécesseurs 3/une variante est la génération actuelle qui se contente d'une répétition des discours de la génération pénultième dont a vu qu'elle avait été trop rapidement enterrée, un jour c'est Debord qui est à la mode, le suivant c'est Althusser, ensuite c'est Foucault, parfois c'est même Marcuse, Derrida est souvent répété (davantage que réitéré), quant à Deleuze et Guattari sont presque prêchés et ce beaucoup plus régulièrement, ce qui est quand même le comble ! Ces philosophes antiquaires sont plus jeunes et sont plus chics que les premiers. Ils ne fréquentent pas la télévision, trop vulgaire,et préfèrent les colonnes de magazines chics comme Beaux-Arts, Art Press, les maisons d'édition comme Léo Scheer etc. 4/ les philosophes médiatiques parlent de tout sauf de leur contexte d'énonciation particulier : les médias, pourtant passés ces vingt dernières années, directement, ou indirectement, entre les mains des vendeurs d'armes et du BTP. La philosophie est pourtant traditionnellement réflexive, à tout le moins, reflexion sur les conditions de possibilité du discours. Derrida parlait de politique de l'énonciation, sans penser peut-être que l'énonciation se verrait prise dans des problématiques aussi bassement politiques que celles du pouvoir économique, et non seulement celles du genre ou de la pseudo-présence.
Ce n'est pas pour rien que l'on peut ressentir aussi intensément aujourd'hui l'absence d'écoute et la difficulté d'agir, si parler, bon an mal an, dans le meilleur des cas est un acte. Philosopher, comme l'a montré Socrate, c'est apprendre à écouter, avant d'apprendre à parler. Or on peut avoir l'impression que les philosophes aujourd'hui parlent, dans le meilleur des cas, mais n'écoutent pas. Evidemment cela est à réinscrire dans un contexte de fragmentation et de réification, propre au capitalisme selon la description classique de Lukacs, qui atteint aujourd'hui, de plein fouet, y compris, la philosophie. Philosophes à vendre... C'est aussi cela le capitalisme cognitif. La philosophie en pleine crise économique ? Evidemment tout n'est pas aussi unilatéral, et au fond l'évènement de l'entente, ou de la parole, n'obéissent bienheureusement à aucune loi transcendante. Il y a cependant comme une tendance historique lourde aux deux sens du terme. J'ai beaucoup aimé, personnellement, si je puis me permettre ce point d'accord, votre définition de la démocratie comme liée à la philosophie. Mais je pense que le philosophe doit, sans quitter son amour du dialogue et sa certitude que la discussion est plus puissante (plus belle surtout) que la force, doit se déprendre d'une certaine naïveté concernant les cadres du discours. Le dialogue n'a pas lieu en dehors de tout contexte.
Et il y a plusieurs types de contextes, alors que tout est déterritorialisé, au moins deux : des contextes horizontaux orientés vers l'échange et la réciprocité, la confiance donnée, des contextes verticaux, hierarchiques, autoritaires, marqués par des rapports de domination, d'exploitation, d'intimidation, et le principe de rendement, souvent stérile. Ce que je veux dire c'est qu'il y a quand même une différence à faire entre les temps, entre les philosophes morts ou vivants. Surtout, il me semble difficile d'envisager une démocratie philosophique lors même que les contextes de la parole publique appartiennent à des intérêts privés. Tout cela reste à compléter, à développer, évidemment, dans la contradiction...
Je ne peux pas dire que je sois d'accord. Certes tout philosophe est incarné mais il occupe une position dans une série, produit d'un milieu même s'il est souvent étranger, tiraillé entre deux cultures. Ce n'est pas la manière qui fait le philosophe, mais la question, la façon dont elle nous parle et les conséquences politiques qu'on peut en tirer. Ce nest pas une succession de systèmes équivalents, c'est l'occupation d'une place vide.
