A la place de la République

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On ne devrait jamais vieillir, c'est certain. Le mouvement des places m'évoque l'enthousiasme de ma jeunesse pour ces rassemblements solidaires et autogérés où l'on se sent si bien à croire refaire le monde avant de prendre le métro pour retourner chez soi. Il y a bien peu de temps encore, j'aurais couru les places, voulant y croire malgré le si petit nombre (quelques milliers seulement), porteurs de l'esprit du temps croit-on, d'un renouveau tant espéré depuis si longtemps. On voudrait qu'il se passe quelque chose et faire plaisir à ses lecteurs avec de belles espérances, oublier la montée du Front National et la droitisation de la société. C'est pourtant le privilège de l'âge de ne plus pouvoir croire à une opération militante certes bien menée mais gonflée par les médias et comme se regardant soi-même sur les réseaux.

Passer de bons moments ensemble est toujours bon à prendre mais, s'il y a effectivement l'attente d'autre chose et d'une sorte de miracle (qui ne se produira bien sûr pas), ce qui s'exprime est plutôt un désir de changement mais sans contenu partagé, manifestant la désorientation et l'état de décomposition de l'extrême-gauche tout autant que de la gauche avec cette mise en scène spectaculaire de la démocratie à la place de la république et de ses institutions. Certes on pourra toujours dire que toutes les conneries qu'on entend avec ces histoires à dormir debout sont le germe de futures recompositions mais je crois plutôt qu'on assiste à une tentative ultime de revenir aux vieilles utopies politiques - avant de, peut-être, les abandonner enfin pour s'engager dans la politique effective à l'ère de l'accélération technologique ?

Le plus frappant, c'est qu'on voudrait se persuader qu'on est ici dans une première fois, que c'est une mobilisation inédite alors qu'il n'y a pourtant, à l'évidence, qu'imitation de ce qui a déjà échoué - que du déjà vu et du déjà bien entendu. Certes, on peut dire que ce mouvement d'occupation des places prolonge le printemps européen, mais comme l'arrière-garde de ses défaites. Ce mouvement ni spontané ni nouveau n'est pas l'étincelle qui met le feu à la prairie mais plutôt les dernières braises fumantes, avec quelques années de retard, de bien plus grandes manifestations d'aspirations démocratiques, sans plus de résultat.

Dans notre contexte actuel, le plus étonnant sans doute avec cette résurgence tardive, c'est d'en attendre du neuf et qu'on prétende libérer une parole qui désormais (c'est la grande différence avec Mai68) coule à flot continu et qu'il suffit d'un clic pour pétitionner ! Certes, cela fait du bien de retrouver une parole vivante mais les idées exprimées sur les places sont inévitablement celles qui circulent déjà sur les réseaux et de façon conflictuelle, avec pas mal de dérives douteuses dont on ne voit pas pourquoi elles disparaîtraient de l'expression citoyenne. Si les discours qu'on entend sont moins contradictoires, c'est que n'y participe qu'un tout petit segment de la population (si on s'y sent entre-nous, c'est qu'on y est entre nous). Les manifestations sont normalement des rapports de force sur des enjeux sociaux et non pas l'endroit où une foule pourrait délibérer pour savoir pourquoi elle est venue là ! Ce n'est pas n'importe qui qui vient (pas tout le "peuple").

Ce qu'on attend des "rassemblements citoyens", c'est d'arriver à s'unir sur un certain nombre de luttes sinon il n'y a aucune chance de dépasser nos oppositions ou diversités qu'en les niant abstraitement. La figure du "citoyen ordinaire" est supposée incarner cette unité de base, mais un citoyen ordinaire, cela n'existe pas. Chacun est engagé dans des partis, des associations, des syndicats. En dehors des simples curieux, il y a bien des nouveaux venus, avec toute leur naïveté politique. C'est quand même surtout un rassemblement de militants de diverses causes (revenu de base, constitution, gauchistes, libertaires). Nous ne sommes pas d'accord et nous le savons bien, on nous le répète à longueur de sondages ou élections qui sont loin de nous être favorables. Il n'y a donc sur les places, et malgré tous leurs bons côtés (l'expression de nos colères et de nos aspirations sociales), qu'un semblant de démocratie, pas du tout représentative à l'évidence, une démocratie pour rire où l'on joue à la république (comme les exercices de rédaction d'une constitution d'Etienne Chouard).

Au risque de désespérer la jeunesse, il faut bien dénoncer un démocratisme ambiant assez inconsistant, notamment la prétendue démocratie directe des Assemblées générales et cette dictature du vote majoritaire sur toutes les questions (les sciences montrant bien que la vérité ne se décide pas à la majorité contrairement aux impôts). En 1998, l'assemblée des chômeurs de Jussieu avait au contraire supprimé les votes, chacun suivant ou non les propositions d'action, ce qui avait l'avantage, outre de ne pas s'arroger une fausse légitimité, de moins perdre de temps. D'abord, il faut dire de quoi cette mise en scène est la caricature, car la véritable démocratie, c'est effectivement la démocratie de face à face et donc qui s'exprime d'autant mieux sur des places, démocratie directe légitime en tant que démocratie locale mais qui n'a aucun sens à vouloir décider pour les autres (un pays tout entier si ce n'est le monde) ! On oublie presque toujours qu'aussi bien Aristote que Rousseau considéraient impensable une démocratie qui dépasse la cité, et encore, assez peu nombreuse pour qu'on puisse couvrir l'assemblée du regard. La démocratie représentative nationale est tout autre chose, régime mixte hérité de la monarchie constitutionnelle après l'échec de la Révolution et qui n'est que le moins pire des systèmes pour préserver la paix sociale, pas l'union mystique de la Nation. Occupez donc les places de votre commune pour décider du destin communal (où beaucoup peut être fait pour une production alternative et la solidarité sociale). Pour le reste, le débat politique se poursuit sur les réseaux ou dans les médias et ne change guère.

