Impossible de s'en raconter, faire comme si nous n'étions pas coincés de toutes parts à nous débattre entre mille contraintes, nous cogner contre une dure réalité qui n'a rien d'idéale (où les autres nous font si souvent souffrir). Pour ne rien arranger, il nous faut bien admettre nos limites cognitives et perdre de notre superbe, tant de fois nous nous sommes trompés ou avons été trompés, pris dans les modes du moment ou victimes de notre propre connerie. Perdus au milieu d'un monde dont nous avons tellement de mal à suivre le rythme, le nez dans le guidon, il n'y a pas à la ramener ! Nous sommes bien le jouet de nos humeurs et de nos désirs, le produit de notre milieu et de notre histoire, d'une nature animale aussi bien que d'une culture symbolique...
Le sujet de la science nous dépouille de toutes nos illusions et ce savoir sur le savoir semble bien réduire la liberté, comme le pensait Spinoza, à la simple ignorance des causes qui nous font agir, tout à l'opposé de nos rêves de toute-puissance et de la fascination de penser le monde, un monde qui serait forgé à notre image ! Depuis toujours la sagesse, sinon la guérison, serait paraît-il de s'en arranger, d'accepter notre état de créature et comme s'absenter du monde dans sa contemplation passive ; mais il n'est pas si sûr qu'on pourrait s'en satisfaire, ni surtout que ce serait souhaitable, à perdre l'essentiel de ce qui fait notre humanité en reniant ainsi notre part de liberté - encore faut-il dire laquelle.
On pourrait d'abord rétorquer à cette sorte de monde psychotique implacable de la science (monde compact et sans interstices d'une causalité mécanique abolissant le temps) que la liberté consiste justement à ne pas savoir, tiraillé entre des exigences contradictoires ou hésitant par manque d'informations. Pour Norbert Elias, ce serait même la multiplication des contraintes comme des choix auquel l'individu se trouve confronté qui renforcerait notre sentiment de liberté ! Ne pas savoir quoi faire est indubitablement la preuve qu'on n'est pas si déterminé qu'on le prétend mais cela ne veut pas dire qu'on ne serait pas très largement déterminé quand même, et, surtout, ne rend absolument pas compte de ce qui est en jeu et nous concerne plus intimement, de cette passion de la liberté qui nous habite et qui n'est en rien contradictoire cette fois avec toutes nos déterminations. Il faut complètement inverser la façon dont on pense liberté et détermination pour en faire, non pas un impossible libre-arbitre ni la voix de l'universel en nous ni une question métaphysique, mais bien une passion subie, la négativité d'une rupture, d'un acte qui tranche, d'une limite franchie.
Je ne dirais pas comme Sartre qu'on serait "totalement déterminé et totalement libre", car je crois que la liberté est l'exception plus que la règle, ce n'est pas juste assumer ses déterminismes, c'est une fièvre, un excès, une saillance, une décision inhabituelle enfin, détermination particulière opposée à d'autres déterminations et qui fait coupure. Par contre, j'approuverais assez sa formule que "l'homme est condamné à être libre" mais non pas simplement du fait de notre conscience et de devoir faire des choix, de notre être-pour-les-autres ou de notre condition d'être-parlant, mais au sens tout autre où nous avons une soif vitale de liberté, devoir-être qui nous empêche de nous satisfaire de l'ordre du monde et de ce que nous endurons.
En effet, même s'il y a beaucoup de choses qui ne dépendent pas de nous, et qu'il vaut mieux ne pas surestimer nos moyens alors que notre rayon d'action est si réduit, ce qui est sûr, c'est que le vivant ne se laisse jamais faire. C'est sa définition d'être réactif, toujours occupé à lutter contre l'entropie et la mort aussi bien qu'à explorer tous les possibles. Il est raisonnable d'attribuer cette part de folie à l'exubérance de la nature plutôt qu'à la raison, même si c'est le symbolique qui en est perturbé et que c'est le désir de désir (sans lequel il n'y aurait pas d'amour) qui vient "étayer la pulsion". Adopter là-dessus une position de surplomb, extérieure, objective, rationnelle, rate complètement sa dimension subjective et même sacrificielle d'un manque éprouvé, dans son urgence, et d'une dignité bafouée qui se défend.
