La tentation du National

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facebookLa haine se déchaîne, l'état d'urgence est décrété, le Front National monte, la gauche est anéantie et nous voilà enrôlés dans une guerre qu'on croyait ne pas être la nôtre, montrant encore une fois comme nous sommes ballotés par les évènements et dépendants de l'ambiance générale qui nous transforme soudain au plus intime. Malgré toutes les bonnes raisons du monde, j'ai un peu de mal à comprendre pourquoi Hollande s'était mêlé des affaires de la Syrie où il n'avait aucune légitimité, mais je comprends bien qu'on ne peut plus arrêter maintenant, surtout que dans cette guerre, impossible d'avoir aucune sympathie avec un tel ennemi. C'est l'ennemi idéal pour nous unir contre lui. On ne peut rester neutre, pas plus qu'on ne pouvait l'être avec les nazis mais le combat contre un ennemi comporte toujours une part d'identification (si les nazis préparent une bombe atomique, il faut en avoir une avant).

Quoiqu'on dise, il y a décidément beaucoup de ressemblances avec les suites de la crise de 1929, malgré de si grandes différences entre les époques. Des hommes de bonne volonté comme Paulhan avaient dû renoncer avec effarement à leur pacifisme, tellement consterné par son erreur et sa naïveté qu'il résolut de ne plus jamais se mêler de politique. Je me suis moqué aussi des théories de l'aliénation qui faisaient florès en ce temps là, au moment où montait un péril bien réel celui-là. L'histoire décide de nous très au-delà de ce qu'on aurait pu imaginer et fait de l'ancien révolutionnaire un bon petit soldat ou résistant, obligé de laisser de côté sa critique de la démocratie et de son pays pour les défendre contre bien pire encore. Ce n'est pas une découverte - l'effet d'une déclaration de guerre sur la population ressoudée autour d'un chef et gommant ses divisions - mais c'est un peu ce que nous vivons, même sous une forme très atténuée.

Notre situation est bien sûr très différente. Personne ne nous demande de rejoindre nos armées, cela se limite pour l'instant à l'omniprésence d'une Marseillaise guerrière et du drapeau français, surtout parce qu'ils ont été repris par les autres pays comme symbole de ce qui représentait la France, nous revenant en quelque sorte purifiés de tout nationalisme. On est ici uniquement dans le symbole et ce serait une erreur de perspective dans notre monde post-étatique d'en surestimer la dimension purement nationale alors que la Terre entière en parle et que cela concerne tout autant nos partenaires européens, en premier lieu la Belgique. Déjà, en 1945, ce sont nos alliés qui nous ont délivrés du nazisme, contre la France du Maréchal Pétain, notre souveraineté n'était que de façade sous le parapluie américain et le peuple français faisait bien piètre figure. On peut trouver naturel malgré tout que les résistants aient été de sincères patriotes, attachés à la nation qu'ils avaient défendue et à ses symboles. Ce n'était plus du tout le cas par contre des jeunes en Mai68, pour qui le général de Gaulle, c'était la vieille France rance et autoritaire, mais surtout colonialiste même s'il avait, en dépit de ses promesses, mis fin depuis peu à cette sale guerre d'Algérie faite par les jeunes conscrits. Les choses n'étaient plus du tout les mêmes alors, et les patriotes étaient devenus les partisans de l'Algérie française moins glorieux que les résistants au nazisme. Il y avait plus d'une raison en ce temps là de cracher sur le drapeau bleu-blanc-rouge que s'étaient appropriés des tortionnaires comme Le Pen.

