Ecologie-politique, revenu garanti et philosophie

Temps de lecture : 10 minutes

FSLPetit interview pour le Journal du Pays Basque à l'occasion de ma venue au Forum Social de Bayonne le 29 avril

  1. décroissance ou alternative
  2. l'enjeu de la garantie du revenu
  3. dimension philosophique de la résistance à la barbarie néolibérale.

1/ Militant et intellectuel de l'écologie politique vous ne semblez pas souscrire à l'idée de "décroissance", point de vue original uniquement défendu à gauche par les écologistes face aux défenseurs de la croissance pour résoudre pratiquement tous les problèmes, dont celui de l'emploi...

Je suis persuadé de la nécessité d'une décroissance matérielle, seulement je ne pense pas qu'on y arrivera par une simple "réduction" (du temps de travail, de la consommation, de la population) alors qu'il faut changer de système, sortir du productivisme, donc proposer non pas une décroissance illusoire de la société de consommation mais une alternative politique avec une économie relocalisée et recentrée sur le développement humain. Il me semble indispensable de privilégier le qualitatif sur le quantitatif et ne pas se contenter d'une image inversée de la croissance mais si je milite pour un dépassement de la décroissance, cela n'enlève rien à sa nécessité. Je m'oppose surtout aux conceptions moralistes et individualistes de la décroissance (genre "simplicité volontaire") au profit d'une conception politique et collective de l'organisation sociale et de la production à l'ère de l'information.

L'alternative écologiste s'identifie en grande partie avec l'altermondialisme qui se caractérise bien par la revendication d'une économie relocalisée et du développement humain, mais il faudrait tenir compte un peu plus de notre entrée dans l'ère de l'information et du devenir immatériel de l'économie (informatique, services, culture), si différente de l'ère énergétique et industrielle qui s'achève. C'est par le revenu garanti et le développement des activités autonomes (hors salariat) qu'une décroissance matérielle peut être obtenue bien plus sûrement que par une réduction du temps de travail qui ne ralentit en rien la croissance marchande.

Il est urgent pour les écologistes d'avoir un projet concret d'alternative à proposer au-delà du slogan, même s'il a son utilité pour dénoncer le caractère insoutenable de notre mode de développement (ce que la croissance chinoise rend tangible avec des tensions sur toutes les matières premières, pas seulement le pétrole).

2/ Vous avez défendu, notamment au sein des Verts, l'idée d'un revenu garanti. Comment se situe celle-ci entre la revendication portée par les syndicat du parcours professionnel sécurisé ou celle des jeunes refusant l'idée d'un contrat de travail précaire et spécifique ?

J'ai quitté les Verts depuis, mais j'avais participé effectivement à l'introduction de la revendication d'un Revenu Social Garanti pour tous (de 75% du smic) dans le programme des Verts.

La garantie du revenu est de moins en moins assurée par les Assedic mais on ne peut dire qu'elle soit inexistante, elle est à la fois dispersée en multiples segments (retraite, chômage, intermittents, travailleurs pauvres, RMI, jeunes, allocations familiales, etc.) et surtout dramatiquement insuffisante, condamnant à la misère un nombre croissant de nos concitoyens alors qu'il y a un chômage de masse et que la précarité ne cesse de s'étendre (plus personne n'est à l'abri, on commence à le savoir).

Un revenu garanti plus décent ne serait donc pas si différent de la situation actuelle, il n'empêche que cela apparaîtrait comme une véritable révolution, d'abord dans les représentations (ce qui est le plus difficile). Cela constituerait, en effet, un véritable droit à l'existence et à l'autonomie financière permettant de passer du travail forcé au travail choisi, une nouvelle conquête sociale et démocratique comparable à l'abolition de l'esclavage. Comme l'abolition de l'esclavage, ce qui devrait imposer le revenu garanti pourtant c'est surtout l'évolution économique, le développement des nouvelles forces productives intellectuelles et du travail autonome.