La façon dont philosophes, sciences ou religions abordent la question de la liberté m'a toujours paru un peu factice, trop abstraite et très éloignée de ma propre expérience, certes singulière mais qui est plutôt celle d'une passion maladive et d'une sensibilité exacerbée. Je suis sans doute un extrême puisqu'à vouloir garder ma liberté de pensée, j'ai fini par me retirer du jeu, m'isoler du monde et couper la plupart de mes liens. Occasion tout de même de rappeler à quel point ni la passion de la liberté ni la passion de la vérité, poussés jusqu'au bout, ne sont compatibles avec la vie en société - tout en étant indispensables à une société humaine, au dialogue comme au mensonge lui-même qui prend des libertés avec la vérité mais n'a de sens qu'à se prétendre absolument vrai ! Voilà bien des valeurs prônées par tous alors qu'on peut considérer ceux qui les pratiquent comme des psychopathes (ce dont ne se privait pas le socialisme réel!). En tout cas, malgré les contorsions de Kant, ce ne sont pas des principes universalisables (ne pas mentir aux nazis?) alors même qu'ils sont consubstantiels à notre statut d'interlocuteurs. La liberté reste donc rare, difficile, exigeante et se prouve en acte, non en raisons, dans le courage de la rupture, jusqu'à risquer sa vie d'une façon ou d'une autre (sa carrière, son salaire, son statut, son image), révélant non pas "la totalité de l'Être" mais l'ensemble des liens qui nous enserrent et notre dépendance totale des autres.
Bien plus souvent qu'on ne croit derrière les apparences, la liberté est presque toujours reliée d'une façon ou une autre à la mort, à ce qui vaut plus que la vie et en fait tout le prix. C'est pourquoi on aurait tendance à en vanter l'héroïsme, ce qui peut cependant être contesté quand on s'y sent forcé et bien peu libre de s'y dérober. Le déterminisme doit être ici réintroduit dans la supposée suprême liberté donnée au suicide. J'ai toujours détesté le stoïcisme et sa morale de maître qui rend l'esclave responsable de son sort et ne s'affirme jamais mieux que dans la souffrance et le suicide censés servir de preuve (ce qui en fait une dogmatisation de la philosophie). Même si le suicide reste bien le gage de la liberté en dernier ressort, il faut lui ôter ses airs triomphants et dominateurs, avec le mépris des faibles qui en répond. Notre liberté n'est pas si souveraine, même celle de nos maîtres, et le suicide reste une défaite quelque soit le cérémonial dont on l'habille, ne conduisant à aucun paradis.
Ceux qui revendiquent leur passion pour la liberté se réclament assez souvent de Nietzsche qui était pourtant on ne peut plus déterministe lui aussi puisque son mythe de l'éternel retour nous assure qu'aux mêmes causes suivront toujours les mêmes effets. Pour être incontestablement un grand écrivain, je le tiens pour un bien piètre philosophe (notamment de la morale) et un grand malade plein de ressentiments, lui qui prétendait tellement à la grande santé ! Il m'a toujours paru absurde de s'imaginer qu'il pourrait y avoir un nietzschéisme de gauche alors qu'il méprisait tellement le peuple avec son snobisme élitiste et nostalgique d'une noblesse dépassée, se voulant tellement supérieur aux gens ordinaires, pauvres aliénés méritant à peine de vivre ! On verra comme les discours de ceux qui se voulaient les plus subversifs ont pu en être contaminés.
Comme littérateur je préfère, ô combien, Rimbaud assumant son absence de toute noblesse dans son mauvais sang de dominé, sans une goutte d'aristocrate ("Il m'est bien évident que j'ai toujours été de race inférieure. Je ne puis comprendre la révolte") et qui pourtant témoignera de la plus grande liberté envers toutes les règles, n'hésitant pas à rompre même avec sa poésie pour partir à l'aventure, habité par le désir brûlant de "posséder la vérité dans une âme et un corps" - jusqu'à en reconnaître l'échec ! Et tout cela sans en tirer gloire pour autant, ni même se croire l'auteur de ses actes ("Ce n'est pas du tout ma faute. C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. − Pardon du jeu de mots. − Je est un autre"). Libre tout autant par rapport à son narcissisme et la reconnaissance sociale, par rapport à ce ridicule orgueil de se vouloir au-dessus des autres, sur-homme si fier de se dépasser au moindre petit effort, à la moindre audace de se prendre pour un autre, de s'y croire enfin, alors qu'il n'y a tout au plus que désir de désir et demande d'amour...