Mais il est vrai que je ne reconnais pas pour philosophes ceux qui se prétendent tels et si, déjà je n'y rangerais pas Thoreau ni même Nietzsche, je n'y mettrais bien sûr "ni Ferry ni Renault, ni Glucksman ni BHL, ni Finkelkraut, ni Onfray", ni tous les professeurs de philosophie qui ne produisent pas l'ombre d'une pensée... Les vrais philosophes s'imposent à la réflexion, voilà tout. C'est une pensée en acte. De sorte qu'on peut avoir toutes les préventions contre Marx ou Heidegger, on ne peut s'en passer pour penser, pas plus que de relire Aristote. Ce qui fait un philosophe ce n'est pas ceci ou cela qu'il aurait dit ou trouvé, c'est son exigence de vérité, son engagement dans l'argumentation, sa profondeur de champ.
Tous les bavardages ne se valent pas. On peut s'approcher de la vérité et la manquer tout-à-fait. C'est même la difficulté d'une philosophie qui doit affronter les vérités émoussées des philosophies passées, trop longtemps répétées jusqu'à en perdre tout leur sens et qu'il est de plus en plus difficile de réveiller par des formulations transgressives. La philosophie produit beaucoup de bavardages et de délires. Ce n'est jamais impûnément qu'on pense à côté. Il faut viser le coeur du monde.
Ce qu'il faut dire, c'est ce qui manque, l'expression du négatif et la fragilité de nos raisons mais pour construire, oui, les conditions d'un dialogue inexistant sans cela. Les dialogues philosophiques n'existent que dans les livres et ne peuvent se nouer spontanément, encore moins dans des rapports hiérarchiquesI Ils peuvent être du moins le résultat d'une procédure et d'un procès en bonne et due forme aussi bien que d'un débat démocratique organisé. On voit qu'on est loin du relativisme des philosophies tout aussi bien que des discussions sur le sexe des anges...
A vrai dire, cet outil de discussion internet est vraiment formidable car il laisse vraiment la possibilité de dialoguer. Ainsi je peux répondre à votre réponse. Il n'est pas inintéressant de constater que ce qui attiré votre attention dans le texte que j'ai posté ne correspond pas à ce qui y était pour moi fondamental. Biensûr, l'incarnation, l'oralité et la publicité de la philosophie sont pour moi très importantes. Et je soutiens, en attendant des arguments contraires, que ce n'est pas la même chose de parler en présence de quelqu'un, ou à distance en hors de sa présence. J'ai trouvé un ami de pensée en Giorgio Colli lorsqu'il accuse Platon d'avoir cédé à une ambition littéraire. Le livre à avoir avec le solipsisme, au plan de ses contraintes techniques de manipulation et de prise de connaissance. L'occultation de la présence physique dans la philosophie écrite de Platon n'est pas pauvre de signification. Historiquement la philosophie apparaît lorsque la sagesse est devenue non plus une pratique mais avant tout une ambition littéraire et politique (l'épisode de Syracuse...). D'ailleurs dans la lettre VII entre autres, Platon reconnaît le peu de sérieux de l'écriture.
Pourtant il n'a pas fait que céder à ce goût prononcé pour la démonstration de force littéraire, et transformé Socrate en son pur et simple porte-voix (sans zone de dialogue entre auteur et personnage comme dirait Bakhtine). Il a fini par produire une utopie, c'est-à-dire une pensée désincarnée, sans lieu ni histoire, qui devait artificiellement, et dans un second temps seulement, s'appliquer ici ou là. Ce qui évidemment a échoué. Les terribles Lois de Platon ne sont-elles pas une conséquence de son choix de l'écriture ?