On peut dire que personne n'en veut, ni les politiques, ni les syndicats qui accusent de tous les vices ce qu'ils qualifient d'assistanat (comme si les familles n'assuraient pas ce revenu vital lorsqu'elles le peuvent, renforçant ainsi dramatiquement les inégalités!). Ce sont les faits qui insistent et obligent à reconsidérer la question du revenu garanti. Ainsi l'idée de "sécurisation du parcours professionnel" est une bonne idée mais elle a l'inconvénient de renforcer la sécurité des plus intégrés avec le risque de laisser sur le bord de la route les plus fragiles. Si on veut arrêter le développement de la misère et la destruction de compétences, il faudrait reconnaître le caractère universel du besoin de sécurité et d'un minimum d'autonomie financière!

La mobilisation contre le CPE était une lutte contre la précarisation de la société mais ce n'était pas la revendication d'un emploi garanti pour tous comme on l'a prétendu (même si en France on a toujours aimé être fonctionnaire, Alphonse Allais disait déjà les Anglais tous actionnaires, les Français tous fonctionnaires...). C'était plutôt la résistance à la destruction de nos protections sociales et la dénonciation d'une arnaque (sans parler de la méthode monarchique) car on appelait "flexécurité" une flexibilité sans véritable contrepartie, bien loin du modèle scandinave.

La fonction publique doit certes garantir l'emploi (ce qui ne veut pas dire le figer) mais ce n'est plus le cas dans une production de moins en moins industrielle à l'ère de l'information. Il faut prendre la mesure de cette rupture de civilisation, on ne reviendra pas en arrière. Dans cette nouvelle économie caractérisée par une très grande fluctuation de la demande, la lutte contre la précarité des emplois marchands ne peut aller bien loin. La préservation des emplois se révèle même souvent extrêmement contre-productive à plus long terme pour les droits des employés eux-mêmes. Ce qu'il faudrait plutôt c'est assurer la continuité des revenus et du statut professionnel, comme pour les intermittents du spectacle. C'est une mesure indispensable pour tous les créatifs, artistes ou nouveaux artisans de l'économie de l'avenir.

Le revenu garanti constitue le fondement de nouveaux rapports de production, constituant la condition d'un véritable recul de la précarité de nos vies et d'une réappropriation de notre avenir, en même temps qu'il permettrait de faire face avec moins de risques individuels à la précarité du secteur concurrentiel tout autant qu'à faciliter la relocalisation de l'économie et le travail autonome.

3/ Vous vous définissez comme un écologiste révolutionnaire, marxien (et non marxiste) puisant dans la philosophie hégélienne et la psychanalyse. Pouvez-vous expliciter davantage comment vous envisagez le changement social.

Je me définis comme écologiste révolutionnaire car je suis persuadé que le réformisme ne suffira pas pour faire face aux contraintes écologiques, qu'il faut changer de système et d'institutions. C'est aussi parce que la démocratie participative exige un "citoyen révolutionnaire" (au sens de Castoriadis ou de Kojève) qui se mêle de ses affaires et fonde la légitimité démocratique. Ce pouvoir constituant des mobilisations sociales n'a rien à voir avec une révolution communiste autoritaire et violente. Non seulement je n'ai jamais été léniniste (qui est une sorte de blanquisme) mais j'ai toujours combattu le totalitarisme marxiste et son dogmatisme criminel.

On ne peut se passer pour autant des analyses que Marx a faites du productivisme capitaliste et je suis persuadé de la nécessité de s'inscrire dans l'histoire de la philosophie. Ce n'est pas pour en rester à Marx et au XIXè siècle alors que tout a changé, mais pour donner une base théorique solide à l'écologie-politique dans une ligne qui va de Hegel à Marx (jusqu'à Guy Debord, entre autres). La dialectique est indispensable à l'écologie ainsi que pour comprendre les renversements historiques manifestant le négatif de tout positif. La psychanalyse lacanienne, elle-même très influencée par Hegel et Marx, a notamment l'intérêt de montrer que "seule la vérité est révolutionnaire" et que les symptômes ne peuvent se résoudre que par l'expression du négatif (le contraire de la "pensée positive"). Ces instruments critiques et ces connaissances accumulées me semblent indispensables à la transformation de la société hors de toute utopie (c'est de continuer sans rien faire qui serait complètement utopique).