Il faut voir d'où vient le Front National qui n'a jamais été aussi proche du pouvoir ! Ce n'est pas prétendre qu'il n'a pas changé depuis, encore moins qu'on puisse l'identifier aux fascistes à l'ancienne, mais quand même... Notre période historique n'est plus celle du monde industriel et de la guerre de masse, le monde a complètement changé mais, ce qui ne change pas, c'est le même principe de base, celui d'une identité construite sur le rejet de l'autre, nous divisant entre amis et ennemis, sans parler de l'identification au chef qui prétend "nous" donner le pouvoir (et "nous", on le croit!). La nouveauté, tout de même, c'est d'associer maintenant cette identité traditionnelle à la liberté de moeurs combattue par les islamistes, ce qui n'est pas sans créer une tension dans cette droite post-moderne. Beaucoup veulent y croire alors qu'on voit partout l'échec de ces populismes si ce n'est leurs dérives criminelles. Il ne s'agit pas de noircir le tableau, on peut espérer que les nouveaux réactionnaires issus de la gauche soient un facteur de modération, voire la figure tutélaire de Chevènement, mais on peut craindre avec quelque raisons que leurs fines distinctions intellectuelles ne finissent emportés par le mouvement...

La résurgence du nationalisme favorisé par les événements et notre séquence historique pourrait retomber mais ce n'est pas le plus probable actuellement. L'accès au pouvoir des souverainistes et la disparition de la gauche semble inévitable dans ce contexte mais se heurtera très vite aux limites de l'exercice, tout comme les autres populismes européens, car c'est un mouvement européen anti-migratoire ! Tout ceci se joue dans une Europe instable, une économie fragile mais avec une sorte de directoire mondial des banques centrales et des grandes puissances qui pour l'instant a réussi à éviter le pire. On peut être consterné de la soudaineté du basculement nationaliste que nous vivons mais il ne faut pas s'y tromper, ce qui se joue en arrière-plan, y compris pour l'islamisme, c'est la mondialisation, l'organisation du monde, y compris écologique, bien au-delà de notre grand pays chargé d'histoire !

 


De la lutte des classes à l'amour du pays

Récuser la dimension strictement nationale comme devenue largement obsolète à l'ère de la globalisation numérique, ne remet pas en cause l'émotion collective comme conscience de soi de la collectivité, conscience de faire partie d'un ensemble, notamment national mais pas seulement. Lorsqu'avec son tableau économique de la France, le Dr Quesnay montrait que la richesse des nobles dépendait de la production des pauvres, cela déplaisait furieusement à une noblesse qui ne voulait pas dépendre en quoi que ce soit de la piétaille. Avec le marxisme et la prise de conscience de la lutte des classes, ce qui pose problème, c'est l'unité de l'exploiteur et de l'exploité qui caractérise justement les fascismes. Les grandes émotions politiques sont réservées de ce côté à l'exaltation des luttes sociales, peuple uni contre les possédants, se réclamant d'une tradition révolutionnaire universelle. Plus généralement, et bien que ce soit au nom d'une conscience aigüe de notre appartenance à la société, être révolté ou même simple opposant est difficilement compatible avec un sentiment d'unité nationale qu'on peut éprouver malgré tout dans ces circonstances, manifestation d'unité d'avec nos ennemis de la veille. Ceux que nous détestions, nous les aimions donc malgré tout comme nos ennemis à nous ! Cette adhésion spontanée de nombreux citoyens qui devancent l'appel est l'expression d'un lien social fort par delà toutes nos différences. Au nom de la défense de notre mode de vie contre une oppression extérieure, soudain, les barrières de classe semblent tomber. Voilà que nous aimons nos maîtres, les soutenons, tout comme nous leur porterions secours lors d'une quelconque catastrophe où la solidarité humaine se manifeste au plus haut point, de façon relativement indifférenciée.