Ce qui était central pour moi dans ce petit texte que je vous envoyais c'était la question du contexte extérieur de l'énonciation philosophique, et de cela vous ne parlez malheureusement pas. J'avoue que j'ai regretté que vous ne répondiez pas à ce qui était pour moi l'essentiel de mon propos. C'est un peu comme si vous exposiez des choses mécaniquement, alors que vous prônez le dialogue. Je pense que le dialogue est lié à l'évènement de la co-présence, et que les médias fonctionnent par confusion des distances, fragmentation. Lorsqu'on est en présence de ses interlocuteurs, il y a quelque chose de très singulier qui se produit : on a affaire à des personnes absoument singulières, ce qui n'est pas le cas lorsqu'on lit des textes de philosophie, écrits, et aujourd'hui écrits avec des caractères automatiques et homogènes. J'ai trouvé que votre formulation concernant le sens de l'activité philosophique "viser le coeur du monde" était belle, mais pour moi le monde est avant tout constitué des hommes, des femmes qui peuvent, ou non, en consacrer la présence concrète. La pensée et l'écriture restent des abstractions, qui fragmentent, ce dont le capitalisme contemporain est comme la confirmation et le point d'aboutissement terrible. Je trouve étonnant que vous visiez "le monde" apparemment non typiquement humain d'une part, et que vous ne vous interrogiez pas sur conditions spatiales, situationnelles, et contextuelles de la pensée, que vous la situiez exclusivement dans un livre, médium qui ne permet pas la discussion, c'est-à-dire, en son sein, une réponse qui lui serait hétérogène, comme c'est le cas - ici. Concernant le rapport entre la philosophie en acte, le dialogue en acte, physique, et le site ou l'espace, l'endroit où Socrate commençait le plus souvent ses discussions :
"Lorsqu'il se passe des choses extraordinaires dans la rue c'est la révolution"
Revue Comité n°1 octobre 1968
dans une époque où il devient de plus en plus difficil de trouver quelqu'un à qui parler, et où la crise d'affiliation concernant des millions de gens , à déjà produit des centaines de suicidés, je comprend effectivement l'importance de remettre la présence , le face à face au centre de la place . avec son charme, sa jubilation , et sa capacité à nous réveiller telles une poésie des instants tragiques enoncée à mots couverts . mais n'estce pas déjà hors de portée de l'époque ? ne le voit on pas même dans la dite contestation , où , faute de mieux on est obliger de s'accomoder de triste réseaux fantomatiques ?
Peut-on dire que la philosophie est une réflexion de l'esprit sur lui-même ? une réflexion critique sur l'esprit et tout ce qu'il peut produire ?
Je ne suis pas aussi enthousiaste que Judex sur ces "dialogues" par Internet qui ne sont pas sans intérêts mais inévitablement très décevants car cela prend beaucoup de temps et demanderait à chaque fois un texte travaillé plutôt qu'un commentaire trop rapide qu'on peut toujours accuser de ne pas bien répondre...
A vrai dire, je ne prône pas tant le dialogue que j'en dénonce l'absence mais je ne crois pas en l'oralité ni dans la "présence" sinon pour les plaisirs de la chair bien sûr ! Le dialogue n'existe pas, on échange juste des signes, c'est pour cela qu'il faut en construire la fiction comme Platon, ou monter toute la mise en scène du procès entre procureur et avocat, sinon les débats publics ne sont que du théâtre et n'ont jamais convaincu personne. La dialectique s'opère en silence et sur le long terme dans les têtes et la confrontation des textes qui produit d'autres textes.
Il est un peu déplacé de prétendre je ne m'interrogerais pas sur les "conditions spatiales, situationnelles, et contextuelles de la pensée" alors que mes textes sont presque toujours non seulement situés mais engagés ! Le problème c'est qu'il faudrait discuter chaque mot, chaque affirmation (ne pas confondre "Les Lois" et "La République" de Platon) et qu'on ne le peut guère...