Dans la compréhension de notre actualité et du changement social on peut s'en tenir à l'économie et aux rapports de force à court terme ou bien faire intervenir les enjeux écologiques à plus long terme, ce qui change tout, mais il y a aussi des enjeux philosophiques sur le sens que nous voulons donner à notre humanité. La lutte contre la barbarie néolibérale est du même ordre que la résistance contre le fascisme ou le communisme, c'est une lutte philosophique, au nom de notre humanité, contre une barbarie justifiée comme toujours parce que ce serait la règle générale, parce que cette idéologie serait triomphante partout ! Cette morale égoïste culpabilisant les perdants et glorifiant la consommation est vraiment abjecte. Heureusement, les temps changent et l'écologie-politique propose une autre vision de l'homme, plus conviviale et solidaire, la résistance à la déshumanisation de la société comme à la destruction de nos conditions vitales.

Au-delà des problèmes écologiques ou économiques, l'enjeu c'est bien toujours la question de la vérité sur ce que nous sommes et de son caractère collectif, la question du sens que nous donnons à notre histoire, ainsi que de nos capacités cognitives à nous gouverner nous-mêmes (passage de l'histoire subie à l'histoire conçue, de la destruction de notre environnement à la préservation de l'avenir).

Voir aussi l'annonce : Travailler et consommer moins ou autrement ? ainsi que le livre "L'écologie-politique à l'ère de l'information", éditions è®e, 2006 (distribution Belles Lettres)

2 377 vues

7 réflexions au sujet de “Ecologie-politique, revenu garanti et philosophie”

  1. Bonjour,

    Merci pour cet exposé très intéressant. L'introduction de concepts psychanalytiques dans la politique est en effet quelque chose de tout à fait fondamental pour préparer les mentalités à la sortie du productivisme.... et pour tout le reste aussi d'ailleurs.

    J'aimerais dire aussi que de toute évidence M. Zin tient à se démarquer des Verts, mais que au sein des Verts (dont je fais partie), ses idées sont quasiment intégralement reprises (et complétées) par une des candidates internes à la présidentielle, à savoir Cécile Duflot. Reste à espérer que ce soit elle qui soit choisie pour représenter les Verts, pour essayer d'essaimer les idées exposées ici au plus grand nombre. J'espère que malgré les inévitables différences qu'il pourrait avoir entre ce qu'elle dira et ce que M. Zin dit, il la soutiendrait si c'était le cas.

    Malheureusement, on risque fort de se retrouver avec D. Voynet comme candidate, et ce serait la catastrophe...

    Amicalement

  2. Bonjour,

    Concernant l'idée très prometteuse d'un revenu garanti, est-ce possible d'effectuer une telle mesure avant (ou pendant) l'introduction de monaies locales; ainsi qu'avant que l'on sente un réel changement de mentalité en matière de consommation? Pensez vous que cela peux provoquer un sursaut suffisant au niveau de la politique, de l'emploi (sur les metiers de l'information, artistiques...), pour compenser les risques?

    En effet je vois difficilement comment on pourrait eviter une hausse de la consomation de produits importés et les possibles effets pervers d'une telle relance (stagflation, pollution), dans la mesure ou la solution 'facile' consitant à taxer les produits en fonction de leur origine ou de leur impact sur l'environement paraît impossible sans flirter avec les sanctions sur la scene internationale...

    Amicalement;

  3. L’objectif du revenu garanti inconditionnel pour tous peut devenir l’alternative credible de la gauche anticapitaliste pour les prochaines echeances electorales comme pour le futur immediat du mouvement social.
    Pour que cet objectif devienne credible encore faut il degager des pistes pour son financement en grande partie existant dans les aides a l’emploi aux entreprises; au quels il faudrait rajouter la taxation des plus values speculatives tant boursieres qu’immobilieres.
    Mais surtout pour echapper au clientelisme des elus qui aujourd’hui domine l’octroi du RMI/RMA ,il faut envisager sa distribution par une caisse independante gerée par les salaries et les chomeurs elus directement.
    La mise en place de tout cela demande un debat public qui debouche sur un referendum d’initiative populaire,et dont le resultat s’imposerait a toute la societe,institutions (assemblee,senat comprises) et partis
    C’est bien sur un enorme projet qui demande l’adhesion et la participation active du plus grand nombre