Répétons-le, on ne choisit pas d'être libre et ce n'est pas parce que les sciences nous font descendre de notre piédestal à énumérer tous nos déterminismes neurologiques ou sociaux que la liberté nous serait moins précieuse, non pas liberté inconditionnée, ni pouvoir de choisir entre le bien et le mal (comme si ces notions étaient si univoques), ni la prétention d'être maître de soi comme de l'univers. Notre besoin de liberté ne se réduit pas pour autant à l'autonomie de nos gestes, liberté simplement animale, mais s'étend à ce qu'on appelle en général "liberté de pensée", qui n'est pas de pouvoir penser "ce qu'on veut" mais plutôt des libertés qu'on peut prendre par rapport à l'opinion et toutes les sortes de dogmatismes. Ce n'est pas rien.
C'est du moins mon expérience d'une passion de la liberté qui, sous ses airs timides et effacés, a bien été de l'ordre d'une passion inexorable, presque de la malédiction, menant effectivement à me mettre en danger trop souvent de façon assez injustifiable et me laissant finalement dans une si fragile précarité. Je ne peux nier qu'à chaque fois mon côté suicidaire m'a bien aidé à larguer les amarres, que cela n'avait rien de glorieux, aspiré par l'angoisse plus que par une volonté inflexible et conquérante. Il aurait été incontestablement plus raisonnable de faire carrière et de se répandre sur les tribunes, accepter les postes qu'on m'offrait, l'autorité qu'on me prêtait. Une telle inconscience ne peut se justifier par la raison, mais par quelques déterminations plus biologiques peut-être ou les accidents de l'histoire ? Si je ne peux dire d'où me vient ce feu sacré qui me consume, je sais du moins que, tant que je pourrais, je ne serais jamais sage, à devoir accepter les règles sociales, devenir raisonnable, prévoyant, prudent, présentable - c'est pourtant, je le sais bien, ce que nous devons faire politiquement, écologiquement. On pourrait prétendre que ce serait une position éthique intrépide, ce qu'elle est objectivement, mais je veux insister sur le fait que c'est plus proche d'une pulsion irrépressible, d'une panique éprouvée ne laissant guère d'alternative : inhibition qui m'arrête, me dérobe, m'abandonne, les jambes à mon cou !
Sans que ce soit jamais l'objectif recherché, il suffit de refuser la pensée de groupe pour s'isoler de tous, cela se vérifie à tous les coups. Ainsi, perdre la foi, ce n'est pas seulement changer de croyances, c'est rompre avec tout un milieu et changer de vie. Il était tout aussi difficile de contester les dogmes marxistes dans les années 1970 ou de se soustraire aux injonctions libertaires les plus absurdes. Il y avait déjà de quoi s'isoler pas mal mais si mon intervention dans l'écologie politique a pu faire croire un moment que je pourrais susciter un regroupement autour de moi (notamment avec EcoRev'), cela a vite tourné court (en grande partie de ma faute) et je me suis résolu à devoir être écologiste malgré les écologistes (comme il faut être féministe malgré les féministes) ! Il faut dire que dès le début, j'ai toujours essayé de décourager les admirateurs et me délivrer des disciples ou suiveurs, là aussi non pas tant par rigorisme moral mais parce que cela me gênait, m'empêchait de penser, me forçait à dire les bêtises qu'on attendait de moi et à m'y croire vite un peu trop. La prise de distance avec les Situationnistes, qui prêchaient d'exemple sur ce point, a été curieusement beaucoup plus tardive, ayant nourri mes jeunes années (quand personne n'en parlait encore) de leurs attitudes rebelles et des promesses de la vraie vie (absente, hélas!). Il m'a fallu pour cela passer par la caricature qu'en présentait Tiqqun et qui m'avait d'abord séduit par sa métaphysique du consommateur, d'un monde des apparences suscitant le soupçon, publicité intégrant sa propre critique, réalité virtuelle qui semble sans autre consistance qu'idéelle et sera illustrée de façon si fantasmatique par Matrix. Mais l'erreur était de s'imaginer la chose-en-soi derrière les apparences, un accès à l'Être, et le Bloom censé incarner l'aliénation achevée, c'est le déchet de l'humanité, le juif de l'antisémitisme, une figure abstraite qui n'existe pas mais voudrait ramener là aussi les autres à des ombres d'homme bâclées à la six quatre deux ! La critique de la critique, d'une critique de l'aliénation devenue aliénante, m'a définitivement sorti du petit milieu intellectuel des activistes. Ma dernière rupture, qui a causé hélas la fin du GRIT, a été faite au nom de mon matérialisme dualiste (informationnel) décidément incompatible avec la désarmante naïveté humaniste qui ne sert à rien, là aussi, qu'à flatter son propre narcissisme.