Sur le contexte, et comme je l'illustre il me semble, la philosophie c'est effectivement l'actualité de la pensée, ce que montre Michel foucault dans "Qu'est-ce que les lumières ?". Pour une pensée historique et dialectique c'est inévitable. Mais ce n'est pas parce que chaque théorème mathématique a des causes singulières qu'il n'est pas universel pour autant. Ce qui nous intéresse dans la philosophie c'est son texte plus que le contexte qui l'a vu naître car nous ne faisons pas oeuvre d'historiens. C'est comme la poésie la plus intime qui peut nous toucher par-delà l'espace et le temps. Pas de relativisme donc, mais oui, il n'y a pas de pensée qui ne soit incarnée et située, pas de symbole sans support matériel. On peut laisser cependant l'énonciation à la psychanalyse pour recueillir dans la philosophie ce qui peut servir à tous. Dans la politique il est beaucoup plus légitime de dénoncer d'où l'on parle, mais il y aurait tant à dire et je suis si ignorant. Il n'y a pas de réponse, il n'y a que la question qui nous revient en écho. Notre rationalité est tellement limitée, l'intelligence collective introuvble et tout dialogue absent...
Alors vouloir réduire la philosophie à une réflexion de l'esprit sur lui-même, pourquoi pas, c'est très hégélien, mais cela ne dit pas grand chose sur la question qu'elle pose et n'a pas fini de nous inquiéter ! Car l'essentiel c'est ce qu'elle manque, le ratage, l'ignorance qui reste au fond de l'éprouvette.
Ma tentative d'amorcer avec vous un dialogue a avorté. J'en suis bien amer, ce qui ne m'empêche pas d'apprécier votre démarche et la générosité de votre projet. Je continue néanmoins de penser qu'il n'est pas suffisant de regretter l'absence de dialogue au lieu de dialoguer lorsque l'occasion s'en présente. Il y a là quelque chose d'absurde : préférer regretter in abstracto l'absence de dialogue, et refuser de l'engager quand l'occasion s'en présente concrètement. Je vais faire un raccourci, mais le peu de peine que vous vous êtes donné pour répondre à mes sollicitations m'ôte toute patience pour développer davantage ce qui est le fond de ma pensée (par opposition à philosophie, terme général et fondamentalement scolaire ou académique). Alors voici : L'humanité est composée d'une multiplicité d'individualités concrètes, également libres,c'en est je crois, la meilleure définition. Et rien ne peut aller au-delà de cela - certainement pas la logique dialectique abstraite, qui écosse les voix de leur valeur d'individualité, et met le concret en vacance.
La seule manière pour l'humanité de s'individuer est dans la confrontation, la rencontre, le dialogue, la co-présence, plus ou moins médiée. Le plus n'est mieux que le moins - ici. Dialoguer avec Hegel n'est pas plus intéressant que de dialoguer avec un internaute, un quidam, un anonyme, disons une voix parmi tant d'autres (ce n'est pas un motif de dévalorisation, au contraire si vous me suivez). Il y a une meute de voix, d'individualités concrètes dont il faut reconnaître la noblesse tous azimuts, comme lors d'une ivresse haschichienne aurait dit Benjamin ("la déclaration des droits de l'homme, n'est possible que si l'on aperçoit la secrète ressemblance entre les tous hommes, la déclaration des droits de l'homme est certainement née d'une grande ivresse haschichienne" Le livre des passages). Il faut passer à l'action, et dans la mesure où un état juste ne peut naître d'un bain de sang, il faut donc dialoguer - sans auto-satisfaction alternative. La philosophie n'est pas une lamentation. il est temps de passer à l'action. Mais enfin réveillez-vous ! Regardez la domination capitaliste, les sinistres écologiques, la bêtise médiatique presque totale, le retour des pires âneries réactionnaires, la plus terrible reterritorialisation de l'histoire de l'humanité. Parlez ! Dialoguez, c'est le seul moyen de lutter en accord avec la fin visée.
On peut m'imputer tous les péchés de la Terre et je suis bien insuffisant, à n'en pas douter, mais s'il se peut que ce soit ma faute s'il n'y a pas de dialogue en ce bas monde (!) en tout cas, personnellement je n'y arrive pas c'est certain bien que je fasse ce que je peux et, en disant que je n'arrive pas à dialoguer, je dialogue encore... Hélas, l'impression que peut donner Internet de pouvoir parler à n'importe qui est une pure illusion. Il faut former son interlocuteur pour se comprendre, c'est un fait.