    V.Komar

  4. Il y a des choses qui me dérangent toujours dans ce que vous dites, et c'est toujours sur les mêmes points.

    D'abord vous insinuez en permanence que les tenants de la décroissance ne portent aucun projet anti-productiviste, anti-libéral, et contenant une relocalisation de l'économie. C'est totalement faux. La grande majorité de ces gens sont vraiment porteurs d'alternativeS politiqueS. Au pluriel oui.

    Car l'autre point important que vous omettez (volontairement?) c'est que la décroissance n'est PAS un mouvement. Encore moins un mouvement uni. Il n'y a pas UNE ligne politique ou quoi que ce soit. On l'a bien vu l'année dernière lors du grand rendez-vous estival. Il y a une une forte tension entre ceux qui étaient d'inspiration plutôt libertaire, et d'autres qui voulaient fonder un parti politique.

    Parti qui a vu le jour ce mois-ci.
    Personnellement je n'adhère pas au Parti pour la Décroissance, mais il n'empêche qu'ils proposent exactement la même chose que ce que vous dites là : finir le productivisme, relocaliser l'économie, favoriser les échanges humains, etc.
    Et ceux qui à l'inverse sont plutôt d'inspiration libertaire proposent exactement la même chose ! Mais sans parti politique. Le désaccord c'est que eux pensent qu'on peut faire de la politique sans entrer dans le jeu éléctoral avilissant.

    Enfin il y a un autre point qui me titille. C'est que vous dites qu'on sort de l'ère industriel pour entrer dans l'ère de l'information.
    Je pense que vous vous voilez la face. Et pourtant j'ai du mal à le croire vu vos connaissances. Mais ces deux systèmes, ces deux ères, sont parfaitement compatibles en vérité. Et même totalement liés.
    Car ce que vous appelez l'ère de l'information est portée par une ENORME machinerie industriel capable de produire toute l'éléctronique, l'informatique, etc, qui rend possible justement cette ère.
    L'industrie informatique, et éléctronique en générale est une des plus polluante existante ! Et vous vous réjouissez de l'entrée dans cette nouvelle phase... C'est un peu paradoxal quand même.

    L'informatique, dans la grande majorité des cas, sert surtout à contrôler encore plus les populations. L'ère dont vous parlez, c'est l'ère des téléphones portables qui induisent des guerres en afrique pour le Coltan, des pillages d'eau, de ressources naturelles et humaines aussi bien en afrique que dans la vallée grenobloise. C'est l'ère des nano-bio-nécro-technologies. Etc.

    En fait j'ai l'impression que vous semblez inviter à sortir du productivisme mais tout en étant encore un peu dans la foi du scientisme, du "système technicien" on va dire plutôt, pour reprendre une expression d'un des précurseurs de l'écologie politique.

    Vous m'êtes bizarre. Paradoxal. Curieux. C'est pour ça que j'aime vous lire aussi.

  5. On ne peut tout dire dans un interview mais je n'ai jamais prétendu que le mouvement pour la décroissance serait unifié, bien au contraire (voir "les limites de la décroissance", ni qu'il ne portait aucune alternative, encore moins que j'y serais opposé ! Ma critique est très précise : je critique ceux qui s'en tiennent au slogan (qui existent aussi) avec l'illusion (dangereuse) que la réduction du temps de travail ou la simplicité volontaire pourraient être une solution en quoi que ce soit.

    D'autre part, je défend l'idée d'un développement humain rejeté par de nombreux partisans de la décroissance qui ne veulent plus entendre parler de développement, ce que je comprends bien après l'arnaque du "développement durable" mais cela n'a rien à voir avec le développement humain au sens d'Amartya Sen d'un développement des capacités d'autonomie. A part ça, il y a bien sûr de nombreuses convergences et je suis très proche de certains militants, tout comme avec certains Verts.