C'est bien la faiblesse de la gauche dont ces débats témoignent, la difficulté à y faire émerger de "nouvelles" revendications comme le revenu de base (je défends plutôt le revenu garanti depuis presque 20 ans) qui commence seulement à être pris au sérieux. Même si on ne peut dire que ce soit nouveau, le mouvement actuel participe sans doute à répandre ces idées défendues depuis des années, c'est déjà ça, mais l'enjeu principal me semble de devoir faire son deuil de la société industrielle comme du romantisme révolutionnaire et de ces conceptions naïves de la démocratie pour construire des stratégies réalistes d'adaptation aux nouvelles forces productives et de réduction des inégalités au lieu de croire au Père Noël. Ce n'est pas à partir des rêves de chacun que pourra se construire quoi que ce soit. Il ne s'agit pas de médire des mobilisations en cours ni de les réduire à leurs errances mais de souligner la nécessité de dépasser leur impuissance et de se recentrer sur le local. Il faut bien dire que la prise en compte de l'évolution technologique semble bien difficile pour une gauche française trop nostalgique du passé et qu'on peut conjecturer que la mise à jour de la gauche viendra plutôt du pays central de la technologie ?

La première nécessité, en tout cas, est bien de s'appuyer sur les rapports de force et les dynamiques effectives (en premier lieu les nouvelles forces productives). Il ne suffit ni d'un rapport technocratique ni d'un jugement moral pour redessiner le pays à notre convenance sans tenir compte à la fois des réalités économiques et politiques, de l'inertie sociale et de nos divisions. Le radicalisme purement verbal confond le juste et désirable avec le nécessaire et praticable. L'économie n'est pas un discours mais un système de production matériel qu'il n'est pas si facile de changer comme en témoigne l'échec des politiques économiques menées. De plus, ce n'est pas tant à notre bien-être que l'économie se juge mais à la puissance qu'elle donne et ne se discute pas. Il n'y a pas d'idée plus trompeuse que de s'imaginer qu'une démocratie pluraliste pourrait choisir le monde dans lequel on vit et qui ne s'arrête pas à nos frontières, monde de la technique, du commerce et du climat qui nous dépassent et auxquels on doit plutôt s'adapter dans l'urgence (il ne s'agit pas de ne rien faire ni surtout de se laisser faire). Il y a des choix politiques importants, notamment dans la réduction des inégalités, les niveaux d'imposition et les protections sociales mais il faut rompre avec les idéologies du XXè siècle nous promettant l'union des coeurs et un paradis inatteignable (au prix de massacres inouïs), pour nous atteler aux enjeux vitaux du pic démographique, de la transition énergétique et des transformations du travail à l'ère du numérique.

Au lieu de cela, ce qui se manifeste, c'est plutôt une ignorance sûre d'elle-même car revendication purement morale justifiant cette propension de chacun à se prendre pour le peuple, parler au nom de tous alors même qu'on est hyper-minoritaire et qu'on ne représente que soi. En fait, pour Hegel, cet élan s'expliquerait par le fait que "la conscience de soi se reconnaît dans la conscience des autres (un Je qui est un Nous)". Il s'était lui-même enthousiasmé pour la Révolution française qu'il mythifiait lui aussi à l'époque et voyait comme la réalisation de la philosophie. Son échec, avec la corruption du Directoire l'avait complètement déprimé mais la leçon qu'il en a tiré n'est pas qu'il s'était bêtement trompé et devait rejoindre la réaction. La position initiale était juste et nécessaire, simplement elle était trop naïve et devait être dépassée pour affronter un réel hostile, intégrer le négatif. En tout cas, il faut d'abord avoir voulu changer le monde pour en éprouver la résistance, enclencher ainsi la dialectique menant à une politique efficiente par la reconnaissance de l'échec de l'action morale, enfer de bonnes intentions n'ayant fait qu'ajouter au désordre du monde et à nos divisions. Ce n'est pas se renier mais, tout au contraire, prendre au sérieux le bien collectif et la nécessité de l'action politique, passer d'une éthique de conviction à une éthique de responsabilité, de l'ignorance à l'expérience. Le renoncement à l'immédiateté de la loi du coeur est un préalable à tout radicalisme qui ne serait pas du semblant (absorbé par la contemplation de son audace) mais ambitionne à changer le monde concrètement (ce qui veut dire localement et en fonction des possibilités du moment). L'échec du mouvement ne sera donc pas uniquement négatif mais se prouvera comme moment nécessaire s'il nous réveille enfin de nos rêves alors que l'extrême-droite est à la porte du pouvoir et ne fait que se renforcer des violences groupusculaires.

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