Il n'y a certainement pas équivalence des savoirs et des opinions, la passion de l'égalité est plus que déplacée ici. Il y a des crétins dont la conversation est insupportable et superficielle, personne ne peut consacrer tout son temps au premier venu et il vaut mieux penser Hégel que d'être fasciné par sa propre pensée. Se dire philosophe c'est s'inscrire dans une histoire bien loin de se fier à son intériorité et ses pauvres certitudes.
Certes le nominalisme n'est pas nouveau qui veut qu'il n'y ait que des individus et pas des universaux, mais la certitude de l'individu est une construction historique, de l'ordre du fétichisme, qui ne rend pas compte de ce qui l'organise, en premier lieu le langage. La conscience n'est pas transparente à soi, ni le concret immédiat. Le mot nomme l'absence, il n'y a plus de présence animale pour l'être parlant, la présence elle-même est reconstruite, répétition, prise dans le phallo-logo-phono-centrisme, quoique je n'apprécie pas tant que ça Derrida. On se construit certes avec les autres mais pas forcément dans la présence, parents intériorisés ou lecture des anciens. Quand à la liberté, c'est plutôt une conquête, qui ne se prouve qu'en acte, ce n'est pas une donnée de départ dépourvue de toute contradiction...
Hegel a fait une conférence amusante publiée sous le titre "Qu'est-ce que penser abstrait ?" où il montre que le concret s'approche dialectiquement à partir d'une compréhension immédiate abtraite et trop généralisante.
Dialoguez, dialoguez, il en restera toujours quelque chose mais il ne faut pas abuser du privilège de n'avoir rien fait pour élever la voix alors qu'il y a tant à faire, oui, et qu'il faut que d'autres s'y mettent parce que mes forces n'y suffisent pas, c'est sûr !
La pensée du dialogue (Bakhtine) se construit sur une critique de la dialectique hégélienne, et de sa prétention à dire une vérité en général, valable pour tous, du moins sur le plan de la vie émotionnelle, artistique, et idéologique. Elle est appliquée au monde du travail, actuellement, par Yves Clot (Le travail sans l'homme ?). Il s'agit peut-être, chez Bakhtine, de se représenter sérieusement, de prendre au sérieux ce "reste" qu'est toute existence concrète, y compris celle des "crétins". Les crétins ont d'ailleurs dans cette philosophie du comico-sérieux, de la condition de l'homme conçue comme tragi-comique, "en tension" entre des contraires qui se tournent et se retournent continuellement, une place de choix - ils ne le sont jamais complètement. Philosophie de l'aventure, de la rencontre, de la route,du hasard, de la polyphonie, et du renversement, la pensée du dialogue me semble apporter des arguments pour s'opposer à une pensée de l'abstrait conçu alors strictement comme étape ou outil pour dire un sens, en dernière analyse, émotionnel, liée à l'expérience unique d'une vie - en sachant qu'une vie ne se donne à dire, ne se parle qu'à partir du moment où elle croise ou se trouve confrontée à une autre vie. La pensée du dialogue pense le reste que constitue toute interprétation individuelle par rapport à toute espèce de synthèse idéologique - plus ou moins stabilisée. Il y a toujours un fou, un idiot, une femme, un étranger, un bébé, un animal, et même un arbre pour offrir une perspective sur le réel que telle ou telle personne pensera avoir compris dans son penser abstrait. Il y a plutôt qu'une masse de crétins trop nombreux, une foule de personnes intelligentes, ahurissante si l'on s'efforce de se la représenter, mais qui se taisent, ou sont absents de la scène idéologiques. Comme le disait Michel de Certeau, d'une certaine manière, tout le monde est intelligent (par exemple sur le plan des tactiques de survie quotidienne qui occupent le temps de tellement de gens).