    Dire qu'on passe de l'ère industrielle à l'ère de l'information ne signifie absolument pas que l'industrie va disparaître, pas plus que l'industrie n'a fait disparaître l'agriculture. Cela ne signifie pas non plus que tout devrait s'arranger tout seul mais qu'il faut utiliser les potentialité des techniques informationnelles pour espérer régler les problèmes écologiques et accélérer la dématérialisation de l'économie en réduisant les consommations matérielles. Il y a une totale solidarité entre l'ère de l'information, l'écologie et le développement humain mais rien n'est automatique et l'informatique peut nous conduire au pire, on ne le constate que trop. Il n'empêche qu'il n'y aura pas de retour en arrière!

    Je ne crois pas du tout aux critiques de la technique, encore moins au fait que ce serait Descartes qui serait responsable de tout... La technique n'est responsable de rien, notamment pas du productivisme, mais le système capitaliste et la société de consommation qui certes sont d'autant plus nuisibles que la technique est puissante et déshumanisante (généralisant le règne de la séparation). Ma critique est sociale. C'est l'opposition fondamentale entre Lukàcs et Heidegger tout comme entre Debord et Anders.

    A part ça, on ne peut dire qu'un revenu garanti se traduirait en croissance de la consommation et des importations alors qu'il ne couvre que les besoins de base et permet de sortir du salariat productiviste au profit d'une production locale. Il est par ailleurs tout-à-fait possible de taxer les produits importés ou du secteur marchand par la TVA comme le font les pays nordiques.

    J'insiste malgré tout en permanence sur le fait qu'il s'agit d'une révolution qui a besoin d'une forte mobilisation sociale et je ne prétends pas avoir réponse à tout ni détenir LA solution. J'apporte des arguments dans le débat public mais la mise en place du revenu garanti comme de la relocalisation de l'économie pose d'innombrables problèmes qui devront faire l'objet de négociations avec tous les partenaires sociaux. Ce n'est certes pas gagné d'avance et toutes les critiques sont utiles mais il faut regarder vers le futur et ne pas avoir la nostalgie d'un passé qui n'a rien de glorieux.

  6. Sauf que pour continuer sur le dernier point, quand je parlais de la critique de la technique, j'étais très loin de parler de Heidegger mais plutôt de Jacques Ellul, encore trop peu connu quand on parle de la technique. Et pourtant...
    Sa critique se base justement énormément sur Marx et sur moults aspects sociaux et politiques. Il pose come thèse que la technique est devenu autonome avec le système industriel, qu'elle se nourrit d'elle même et qu'il ne faut surtout pas tomber dans le piège scientiste de dire : "oui mais la technique c'est mal dans les mains des capitalistes, mais entre les notres ça sera très bien".

    Je simplifie et résume bien sûr. Et on peut tout à fait mettre en rapport Ellul, Castoriadis, etc, et aboutir à ce que beaucoup pensent dans la "nébuleuse" de la décroissance.
    D'ailleurs je pense que les gens dont vous parlez qui ne veulent plus du tout entendre le mot "développement" sont plutôt minoritaires. Et c'est pour ça que je disais au début que vous dénaturez un peu les théories de ceux qui parlent de la décroissance car vous avez tendance à généraliser une minorité. En fait on voit bien que Serge Latouche lui-même parle de décroissance matériel mais de croissance des liens sociaux, etc. Il pense d'ailleurs qu'on devrait parler d'a-croissance plutôt que de dé-croissance.

    Bref. Je voulais préciser un peu tout ça. Et bien entendu qu'on ne détient pas LA solution. Personne. Mais si on veut avancer et donc débattre de tout ça il ne faut pas non plus faire croire, même si ce n'est pas volontaire, qu'il n'y a que deux "camps" (comme Heidegger vs Lukacs, etc).