On avait déjà souligné comme l'Empire d'Alexandre rendait caduc le fondement de la cité sur la philia entre les citoyens, telle qu'analysée par Aristote, son maître. Depuis l'époque des empires, les sociétés ne sont plus fondées sur un ethnos (des habitudes, des coutumes, un ethos) ni bien évidemment sur un contrat ou le bon vouloir des individus mais sur un ordre imposé d'en haut par la force ou le Droit. Par rapport à l'amitié supposée nous rassembler, le droit semble trop impersonnel mais, ce que Hegel désigne effectivement comme aliénation est aussi ce qu'il nomme la liberté objective (passage de la liberté dans la loi) qui nous libère de l'arbitraire de l'amour. Cela fait donc très longtemps que la société ne repose plus sur les individus. Il faut malgré tout réintroduire une part de consentement des individus à un niveau minimal, celui qui évite les guerres civiles. Le niveau des antagonismes détermine la violence interne et une société apaisée se distingue malgré tout par une certaine philia, une adhésion à la société et qui se révèle cette fois, devant des idéologies régressives, comme adhésion à des valeurs progressistes ou des modes de vie très libres, c'est-à-dire reconstituant finalement un ethnos malgré le multiculturalisme (ethnos dont on s'exclut à ne pas suivre les moeurs majoritaires). Reste que, la démocratie, c'est vivre avec des gens qu'on n'aime pas et qui ne vivent pas comme nous.

A cette dimension de psychologie collective s'ajoute une dimension plus individuelle. En effet, la menace extérieure change notre jugement du tout au tout, non seulement sur l'ordre établi mais sur notre vie elle-même, l'angoisse de la mort nous révélant soudain les beautés du monde et le miracle de l'existence. On était en colère, on s'ennuyait ferme, n'ayant plus le goût à la vie et voilà qu'on célèbre avec hargne notre volonté de vivre et notre haute civilisation ! Le bon côté du malheur, c'est qu'il nous fait sentir ce qu'on a perdu ou failli perdre ("J'ai reconnu le bonheur au bruit qu'il a fait en partant" disait Prévert). On peut avoir une vie très dure, d'autant plus qu'on est précaire, et se rendre compte que cela pourrait être bien pire encore ! Quand la guerre arrive, qu'elle paraît belle la vie d'antan ! Celui qui se plaignait sans arrêt de son sort, mais qui a failli perdre la vie ou qu'une maladie condamne, peut soudain regarder avec émotion sa vie passée et tout ce qu'il a aimé. Même si on peut trouver obscène l'auto-célébration de notre république, il n'y a rien de plus naturel que de prendre la mesure de ce qu'on pourrait perdre, rien de plus naturel que l'amour du pays de son enfance et la nostalgie du bonheur passé.

Du coup, ce consentement tacite à l'ordre établi cohabite difficilement avec un point de vue critique, faisant passer de la lutte contre une société injuste à sa glorification pour ses libéralités. Dans ce dernier renversement, la dénonciation de l'hypocrisie des valeurs doit bien admettre que cette hypocrisie n'était pas totale et que donc on peut s'appuyer aussi sur les valeurs (même si cela peut être pour le pire aussi bien) tout comme on peut s'appuyer sur un progressisme universel (même s'il ne nous protège pas de retours en arrière à court terme). "Liberté, égalité, fraternité", c'est quand même pas mal, ça a de la gueule et ne peut pas être sans aucune portée, bien qu'on soit si loin de compte. On peut ainsi dénoncer des protections sociales qui laissent se développer une précarité galopante en ne s'adaptant pas aux nouvelles formes de travail, tout comme on peut admirer ces protections parmi les plus avancées. On peut détester une France étriquée qui se renie et toujours aimer sa France universelle (celle de Jean Ferrat), etc. Cette réconciliation avec notre monde pourrait cependant facilement étouffer toute tentative de le changer même si elle peut consister aussi à le changer de l'intérieur, au nom de ses valeurs affichées, en exigeant plus de démocratisation, de solidarité ou de fraternité. La question reste posée de savoir s'il est possible d'être en même temps révolté contre ce monde et le célébrer ?

De toutes façons, nous avons bien peu de prise sur les événements qui décident pour nous, on ne le voit que trop. L'union nationale devrait être de courte durée et l'opposition avec l'extrême-droite se durcir, ne donnant pas beaucoup de raisons d'être fier de son pays cette fois encore, sauf peut-être à reconstruire par le bas, par le local ?

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