Nous sommes plongés, et l'expression revient autant chez Buber, autre penseur du dialogue, que chez De Certeau ou Deleuze (dans son livre sur Foucault) dans un océan de langage. Nous sommes pris dans un langage infini où résonnent les voix des autres (y compris les crétins) et qui en dit, comme flot, davantage sur la réalité, que toute production de sens individuelle. La littérature, même la plus quotidienne, les actes de langages les plus ordinaires sont toujours des négociations, des reformulations, ne serait-ce que sur le plan de l'intonation, de mots déjà dits, entendus, réagencés, imbriqués, articulés si l'on veut. Nous parlons l'autre, l'autre parle à travers nous, y compris dans une formulation abstraite, même si l'on s'efforce alors d'éliminer ce qui s'y trouve de plurivocal. "Nous écoutons en nous-mêmes sans savoir de quel océan nous percevons la rumeur" (Buber), voici pour ce qui est de la vie intérieure soit-disant plate. Le langage de tous les jours, le vôtre, le mien, celui du crétin, comme celui d'un écrivain sont des agencements de mots empruntés au dehors. Hegel développe la dialectique à partir de la prédication et ne prend pas en compte les énoncés plurivocaux comme les énoncés ironiques. Il ne parle pas de l'intonation, ou ne la prend pas au sérieux. Le dialogisme, par opposition à la dialectique, part de ce scrupule d'accorder à l'autre quel qu'il soit une réalité, et prend intérêt à représenter comme équivalente la perspective de l'imbécile comme celle de l'intelligent. Avez-vous déjà essayé de vous représenter le monde d'un imbécile ?... Quelle richesse, quel monde de sensations et d'affects bouillants. Et d'ailleurs pourquoi est-il crétin le crétin ? Pourquoi veut-il être crétin - le fait-il exprès ou non. Il le ferait exprès qu'il ne s'y prendrait pas autrement... Mais il semble étrangement être parfaitement conscient de sa bêtise, et y tenir comme à la plus haute des vérités. Pourtant il ne peut pas vouloir être, sérieusement un imbécile. Alors il ne doit pas se représenter ce que je me représente comme son imbécilité, comme une imbécilité etc. Il faut un certain talent littéraire pour représenter le monde de l'imbécile, si tant est que l'on puisse réifier une personne au point de le quelifier d'imbécile, ou de crétin. Je me permets de remarquer en outre que Socrate dans L'Alcibiade considère come un des principaux acquis de sa discussion avec son jeune amant qu'il lui faut partir de ce qu'il est pour le former et non lui imposer une réalité. Il me semble que le connais toi toi-même devient intéressant si on l'applique à toutes les individualités, et non à de rares privilégiés. J'en arrive, pour ma part, à l'idée que les cadres scolaires et académiques, dont la philosophie (particulièrement celle d'orientation hégélienne) est l'héritière, sont les premiers et parmi les seuls à s'établir sur cette maxime désastreuse selon laquelle il y a "des gens intelligents" et des "gens bêtes" etc. Et si l'on disait, avec De certeau, que tout le monde est intelligent, mais que tout le monde ne subit pas avec autant de violence et d'égalité la violence des normes sociales... Oui, il me semble qu'à un certain niveau d'avancement dans l'étude philosophique de la question qu'est-ce que l'homme on peut reprendre ces vieilles lunes académiques "il y a une partition entre des gens intelligents et des crétins", et surtout la fameuse lutte contre le relativisme qui ressemble bien souvent à une chasse aux sorcières. Je ne crois pas que tous les propos se valent, ou que des propos insensés n'existent pas, mais je pense que bien souvent on se fait une idée caricaturale de ce que pense l'autre, pour pouvoir le dominer, ou camper, plus ou moins acrobatiquement, plus ou moins sincèrement, sur ses positions. Souvent, dans le spectacle de la pensée en acte, on intuitionne en un éclair rapide ce que pourrait être une autre vérité que celle que l'on s'est acquise, mais on glisse sur cette intuition, par paresse, par manque d'attention, par vanité, ou surtout par fatigue métaphysique. Or si l'on cherchait bien plus souvent à comprendre ce que veut dire l'autre, dans quelle mesure ce qu'il dit peut éventuellement être intéressant, valable, remettre en cause ce que l'on pense etc. eh bien tout simplement, d'une certaine manière, comme le disaient les situationnistes, la philosophie se réaliserait. Dans la critique de la séparation Debord note d'ailleurs que ce qui marque la société du spectacle ce sont "des faux dialogues" continuels. Dans les commentaires à la Société du spectacle, il note que le dialogue est la seule manière pour la pensée de se former. Si la philosophie est née en Grèce, c'est certes à un moment de décadence des anciennes sagesses comme le note Giorgio Colli, mais aussi, parce que la démocratie était déjà installée depuis longtemps et avait donné aux personnes l'habitude de se parler, et de confronter leurs vues, ce qui, aujourd'hui, manifestement, n'est plus le cas. Voilà pourquoi, comme je l'ai déjà dit/écrit, il me semble que la question des cadres du discours, des cadres de la formulation du penser, les cadres que sont les médias autoritaires ou les instituions en général sont problématiques, et loins d'être extérieurs à la question du sens qu'on donne à la philosophie et à sa possible réalisation.