    A tiens vous parliez de Debord, je rajoute aussi pour la fin que Jacques Ellul était d'ailleurs militant anarchiste et très proche des situationnistes. Il critiquait la technique ET le travail, et le spectacle, et la """démocratie""" telle qu'on l'entend aujourd'hui (Etat, démocratie représentative...). Lui non plus ne détient pas LA vérité (pas plus que Marx, ni Bakounine, ni qui que ce soit) mais je pense que c'est une assez bonne base tout de même.

  7. Je souligne moi-même dans mon interview sur "les limites de la décroissance" que Serge Latouche parle plutôt d'a-croissance il n'empêche que la réduction du temps de travail notamment semble faire l'unanimité et que cela me semble une grave erreur sous cette forme archaïque. De toutes façons je critique un concept et ses interprétations (ce qu'il dit, qu'on le veuille ou non) pas un mouvement qui a des bons côtés mais est encore trop inconsistant. Il est toujours difficile d'expliquer qu'un slogan ne dit pas ce qu'il dit, c'est pourquoi plutôt que parler de décroissance, je parle d'alternative mais on peut changer le sens des mots, c'est le droit de tout être parlant et dont on ne se prive pas. Mon travail est philosophique, voire philologique, et on en fait ce qu'on en veut ! C'est pour la même raison que je partage les critiques contre le développement durable sans pouvoir abandonner le mot lui-même dans son opposition à la croissance, le développement humain comme développement des compétences et capacités d'autonomies n'est pas une croissance matérielle mais une complexification interne, un apprentissage et une optimisation des ressources. J'admets qu'il y aurait des raisons de trouver un autre mot mais ce n'est pas parce que le nom de justice est dévoyé qu'il faudrait renoncer à la justice.

    Pour Jacques Ellul, il n'y a pas de doutes qu'il est l'un des fondateurs de l'écologie politique et que ses partisans ont plus de légitimité que moi à se dire écologistes. Il serait stupide de vouloir se diviser entre nous alors que nous partageons tant de choses ("Penser globalement, agir localement", la relocalisation, le "minimum vital gratuit", etc.) mais nous ne partageons pas la même foi (et il ne faut pas exagérer les quelques contacts, certes relativement fructueux, entre Ellul et Debord). Ainsi je ne crois absolument pas à une harmonie préétablie même s'il y a des moments d'équilibre et de plénitude, ni à la malédiction de la technique (dont le développement est certes autonome et comporte de multiples périls) car je crois plutôt que la technique c'est l'homme même (voir "la domestication de l'être" de Sloterdijk).

    L'homme se caractérise en effet par son absence de nature et de protections naturelles, par un cerveau capable d'inhiber les pulsions animales au profit de stratégies à long terme. Il n'y a pas d'humanité, dans toute sa fragilité et sa nudité, sans l'environnement artificiel du foyer. Aucune technophilie là dedans mais la constatation que nous n'avons que très peu de prise sur l'évolution technique qui caractérise une époque. Les technophobes s'enferment dans une logique impossible et dérisoire où il ne reste plus qu'à contempler le désastre alors que la question est bien celle du système social qui organise la technique, système social sur lequel nous avons prise cette fois et qui est l'enjeu de combats politiques.

    Donc il y a de véritables divergences entre nous, relativement profondes au niveau philosophique et de la conception de la liberté humaine mais on constate qu'elle n'ont pas une si grande importance au niveau pratique. Un mouvement politique ne devrait pas trop s'en mêler, cela ne m'empêche pas de critiquer ce qui m'apparaît comme les mythes des écologistes (tout comme je critique le mythe marxiste de l'homme réconcilié et d'une société sans classe). Je ne suis sûrement pas un "écolo" au sens le plus caricatural, encore moins environnementaliste plutôt altermondialiste sans doute, mais je prends au sérieux les problèmes écologiques et les solutions pratiques qu'il faut y apporter. C'est là-dessus qu'il faut se mettre d'accord. Les questions philosophiques ne se tranchent pas par un vote et la diversité des opinions est indispensable. Il est bon qu'elle s'exprime et qu'on sache que rien n'est décidé mais que la suite de l'histoire dépend de nous aussi, de la position que nous prendrons dans le débat public.

Laisser un commentaire