Cela n'a donc jamais été véritablement un effet de ma volonté de rompre ainsi avec tout le monde, à simplement me libérer de fausses libérations, mais, bien sûr, il n'y a pas que la dimension philosophico-politique de la liberté de pensée dans ce besoin farouche d'indépendance qui n'épargnera pas ma vie privée et me fera tant goûter la vie solitaire, moi qui croyais vouloir vivre en communauté au début... Jusqu'à me libérer de l'amour ? Je serais moins catégorique sur ce point. C'est qu'on ne choisit pas, là non plus, inutile de faire le malin ! Je n'ai pas cherché non plus à me libérer des drogues qui, malgré leurs dangers et leur difficulté de maniement, mettant à l'épreuve notre self control, font selon moi partie intégrante de la liberté qu'on peut prendre vis à vis des humeurs du corps et des discours dans lesquels nous sommes pris, nous aidant à penser surtout. La présentation qu'on fait des drogues comme pure dépendance chimique est stupide alors qu'elles nous ont toujours accompagnés dès que notre esprit s'est éveillé - mais là je prend des libertés avec la loi ! En tout cas, on voit qu'il ne s'agit pas de se passer de toute dépendance (aux technologies numériques par exemple, accusées de tous les maux par certains!), il ne s'agit pas non plus d'individualisme, d'une liberté aussi absolue que vide - comme si on pouvait se suffire à soi-même alors que c'est tout au contraire la prise de conscience de notre impuissance, de nos limites et de nos souffrances. Ce sentiment d'injustice et de révolte n'a rien d'une liberté dominatrice sans causes ni raisons et n'est pas non plus une liberté sans foi ni loi, dans l'absence de toute règle qui nous ramènerait à notre animalité, à ce libéralisme débridé dont on sait bien qu'il nous livre au pouvoir de l'argent et à la loi du plus fort. C'est juste une sensibilité à fleur de peau, la tendance d'une nature rétive à sur-réagir, et je ne crains rien plus que la perte d'autonomie de la vieillesse et de la maladie, quand il ne s'agit plus que de rester en vie...
Il y a longtemps, en suivant dans mes cafés philosophiques les 4 causes d'Aristote, j'avais distingué 4 libertés : indépendance, efficacité, engagement, projet. C'est la première seulement dont il a été question ici, la seule qui puisse paraître contradictoire à constituer une rupture de causalité, abandonnant plutôt les autres dimensions à l'économique et au politique, même le projet, la liberté de faire. C'est qu'il s'agit de passions plus circonstanciées qui ne sont plus passion de la liberté elle-même, au profit d'objectifs plus concrets, à l'évidence plus déterminés que déterminants et qui posent de tout autres problèmes, problèmes de méthode, matériels, techniques. Sans liberté de s'engager et de parvenir à ses fins par le travail ou par l'action, la liberté n'est qu'un mirage purement imaginaire, mais elle doit s'abandonner, se suspendre, se renier presque, dans la réalisation, voeux de soumission au moins temporaires aux nécessités de l'exécution. Pour ma part, même si je crains toujours le futur, objet de toutes mes pensées, je n'ai jamais cherché à garantir mon avenir, à savoir ce que je deviendrais, à faire de ma vie un roman, à réaliser mes ambitions, trouvant dramatique d'avoir un destin tout tracé et me laissant plutôt porter par les événements sans m'enfermer dans des projets préconçus, chemin qui se fait en marchant.
C'est aussi que, même s'il y a beaucoup à faire, je ne crois plus guère que ce soit notre action qui puisse être décisive dans une évolution technologique qui ne dépend que très peu de nous et à laquelle nous sommes obligés de nous adapter sans cesse, l'avenir échappant toujours à nos projections futures. Les causalités sont bien matérielles (y compris écologiques) et les grandes décisions ne sont prises que dans l'urgence, sous la pression des faits, nécessité qui fait loi.
C'est enfin que la passion de la liberté, qui ne dépend pas non plus de nous autant qu'on aurait pu le croire, ne porte en elle nulle promesse de bonheur, d'une libération triomphante et définitive, seulement de vivre ou mourir. Non seulement cette passion de la liberté n'a pas le pouvoir de changer immédiatement les lois du monde mais elle pourrait même ne faire qu'empirer la désorientation générale - contre les nostalgiques de l'ordre établi et de toutes sortes de traditions pourtant depuis longtemps caduques - apparemment rien de si désirable donc, si on n'avait tant besoin de liberté malgré toutes nos déterminations, nos inquiétudes, nos ratages...
"La raison est régulière comme un comptable ; la vie, anarchique comme un artiste" (Georges Canguilhem)
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