Internet ne permet pas de vrais dialogues mais il est une média horizontal sans domination hierarchique ni rapport au profit, au rendement, en cela il rend possible l'échange et constitue une "zone de confiance temporaire".
Evidemment Hegel n'a jamais prétendu dire une vérité en général valable pour tous puisque la dialectique dit exactement le contraire ! Dire qu'il ignore l'ironie est à se tordre (au secours Kojève). Il est un fait que la plupart des critiques de Hegel tapent à côté car ils n'y ont rien compris (pas plus Edgar Morin que Bakhtine). Il est vrai que Hegel est illisible et certains diront que c'est bien fait pour lui s'il n'est pas compris, sauf que c'est ceux qui ne le comprennent pas qui perdent beaucoup...
Je ne vais pas discuter de Bakhtine que je ne connais pas mais il s'est apparemment inspiré de Lacan auprès de qui je me suis formé moi-même et donc il n'est pas question de remettre en cause que c'est l'Autre qui nous fait parler, seulement Lacan insistait bien sur le fait que cela n'avait rien à voir avec ce qu'il appelait "le petit autre" qu'on avait devant soi ! D'ailleurs Buber illustre parfaitement le fait que le dialogue s'adresse à Dieu plus qu'au semblable, question présence c'est un peu problématique. De même je me situe bien dans la lignée de Debord et de sa "théorie du dialogue" mais en remarquant que cela l'a tout simplement mené à rompre systématiquement le faux dialogue par l'exclusion et la dissolution jusqu'à se retrouver tout seul !
Bien sûr, qu'il n'y ait pas d'ambigüité, lorsque je parle de crétins, ce n'est pas d'ouvriers ou de paysans dont je parle mais plutôt du cadre dynamique et sûr de soi, pas de celui qui dit simplement ce qu'il ressent mais de celui qui débite ses certitudes et s'écoute parler. Je peux avoir plus facilement un moment de dialogue intense avec un paysan du coin qu'avec un intellectuel parisien ! Le crétin c'est l'imbécile heureux qui se croit cultivé, le bourgeois satisfait, c'est le demi-savant de Pascal qui trouble le monde par son dogmatisme. Si on peut dire que tous les humains sont très intelligents, ce sur quoi j'insiste, c'est sur notre rationalité limitée, désespérante surtout pris en masse. S'il était si facile de "réaliser la philosophie", on n'en serait pas encore là. Mais non, ce n'est pas gagné, il faut user de stratégie, de ruses pour créer des situations où un dialogue serait possible par éclair.
Ceci dit, le problème n'est pas de permettre à tout le monde de s'exprimer, ni de jouir de relations humaines qui ne sont pas si positives qu'on le prétend d'ordinaire, mais de s'approcher du réel, de savoir qui a raison et de savoir quoi faire. Sur ce plan, le dialogue c'est la guerre le plus souvent !
Quelques précisions :
-Je n'ai jamais dit qu'Hegel ignorait l'ironie (caricature du contradicteur quand tu nous tiens...), et je connais ses textes sur le sujet, quelques uns du moins, même si je n'ai pas lu Kojève - ce que je ferai à la première occasion. L'ironie pour Hegel c'est avant tout l'ironie romantique, à savoir la subjectivité qui se réfléchit infiniment elle-même sans parvenir à l'objectivité. La question est alors celle d'une ironie éventuellement objective. Je ne sais pas si Hegel s'approche de cette idée, c'est possible. Dans tous les cas Bakhtine part lui d'une analyse linguistique de l'énoncé ironique qu'il comprend comme intrication de voix. L'énoncé ironique est plurivocal au sens où il s'agit d'un commentaire DISSIMULE. Derrière, par exemple, une phrase apparemment simple et sans appel, une intonation, une accentuation insistante et persiflante vient souligner une distance prise - qui maintient le contact en même temps. Il n'y a donc pas de repli sur soi de la subjectivité, mais création d'une ambiguïté, d'une tension irréductible, en elle-même particulièrement riche de sens (car deux énoncés, au moins, résonnent en même temps !).
-Bakhtine ignorait tout à fait Lacan. Il a écrit un livre qui critique le freudisme (parution 1927) que je ne connais pas bien je crois que ce n'est pas son livre le plus intéressant ! En revanche ce qu'il a de plus intéressant chez Bakhitne c'est sa critique du structuralisme, dès les années 30. B fait une différence entre les structures phonologiques, syntaxiques, abstraites, et les énoncés concrets. Les énoncés concrets ont ceci de particulier qu'ils sont toujours liés à un rapport d'appartenance à un groupe social, et en interraction avec un interlocuteur. Le sens qu'on pourrait oppposer à la signification logique, abstraite, est l'évènement de la rencontre entre des consciences, de leur confrontation. Il y a un dialogisme objectif de la langue, voire une ironie objective du langage.
-Buber insiste très souvent pour dire que la seule solution pour les hommes, dont l'adresse au grand Autre reste sans réponse, de réaliser le dialogue, est de dialoguer avec les autres hommes. C'est le maximum de perfection qu'ils peuvent atteindre : incarner le Tu avec des humains proches d'eux - car eux répondent. Le grand Autre, bien malin qui peut prétendre s'en approcher ou le considérer en lui-même.
- Buber fait une distinction entre deux sphères, celle du Je et Tu et celle du Je et Cela. La première sphère est dominée par un mode de relation libre, la réciprocité, la réversibilité, le dialogue infini, et la deuxième sphère par des rapports de domination, d'exploitation, des normes autoritaires et hiérarchiques de comportement. L'histoire est celle de l'empire croissant de la deuxième sphère sur la première, et sur l'être en général : elle est histoire de la disparition des communautés sentimentales marquées par une vie religieuse intense - transfert ou sublimation dans le monde naturel, et extérieur des rapports relationnels vécus dans la communauté.
-Evidemment le dialogisme et la psychanalyse entrent en résonance.
Merçi,je retiens que la vraie découverte grecque est une nouvelle croyance: la raison permet de comprendre le monde, pas les dieux. Les philosophes l'a pousse à ses limites pour la tester. Qu'elles sont les limites?
On peut dire effectivement que la philosophie est une nouvelle croyance. Hegel faisait commencer la philosophie à la parole d'Anaxagore : la Raison gouverne le monde. Sans cette croyance sans doute ne s'aventurerait-on pas dans la réflexion critique mais ce n'est pas une croyance comme une autre puisque c'est la critique et la mise à la question de toute croyance, leur vérification. La philosophie, et donc l'occident, n'est pas une tradition comme une autre puisque c'est la remise en cause de toute tradition ! Critiquer le dogmatisme et la tradition n'est justement pas retomber dans le dogmatisme et la tradition, c'est rencontrer la limite de ce qu'on peut savoir et douter de soi-même jusqu'à douter du doute lui-même...